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| Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. | |
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Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 08 Mai 2020, 17:38 | |
| N.B.: il ne faudrait surtout pas s'imaginer que les variations du vocabulaire johannique correspondent, et surtout de façon fixe ou réglée, à des nuances de sens (p. ex. theoreô vision "physique", "externe" ou au "sens propre", horaô vision "spirituelle", "intellectuelle", "intérieure" ou au "sens figuré"; dans l'usage ordinaire du grec ce serait plutôt le contraire, cf. "théorie"); ce n'est pas du tout ce qu'Anne Pasquier suggère dans cet excellent article, où le lexique grec du chapitre 14 n'est évoqué que pour ses échos au chapitre 20; mais on pourrait facilement le déduire à la lecture de ce seul extrait, et c'est une tentation fréquente de l'exégèse populaire (cf. la surinterprétation de agapaô et phileô au chap. 21). En fait le quatrième évangile joue des (quasi-)synonymes comme des signifiants en général, d'une manière extrêmement souple et mobile, non seulement quand ils sont interchangeables dans l'usage ordinaire (comme c'est le cas pour theoreô/blepô/horaô ou agapaô/phileô), mais même quand ils ne le sont pas (Dieu-Père-Fils-Esprit-lumière-vie-amour-vérité etc.). |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 08 Mai 2020, 18:47 | |
| "Lorsque Judas fut sorti, Jésus dit : Maintenant le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui, Dieu aussi le glorifiera en lui, il le glorifiera aussitôt. Mes enfants, je suis avec vous encore un peu. Vous me chercherez ; et comme j'ai dit aux Juifs : « Là où, moi, je vais, vous, vous ne pouvez pas venir », à vous aussi je le dis maintenant. Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; comme je vous ai aimés, que vous aussi, vous vous aimiez les uns les autres. Si vous avez de l'amour les uns pour les autres, tous sauront que vous êtes mes disciples" (13,31-35)
Jésus s'en va. Pour les disciples (et pour les Juifs, cf. Jn 7, 33 sqq. et 8, 21),c'est un départ, pour Jésus un retour. Le départ-retour de Jésus comporte la promesse d'une nouvelle venue : venue du Paraclet, donc de l'Avocat ou encore du Consolateur, de l'Esprit Saint (Jn 14,15-21 et 26 [et aussi 28-31] ; 15, 26-27 ; 16, 7-15).
Du nouveau à venir deux choses sont dites. Premièrement, le nouveau, c'est l'amour, l'amour nouveau (l'amour, c'est le commandement nouveau, Jn 13, 34), c'est l'observation des commandements (Jn 14, 15 et 21) ; ils ont leur fondement et leur contenu dans l'amour. Deuxièmement, le nouveau, c'est le Paraclet.
Il est caractérisé comme « un autre Paraclet » (14, 16), par conséquent il n'est pas identifiable au Christ johannique lui-même. En même temps, c'est ce dernier qui vient avec le Paraclet : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens à vous » (14, 18 ; cf. aussi 14, 28) ; l'Esprit témoigne de lui (14, 26 ; 15, 26 ; 16, 8-11 et 14). Il a la même origine que le Fils : il procède du Père (14, 16 et 26 ; 15, 26 ; 16, 13). Mais s'il est envoyé par le Père au nom de Jésus (14, 16.26 ; 15, 26), s'il vient même de la part de Jésus lui-même qui l'enverra (16, 7), il n'est pas pour autant une autre et nouvelle manière d'être du Fils et n'est donc pas accaparé par ce dernier ; sinon il n'y aurait qu'une christologie hypertrophiée (mais à vrai dire théologiquement – pour Dieu – un rétrécissement) et non une pneumatologie libératrice, c'est-à-dire libérant la christologie de son hypertrophie théologiquement réductrice. Le Père est plus grand que le Fils, dit le Christ johannique (14, 28) ; aussi le retour de Jésus au Père est-il source de joie (« Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je m'en vais au Père, car le Père est plus grand que moi ») : en effet, ce retour ouvre à la nouvelle dimension de l'action de l'Esprit qui s'atteste dans la foi des disciples : « Celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, parce que je m'en vais au Père » (14, 12). La différence entre le Fils qui s'en va et l'Esprit qui vient, c'est que « l'Esprit demeure auprès de vous et sera en vous » (14, 17 ; 16,7), et par l’Esprit « vous êtes en moi et moi en vous » (14, 20), moyennant quoi « il vous est avantageux que je m'en aille » (16, 7). Car, s'il est vrai que l'Esprit ne parlera pas de lui-même (16, 13), s'il est vrai par conséquent qu'il est l'Esprit même du Fils, il est néanmoins l'Esprit, 1’« autre » Paraclet, qui procède du Père tout comme le Fils :ce dernier est la vérité (14, 6), alors que lui, l'Esprit, est « l'Esprit de (la) vérité » (14, 17 ; 16, 13), celui qui « vous conduira dans toute la vérité » (16, 13). L'Esprit en continuité et discontinuité par rapport au Christ : en continuité, car Dieu est Un ; en discontinuité, car Dieu est le Vivant, irréductible à toute compréhension qu'on peut avoir de lui. [url=http://www.religion-theologie.fr/gerardsiegwalt/pdf/2011_promesse_ en_partie_inaccomplie.pdf]http://www.religion-theologie.fr/gerardsiegwalt/pdf/2011_promesse_%20en_partie_inaccomplie.pdf[/url] |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 08 Mai 2020, 20:15 | |
| Toujours intéressant Siegwalt (lien corrigé): un des très rares à avoir persévéré dans la théologie systématique pure et dure, en dépit de l'indifférence générale, à une époque où cette discipline était passée de mode.
La dualité du Fils et du paraclet -- qui sont et ne sont pas le même en se renvoyant l'un à l'autre -- empêche les deux figures du "Christ" et de "l'Esprit" de se refermer sur elles-mêmes ou sur une quelconque totalité, divine ou divino-humaine, passée, présente ou à venir, objective, subjective ou inter-subjective. Tout reste ouvert, en jeu, en mouvement et en question.
Il faut dire que "l'Esprit", malgré sa fréquente association à la "liberté", peut s'avérer aussi asservissant et enfermant que n'importe quel mot ou concept, sinon davantage. Qu'il enchaîne à une institution qui s'en prétend dépositaire et dispensatrice (l'Eglise, n'importe quelle Eglise ou secte prétendument "dirigée par l'Esprit"), à une surenchère d'expérience "spirituelle", charismatique ou miraculeuse où il en faudra toujours plus (nous venons peut-être d'échapper à l'un de ses chantages), ou à une exigence morale infinie où l'on n'en aura jamais fait assez (le fameux fruit de l'Esprit, à commencer par l'amour). Par rapport à ces ornières de "l'Esprit", la figure d'un Christ passé et éternel en qui "tout est accompli" (une fois pour toutes, comme dirait l'épître aux Hébreux) apparaît toujours à nouveau libératrice. Mais elle-même deviendrait stérile sans les sollicitations présentes et futures de "l'Esprit".
[Je relisais ces jours-ci, à la faveur du confinement, De l'esprit: Heidegger et la question de Derrida: il montre notamment que Heidegger n'a jamais autant parlé d'"esprit", Geist en allemand (cf. le ghost anglais, qui est le fantôme dans la langue courante, mais reste le Holy Ghost = Saint-Esprit dans la langue religieuse traditionnelle), que pendant sa brève période de responsabilité officielle (rectorat) sous le régime nazi. Avant il se méfiait du mot, terme-clé de l'idéalisme allemand (Schelling, Hegel), l'entourait de guillemets, de réserves et de précisions, après aussi (notamment dans ses commentaires sur Trakl où il tiendra, contre toute vraisemblance, à dissocier le "spirituel" de toute connotation chrétienne), mais dans l'enthousiasme de son engagement politico-universitaire il ne s'en est plus méfié du tout. Et c'est en somme assez typique "de l'esprit", qui ne tolère aucune réticence (cf. l'impardonnable blasphème contre l'esprit) et fait courir tous les risques, pour le meilleur et pour le pire.]
