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| Eli, Eli, lema sabachthani | |
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Auteur | Message |
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Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Lun 11 Mar 2024, 15:17 | |
| Questions des lecteurs (2021).
Pourquoi, juste avant de mourir, Jésus a-t-il cité les paroles de David que l’on trouve en Psaume 22:1 ?
Parmi les dernières paroles que Jésus a prononcées avant sa mort figurent celles qui sont rapportées en Matthieu 27:46 et en Marc 15:34 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Jésus reprenait les paroles de David que l’on trouve en Psaume 22:1 et qui avaient un caractère prophétique. Il serait faux de croire que Jésus a prononcé ces paroles parce qu’il était déçu ou parce qu’il a momentanément manqué de foi. Il savait très bien qu’il devait donner sa vie en sacrifice, et il était prêt à le faire. Il savait aussi qu’au moment de sa mort, Jéhovah lui enlèverait toute protection (Job 1:10). Resterait-il alors fidèle, quelles que soient les circonstances de sa mort ? Jéhovah lui donnait l’occasion de prouver sa fidélité de manière incontestable (Marc 14:35, 36).
Alors pourquoi Jésus a-t-il cité les paroles de ce psaume ? Nous ne le savons pas exactement, mais plusieurs explications sont possibles.
Jésus a peut-être voulu montrer que son Père le laissait mourir sans intervenir. Il devait payer la rançon sans l’aide de Jéhovah. Il était devenu un humain au plein sens du terme et il devait mourir afin de ‘goûter la mort pour tous’ (Héb. 2:9).
En citant quelques mots de ce psaume, Jésus a peut-être voulu attirer l’attention sur le psaume tout entier. À l’époque, les Juifs apprenaient souvent des psaumes par cœur. Si on leur rappelait un verset d’un psaume, cela pouvait les amener tout naturellement à réfléchir à l’ensemble du psaume. Si c’est ce que Jésus a voulu faire, il a ainsi aidé les Juifs à se souvenir des nombreuses prophéties de ce psaume qui concernaient en réalité sa mort (Ps. 22:7, 8, 15, 16, 18, 24). Par ailleurs, les derniers versets de ce psaume leur auraient rappelé qu’un jour la royauté de Jéhovah s’étendrait jusqu’aux extrémités de la terre (Ps. 22:27-31).
Jésus a peut-être voulu affirmer son innocence. Avant sa mort, Jésus a subi un procès illégal et il a été déclaré coupable de blasphème (Mat. 26:65, 66). Ce procès avait été organisé à la hâte durant la nuit et les procédures juridiques de l’époque n’avaient pas été respectées (Mat. 26:59 ; Marc 14:56-59). Les paroles de Jésus n’attendaient sans doute pas de réponse. Il voulait peut-être simplement attirer l’attention sur le fait qu’il ne méritait absolument pas ce châtiment.
Jésus a peut-être voulu faire comprendre qu’il n’avait pas perdu l’approbation de Jéhovah. Si Jéhovah avait permis que David, le rédacteur de ce psaume, souffre, cela ne voulait pas dire qu’il lui avait retiré son approbation. David n’a pas posé cette question parce qu’il manquait de foi. D’ailleurs, dans la suite de ce psaume, il exprime sa confiance dans le pouvoir de Jéhovah de le sauver. Et Jéhovah a continué de le bénir (Ps. 22:23, 24, 27). Pareillement, même si Jésus, le « Fils de David », était en train de souffrir sur le poteau de supplice, cela ne voulait pas dire qu’il avait perdu l’approbation de Dieu (Mat. 21:9).
Jésus a peut-être voulu exprimer l’immense tristesse qu’il ressentait à l’idée que Jéhovah avait dû lui retirer sa protection pour qu’il puisse pleinement prouver son intégrité. Au départ, Jéhovah n’avait pas prévu que son Fils souffre et meure. Cela n’est devenu nécessaire qu’après la rébellion d’Adam et Ève. Jésus n’avait rien fait de mal, mais il fallait qu’il souffre et qu’il meure afin de répondre aux questions que Satan avait soulevées et de fournir la rançon nécessaire pour racheter ce qu’Adam avait perdu (Marc 8:31 ; 1 Pierre 2:21-24). Mais pour cela, il fallait que Jéhovah lui retire momentanément sa protection pour la première fois de sa vie.
