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 Péché et Culpabilité

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Narkissos

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MessageSujet: Re: Péché et Culpabilité   Péché et Culpabilité - Page 3 Icon_minitimeLun 23 Sep 2024, 21:13

La "morale" consensuelle et médiatique n'est pas seulement changeante: elle tire son jugement favorable ou défavorable, à chaque fois univoque et catégorique, de critères furieusement hétérogènes. Je ne me suis jamais particulièrement intéressé à l'abbé Pierre, mais je comprends que c'est quelqu'un qui devait l'essentiel de sa notoriété et de sa popularité à son action sociale, en tension ostensible avec son statut de religieux; qu'il a par ailleurs vécu cette situation qui le marginalisait par rapport à l'Eglise, tout en le plongeant dans le "monde", à une époque où ledit "monde" vivait et prônait toutes les révolutions et libertés sexuelles; or le voilà jugé rétrospectivement -- à titre posthume dans son cas, dans leur vieillesse pour tant d'autres -- par une "morale" d'une autre génération et d'une autre nature, laïque et féministe en l'occurrence, à laquelle religieux et humanitaires, religieux qui ne se sont jamais mêlés d'humanitaire et humanitaires qui ne sont jamais mêlés de religion, s'empressent d'apporter unanimement leur concours pour ne pas passer pour des salauds, illustrant surtout par là leur propre lâcheté...

Au fond on retrouve là la polyvalence négative du "péché" biblique, ou du "mal" en général, qui a pu désigner tout et n'importe quoi d'une époque et d'un milieu à l'autre, au point de devenir illisible, mais toujours utilisable indifféremment contre tout et n'importe quoi. Aujourd'hui c'est le "sociétal" qui l'emporte sur tout dans la "morale" -- j'en revoyais un exemple ces jours-ci dans les postures du jeune Attal (de moins en moins jeune d'ailleurs) qui faisait mine de négocier bravement son soutien au nouveau gouvernement: que surtout on ne touche pas aux droits des femmes ou des LGBT++ -- ça ne mange pas de pain puisque quasiment tout le monde est d'accord, ou du moins fait semblant de l'être pour ne pas passer pour réactionnaire; à côté, les pauvres, les chômeurs, les migrants, les petits délinquants peuvent crever, sous l'effet conjugué du libéralisme économique et de la répression policière, ça n'inquiète sérieusement personne -- d'autant que même la gauche a depuis longtemps noyé son idéologie dans le "sociétal".
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MessageSujet: Re: Péché et Culpabilité   Péché et Culpabilité - Page 3 Icon_minitimeMar 24 Sep 2024, 10:39

La mort rédemptrice de Baudelaire

Il y a 150 ans, le 31 août 1867 à onze heures, Charles Baudelaire mourait à 46 ans. Le poète, qui a ressenti la douleur de vivre dès son plus jeune âge, a fait de la mort l’un des sujets majeurs de son œuvre. Face au désir et au mal qui condamnent irrémédiablement l’existence, elle est la seule promesse de salut.

Baudelaire est un homme qui croit ; Baudelaire est un homme qui doute. Toute son existence est écartelée par ces forces qui tantôt l’abaissent, tantôt le renforcent. « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », écrit le poète pour qui « l’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ». Cette contraction tiraille sa poésie jusque sur ses couvertures – il y a des fleurs dans le mal et le spleen côtoie l’idéal.

Baudelaire prévient, dans son adresse au lecteur des Fleurs du mal : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! » Le Diable, soit, étymologiquement, celui qui divise, qui désunit… Et comment la vie terrestre pourrait échapper à son emprise, elle qui est irrémédiablement souillée ? « Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » La seule civilisation valable n’est pas celle, moderne, du progrès technique ; c’est celle qui œuvrera à la « diminution des traces du péché originel ». Diminuer, c’est aussi ne jamais effacer : l’amour portera toujours une haine, le plaisir une douleur, la beauté une tristesse, le rire un sarcasme.