Soit dit en passant, puisque la suite de l'article s'intéresse particulièrement à l'islam, je serais tenté de le rapprocher des travaux classiques d'Henry Corbin (que j'ai lus il y a longtemps) sur le chi'isme: selon le souvenir que j'en ai gardé, ils mettaient en évidence une dualité analogue entre le Prophète du Coran et la figure eschatologique du "treizième imam", "imam caché", source permanente d'inspiration prophétique et mystique (le soufisme s'y rattache souvent) au-delà de l'écriture coranique, et par une autre voie que celle de la "tradition" sunnite. |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 10 Mai 2020, 10:30 | |
| "Vous avez entendu que, moi, je vous ai dit : Je m'en vais et je viens à vous. Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père, car le Père est plus grand que moi. Je vous ai dit ces choses maintenant, avant qu'elles n'arrivent, pour que, lorsqu'elles arriveront, vous croyiez. Je ne parlerai plus guère avec vous, car le prince du monde vient. Il n'a rien en moi qui lui appartienne, mais c'est pour que le monde sache que j'aime le Père et que je fais ce que le Père m'a commandé. Levez-vous, partons d'ici" (Jean 14,28-31).
Jésus avertit les disciples de son futur retour vers le Père, donc de sa mort, ou le Prince de ce monde paraîtra triompher, pour Jésus se sera le moment du silence. Malgré son apparente victoire, en réalité le prince de ce monde ne peut rien sur le Fils, sa mort révèlera au monde l’unité de Jésus et du Père : "que j’aime le Père" ; la défaite se transforme en victoire. Cette situation paradoxale va exiger la foi de la part des disciples : "Je vous ai dit ces choses maintenant, avant qu'elles n'arrivent, pour que, lorsqu'elles arriveront, vous croyiez". Autre paradoxe, c'est le monde qui accomplit la volonté de son prince qui est le destinataire de la révélation : "pour que le monde sache que j'aime le Père et que je fais ce que le Père m'a commandé". |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 10 Mai 2020, 12:05 | |
| (Je vais et je viens, ça s'en va et ça revient, ce n'est plus à Haendel qu'on pense, mais à Gainsbourg ou à Clo-clo; et malgré la trivialité de la chose il y va -- et vient -- du même mouvement, Fort / Da, de l'érotisme pornographique ou sentimental à la mystique, en passant ou non par la théologie, la philosophie ou la psychanalyse.)
Les développements successifs du quatrième évangile (qui ne correspondent pas toujours, mais quand même assez souvent, à l'ordre du livre) méritent une analyse prudente et différenciée: comme aurait pu le dire M. de La Palisse, les premiers ne présupposent pas les suivants, alors que les suivants présupposent les précédents. Dans un sens, tout est déjà dit à la première (?) conclusion du chapitre 12, non seulement dans le discours-sommaire mais dans le geste qui l'interrompt en 36b: ayant dit cela il se cacha d'eux.
De même quant au "monde", qui marque au présent et dans tout le temps narratif ou "historique" une opposition radicale (formellement dualiste), et n'en reste pas moins l'horizon universel de tout le déploiement divin, de la lumière, de la vie, de la purification, de l'amour et du salut (1,9s.29; 3,16s; 4,42; 6,14.33.51; 8,12; 9,5; 11,27; 12,19.46s; cf. 1 Jean 2,2; 4,9.14); et finalement même de la "connaissance" ou de la "foi" qui opposaient Jésus ou les siens au "monde" (14,31; 17,21.23). Le rapport du divin au monde est un antagonisme permanent mais aussi une victoire éternelle (16,33 etc.): eschatologie sans eschatologie, où l'à-venir n'est pas plus, mais pas moins non plus, un futur qu'un passé.
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Par rapport au titre de ce fil, départ et retour de l'envoyé, on peut remarquer que l'écriture johannique aura d'elle-même retourné, et plus d'une fois, la perspective: ce qui s'annonçait sur un plan mythique, "imaginaire-objectif", comme une descente du ciel à la terre et une remontée de la terre au ciel, devient du point de vue des disciples le mouvement inverse: le retour au ciel est départ des siens, éclipse, absence; mais ce départ est aussi un retour aux siens et une venue du ciel même (le Père) sur la terre, qui ne change pourtant rien au "monde" (haine à perte de vue) tout en étant aussi une victoire sur le monde ou une conquête du monde, accomplie dans un sens, inaccomplie dans un autre... (si on ne voit dans tout ça aucun "paradoxe", il faut d'urgence chercher ce mot dans un dictionnaire). |
| | | free
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 10 Mai 2020, 16:19 | |
| "Quand il sera venu, lui, il confondra le monde en matière de péché, de justice et de jugement : en matière de péché, parce qu'ils ne mettent pas leur foi en moi ; en matière de justice, parce que je m'en vais vers le Père, et que vous ne me verrez plus ; en matière de jugement, parce que le prince de ce monde est jugé". (16,8-11).
Jésus parle de la venue du Paraclet, qui prendra sa place dans l’absence. Lorsque la mort l’aura séparé de ses disciples, ceux-ci ne comprendront pas d'une manière évidente que le monde et son prince sont condamnés, alors que ce monde continue d'exister et que son prince semble continuer à régir l'humanité. La victoire de la mort de Jésus sur le mal se vit de façon cachée, au sein de la communauté ou réside le Paraclet, l'Esprit de la vérité, qui conduira les membres de cette communauté dans toute la vérité. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 10 Mai 2020, 16:57 | |
| En effet, la coloration accusatrice de ce dernier développement sur le paraclet (où l'assistant-défenseur se fait procureur) se comprend mieux sur le fond de l'idée (paradoxale ou archi-paradoxale s'il en est) d'une "victoire secrète" (ça me rappelle soudain une nouvelle de Borges, "Le miracle invisible" je crois, où un condamné à mort reçoit la grâce de poursuivre sa vie et d'achever son oeuvre, dans tous les détails, entre l'instant où le peloton d'exécution tire et celui où la balle l'atteint; dans une veine similaire, on pourrait parler pour le johannisme d'eschatologie uchronique, qui génère une tout autre histoire, une fin et un commencement, à même la continuité de l'histoire inchangée). Le verbe elegkhô (prononcé elenkhô), "confondre" ou "convaincre" au sens judiciaire, convaincre d'un crime ou d'une faute, assez fréquent dans le NT en général dans des contextes de "discipline" ecclésiastique (p. ex. Matthieu 18,15 et les Pastorales pour toute sorte de "réprimande"), n'apparaît qu'ici et en 3,20 (les "oeuvres" des ténèbres "confondues" ou "réprouvées" par la lumière, cf. notamment l'écho d' Ephésiens 5,11ss à la tonalité très "johannique") dans le quatrième évangile (sans compter l'addition de 8,9). Mais ce passage rassemble plusieurs idées précédemment exprimées, 3,18ss; 8,24; 12,31; 14,30; 15,22. |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 09:41 | |