Jésus a peut-être voulu aider ses disciples à comprendre pourquoi Jéhovah permettait qu’il meure de cette manière. Jésus savait que beaucoup seraient scandalisés d’apprendre qu’il était mort sur un poteau de supplice, comme un malfaiteur (1 Cor. 1:23). Par contre, ses disciples saisiraient toute la portée de cet évènement à condition qu’ils comprennent bien pourquoi il était mort ainsi (Gal. 3:13, 14). À leurs yeux, il serait donc un sauveur, et non pas un malfaiteur.
Quelle que soit la raison pour laquelle Jésus a cité ces paroles, il comprenait bien que ses souffrances faisaient partie de la volonté de Jéhovah le concernant. Peu après avoir cité ce psaume, il s’est exclamé : « Cela s’est accompli ! » (Jean 19:30 ; Luc 22:37). En effet, l’absence momentanée de la protection de Jéhovah a permis que Jésus accomplisse pleinement la mission pour laquelle il avait été envoyé sur la terre. Elle a également permis que se réalisent toutes les choses qui avaient été écrites à son sujet « dans la Loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes » (Luc 24:44).
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/2021363
Je trouve que pour un article qui commence par répondre à la question posée en disant : "Nous ne le savons pas exactement", il présuppose de nombreuses possibilités de réponses (et pourquoi pas) mais qui ont l'inconvénient de ne reposer sur aucun élément textuel. Ainsi, lorsque l'auteur suppose que "Jésus a peut-être voulu attirer l’attention sur le psaume tout entier", il ne dispose d'aucune base scripturaire pour fonder sa supposition, sinon, le fait d'avoir beaucoup d'imagination. La prudence qui semble animer l'auteur de l'article est vite balayée par une abondance de possibilités envisagées sans fondement textuel. La seul piste que l'auteur n'envisage pas, c'est que les évangélistes (Matthieu et Marc) auraient voulu souligner le sentiment d'abandon de Jésus, sans y ajouter une finalité absente du texte ("Il devait payer la rançon sans l’aide de Jéhovah" ; "pour qu’il puisse pleinement prouver son intégrité" ...). Citer Jean 19,30, alors que cet évangile ne mentionne pas les paroles de dérélictions semble absurde.
En fait la Watch est toujours prisonnière de la vision de F.FRANZ avec ce mélange de textes aux visions totalement différentes :
Jésus savait très bien qu’il lui faudrait “aller à Jérusalem, endurer bien des souffrances (...), être tué et aussi être relevé le troisième jour”. (Matthieu 16:21.) Lorsqu’il était au ciel, le Fils de Dieu avait vu des humains pourtant imparfaits être torturés à mort sans renoncer à leur intégrité (Hébreux 11:36-38). Il n’y a donc aucune raison de penser que Jésus, humain parfait, ait été pris de frayeur au moment de l’épreuve, ni que sa mort sur un poteau de supplice ait pu lui laisser croire que son Père l’avait rejeté. Jésus savait “de quelle sorte de mort il allait mourir”, à savoir qu’il serait attaché sur un poteau (Jean 12:32, 33). En outre, il était sûr d’être relevé le troisième jour. Par conséquent, pourquoi Jésus a-t-il dit que Dieu l’avait abandonné ?
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1987449 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Lun 11 Mar 2024, 15:46 | |
| Je remarque quand même que, dans l'article de 2021, avant l' ignoramus ("nous ne le savons pas exactement"; cf. ici 21.2.2024) il y a beaucoup de "savoirs" affirmés, qui étaient plutôt moins affirmatifs dans celui de 1987... C'est l'exemple même d'un texte (je parle de l'évangile, du récit de la Passion de Marc et de Matthieu, et de la parole du Christ que ni l'un ni l'autre ne présente comme une "citation", même si pour le lecteur plus ou moins "savant" c'en est une -- mais comme un cri et une question) qui ne pose quasiment aucun problème d'interprétation: presque n'importe quel auditeur ou lecteur ordinaire le comprend spontanément, quel que soit son "bagage" culturel, il ne devient problématique que par rapport à une doctrine extérieure au texte (pas même une intertextualité qui n'empêche nullement qu'on entende le cri comme un cri et la question comme une question). Et alors à peu près aussi problématique par rapport à n'importe quelle doctrine: qu'on tienne "Jésus" pour "Dieu" à la sauce trinitaire ou "ange incarné" à la sauce jéhoviste, on ne comprend plus ce que le lecteur ou l'auditeur non prévenu dogmatiquement comprend tout de suite, en se mettant par exemple à la place des femmes qui regardent de loin ou du centurion qui regarde de près... Plus généralement, ne pas savoir qui est Jésus, c'est paradoxalement la condition sine qua