Le  poids de la division disloque chaque être, au point d’en briser l’unité que les yeux pourtant croient voir. À la fin de « Spleen et idéal », première et plus longue partie des Fleurs du mal, L’héautontimorouménos (littéralement « le bourreau de soi-même ») en est un paroxysme. Si des interprétations superficielles y voient un sadisme à l’égard d’une quelconque maîtresse, il s’agit plutôt du récit de l’horreur qu’il éprouve en prenant conscience de la dualité de son être.

Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !


La « vorace Ironie » s’est emparée de lui – le comique s’apparente à un « signe satanique » chez Baudelaire – ; dès lors, il entend cette manifestation du mal dans sa voix, son sang devient un poison noir et il n’est plus qu’un « miroir où la mégère se regarde », condamné à rire éternellement. « Je suis de mon cœur le vampire » : la lutte entre bien et mal le déchire jusqu’à diviser l’organe premier de l’existence. Dans son écrit intime Mon cœur mis à nu, Baudelaire raconte avoir senti dans « [son] cœur », dès le plus jeune âge, « deux sentiment contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie ».

Le vertige du gouffre

Si Baudelaire était seulement chrétien, il bénirait chaque aurore comme l’opportunité d’un rachat. Car Dieu s’est fait homme pour enseigner que la quête du salut commence ici et maintenant. Baudelaire, de « souche chrétienne » – pour reprendre un mot de Pierre-Jean Jouve –, a certes pu évoquer le travail comme un remède ou l’art qui purifie en élevant l’âme. Mais, peut-être parce qu’il a pratiqué les deux avec génie, ils ne sont finalement que de faibles palliatifs. L’angoisse triomphe de tout et, sous son poids, toute volonté s’écroule.

Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.


                                                 — Spleen

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.


                                                 — Le goût du néant

D’André Suarès à Yves Bonnefoy, la religion de Baudelaire a prêté à de nombreuses interprétations qui empêchent un jugement définitif. Toutefois, souvent chez Baudelaire plane l’ombre de Blaise Pascal et, en la matière, il y a quelque chose de janséniste chez lui : l’indifférence de la grâce à la vie terrestre.

Si Baudelaire se sent le frère de Pascal, c’est qu’il a comme ce dernier « toujours eu la sensation du gouffre ». Il nomme le philosophe dans un poème, Le gouffre, où il fait une référence implicite à l’habitude qu’avait Pascal de placer une chaise à sa gauche car il y sentait la présence d’un abîme. La nature de ce gouffre est le mystère divin, qui les désoriente par un vertige.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.

Peut-être parce qu’il est seulement à son image, l’homme a le pressentiment de Dieu mais, bloqué dans son incarnation terrestre, il est privé de sa certitude. Comme enfermé dans une petite boîte, il ne peut alors que guetter son couvercle — avec espoir ou terreur.

Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l’homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.

En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe,
Plafond illuminé pour un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ; 

Terreur du libertin, espoir du fol ermite ;
Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.

                                                 — Le couvercle

Alors, puisque la lutte des humains est perdue d’avance, que la lourdeur des forces diaboliques a affaissé des fronts déjà plissés par l’angoisse d’exister, seule la mort peut encore conserver la promesse d’une rédemption. Elle imprègne toutes les Fleurs du mal avant de clôturer le recueil par le titre d’un chapitre, comme elle terminerait une vie.

La mort, « soleil nouveau »

Baudelaire attend toutes les résurrections de la mort. Dès le premier poème des Fleurs du mal, Bénédiction, il s’adresse directement à l’Éternel, celui qui donne la souffrance comme un « divin remède à nos impuretés » :

« Je sais que vous gardez une place au Poète
les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Dans le chapitre sur la mort, Baudelaire décline ses promesses pour chacun. Pour les pauvres, elle sera la consolation d’une vie de labeur et, pour les artistes, l’éclosion de leur génie que la médiocrité du monde brime. Quant aux amants, la disparition de la chair leur offrira enfin l’union mystique, cet « éclair unique ».

Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leur doubles lumières
Dans nos esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux


                                                 — La mort des amants

C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir


                                                 — La mort des pauvres

C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau ! 