| De par sa nature même, la mission du Fils déborde le cadre historique limité de sa présence terrestre. Puisque c'est le monde qu'il s'agit de sauver, la mission de salut doit couvrir l'étendue et la durée du monde. Et comme le salut est étroitement lié à la personne même du Fils, ce dernier devait continuer à être « re-présenté » au monde pour qu'il puisse croire. Au départ de Jésus, les disciples sont ainsi constitués comme « envoyés » pour continuer sa mission. En ce sens, les disciples feront aussi les oeuvres du Père faites par Jésus, et même de plus grandes37. Or, si l'œuvre que Jésus accomplit durant sa vie terrestre manifestait sa propre gloire et celle du Père, on est en droit de croire que la continuation de cette oeuvre par les disciples manifestera également la gloire réciproque du Père et du Fils. Donc en un certain sens, après le retour de Jésus, la glorification du Père se poursuit : « en cela sera glorifié le Père, que vous portiez beaucoup de fruits et deveniez mes disciples » (15,. Mais cette glorification se fait dans le Fils, puisque les disciples sont représentants du Fils : « et ce que vous demanderez en mon nom je le ferai, afin que le Père soit glorifié dans le Fils » (14,13). On peut donc dire que c'est en tant que le Fils continue à être glorifié, par le Paraclet et par les disciples, que le Père continue aussi à l'être41. Encore une fois, Père et Fils sont simultanément glorifiés.37. Cf. Jn 14,12 ; 9,4. Cela ne sera cependant possible qu'après le retour de Jésus auprès du Père, lorsqu'il enverra aux disciples l'Esprit, l'autre Paraclet (14,16-17 ; 15,26 ; 16,7 ; cf. 7,39). Au sujet des œuvres « plus grandes », voir l'article de Chr. DlETZFELBlNGER, « Die groBeren Werke (Joh 14,12f.) », NTS, 35 (1989), p. 27-47. D'après lui, il faut interpréter l'expression de 14,12 en fonction de l'énoncé en 5,20 selon lequel le Père montrera au Fils (pour qu'il les fasse) des œuvres encore plus grandes (que le signe qu'il vient d'effectuer) : il s'agit de la résurrection des morts et du jugement. Tout comme en 1,51, le qualificatif « plus grand » implique le passage de l'événement terrestre à la dimension eschatologique. Jn 14,12-13 effectuerait ainsi une actualisation, dans le temps de la communauté post-pascale, des oeuvres plus grandes que le Père devait donner au Fils à accomplir. C'est la communauté qui accomplit l'œuvre eschatologique du Christ glorifié avec l'aide du Paraclet que Jésus leur envoie lorsqu'il est retourné auprès du Père. Une position semblable est soutenue par W. THÛSING, Die Erhôhung, p. 115. https://core.ac.uk/download/pdf/59529397.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 10:43 | |
| Sur l'ensemble de l'article de Létourneau: l'idée de la "superposition de schémas" me paraît juste et incontournable, mais 1) elle ne s'arrête pas à deux schémas (en l'occurrence a. juridique, l'envoyé plénipotentiaire et b. apocalyptique, le Fils de l'homme céleste): elle implique aussi bien (et parfois encore plus originellement, du point de vue de l'histoire de la rédaction) des schémas sapientiaux (la sagesse qui nourrit et abreuve), philosophiques (le logos ordonnateur du monde et auquel tout homme participe), gnostiques (l'origine divine des élus, la connaissance est la vie éternelle, etc.), et même (dans les additions "ecclésiastiques" tardives que le mouvement de l'écriture johannique finit par s'assimiler presque sans accroc) "mystériques-sacramentels" (manger la chair et boire le sang) ou "eschatologiques" (la résurrection générale, le jugement dernier). Sans compter de multiples échos intratestamentaires et contradictoires, p. ex. de schémas pauliniens (l'oeuvre de Dieu c'est la foi) ou anti-pauliniens (faire, l'oeuvre, garder les commandements, etc.). Et surtout 2) cette superposition de schémas résulte tout naturellement du mouvement sémantique général (la "danse des signifiants" sur laquelle je ne reviens pas) qui entraîne, avec chaque terme théologiquement marqué, l'ensemble de ses associations schématiques habituelles (l'"envoyé" mobilise, déplace et disloque son cadre "juridique" originel, de même "le Fils de l'homme" son cadre "apocalyptique", et ainsi de suite); de sorte qu'on n'aboutit pas à un "schéma" johannique unique ou dominant, si complexe et hétéroclite soit-il, mais à une sorte de kaléidoscopie où l'on voit apparaître ici ou là tel "schéma" (ou figure) qui se fond aussitôt dans un autre (un peu comme dans un "fondu-enchaîné" cinématographique). |
| | | free
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 11:51 | |
| "Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et institués pour que, vous, vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure ; afin que le Père vous donne tout ce que vous lui demanderez en mon nom" (...) Si vous étiez du monde, le monde serait ami de ce qui lui est propre. Si le monde vous déteste, c'est parce que vous n'êtes pas du monde, alors que, moi, je vous ai choisis du milieu du monde" (15,16 et 19).
Ces textes insistent sur le thème de l’élection ou du choix, par une inversion ("ce n’est pas vous, …mais moi qui vous ai choisis") ainsi que par une mise en évidence des exigences de l’élection en lien avec la responsabilité des disciples qui doivent porter du fruit, être en communion avec le Fils et avec le Père et se tenir séparés du monde. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 12:39 | |
| Sur le choix-élection (ek-legomai), voir déjà 6,70 et 13,18 (qui problématisent jusqu'à l'aporie le topos évangélique "Judas le traître parmi les Douze": choisi comme tel et comme les autres); noter aussi que ce "schéma", si l'on veut, est totalement renversé par un autre, celui du "don": ceux qui ont été "choisis" (du milieu du monde) sont aussi ceux qui étaient déjà au (= du) Père, et que le Père a donnés au Fils -- comme son propre "nom", sa propre "gloire", etc. (6,37ss; 10,29; chap. 17).
Sur le point précédent (ton extrait de Létourneau), on peut noter aussi que l'usage particulièrement abondant des comparatifs relatifs (plus [que], p. ex. "plus grand [que]", en grec meizon comparatif de megas, 1,50s; 4,12; 5,20.36; 8,53; 10,29; 13,16; 14,12.28; 15,13.20; 19,11; 1 Jean 3,20; 4,4; 5,9, je mêle délibérément les usages d'ordinaire jugés "théologiques" et "banals") convient admirablement à une pensée mobile, qui dépasse et emporte avec elle toute fixation dogmatique: ainsi "le Fils" disparaît dans "le Père plus grand que moi" qui se transporte avec le Fils dans le Paraclet et les disciples qui font des "oeuvres plus grandes"; c'est par rapport à ce mouvement qui se dépasse dans tous les sens qu'on mesure le contresens qu'il y a à isoler de tels énoncés pour en faire des propositions d'identité ou de qualité fixes, p. ex. "le Père plus grand que le Fils" comme le chef supérieur au sous-chef dans un organigramme. |
| | | free
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 13:42 | |
| "En ce jour-là, vous ne me demanderez plus rien. Amen, amen, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom. Jusqu'à présent, vous n'avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit complète" (16,23-24).
Le retour de Jésus provoque apparemment un changement, les disciples peuvent et doivent prier le Père car le Fils n'est plus avec eux. Le texte précise également : "Jusqu'à présent, vous n'avez rien demandé en mon nom", ce qui laisse sous entendre qu'après le départ de Jésus, le Père donnera aux disciples ceux qu'ils demanderont, dans la mesure ou ils le demanderont au nom du Fils.
Jésus prononce d'autres paroles qui méritent notre attention :
"En ce jour-là, vous demanderez en mon nom, et je ne vous dis pas que c'est moi qui demanderai au Père pour vous ; en effet, le Père lui-même est votre ami, parce que, vous, vous avez été mes amis et vous avez acquis la conviction que, moi, je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; maintenant, je quitte le monde et je vais vers le Père" (16,26ss).