non pour comprendre un récit qui entend montrer, par le chemin qu'il trace, qui il est. Mais du coup la relecture pose un autre problème, ou repose autrement le problème, car pour que ça (re-)marche il faut avoir oublié la conclusion de la première lecture... retour en Galilée, selon Marc, à la case départ où tout savoir doit être perdu pour rejouer l'ignorance nécessaire à la révélation... Le cri lui-même indiquerait le lieu du problème, en matière de "savoir": quoi que (le personnage) "Jésus" ait pu savoir ou croire savoir jusque-à, ou que le lecteur s'imagine qu'il a su ou cru savoir, il est clair qu'à ce point du récit, plus encore qu'à Gethsémani, il ne sait plus rien. C'est aussi "la vie" qui à chaque nouvelle inquiétude, peur ou angoisse, rouvre sous nos pieds, intact, l'abîme dont on a pu se croire maintes fois sorti, et dont on a cru tirer la leçon sans en conserver le moindre acquis, ou en perdant tout acquis aussitôt que le sol se dérobe. Que "Jésus" s'exprime avec les mots d'un psaume, ce n'en est pas moins lui qui s'exprime: c'est ce que nous faisons tous les jours en exprimant les sentiments ou les émotions les plus intenses ou les plus intimes avec des mots et des formules que nous n'avons pas inventés. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Ven 29 Mar 2024, 16:39 | |
| On peut méditer -- c'est le jour -- sur l'"effet synoptique" qui aura abouti aux "sept paroles du Christ en croix" (cf. Haydn). Celle que les premiers évangélistes (Marc, Matthieu) avaient voulue la seule, suivie seulement d'un cri sans parole, ne le sera pas restée; ceux (Luc, Jean) qui ont voulu la supprimer et la remplacer par d'autres "paroles", pas les mêmes, n'y auront pas davantage réussi. Ce que nous avons en tête le Vendredi saint ne correspond à l'intention d'aucun "auteur", de même qu'à Noël quand nous combinons les bergers de Luc et les mages de Matthieu. Par là c'est encore le schème de l'abandon, de l'échec et de l'échouage, qui se propage autrement jusque chez ceux qui auraient voulu le contrer...
(Au passage, l'article de la TdG d'avril 2021 mentionné précédemment avait déjà été cité et commenté supra 21.1.2021.)
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Dans la Passion selon saint Marc de Bach, dont on a malheureusement perdu (et diversement reconstruit) la musique, mais conservé le livret (de Henrici-Picander), le cri (transcrit depuis l'hébreu d'après Luther comme pour Matthieu, lama azavtani, et non d'après l'araméen approximatif des deux textes grecs) appelle un commentaire à contresens: "Dieu n'abandonne personne..." Dans la Passion selon saint Matthieu (cf. ici choral 62) c'est quand même l'angoisse qui est mise en avant. Et là on a la musique (2h22'25"). -- Ce choral qui revient souvent avec diverses paroles, notamment un peu plus tôt dans la même oeuvre après la couronne d'épines, O Haupt voll Blut und Wunden, "tête pleine de sang et de blessures", "chef couvert de blessures" en traduction traditionnelle, est resté un cantique classique des Eglises protestantes, à lui seul il m'a attaché pour un moment à la première où je l'ai entendu... |
| | | free
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 09:38 | |
| Archive ouverte UNIGE Paul Ricœur, lecteur de la Bible
1.3.2 - La métaphore, le processus métaphorique
Ce processus productif englobant les deux et liant les deux l'un avec l'autre: le texte et son monde et le lecteur et son monde, ce processus productif, est par excellence le processus métaphorique, la force métaphorique qui est à l'œuvre au cœurs du langage.
Ricoeur, comme on le sait bien, n'a pas compris la métaphore comme un phénomène langagier du second ordre, purement rhétorique etc, mais comme une expression, une "opération" langagière primaire qui permet de dire ce qui ne serait pas possible de dire autrement. Je ne veux pas entrer dans une explication et discussion de ce qu'est la métaphore dans la compréhension de Ricoeur, mais je veux montrer, quelles sont les conséquences de cette compréhension pour une interprétation concrète d'un texte biblique.
J'ai choisi le psaume 22, dont existe une interprétation de P. Ricoeur qui vient de paraître sous le titre "La plainte comme prière". Un des enjeux dominants de cette interprétation est en effet la question de savoir : comment la plainte ·peut-elle être prière ? (peut-elle vraiment l'être ?), ou pour le dire dans le sens inverse : comment la prière peut-elle sans cesser d'être prière prendre la forme et le contenu de la plainte - de la plainte la plus sérieuse et douloureuse:, de la plainte sans réserve ?