                                                 — La mort des artistes

Baudelaire a souvent été tenté par cette « délivrance de tout ». Son existence a été douloureuse ; toujours harcelé par les créanciers, consommateur de drogues – en particulier d’opium –, il a souffert la moitié de sa vie de la syphilis. Aphasique et à moitié paralysé, il ne mourra qu’après une longue agonie. Baudelaire écrit plusieurs fois à sa mère qu’il pense au suicide depuis « tant, tant d’années » et que cette idée le persécute. Mais il lui dit aussi que le trépas est « haïssable » car il mettrait à néant tous ses projets.

Baudelaire est hanté par l’irruption possible, à tout instant, d’une mort prête à bondir. Il termine Les Paradis artificiels sur cette frayeur : « La Mort, qui nous laisse rêver de bonheur et de renommée et qui ne nous dit ni oui ni non, sort brusquement de son embuscade, et balaye d’un coup d’aile nos plans ». La mort ne survient pas ; elle est toujours là, invisible, comme un éther qu’on inspire. « Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumons / Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes », dit-il au lecteur des Fleurs du mal.

La mort augure de tous les espoirs, mais l’incertitude de son arrivée est une ultime torture pour son être déjà déchiré entre la volupté du mal et l’appel de Dieu. C’est pour cela que Baudelaire hait le préalable de la mort : le temps. « Le ver rongera ta peau comme un remords » ; « Et le Temps m’engloutit minute par minute » ; « Ô douleur ! Le Temps mange la vie, / et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! » : partout il assimile le temps à une sangsue. L’Horloge – qui ferme « Spleen et Idéal » – est le témoignage le plus éclatant de ce joug imparable :

« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! 

Le temps attriste les cœurs et flétrit les corps. Dans ses « Tableaux parisiens », il décrit longuement les Petites vieilles, ces « monstres disloqués qui furent jadis des femmes » et ne sont plus que des « ombres ratatinées ». Baudelaire fait ainsi remarquer : « – Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles / Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? »

Il ne faut pas confondre le temps et la mort. S’il conduit au trépas, le temps poursuit encore son œuvre sur le corps que l’âme, enfin lavée de ses péchés, a déserté. Tel est l’objet d’un des plus fameux poèmes des Fleurs du mal, Une charogne. Avec cette description morbide d’un corps en putréfaction, Baudelaire a inspiré tous les courants décadentistes « fin-de-siècle ». À travers cette dépouille, le narrateur et son amante contemplent l’intérieur grouillant du corps, où règne la pesante multitude qui empêche le retour à l’unité originelle.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;


[…]

On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.


Il n’y a aucune tristesse car Baudelaire est lucide sur l’illusion que constitue l’unité du corps ; la vue de ce cadavre est au contraire salutaire pour rappeler la nature profonde de la chair. L’humour grinçant qui parcourt le poème est une moquerie à l’égard des vulgaires qui, comme cette maîtresse qui l’accompagne, éprouveraient une horreur à la vue de la scène. Le poète, qui a déjà fait l’expérience de cette division – comme dans L’héautontimorouménos –, est dans une posture supérieure car il lui est donné de connaître l’essence des choses avant le commun des mortels. Il fait donc partie des rares voyants à savoir le salut de l’âme qu’en miroir cette carcasse dévoile – et l’enseigne à la belle qui sera un jour « semblable à cette ordure ».

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !


Dans Le mort joyeux, c’est même avec gaieté qu’il évoque la libération des griffes du temps :

À travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encore quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !


Croyant désespéré

Enfin ! Le corps a disparu, rendu à sa péremption, et l’âme, épurée de la souillure du péché, peut connaître son salut. En miroir de la charogne – basse, lourde, divisée –, Baudelaire assimile la mort au lointain du voyage – léger, lumineux, ascendant. Il termine Les Fleurs du mal sur cette envie d’ailleurs, forcément préférable à la damnation de vivre.

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! 