Les disciples auront un accès direct au Père, sans la médiation du Fils ... ce qui semble contradictoire (apparemment) avec le "en mon nom". Ce texte renverse l'idée que professe la Watch (et d'autres) que nous devons prier le Père uniquement par l'intermédiaire du Fils. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Lun 11 Mai 2020, 14:52 | |
| Comme tant d'autres, la formule traditionnelle (de la bénédiction sacerdotale à la liturgie chrétienne en passant par l'exorcisme et la magie) "au [= en, dans le] nom de X", d'où "en mon, ton, son nom" (en [tô] onoma + génitif) est retournée dans tous les sens: elle ne qualifie pas seulement la prière (demande, requête, etc.) mais aussi bien la réponse ou encore plus généralement l'action divine (le Père donne ou envoie "en mon nom", qu'on lui ait ou non demandé quelque chose). Elle se concentre dans les développements successifs des chapitres 14--16, avec ceux sur le "paraclet" (14,13s.26; 15,16; 16,23ss) et, dans l'économie actuelle du livre, culmine dans la (dite) "prière sacerdotale" du chap. 17, où le "nom" même du Père est donné au Fils et aux disciples, à la énième génération. Une pratique formelle et commune du christianisme primitif (prier au nom de Jésus), diversement interprétée d'un milieu à l'autre (p. ex. dans la perspective paulinienne du corps du Christ, "en Christ") ouvre ainsi sur une profondeur insondable et multiple qui ne se laisse pas définir dans un seul "sens" -- par exemple celui d'une "médiation" ou d'une "intercession", qui, quoique compatible avec certains des énoncés précédents, est expressément déniée comme inutile en 16,26. |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Mer 13 Mai 2020, 15:32 | |
| Demeurer et sortir
L’ouverture du demeurer, au-delà de lui-même, à la fécondité, aboutit à une sorte de paradoxe, dont Jn 15, 16, déjà cité, donne un aperçu saisissant : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure. » On le voit bien ici : si la réflexion johannique sur le demeurer du disciple débouche très logiquement sur le demeurer de son fruit, elle débouche encore, très paradoxalement, sur un aller : demeurer, en quelque sorte, doit conduire à aller.
Cela se comprend certes bien au regard de ce que nous avons dit du premier mode de « délocalisation » du demeurer, cette itinérance dans laquelle Jésus fit entrer ces disciples : demeurer avec Jésus, suppose de savoir aller avec lui.
Mais les choses méritent d’être ressaisies plus profondément encore, et d’abord en concentrant notre regard sur le demeurer qui définit les relations trinitaires. Car l’évangile de Jean ne cesse de nous montrer que le mouvement d’intériorisation réciproque que dessine le demeurer n’est nullement contradictoire avec un mouvement d’extériorisation lui aussi très présent dans l’évangile, et que disent les verbes « envoyer » ou « sortir ».
Ainsi de Jésus vis-à-vis de son Père : celui qui demeure dans le Père et en qui le Père demeure est encore celui que le Père a envoyé, celui qui est sorti du Père pour venir à nous, sans que cela compromette en rien la profondeur de ce double demeurer : « C’est de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne suis pas venu de mon propre chef, c’est Lui qui m’a envoyé » (Jn 8, 42) ; « [Jésus], sachant que le Père a remis toutes choses entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers Dieu » (Jn 13, 3 ; voir aussi Jn 16, 27-30, particulièrement insistant).
Entre le Père, le Fils et l’Esprit, la présence ou l’inhabitation mutuelle se conjugue donc avec l’idée de « sortie » : le « dans » (en) du demeurer divin s’articule pleinement avec le « hors de » (ek) que suppose l’envoi du Fils et de l’Esprit.
Il est vrai que c’est difficile à entrevoir. Mais la difficulté n’est autre que celle que nous éprouvons, et devons éprouver, devant le mystère trinitaire. Cette conjugaison du en et du ek, cette articulation d’un demeurer et d’un sortir simultanés, n’est que l’expression de la conjugaison, en Dieu, de l’unité et de la distinction des personnes. Le demeurer exprime l’unité qui, comme telle, ne peut se dire que dans une pure réciprocité ; le sortir exprime des relations qui, en tant qu’elles définissent des personnes distinctes, ne sont pas interchangeables : si le Père demeure dans le Fils et le Fils dans le Père, le Père seul envoie le Fils. http://www.citeaux.net/collectanea/Andreu.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Mer 13 Mai 2020, 18:03 | |
| Je ne sais pas si mes interprétations des textes johanniques sont originales ou excentriques, mais je me retrouve très bien dans cette lecture "bénédictine"; les références trinitaires me paraissent superflues, mais elle ne gâchent rien tant qu'elles préservent l'essentiel, le paradoxe dynamique d'un "demeurer" qui "va" comme il "vient". |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Sam 23 Mai 2020, 20:52 | |
| Puis, de même que la deuxième position du Fils se justifie diachroniquement, ainsi celle de l’Esprit vient en troisième. Non seulement cette distribution en trois temps est un fait, mais c’est un fait souligné expressément par l’Ecriture. L’Esprit Saint est cet « objet de la promesse »—τήν τε ἐπαγγελίαν τοῦπνεύματος τοῦ ἀγίου (Ac 2,33) qui reste encore à attendre alors que le Messie a rempli toute sa mission : « Je vais envoyer sur vous ce que le Père a promis » — τήν ἐπαγγελίαν τοῦ πατρός μου, dit Jésus ressuscité (Lc 24,49). C’est précisément par la descente de l’Esprit qu’il est pour ainsi dire démontré aux habitants de Jérusalem, comme par un indice décisif, que Jésus est remonté « auprès du Père » pour l’envoyer (cf. Jn 15,26). 4 Mais il a fallu l’attendre jusqu’à cette heure : « Il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié » (Jn 7,39). Il a fallu ce troisième temps, ou temps de l’Esprit, pour que nous soyons conduits à cette « vérité tout entière » (Jn 16,33 ; cf 14, 26) qui est précisément celle du Père et du Fils. « Vérité tout entière », c’est-à-dire avant tout cette Trinité sur laquelle le Nouveau Testament lui-même reste encore laconique, si expressive que soit la répétition de ces ternaires bien frappés auxquels je faisais allusion tout à l’heure. Faut-il ajouter que cet ordre diachronique, ou narratif, est celui de notre Credo ? Bien que grossi de précisions dogmatiques, le Credo reste essentiellement un récit, dont la narrativité anticipe sur un terme encore espéré, le « siècle à venir ». https://books.openedition.org/pusl/16791?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Sam 23 Mai 2020, 23:13 | |
| Lien (voir aussi ici, aujourd'hui même). P. Beauchamp, par profession comme par vocation, reste dans une perspective "dogmatique", même si sa réflexion sur le rapport du dogme à l'histoire ou au récit (histoire sainte, histoire vécue, histoire racontée, histoire tout court) est très intéressante. Mais du point de vue exégétique cela laisse à désirer, car entre l'obsession chronologique de Luc-Actes qui distingue et sépare ostensiblement les temps ( Jean-Baptiste / Jésus / Passion / Résurrection / Apparitions / Ascension / Pentecôte / Eglise) et le quatrième évangile qui s'ingénie à les confondre ou à les superposer (la croix EST l'élévation, qui croit est déjà passé de la mort à la vie, tout est accompli, l'esprit est livré sur la croix et soufflé sur les disciples le jour de la résurrection, etc.), il y a plus de différences et de contradictions que de ressemblances. Dans toute la première partie de l'évangile selon Jean (chap. 1--12) "l'esprit" est déjà là: le témoignage de sa présence à demeure en Jésus se substitue au récit du baptême (1,32s) et il revient à plusieurs reprises (notamment au chap. 3 où le locuteur "Jésus" se confond avec le "nous" de la "communauté", v. 3ss.11.31ss; cf. aussi 6,63ss); l'esprit se confond avec "Dieu" même dont il est l'"essence" ou la "nature" avec "la vérité" etc. (4,23s; cf. "la lumière" ou "l'amour" dans 1 Jean); il n'y a que dans la glose du rédacteur (ou le commentaire du narrateur) en 7,39 que l'esprit semble "à venir", comme par une harmonisation superficielle avec d'autres récits, ceux de Luc-Actes peut-être mais déjà ceux de la deuxième partie du livre ("paraclet" des chap. 14--16, esprit "livré-soufflé" des chap. 19--20). Et encore, comme dans l'ajout (simili-hyper-)sacramentel de 6,51ss, l'effet d'harmonisation est (peut-être délibérément) ruiné par exagération: "l'esprit n'était pas encore", " il n'y avait pas encore d'esprit", à contresens manifeste de tout ce qui a été dit jusque-là. Dans la deuxième partie (chap. 13ss), ainsi qu'on l'a vu plus haut dans ce fil, c'est d'abord le "paraclet", secondairement identifié à "l'esprit de vérité" puis à "l'esprit saint", qui vient quand Jésus s'en va, cette venue étant celle de Jésus lui-même et du Père. Bref, si le quatrième évangile avait voulu semer la confusion (sinon la zizanie) dans le (trop) clair schéma chronologique des Actes, il n'aurait pas pu mieux s'y prendre... |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Mar 26 Mai 2020, 13:36 | |
| Le retour vers le Père
Dans son Commentaire de Jean, saint Thomas évoque ainsi pour les disciples un « accès au Père » , « par le Fils ». Il mentionne également un « retour » des disciples vers le Père, par participation à celui du Fils. Saint Thomas emploie en ce sens dans le Commentaire l’expression « retour des esprits des disciples vers le Père ». L’économie de la grâce, où les personnes divines agissent pour nous selon ce qu’elles sont, est donc bien celle d’un retour vers le Père.