Or avant que Ricoeur puisse aborder cette question, il doit s'en poser une autre, à savoir: comment la plainte de ce psaume s'exprime-t-elle, et qu'est-ce qu'elle exprime "exactement" ? Celui qui lit ou qui prie ce psaume, le sait : c'est une douleur, une souffrance. Or non pas une douleur telle ou telle, une souffrance comparable à telle ou telle autre, mais une douleur, une souffrance incomparable. Ricoeur avec une expression qu'il a emprunté à un exégète allemand, l'appelle : «Urleiden»o>. Comment traduire ce mot? "Souffrance Originaire" ? "Souffrance primordiale" ? Peut-être.
Regardons le texte biblique pour voir de quel souffrance il s'agit.
Psaume 22 (extraits)
(2) Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? J'ai beau rugir, mon salut reste loin. (3) Le jour, j'appelle, et tu ne réponds pas, mon Dieu; la nuit, et je ne trouve pas le repos. (4) Pourtant tu es le Saint; tu trônes, toi la louange d'Israël ! (5) Nos pères comptaient sur toi ; il comptaient sur toi, et tu les libérais . (7) Mais moi, je suis un ver et non plus un homme, injurié par les gens, rejeté par le peuple. (13) De nombreux taureaux me cernent, des bêtes de Bashan m'encerclent. (14) Ils ouvrent la gueule contre moi, ces lions déchirant et rugissant. (15) comme l'eau je m'écoule ; tous mes membres se disloquent. Mon cœur est pareil à la cire, il fond dans mes entrailles. (16) Ma vigueur est devenue sèche comme un tesson, la langue me colle au mâchoires. Tu me déposes dans la poussière de la mort.
Si l'on suit le mouvement de ce texte on fait une observation surprenante : on sait d'un côté très bien qu'elle est la souffrance du psalmiste qui adresse sa plainte à Dieu, et de J'autre côté on ne peut pas du tout le dire .. Est-ce qu'il est malade? Est-ce qu'il est entouré des adversaires ? est-ce qu'il a perdu ses biens ? Est-ce qu'il est en train de mourir ? On ne le sait pas ; mais en même temps on a compris, on a peut-être même mieux compris que si on pouvait dire : il souffre de ceci ou de cela.
C'est intéressant, le concret et l'abstrait ont changé d une certaine manière leur rôle. Ce qui normalement semble être concret : une souffrance telle ou telle qui peut être décrite et imaginée précisément, justement ceci est devenu abstrait en comparaison avec une souffrance et avec l'imagination d'une souffrance qui ne peut pas vraiment être décrite, définie, limitée. L'imagination mise en mouvement par des paroles, par des exclamations de ce psaume atteint un niveau, une qualité de concrétude qui laisse derrière elle ; en dessous d'elle la pure description pauvre et limitée et justement dans cette pauvreté et limitation : abstraite.
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Le psalmiste exprime une douleur qui dépasse une douleur telle ou telle, elle la dépasse non pas en direction d'une douleur générale, mais en direction d'une douleur encore plus concrète, en direction d'une douleur sans fin, sans fond, sans arrêt; la douleur du psalmiste dépasse (dépasse dans son langage) la douleur donnée non pas en direction d'une autre, mais en direction de la même toujours plus radicale.
Le priant de ce psaume 22 souffre d'une douleur dont nous ne connaissons pas exactement la nature. On peut imaginer des interprétations de sa prière qui voient s'ajouter à sa souffrance évidente une autre (une souffrance «de deuxième degré»: théologique, religieuse) : la souffrance d'être abandonné par Dieu : «Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m'as-tu abandonné?» Mais ce n'est pas ainsi : cette dernière souffrance est la première dans sa vraie dimension, elle est la première sans fond et sans fin.
«Mon Dieu! mon Dieu ! pourquoi m'as-tu abandonné?», c'est la radicalisation la plus radicale possible de la souffrance. C'est la souffrance qui se radicalise toujours encore, et c'est ce que Ricoeur appelle «Urleiden»: une souffrance dans laquelle la souffrance dans le monde (dans le quotidien) et la souffrance devant Dieu deviennent une, se pénètrent mutuellement, se radicalisent mutuellement. Et cette «pénétration mutuelle», cette radicalisation est ici la vraie douleur, elle est la douleur sans fin, la douleur toujours plus grande, plus grande que tout le monde.
Une réponse, même s'il n'y a pas une solution.