                                                 — Le voyage

Le paradis est juste derrière l’horizon : Baudelaire est un homme qui croit. Mais il reste un homme qui doute. Malgré sa haine de la démocratie, sa détestation de Voltaire ou son mépris des foules, il sera en cela toujours moderne. Car il est un croyant désespéré, un missionnaire qui cherche la foi. Dans Le squelette laboureur, il fait part de l’effroi qui lui vient en feuilletant un livre d’anatomie. Tout à coup, « le sommeil promis n’est pas sûr ». Que signifient-ils, ces corps d’os ?

Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! il nous faudra peut-être 

Dans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?


Après tout, quelle preuve a-t-il des félicités au-delà ? Si le corps, réceptacle des facéties diaboliques, est damné, pourquoi l’âme ne serait-elle pas aussi souillée ? La question le reprend alors qu’il vient juste de chanter la mort des pauvres, des amants, des artistes et avant de lever l’ancre pour le voyage. « J’allais mourir », rapporte-t-il de son Rêve curieux. Enfin, il va savoir ! L’excitation est à son comble ; il est comme un « enfant avide de spectacle ». Soudain, ça y est ! Il est mort ! Le rideau s’ouvre ! La vérité peut enfin tout illuminer !

– Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.

https://philitt.fr/2017/08/31/la-mort-redemptrice-de-baudelaire/
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Péché et Culpabilité   Péché et Culpabilité - Page 3 Icon_minitimeMar 24 Sep 2024, 11:38

Ah, Baudelaire -- cf. supra 18.9.2024 sur ses échos anglais, il en a aussi eu chez Nietzsche et tant d'autres, même chez ceux qui l'ont méprisé à tel ou tel titre (facilité littéraire, posture morale ou idéologique, décadente ou réactionnaire, affectation du sentiment...). N'empêche qu'il a toujours l'immense mérite, je peux en témoigner, d'offrir une initiation simple, efficace et durable à la complexité et à l'ambiguïté.

Choisir ou ne pas choisir, le bien le mal, la vie la mort, telle serait la question idiote, qui ne se trancherait que d'un coup d'épée dans l'eau, pour se re-poser aussitôt intacte.

Cela me rappelle qu'il y a quelque temps j'ai découvert, par hasard dans une médiathèque, une remarquable adaptation télévisuelle du Bartleby de Melville (I would prefer not to, j'aimerais mieux pas), par Maurice Ronet -- oui l'acteur, qui avait si bien joué le mal et/ou la mort chez Louis Malle (Le feu follet, Ascenseur pour l'échafaud) ou Michel Deville (Raphaël ou le débauché), comme dans la vie si l'on peut dire, et dont je ne savais pas qu'il avait lui-même tourné des films. Il a eu l'idée excellente d'y ajouter une lecture de Job 3 dans une église, passage qui n'était qu'une allusion dans la nouvelle ("avec les rois et les conseillers de la terre").
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MessageSujet: Re: Péché et Culpabilité   Péché et Culpabilité - Page 3 Icon_minitimeMar 24 Sep 2024, 12:08

La culpabilité au piège du rite et du tout dire dans le religieux chrétien 
Robert Riber

1 . Portrait de l'obsessionnel

Sur un point au moins, mes maîtres ne m'avaient pas trompé. Le portrait du scrupuleux ou de l'obsessionnel qu'ils m'avaient dressé n'était pas exagéré.

Enfermé sur lui-même, l'obsessionnel est piégé par une image qu'il a de lui, mais aussi une image qu'on lui a donnée de lui. Très en lien avec ses géniteurs, que ce soit une mère captive ou un père blessé. On meurt aussi tant d'un manque d'amour que d'un excès d'amour.

Narcissique à l'extrême, il se garde, il se re- garde. Il est pour ainsi dire comme l'écho ou la plaque sensible sur laquelle vont se révéler, avec une forte intensité, tous les reproches, tous les interdits, toutes les peurs et les angoisses des autres.

Il est obsédé par un désir de pureté irréalisable

Pureté rituelle, pureté du corps et du cœur.