Deux manières de comprendre ce retour des disciples vers le Père sont fournies par le Commentaire de saint Jean. La première manière est tirée de l’analogie entre l’engagement spirituel, dans la connaissance et l’amour, et le déplacement matériel (1). La seconde se fonde sur le dynamisme propre à la mission de l’Esprit Saint (2).
Pour entrer dans la première manière, il faut reprendre le caractère révélateur des missions divines. Les personnes envoyées révèlent le Père, par le fait même qu’elles en procèdent. C’est le sens, on l’a vu, de l’« axiome » fondamental, valable pour la dispensatio, et dégagé du Commentaire de saint Jean par saint Thomas. Pour comprendre comment cette révélation aboutit à un « mouvement », il nous faut maintenant expliciter l’équivalence entre manifester une réalité spirituelle et conduire vers elle.
En effet, ce n’est point par des pas matériels que l’on vient à une réalité spirituelle. Pour s’en approcher, il suffit de commencer à la connaître et à l’aimer. Pour aller vers le Père, il nous faut donc une manifestation telle qu’elle suscite l’amour. La double manifestation du Père par le Fils et par l’Esprit répond précisément à ce besoin. Thomas commentateur s’en explique sur Jn 6, 45 :
Quiconque s’est mis à l’écoute du Père […] vient [à moi], dis-je, de trois manières : par la connaissance de la vérité, par l’affection de l’amour et par l’imitation de l’œuvre. Et en chacune il lui faut écouter et apprendre. En effet, celui qui vient par la connaissance de la vérité doit écouter, puisque Dieu l’inspire […] et apprendre par l’affection […]. D’un autre côté, celui qui vient par l’amour et le désir, celui-ci doit aussi écouter la parole du Père, et la saisir, afin qu’il apprenne et soit affecté. Celui-là en effet apprend une parole, qui la saisit selon le sens qu’elle a pour celui qui la dit ; or la Parole, le Verbe de Dieu le Père, spire l’Amour ; donc, celui qui la saisit avec la ferveur de l’amour, apprend (Omnis qui audivit a Patre […] venit, inquam, tripliciter : per cognitionem veritatis, per amoris affectum et per operis imitationem. Et in quolibet oportet quod audiat et discat. Nam qui venit per cognitionem veritatis, oportet eum audire, Deo inspirante […], et addiscere per affectum […]. Qui vero venit per amorem et desiderium […], et hunc oportet audire verbum Patris, et capere illud, ad hoc ut addiscat, et afficiatur. Ille enim discit verbum qui capit illud secundum rationem dicentis ; Verbum autem Dei Patris est spirans amorem : qui ergo capit illud cum fervore amoris, discit […]).
Tout de suite, saint Thomas rend compte de l’approche d’une personne divine par nos opérations spirituelles de connaissance et d’amour, et par leur achèvement dans l’action. En conséquence, la révélation du Père, pour ceux qui la reçoivent, réclame d’eux une écoute dans l’amour. Celle-ci reproduit en fait la vie même de la Trinité, où le Verbe spire l’Amour. Aller vers le Père, c’est donc vivre des missions invisibles du Fils et de l’Esprit. C’est encore intérioriser pleinement ce que leurs missions visibles révèlent.
Voilà une première manière de comprendre le « retour vers le Père » à l’œuvre dans l’économie du salut. Le point crucial est que ce mouvement de retour correspond à la vie trinitaire elle-même. Il insère dans notre monde la vie éternelle du Fils, vers le Père dans l’Esprit.
2. Une seconde manière d’entrer dans l’intelligence du « retour » s’appuie sur le second « axiome » relevé, qui est propre au Saint-Esprit. Selon saint Thomas, l’Esprit rend semblable au Fils dont il procède, en tant qu’il est l’Amour. Nous avons vu en effet que cet Amour implique un mouvement propre, une impulsio. Le Commentaire de saint Jean par saint Thomas, en mettant en lumière le dynamisme de l’Esprit dans l’économie de la grâce, fonde d’une nouvelle façon la perspective d’un « retour » vers le Père. L’« impulsion » en est donnée par la mission de l’Esprit Saint, aussi bien dans l’économie de la révélation que dans l’âme du croyant. https://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2015-2-page-217.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Mar 26 Mai 2020, 17:18 | |
| Ce riche article sur la lecture thomiste du quatrième évangile est peut-être l'occasion de rappeler ce qui (a contrario et à mon sens) différencie celui-ci de la doctrine trinitaire, qui commande naturellement la perspective de Thomas d'Aquin: les débats du IIe siècle entre "ecclésiastiques" et "gnostiques" au sens très large (Marcion inclus) ont créé de toutes pièces une frontière absolue et durable entre le divin "incréé" et la "création" (pour les gnostiques en général oeuvre d'un démiurge ou d'un dieu inférieur, auquel échappent les "élus" ou les "pneumatiques-spirituels" en tant qu'ils sont d'origine divine ou supra-divine et incréée). L'orthodoxie ecclésiastique (catholique) a rejeté l'idée d'une origine distincte de la création, mais elle a retenu la frontière, ce qui l'oblige désormais à penser à deux niveaux: il y aura donc en définitive (je saute trois siècles pour arriver aux formulations de Nicée-Chalcédoine, mais celles-ci sont d'avance contraintes par cette première option) 1) une Trinité "ontologique" ou "immanente", "ad intra", composée d'un Père, d'un Fils (ou Verbe, logos) et d'un Saint-Esprit purement divins, incréés, Trinité qui serait ce qu'elle est même s'il n'y avait jamais eu ni création, ni incarnation, ni in-spiration de quelque "créature" que ce soit; et 2) une Trinité "économique" du Père (le seul inchangé, ou presque), du Fils ou Verbe incarné en Jésus-Christ (donc à la fois "incréé" par sa nature divine et "créé" par sa nature humaine), et de l'Esprit par lequel de simples "créatures" pourraient devenir ce qu'ils ne sont pas par nature, des fils dans le Fils. Or dans les textes du NT en général cette "frontière" n'existe pas, ou du moins elle n'est pas si nette et radicale qu'elle va le devenir. En soi l'idée de "création" n'exclut nullement une origine et une nature divines du "créé" (logiquement, ce serait plutôt le contraire !) qu'une "révélation" peut précisément mettre en évidence et réactiver, en aval d'une "chute" par exemple.