La question du psalmiste est donc, pour le dire dans ses propres mots, la question de savoir, si et comment dans la souffrance, qui est au plus profond la souffrance de l'absence de Dieu, si et comment dans cette souffrance Dieu lui-même- ce même Dieu peut être, peut devenir, peut rester ... le face à face des questions sans fin, le face à face de la plainte la plus désespérée ? |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 10:23 | |
| Lien de téléchargement. Cet article d'Askani (1998) sur l'herméneutique de Ricoeur intéresserait plusieurs autres discussions, notamment celle-ci; mais il rejoindrait aussi ce que j'écrivais ce matin même ici, sur la pluralité des "mondes" qu'on a, qu'on habite, qu'on se fait ( poieô) qu'on se "construit" ou "configure" ( bilden). Je me souviens d'une conférence de Ricoeur à Vaux-sur-Seine (malgré d'énormes différences Blocher l'admirait, et dans une certaine mesure au moins l'estime était partagée), où il disait entre autres et en substance: je ne suis pas un philosophe chrétien, je ne fais pas de philosophie chrétienne, j'ai un christianisme de philosophe... De la "transitivité" essentielle des prières et/ou des (com)plaintes, notamment des Psaumes (mais aussi bien des " Confessions" de Jérémie ou des Lamentations qui ne sont sûrement pas de Jérémie) nous avons souvent parlé: il est dans la nature même d'un tel (genre de) texte que tout lecteur, auditeur, récitant, orant retrouvant même sans s'en rendre compte les mêmes paroles, s'approprie spontanément le "sujet", le "je" ou le "nous" qui parle à la première personne -- et par la même occasion le destinataire (toi, tu, deuxième personne liée à la première par le possessif mon dieu), qui passe ainsi d'un "dieu" et d'une "religion" à l'autre... L'intertextualité "biblique", de la "Bible chrétienne" en l'occurrence, illustre le phénomène et le met en abyme en plaçant la parole du psaume 22 (v. 2) ou "de David" (v. 1) dans la bouche de "Jésus", et dans plusieurs langues (hébreu, araméen, grec, etc.)... C'est artificiel, fictif, culturel autant qu'on voudra, et pourtant ça ne cesse jamais d'être "authentique", ou ça le redevient chaque fois que quelqu'un re-prononce les mêmes mots dans n'importe quelle langue et n'importe quel contexte, sachant ou non qu'il y a eu un "psalmiste", un "David" ou un "Jésus" pour les dire avant lui. Quand on prie, quand même on dit ce qui a été dit mille fois, on ne parle pas entre guillemets (comme dit Arletty à Jules Berry dans Le jour se lève: quand t'auras fini de parler entre guillemets, tu me l'diras.) Même quand c'est un personnage de fiction qui prie "en vrai" dans sa fiction. (J'ai failli ré-citer Bergman, mais je m'aperçois juste à temps que nous l'avons déjà beaucoup cité ses citations et réminiscences de cette phrase au fil de ce fil -- dans Les Communiants, Cris et chuchotements, A travers le miroir, Fanny et Alexandre...) |
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 11:21 | |
| Jésus sur la croix : un cri d'agonie face à l'abandon ? Le texte biblique qui raconte la mort de Jésus sur la croix Jésus est crucifié par les soldats romains. Alors sont crucifiés avec lui deux brigands un à sa droite et un à sa gauche. Ceux qui passaient par là l'injuriaient en remuant la tête et disaient : — L’homme qui détruit le sanctuaire et en trois jours le bâtit, sauve-toi toi-même si tu es le Fils de Dieu et descends de la croix ! Semblablement les grands prêtres se gaussant avec les scribes et les anciens disaient : — Il en a sauvé d’autres et lui-même il n’arrive pas à se sauver ! Si c’est le roi d’Israël qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui, il s’est confié en Dieu, qu’il le délivre sur le champ s’il tient à lui car il a dit « de Dieu je suis fils ». Or les brigands crucifiés avec lui l’accablaient aussi des mêmes moqueries. À partir de la sixième heure il y eut des ténèbres jusqu’à la neuvième heure, vers la neuvième heure Jésus gémit d’une voix forte disant : — Eli Eli lama sabachthani. C’est-à-dire : — Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné ! L’entendant, certains de ceux qui se tenaient là dirent : — C’est Élie qu’il appelle, celui-ci. Et étant accouru aussitôt l’un d’eux ayant pris une éponge l’ayant gorgée de vinaigre et l’ayant fixée autour d’un roseau essayait de le faire boire. Et les autres disaient : — Voyons voir si Élie vient le