Jean Delumeau dit fort bien « L'obsessionnel veut aller droit vers la pureté sans prendre le temps de la patience et sans se laisser enseigner par son être pulsionnel ». (Jean Delumeau, « Le Péché et la peur », p. 333). Il est en dette, une dette quasi insolvable.

A croire qu'il est le prix à payer d'une dette maléfique. Certains sont obsédés par l'idée d'un contrat avec le diable. « J'ai vendu mon âme au diable », disent- ils, comme s'ils voulaient désespérément convertir leur terrible angoisse en quelque chose de tangible, un écrit, un contrat. Mieux vaut nommer l'horreur que la vivre sans nom et sans lien avec le réel.

L 'obsessionnel vit un état de compulsion incoercible

Plusieurs signes de croix qu'il recommencera dix ou quinze fois, parce qu'ils ne sont jamais parfaits, parce qu'il manque toujours quelque chose.

Freud a, d'autre part, fort bien décrit le rituel de l'obsessionnel dans « l'avenir d'une illusion ».

Gestes conjuratoires, paroles blasphématoires ou l'exigence des paroles rituelles. Ne pas omettre un mot. On me citait un jour une phrase qu'aurait proférée sainte Thérèse — je ne sais plus si c'est la grande ou la petite — « Plutôt l'enfer que de transgresser une seule rubrique ! »

Le terrain sur lequel évoluent les obsessionnels, ou mieux leur environnement, leur climat, c'est l'angoisse. Une angoisse sourde, perfide, sans nom.

Elle est d'autant plus horrible qu'on ne peut la nommer. Donc, toute la tentative des obsessionnels consistera à convertir cette angoisse, à lui donner un nom.

Faire en sorte qu'elle devienne peur de quelque chose, peur de Quelqu'un. Il est évident que toute cette stratégie est inconsciente. Ils ont cependant conscience de l'énormité de certaines accusations. Car pour ne rien omettre et pour tout dire, ils exagéreront certaines fautes, et pour être plus sûrs de tout dire, ils iront jusqu'à en inventer, ou en tout cas en augmenter la gravité.

L'un d'entre eux me confiait un jour qu'après une enumeration de forfaits plus humiliants les uns que les autres, il espérait bien que le confesseur saurait en prendre et en laisser. Autrement dit, qu'il devinerait son stratagème, son savant dispositif de defense contre l'angoisse !

On est là au cœur même de la problématique de l'obsessionnel. Et bien, soit que le confesseur fût las d'épuiser toutes les ressources de « sa médecine », soit qu'il ait cru véritablement son pénitent dans la litanie impressionnante de ses méfaits, se souvenant qu'il était père : « vous êtes, lui dit- il, un peu comme cette brebis égarée que le Bon pasteur ramène au bercail... » Je vous laisse deviner l'affreux sentiment de culpabilité et l'horrible angoisse qui étreignit le malheureux. Le coup de grâce, ce fut la phrase rituelle, ponctuée du bruit de la grille qui se refermait : « Allez en paix », autant dire : « Retournez en enfer ! »

Une passion de la vérité et de la pureté, un désir exacerbé de perfection, un sentiment de dette jamais soldée, un état compulsif avec une stratégie de défense contre l'angoisse, voilà un microclimat propice à l'épanouissement des ayattolahs de tous poils ! Car c'est dans ces climats- là, ou dans ces bouillons de culture que s'épanouiront et profileront les purs et les durs de la religion sans faille et sans blessure. Ça, c'est le revers de la médaille. Apparemment guéris ou déçus, certains renforceront les rangs des soldats de Jésus Christ et des chevaliers de Marie. Rosaire d'une main et l'épée de l'autre, ils nous occiront pour la plus grande gloire de Dieu et de l'Eglise.

Leurs pareils ont l'art de vivre par substitution des vertus qu'ils ne peuvent assumer.