Le quatrième évangile, dans sa logique proto-gnostique, ne parle jamais de "création" (ktisis, ktizô etc.); s'il suppose au "monde" un principe distinct de "Dieu" (les ténèbres, le prince de ce monde, le diable) le Prologue n'en affirme pas moins que tout est devenu ou advenu (toujours pas de "création" ni même de "faire", contrairement à bien des traductions) dans le logos, même si celui-ci finit, en venant dans le "monde" et/ou "en chair", par se retrouver étranger chez lui comme la lumière dans les ténèbres qui ne l'ont pas saisie. Il n'y a donc aucune difficulté de principe à ce que "Dieu" ou "le Père" recouvre, dans le "monde" et par "le Fils", ce qui est originairement sien et lui révèle son origine. Face à la logique johannique, la pensée trinitaire orthodoxe (qui suppose une Trinité ontologique qui tourne en rond sur elle-même et qui d'elle-même n'en sortirait pas) doit expliquer l'"incarnation du Verbe" (et accessoirement toute action de "l'Esprit" chez des "créatures") comme des actes supplémentaires, ad extra, ce qui complique inutilement la lecture du texte. Bien sûr la pensée antitrinitaire (depuis Arius) qui dépend des mêmes prémisses, qui a admis comme l'orthodoxie la frontière préalablement établie entre "divin incréé" et "création", la complique aussi, et encore plus gravement, en sens inverse: si le Fils et les élus sont des "créatures", ils ne sont pas originairement ni essentiellement "divins"; et alors on ne comprend plus rien du tout au texte qui paraît user continuellement et sans raison d'un langage hyperbolique, aussi bien quand il parle du Fils que des siens.
Cela explique aussi que le rôle distinct de l'Esprit paraisse extrêmement limité dans ce texte (toujours par rapport à sa fonction trinitaire): il est ce que "Dieu" est, donc aussi ce que sont profondément le "Fils" et les élus, il ne constitue pas une "médiation" supplémentaire; il n'y a à vrai dire dans la théologie johannique aucune "médiation", aucun "autre" gagné ou converti, seulement la révélation du même "Dieu" depuis sa source la plus profonde (le Père) dans le Fils et dans les siens, jusqu'à l'horizon du "monde"; "monde" qui, comme on l'a vu, reste un horizon ("eschatologie uchronique", "à-venir" qui ne coïncide avec aucun futur chronologiquement prévisible), car au présent et aussi longtemps qu'il y en a un il est et reste hostile. |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 12 Avr 2024, 13:34 | |
| LA VRAIE JOIE
Jean 16 : 16-23
En parlant de son retour comme d’une consolation, Jésus devait penser à une réalité prochaine : certains exégètes ont cru que Jésus parlait de sa résurrection, mais le verset 17 à et la suite de notre péricope (v. 25-26) prouvent qu’il faut l’entendre de la venue de l’Esprit ; il est vrai qu’en Jean 20 : 22 nous trouvons l’écho d une tradition où résurrection et don de l’Esprit étaient deux événements à peu près simultanés.
Cette venue de l’Esprit, Jésus l’appelle un revoir, terme qui met en lumière la personnalité du Saint-Esprit. Ce sera un revoir mutuel : d’une part «vous me verrez » (v. 16, 17, 19). Remarquons l’emploi de deux verbes différents pour la vue selon la chair et celle selon l’esprit, d’autre part : «Je vous verrai ». Jésus doit, comme les disciples, faire l’expérience de l’absence ; il y aura un temps durant lequel il n’y aura entre eux ni communion sensible ni communion spirituelle. Ce sera le temps des pleurs et des lamentations ; ces dernières trouvent leur explication au chapitre 20 dans les larmes de Marie-Madeleine et dans tout l’état des disciples après la mort de Jésus ; ce sera un temps de joie pour le monde, parce qu’à ce moment précis du temps, le seul dans l’histoire, le monde aura pu compter avec l’absence du Christ et de l’Eglise.
Ce qui s’oppose à la tristesse actuelle des disciples c’est la joie qui lui succédera. Jésus ne dit pas que la tristesse engendre la joie, mais que ce qui est maintenant la cause et l’objet de la tristesse sera aussi l’objet et la cause de leur joie ; et cet objet, c’est la personne de Jésus. L’image de la naissance par laquelle Jésus illustre cette réalité peut être interprétée dans plusieurs directions : on peut à son propos parler du caractère inévitable de la souffrance ou de sa violence ou encore du caractère passager de la souffrance et de la durée de la joie. Cette image évoque surtout l’aspect personnel de la rencontre du Christ avec le croyant.
La joie parfaite consiste dans un double privilège : la présence effective du Christ réalisera chez le croyant la parfaite connaissance du Christ (2 Cor. S : 16). Il n’aura plus à demander au Christ qui il est (cf. v. 19). Cette présence devient ensuite chez lui une source de puissance spirituelle qui s’exerce au moyen de la prière (Cf. Jean 14 : 18 ss. avec l’ensemble de notre péricope), car prier au nom de Jésus, c’est s’associer à sa victoire.
La méditation de cette péricope est une occasion de montrer que la joie de Pâques n’est réelle que dans la perspective de Pentecôte et nous incite à prier avec certitude et avec ardeur : Veni Creator Spiritus.