sauver. Mais Jésus cria de nouveau d’une voix forte et remit l’esprit. Les mots de la fin Il y a deux façons d’interpréter « Mon Dieu, mon Dieu à quoi m’as-tu abandonné » : d'un côté en considérant ce cri seul, ou de l'autre en le rapprochant du psaume 22 dont il est le 1er verset. Nous pensons qu’il faut absolument tenir les deux interprétations. On conclut donc avec deux mots de la fin : « Le Christ est venu résoudre deux problèmes principaux, le mal et la mort, qui sont précisément les problèmes des révoltés. Sa solution a consisté d’abord à les prendre en charge. Le dieu homme souffre aussi, avec patience. Le mal ni la mort ne lui sont plus absolument imputables, puisqu’il est déchiré et meurt. La nuit du Golgotha n’a autant d’importance dans l’histoire des hommes, que parce que dans ces ténèbres la divinité, abandonnant ostensiblement ses privilèges traditionnels, a vécu jusqu’au bout, désespoir inclus, l’angoisse de la mort. On s’explique ainsi le Lama sabactani et le doute affreux du Christ à l’agonie. L’agonie serait légère si elle était soutenue par l’espoir éternel. Pour que le dieu soit un homme, il faut qu’il désespère ». Albert Camus (1913-1960), L’Homme révolté (1951). Quilliot Roger et Faucon Louis (éd.), Camus : Essais (Bibliothèque de la Pléiade 183), Gallimard, Paris, 1965. « Il faut chercher en quoi la voix du Christ fut forte, si c’est seulement par le retentissement du cri, ou si elle fut forte en raison du mystère, en présence de réalités mystiques. [...] Chaque fois que, dans les Écritures saintes, on lit le cri de Jésus ou le cri de Dieu ou le cri de la sagesse, il faut toujours comprendre quelque grand et ineffable sacrement/mystère ». Paschase Radbert (ca. 790-865 ap. J.-C.), Expositio in evangelium MatthaeiPaulus Beda (éd.), Pascasii Radberti : Expositio in Matheo libri XII, 3 vol. (Corpus Christianorum : Continuatio Mediaevalis 56, 56A, 56B), Turnhout : Brepols, 1984 Francisco de Zurbarán (1598-1664), Le Christ en croix (1627), Article Institute of Chicago, États-Unishttps://www.prixm.org/articles/jesus-croix-passion-agonie-abandon-bible#entendre-le-cri-de-jesus-en-echo-avec-ce-psaume |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 12:35 | |
| Bonne présentation "grand public" -- nous avions déjà eu, je crois, l'occasion d'apprécier ce site des Bernardins (entre autres).
Nous avons beaucoup parlé du "pour()quoi" depuis le début de ce fil (p. ex. 27.9.2010, 25.1.2011): la traduction "à quoi" peut paraître tentante, grammaticalement elle n'est pas impossible, mais à la réflexion elle me semble moins bonne -- parce que les verbes d'abandon, hébreux, araméens ou grecs, se passent habituellement dans le corpus "biblique" de complément indirect: on abandonne quelqu'un ou quelque chose (transitif direct, actif), on est abandonné par quelqu'un (passif + complément d'agent éventuel), on n'abandonne ni on n'est abandonné à quelque chose..., comme on dit en français "à son triste sort": l'abandon signerait plutôt la perte de toute finalité ou de toute destination (il y a peut-être des contre-exemples mais il ne doit pas y en avoir beaucoup). De ce fait l'interrogatif correspondant (la-ma, l-ma, hina ti LXX) fonctionne normalement comme notre pour()quoi, en direction d'une cause ou d'un but de l'abandon du côté de celui qui abadonne, non d'un programme ou d'une feuille de route pour l'abandonné. Je signale quand même, car je ne crois pas qu'on l'ait dit, que le hina ti de la Septante devient eis ti dans le texte (habituellement retenu) de Marc (ce qui pourrait se prêter un peu plus à la thèse du complément indirect, si on le prend au sens concret de la destination d'un mouvement, into, unto, onto what) et hinati en un seul mot dans celui de Matthieu (qui n'admettrait guère d'autre relation que "logique", comme notre "pourquoi") -- la différence variant de toute façon selon la graphie des manuscrits anciens (avec ou sans espace entre les mots). Les transcriptions grecques de l'araméen (ou de l'hébreu) sont encore plus fluctuantes...
Il ne faut surtout pas perdre de vue que celui qui demande "pour()quoi" à son dieu, que ce soit dans les Psaumes, dans les Prophètes, ou dans les évangiles, ne s'attend généralement pas à une réponse en forme d'explication, ni de "cause", ni de "but", ni d'"intention": il exprime sa souffrance, et s'il espère ou désespère de quelque chose c'est que ça finisse...