Papolâtres, mariolâtres, ils chercheront des lieux, des espaces, des personnes inviolables, intouchables, « immaculables », comme s'il existait des personnes et des lieux sans faille et sans blessures. Certains s'acharneront cependant à les trouver ou à défaut les créer dans un souci exacerbé de perfection et un besoin éperdu de captativité. Tout dire, tout posséder, tout avoir, tout être, sans tolérer ni faille ni manque, ni béance, fût- elle christolacanienne !

Je suis cependant convaincu qu'il existe des « œuvres », des « institutions » qui peuvent être des lieux thérapeutiques où vont pouvoir jouer dans l'ordre, la méthode et la loi les verrous de sécurité qui feront obstacle à l'angoisse, et je ne crains pas de le dire : à la folie ! Mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !

3. le piège du rite et du tout dire

Le rite chrétien, ou pour être plus exact il faudrait dire le rite catholique dans confession auriculaire, est un véritable piège pour l'obsessionnel. Il ne s'agit pas ici de faire le procès de la confession, mais de signaler sa totale inefficacité et même sa malignité pour les sujets fragiles.

Il convient cependant de noter ici que la confession — ceci en dehors de toute considération théologique — , peut jouer un rôle dissuasif contre l'angoisse.

Cependant pour ce faire, le confesseur doit ou devrait être formé à une certaine écoute.

Non une écoute qui enferme la parole en assignant un champ clos à son expression. Non une écoute qui la fige ou la fixe en l'acculant à une impossible vérité dans le champ du « tout dire », mais plutôt une écoute maïeutique qui permettra à l'autre de dire et de se dire dans une accession progressive à l'identité de son être et de son désir. Y accède t'on jamais !

Une écoute pour naître, une écoute pour être et mieux être. Alors les mots et les maux de l'autre s'écriront sur le sable et s'effaceront au vent du pardon et de l'amour, à l'instar peut-être de cette pathétique rencontre entre Jésus et la femme adultère où le maître dans un silence lourd d'écoute libérait, en inscrivant sur le sable des maux que le vent a emportés, et que la foi n'a pas pu saisir, tant ils risquaient d'être mortifères !

Antoine Vergote, dans « Dette et désir », n'hésite pas à parler d'une névrose de culpabilité ; il stigmatise « la déviation religieuse et pathologique d'un christianisme qui focalise son message sur le rappel du péché et qui se rétrécit en dispositif contre lui ».

Quant à Delumeau, dans « le Péché et la peur », « En faisant de l'aveu du péché une exigence fondamentale, solidaire du message chrétien de libération, le christianisme expose l'homme à une culpabilité morbide ».

A l'époque féodale, l'aveu était « l'acte par lequel le serviteur reconnaissait son maître et le maître son serviteur ».

Dans la confession auriculaire, on avoue et on s'accuse.

« L'aveu nous donne à quelqu'un ;

l'accusation désigne quelqu'un à la vindicte de quelqu'un d'autre ». (J. Durandeau, Chrétiens au feu de la psychanalyse, p. 55). On se met donc sous le regard de quelqu'un d'autre. « Or se mettre sous le regard de quelqu'un, c'est devenir son vassal ».

On avoue quoi ? Tout, enfin tout ce qui est grave, tout ce qui est mortel. Il faut donc comptabiliser sans rien omettre, sans rien cacher, sans rien dissimuler.

D'autre part, la situation du sujet, quand on y songe, est particulièrement éprouvante. Il est soumis à l'aveu, soit, mais personne ne l'accuse. On accuse quelqu'un, quelqu'un d'autre que soi. Là il faut s'accuser soi-même. Douloureux plaisir... avouez !

— On avoue une faute, un péché ?

« Le terme de péché pèse plus lourd que celui de faute.

Il impose comme incontournable l'idée d'une responsabilité personnelle devant un Autre qu'on ne saurait mystifier ». (Dette et désir, Vergote, p. 65).

Ainsi, voilà le sujet radicalement coincé dans son aveu, son péché, dans l'obligation de tout dire et au cœur d'un rite sans espace.

Un aveu qui n'en finit pas, un tout dire qu'il n'épuise pas, une dette dont il ne se dédouanera jamais, une perfection et une pureté inaccessibles, et toujours au cœur cette morbide insatisfaction qui ne cesse de le tarauder.