https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1948_num_23_4_2040 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 12 Avr 2024, 14:25 | |
| En voyant cet article d'E. (Edmond, je présume, qui était plutôt spécialiste de l'AT) Jacob daté de 1948, je me suis soudain demandé comment il avait passé la guerre et l'occupation allemande et nazie avec un nom pareil... Apparemment pas trop mal, puisqu'il (si c'est bien le même) était passé de Strasbourg à Montpellier. Pour rappel (il faudrait relire ce fil depuis le début en 2020, je l'avais moi-même oublié), du point de vue rédactionnel Jean 16 n'est que la dernière strate, ou réécriture, du jeu du départ et du retour initié dès les chapitres 13 et 14... et l'identification du "paraclet", à la fois même et autre que "Jésus", à "l'Esprit-souffle" ( pneuma), "de vérité" ou "saint", selon une terminologie qui unit paradoxalement celle de Qoumrân (où l'"esprit" était aussi un "ange") à celle de la grande Eglise, semble résulter d'un processus assez long et complexe d'assimilation et de dissimilation entre le johannisme et l'orthodoxie (ce qu'on retrouve dans les strates les plus tardives de l'évangile). De lui-même le johannisme, comme le premier paulinisme, n'éprouve nullement le besoin de distinguer "le Christ" et "l'Esprit", étant entendu que ni chez l'un ni chez l'autre "le Christ" ne se limite à un "homme" ou à un "individu" ordinaire... Le souci de la distinction des "hypostases" (substants, substrats ou sujets, en grec), a fortiori des "personnes" (masques ou visages, en latin), est celui d'autres générations et/ou d'autres milieux... Voir aussi éventuellement ici et là. Comme on l'a souvent expliqué, distinguer et opposer les (quasi-)synonymes dans les textes johanniques, qu'il s'agisse de "voir" ( horaô, theôreô, etc.) ou d'"aimer" ( phileô, agapaô), est généralement une fausse piste (R.E. Brown, entre autres, l'a bien montré plus tard). Le jeu ou la danse johannique des signifiants interchangeables est aux antipodes d'une précision "technique" qui s'efforcerait de définir et de fixer une fois pour toutes le sens des mots en les opposant les uns aux autres. |
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| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 19 Avr 2024, 10:51 | |
| La pneumatologie de l’Évangile de Jean. Un essai de synthèse
Andreas Dettwiler
Le Paraclet comme pouvoir de continuation de la révélation christique dans la période (post-)Pascale. Un survol exégétique de Jn 14-16
Si l’on veut savoir comment l’auteur du quatrième Évangile, ou l’école johannique, conçoit la communauté des croyants dans la période (post-)pascale, l’auto-compréhension de cette communauté, son éthos, sa relation au monde et par-dessus tout son rapport à Jésus et à Dieu dans le passé, le présent et l’avenir, désormais médiatisé par « l’Esprit-Paraclet », il faut se tourner vers les discours d’adieu (au sens large Jn 13-17). En fait, ces discours, hautement originaux tant du point de vue de la forme que du contenu dans le contexte de la littérature du christianisme du ier siècle, contiennent ce que Jean Zumstein a nommé la « clef herméneutique » d’une interprétation correcte de la théologie de Jean. Ces discours tentent de montrer comment une relation entre la communauté des croyants et le Christ reste possible après la disparition du Jésus terrestre et comment cette relation doit être comprise.
Tel est le thème principal du premier discours d’adieu (13,31-14,31) avec sa focalisation christologique sur le double mouvement de son « chemin » (ὁδός en 14,4-6 est un important marqueur sémantique pour tout le discours), c’est-à-dire sur son « départ » (13,33-38 ; 14,2 et 14,28) et son « retour » (14,3, puis 14,18-24). Nous verrons ultérieurement que l’activité de « l’Esprit-Paraclet » est étroitement liée à cette question christologique essentielle.
Le deuxième discours d’adieu (Jean 15-16, avec ses trois sous-sections 15,1-17 ; 15,18-16,4a et 16,4b-33)a une orientation plus ecclésiologique. Il traite d’abord de l’éthique de l’amour au sein la communauté des disciples, fondée et rendue possible par la relation continuelle avec le Christ ressuscité (15,1-17). Il est ensuite question de la relation critique de la communauté des disciples avec le « monde » (15,18-16,4a), avant que le discours d’adieux interprète son « être-au-monde » comme une période guidée par l’Esprit-Paraclet (16,7-15), une période marquée à la fois par la transition de la tristesse à la joie (16,16-24) et de l’incompréhension à une pleine compréhension de la vie dans la foi (16,25-33).
Deux autres remarques préliminaires sont nécessaires. En premier lieu, je continue à être persuadé que le deuxième discours d’adieu (Jn 15-16) représente une étape plus tardive du travail théologique de l’école johannique. En dialogue étroit avec les ouvrages de Jean Zumstein, j’ai proposé un modèle littéraire, la relecture, qui me semble approprié pour comprendre la dynamique de la réinterprétation et le mouvement d’argumentation non-linéaire propre au corpus johannique, et en particulier l’étroite interaction littéraire entre Jn 15-16 et Jn 13-14. En second lieu, les cinq passages relatifs au Paraclet (Jn 14,16-17 ; 14,26 ; 15,26 ; 16,7-11 ; 16,13-15) ne sont pas « étrangers » ou déplacés à l’intérieur des discours d’adieu, mais y sont au contraire harmonieusement intégrés. Ces passages exercent une fonction spécifique et indispensable dans le cadre général de l’argumentation des discours d’adieu. Il est possible, en l’occurrence, de noter une extension progressive dans une perspective fonctionnelle et temporelle dans les passages relatifs au Paraclet de Jn 14 à Jn 16. Mais regardons de plus près encore.
Le Paraclet comme guide et révélateur. Vers un avenir ouvert (Jn 16,12-15)
La dernière occurrence du Paraclet ouvre la perspective en direction de l’avenir de la communauté (post-)pascale des disciples. L’extension progressive de la perspective fonctionnelle et notamment temporelle de l’activité de l’Esprit-Paraclet parvient ici à son point culminant. Le Paraclet revêt la fonction d’un guide qui révèle l’avenir de la communauté. Jn 16,13 affirme qu’il « guidera » (ὁδηγήσει – le texte reprend la métaphore christologique du « chemin » [ὁδός] de 14,4-6) les disciples « au sein de (l’espace de) la vérité tout entière » (ἐν τῇ ἀληθείᾳ πάσῃ) . Il le fera en annonçant « les choses à venir » (τὰ ἐρχόμενα). Comment l’avenir est-il donc présenté en Jn 16 ?
En premier, l’avenir concerne avant tout la révélation du Christ elle-même ! Le verset 12 – « j’ai encore bien des choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les supporter maintenant » – souligne le caractère inachevé du discours révélateur du Jésus terrestre. Ce n’est que dans l’avenir, à travers l’activité de l’Esprit-Paraclet, que la révélation s’accomplira entièrement. Ce n’est que dans la période du présent et du futur (post-)pascal que la vérité de la révélation du Christ sera dévoilée en totalité. En bref, il semble que la Révélation elle-même soit soumise, en un certain sens, à la dynamique d’un auto-dévoilement progressif .
En second lieu, l’avenir concerne la communauté des disciples d’une double façon. D’un côté, il me semble important que le Paraclet n’offre pas de révélation apocalyptique de l’avenir. Du moins, le texte ne dit-il rien de l’aspect matériel des « choses à venir » (τὰ ἐρχόμενα). Du point de vue méthodologique, il convient de respecter le silence du texte en 16,13 au lieu d’essayer de combler ce « blanc sémantique » à l’aide d’un hypothétique matériel eschatologique que la communauté johannique (ou l’interprète contemporain) aurait possédé. D’un autre côté, l’avenir de la communauté redevient viable précisément grâce à l’activité du Paraclet qui ne cesse d’ouvrir et de clarifier la situation de la communauté des disciples. Il est le guide accompagnant la communauté sur son chemin.
En somme, Jn 16,12-15 illustre de manière intéressante le fait que la théologie johannique, par son insistance sur le caractère décisif de la révélation christique dans le passé et sur l’acte de foi dans le présent (eschatologie « réalisée »), est en mesure de comprendre l’avenir d’une manière originale sans réintroduire un cadre interprétatif apocalyptique.
La relecture originale offerte par Jn 16 pose néanmoins la question de la légitimité de l’activité de l’Esprit-Paraclet. Est-ce que la « nouvelle » parole du Paraclet dans le temps présent et futur de la communauté coïncide avec l’« ancienne » parole du Jésus terrestre ? En fait, on observe que Jn 16,13-15 déploie un effort rhétorique important pour stabiliser la légitimation de l’activité future du Paraclet – d’abord d’un point de vue christologique (v. 14), puis d’un point de vue proprement théologique (v. 15). Est-ce que cet effort de légitimation montre que les expressions du Paraclet, au sein de l’évolution de la théologie johannique, ont perdu quelque peu de leur évidence intrinsèque ? Il est intéressant de voir que dans la Première épître de Jean (1 Jn 4,1-6), donc très probablement dans une phase ultérieure de l’histoire de la communauté johannique, le problème de l’authenticité de l’Esprit est explicitement évoqué et partiellement résolu par le biais d’une affirmation christologique (4,2 : Ἰησοῦν Χριστὸν ἐν σαρκὶ ἐληλυθότα, « Jésus Christ venu en chair »). Ainsi, dans 1 Jn, la pneumatologie johannique a besoin d’un cadre christologique explicite pour devenir à nouveau persuasive. Cela signifie-t-il que les affirmations de Jn 16, au sein de l’évolution de la pneumatologie johannique, se situent quelque part entre le premier discours d’adieu (Jn 13,31-14,31) et la Première épître de Jean ?
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2017-2-page-353.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Ven 19 Avr 2024, 12:18 | |
| Merci pour cette étude de grande qualité -- contrairement à Dettwiler, j'ai lu fort peu de littérature exégétique et théologique ces dernières années, sinon sur ce forum et en grande partie grâce à toi, mais je constate que l'analyse des textes (en l'occurrence des rédactions successives des chapitres 13ss) n'a pas beaucoup évolué dans l'ensemble, bien qu'elle se soit précisée ou affinée dans le détail. En revanche, je suis devenu beaucoup plus sensible au vice fondamental de la méthode qui inféode l'exégèse à une théologie qu'on peut bien appeler "biblique", mais qui reste au fond systématique, dogmatique, ecclésiastique, et "orthodoxe" sans préjudice des variations confessionnelles. Moins par ce qu'elle dit que par les thèmes et les présupposés conceptuels qu'elle impose aux textes. Parler d'une "pneumatologie johannique", fût-ce pour souligner son originalité, c'est déjà soumettre le texte à des catégories et des définitions qui lui sont étrangères, en l'occurrence "l'esprit" compris comme "Saint-Esprit", au sens d'un bloc signifiant-signifié-référent, chose ou personne, en tout cas "identité" qui n'est plus en tant que telle soumise à aucune question. Le "Saint-Esprit", on sait ou on croit savoir ce que c'est, ou qui c'est, on peut toujours écouter ce que saint Jean en dit mais ça ne remettra jamais en cause la notion fondamentale qu'on en a, ce qui le constitue en "sujet" (pour ne pas dire hypostase)... De même pour le "salut" ( sôzô, sôtèr, sôteria) dans une "sotériologie johannique", et ainsi de suite... Ce n'est pas complètement faux, du point de vue exégétique, parce que les textes "johanniques" réagissent bien à un discours ecclésiastique et traditionnel sur l'"esprit" ( pneuma) (ou le "salut"), même si celui-ci est bien plus fluctuant que dans la dogmatique ultérieure. Mais à prendre les textes sous cet angle ont perd de vue tout ce qui en eux déjoue l'"identification", la "chosification" ou la "personnification" du "Saint-Esprit", en le ramenant précisément à son sens "concret", vent, souffle, "métaphore" au même titre que l'eau, la lumière, la vie, avec lesquels il devient précisément interchangeable, dans le jeu ou la danse générale des signifiants qui seul(e) fait sens. Ce défaut est particulièrement sensible dans les passages sur le "paraclet": l'approche dogmatique y lit une description originale de l'"Esprit", préalablement supposé connu -- sa question, c'est: pourquoi " Jean" appelle-t-il "l'Esprit" "paraclet", avec les effets (p. ex. de "personnalisation" ou de "personnification") qui en découlent ? Ce faisant on ne remarque pas que les textes font exactement le contraire, ils nomment et désignent d'abord un "paraclet" qu'ils qualifient ensuite, secondairement, d'"esprit de vérité" ou "saint"... comme si cet "esprit" on ne savait pas du tout, a priori, ce que c'est (c'est aussi le sens de "gloses" d'allure "explicative" comme 7,39)... Je n'entends surtout pas relancer ici le débat "dogmatique", qui nous avait beaucoup occupés il y a longtemps, mais simplement souligner le problème de la méthode qui consiste à poser des questions "théologiques", à partir d'une théologie déjà déterminée, à des textes qui ne présupposent nullement cette théologie-là... Non qu'ils n'aient pas eux même une ou des "théologies", mais pour les percevoir il faudrait commencer par oublier celle(s) que l'on connaît ou croit connaître. Encore plus absurde à mes yeux que la tentative d'expliquer les textes du NT par une dogmatique ultérieure, celle de les réconcilier en rapportant l'ensemble à un "Jésus historique", compris comme un "individu" ordinaire... |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 21 Avr 2024, 12:59 | |
| - Narkissos a écrit:
- Je n'entends surtout pas relancer ici le débat "dogmatique", qui nous avait beaucoup occupés il y a longtemps, mais simplement souligner le problème de la méthode qui consiste à poser des questions "théologiques", à partir d'une théologie déjà déterminée, à des textes qui ne présupposent nullement cette théologie-là... Non qu'ils n'aient pas eux même une ou des "théologies", mais pour les percevoir il faudrait commencer par oublier celle(s) que l'on connaît ou croit connaître.
Je me demande comment les auditeurs voire les lecteurs du ou des premiers siècles suivant la rédaction de l'Evangile de Jean comprenaient les textes qu'ils avaient à leur disposition ? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12461 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Départ et retour de l'Envoyé - Jean 13 -16. Dim 21 Avr 2024, 13:32 | |
| Les premiers commentateurs du quatrième évangile, sans surprise, étaient réputés "gnostiques" (Valentin, Héracléon), avant l'adoption et l'adaptation des textes "johanniques" dans la "grande Eglise"... mais comme leurs propres textes ont été systématiquement détruits, on ne les a connus que par leurs détracteurs (les Pères de l'Eglise), du moins jusqu'aux découvertes archéologiques modernes (p. ex. Nag Hammadi) qui ne nous renseignent que très partiellement sur la diversité réelle des "écoles" avant la "normalisation catholique-orthodoxe". Il suffit toutefois de lire les textes "johanniques", même avec leurs aménagements "orthodoxes", pour en comprendre l'essentiel, qui est limpide pourvu qu'on ne l'embrouille pas avec les concepts de la dogmatique ultérieure. Mais ça reste difficile, d'autant qu'on est imprégné de cette doctrine et que celle-ci a précisément puisé nombre de ses concepts dans les textes johanniques, quitte à en faire tout autre chose: Trinité, Incarnation, union hypostatique, autant d'"articles de foi" qui dérivent plus ou moins directement du "johannisme" et contribuent paradoxalement à le rendre illisible. Pour faire une comparaison extrême et caricaturale, il est difficile de lire Nietzsche aujourd'hui, sur la "volonté de puissance" ou le "surhomme", sans y entendre une tonalité "nazie", justement parce que le nazisme a récupéré ces concepts pour en faire tout autre chose que l'"original"... Au-delà du johannisme, c'est le drame de toute l'exégèse du NT, condamnée pour l'essentiel à rabâcher: elle ne peut pas s'écarter d'une doctrine et d'un catéchisme, parce que non seulement la plupart des exégètes, mais surtout leurs lecteurs et leurs commanditaires sont "chrétiens", confessionnels d'une confession particulière même s'ils se veulent aussi "oecuméniques". L'intérêt même de la recherche, les questions qu'on lui pose et auxquelles elle s'efforce de répondre, tout cela est structurellement déterminé par le christianisme historique, ecclésiastique, et par conséquent anachronique. Problème qui affecte beaucoup moins l'AT, d'où les "progrès" considérables d'une "discipline" tandis que l'autre tourne en rond depuis au moins deux siècles... |
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