L'obsessionnel est la proie d'un Dieu terrible, trop souvent attribué à tort à l'Ancien Testament. Le Dieu qui sépare. Le Dieu de la Loi et de la culture. Celui qui fait payer cher, pour quiconque y croit, le prix de la transgression primitive. Le meurtre du Père que nous traînerions comme une malédiction pour certains, avec soit les bouillonnements obscurs d'une sexualité incontrôlée soit l'irruption d'une agressivité qu'il faudra apprendre à canaliser.

Il ne s'agit nullement ici de mettre en situation duelle l'Ancien et le Nouveau Testament.

Il semble acquis aujourd'hui que le Dieu de l'Ancien Testament apparaît plutôt comme un Dieu, qui, s'il est Père, n'en joue pas moins pour autant son rôle castrateur si important pour la structure psychique de ceux qui s'en réclament comme étant ses fils.

La tentation de certaines communautés, ou de certains aspects de la religion chrétienne, n'est- elle pas de faire parfois l'économie de ce Dieu qui castre, sépare et invite à l'autonomie ?

La Divinité qu'on invoque parfois apparaît à bien des égards comme une divinité « Mère » qui donne le sein, remplit et ferme la bouche. Mais, comment peut- il y avoir « Parole » ? La parole surgit au cœur de la distance. Heureuse distance même si elle suscite l'angoisse.

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1986_num_60_1_3049
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MessageSujet: Re: Péché et Culpabilité   Péché et Culpabilité - Page 3 Icon_minitimeMar 24 Sep 2024, 13:49

Sur cet article mémorable, voir ici 2.10.2023 -- j'ai mis du temps à le retrouver, mais je constate qu'il avait alors déclenché chez moi un accès symptomatique de confession ou de racontouse, comme dirait Queneau, que j'aurais probablement reproduit aujourd'hui si je ne l'avais pas retrouvé à temps...

Ce qui me frappe à la relecture, c'est l'éclectisme ou le syncrétisme méthodologique, le bricolage pour parler comme Lévi-Strauss, qui affecte forcément un prêtre comme n'importe quel "psy", obligé de combiner des doctrines contradictoires, incompatibles ou au moins hétérogènes, au hasard de ses lectures ou de ses relations, dans l'approche de n'importe quel "cas" -- ça n'a rien de nouveau même si le contenu varie selon les époques et les milieux (l'auteur compare déjà dans sa propre expérience les années 1960 et 1980); ainsi le dogme et la pastorale catholiques se teinteront au gré des caractères et des circonstances d'un peu de Freud, de Jung, de Lacan, de psychiatrie ou d'antipsychiatrie, de comportementalisme et de toutes les "écoles" ou "sectes" imaginables, tout en prétendant abusivement à une autorité, à un savoir et à un savoir-faire présumés authentiques et fondés sur une cohérence, auxquels il ne peut pas renoncer puisque c'est précisément ce qu'on lui demande, ce qu'on désire et espère de lui. Sans oublier le cercle vicieux qui en imposant la confession (religieuse, thérapeutique, policière, judiciaire, médiatique) ajoute à la culpabilité, ou au sentiment de culpabilité, celle ou celui de la non-confession, de l'omission, etc., l'obsession ou l'hystérie du tout-dire, la hantise de l'exhaustivité jusqu'à épuisement. Du reste l'inclination et la réticence à "tout dire" sont aussi "pulsionnelles" l'une que l'autre.

Cela dit je pense qu'il ne faut pas négliger la vertu, ambiguë comme celle de tout pharmakon, remède et poison, de la parole-acte  "magique" ou performative, abracadabra, ephphatha, ego te absolvo a peccatis tuis, qui fait ce qu'elle dit, l'impossible, en donnant ce qu'elle n'a pas, selon une tradition qui remonterait aussi bien, de Bernanos par exemple ("miracle de nos mains vides"), au néo-platonisme qu'aux évangiles.
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