Au passage, je ne sais pas si la citation de Camus ci-dessus a été exactement transcrite ou non (il y a quelques fautes dans la page), mais je trouve que la formule "le dieu homme", dans cet ordre, dans cette syntaxe et en minuscules, représente très justement le "protagoniste" des évangiles -- surtout synoptiques, mais aussi, différemment, le quatrième: ce n'est pas "Dieu" ni une partie de "Dieu" qui s'"incarne" ou "devient un homme" (particulier), selon la façon dont le chrétien ordinaire comprend son catéchisme, ce n'est pas non plus l'Homme-Dieu (qu'on rencontre souvent dans les traductions françaises de Kierkegaard, p. ex. chez Tisseau: j'ignore si en danois la majuscule joue comme chez nous, ou comme en allemand où elle n'est pas distinctive puisque tous les noms communs et substantifs en ont une, si l'ordre des mots fonctionne plutôt comme en allemand ou en anglais), ni Dieu devenu homme ni l'homme devenu Dieu. C'est le dieu homme (comme on dirait le dieu renard ou le dieu grenouille dans d'autres cultures) qui est abandonné, qui a soif, qui pleure, ce n'est ni Dieu, ni un simple homme, encore moins un monstre hybride combinant les abstractions "divinité" et "humanité"...
Dernière édition par Narkissos le Mer 03 Avr 2024, 13:13, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 13:11 | |
| "Et si, moi, je jugeais, mon jugement serait vrai, car je ne suis pas seul : il y a moi et le Père qui m'a envoyé" (Jean 8,16).
"Celui qui m'a envoyé est avec moi ; il ne m'a pas laissé seul, parce que, moi, je fais toujours ce qu'il agrée" (Jean 8,19).
"L'heure vient — elle est venue — où vous serez dispersés chacun de son côté, et où vous me laisserez seul ; mais je ne suis pas seul, car le Père est avec moi" (Jean 16,32).
Pour Jean, la présence du Père est permanente, il n'y aucune défaillance et aucun abandon, dans l'esprit du Ps 27,10 : "Car mon père et ma mère m'abandonnent, mais le SEIGNEUR me recueillera". |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mer 03 Avr 2024, 13:30 | |
| En effet, c'est (encore) une contradiction flagrante de Marc et de Matthieu... Mais ça n'empêche pas que la contradiction même dépende du personnage de "dieu homme" (cf. la fin de mon post précédent) construit par la tradition synoptique, quitte à lui faire dire et faire des choses très différentes, voire ostensiblement contradictoires, par rapport à celle-ci.
Le Christ johannique au fond n'a pas d'ek-sistence, ni de sub-sistance, pas d'identité distincte du "Père", rien de "propre" ni d'"autonome", il le répète assez (je ne peux rien faire de moi-même): il ne peut être ni seul ni abandonné, il ne peut que retourner au Père dont il ne s'est distingué qu'en apparence, pour le révéler ou le faire apparaître dans la relation Père-Fils... Mais c'est quand même comme un "dieu homme" qu'il s'est distingué, le temps (narratif) qu'il s'en est distingué. |
| | | free
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Jeu 04 Avr 2024, 13:48 | |
| L'enfant malgré tout passions et enfantement dans l'Évangile de Luc Claire-Antoinette Steiner
L’échange entre les crucifiés est encadré par deux paroles adressées au père (23, 34 ; 23, 46). La formulation kai phônêsas phônê megalê (et il cria d’une voix forte) du v. 46 invite à lire ce dernier cri en parallèle avec les « voix sauvages » réclamant la mort (22, 23), mais dans un écart aussi : la voix brute est ici articulée, elle se fait parole ou prière. Dans l’espace le plus restreint de la croix, de la mort, un ailleurs est ouvert dans cette adresse « Père », un espace : « entre tes mains ». (23, 46). Le cri transformé en prière évoque une présence au cœur de la mort, l’abandon devient face à face avec un autre dans lequel se dessine une liberté ultime, celle de pardonner, de remettre, de déposer l’esprit – le contraire d’un arrachement.
Comme il ouvre la mort, le texte ouvre l’espace de la condamnation par l’affirmation d’une solidarité qui la dépasse (v. 32 : deux malfaiteurs « avec lui » ; v. 43 : « aujourd’hui, tu seras avec moi »), on ne peut rien contre la présence de Dieu, de « cet ailleurs » qui se dit ici dans l’altérité de l’innocence crucifiée dans le lieu de la faute. Dédoublement terrestre de l’horizon céleste, la présence de l’autre ouvre l’espace d’une liberté, d’une prière.
« Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Règne ! » Les mots échangés entre le second malfaiteur et Jésus peuvent être lus en écho avec le récit de la naissance. Dans cette perspective, la reconnaissance ultime devient accueil de l’enfant-sauveur « né aujourd’hui, dans la ville de David » (comparer 23, 41-43 et 2, 11), du roi qui s’avance jusqu’aux portes de sa ville (19, 37).
La présence, celle du juste crucifié ou de l’enfant venu visiter son peuple, devient également, dans le texte, lieu d’origine offert jusque dans la mort : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (23, 43). Il y a un lieu pour celui qui est rejeté, pour celui qui n’a plus de Temple, plus de ville. Il y a un lieu en dehors de la ville, dans la présence de celui qui « meurt avec ». Même pour ceux qui crucifient et ne savent pas qu’ils se crucifient eux-mêmes. « Souviens-toi de moi ! » Il y a un lieu, dans la mémoire de Dieu.
Un peuple, un homme peut naître de reconnaître une présence (de Dieu ? de l’homme ?) au cœur même du mal et de la mort. Dans un glissement d’image, le fils rejeté devient également espace pour naître, ce que d’ailleurs le texte a déjà suggéré auparavant : Jésus veut rassembler les enfants de Jérusalem « comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes » (Lc 13, 34) ; il pleure sur la ville (19, 41) en un parallèle clair avec les femmes-mères pleurant à la sortie de Jérusalem.
L’homme, l’humain est mis à mort. Le peuple disparaît (le mot « peuple » n’apparaît plus après 23, 35), mais dans la présence maternelle, dans la présence du fils, il peut ressurgir, naître et enfanter à nouveau, être réinstallé dans l’histoire. C’est ce que suggère peut-être, la silhouette de « l’homme » (au masculin) qui survient après la mort : un Juif, juste, dont le nom est – par hasard ? – Joseph (23, 50) : « Et voici un homme du nom de Joseph […] ». Les femmes, Jeanne et les deux Marie, interpellées par des anges (24, 5.23), sont, elles, nommées au premier jour, de l’autre côté du tombeau, de l’autre côté du sabbat qui célèbre la création et sur lequel se termine le récit de la mort.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2008-2-page-177.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Jeu 04 Avr 2024, 14:56 | |
| Etude intéressante et assez "inspirée" sur Luc -- mais celui-ci abandonne précisément le cri d'abandon dont nous parlons ici, qu'il connaît au moins par Marc (et peut-être aussi par Matthieu, avec ou sans "Q"); comme "Jean" d'ailleurs, pour des raisons superficiellement comparables (cri jugé d'une manière ou d'une autre "indigne de Jésus") et profondément différentes (selon une tout autre "christologie" d'un évangile à l'autre). S'il fallait en rapprocher quelque chose de l'ensemble Luc-Actes, ce serait plutôt la citation du psaume 16 en Actes 2,27: "tu n'abandonneras pas mon âme à l'Hadès", avec le même eg[=en]-kata-leipô qu'en Marc 15,34; mais c'est plus directement encore le verbe de la Septante du psaume 15 [TM 16] qui est citée formellement). Bien entendu, du psaume à sa citation il y a l'écart de l'interprétation d'un "salut de ( ek, from, von) la mort" compris, soit comme une menace de mort à laquelle un vivant échappe de justesse, soit comme une mort "accomplie" ou "advenue" dont un mort serait retiré après coup, par une résurrection... Autres variations sur l'abandon et le non-abandon. Plus près de cet article, il est vrai que l'abandon abandonné par Luc pourrait aussi se transférer sur la ville, le temple ou la "nation" ( ethnos), par exemple 13,34s (// Matthieu 23,38, mais Matthieu conserve le cri d'abandon); il s'agit cependant là d'un autre verbe, aphièmi, "laisser", qui est aussi, non sans ironie lexicale, celui du " pardon"... --- Avant la multiplication des "paroles de Jésus en croix", du point de vue de l'histoire des textes sinon de l'histoire tout court, il y a quand même eu, dans le "corpus paulinien", un Christ qui ne disait ni ne faisait rien, ni sur la croix ni avant: il se contentait de souffrir, de mourir et de ressusciter -- comme l'agneau d'Isaïe 53 qui ne bêlait même pas: comme dit le proverbe, les grandes douleurs sont muettes (cf. aussi Une passion, de Bergman: à la fin on ne dit plus rien): c'est avec le temps narratif et littéraire que les martyrs, comme les héros tragiques, se font (rétroactivement) loquaces, sinon bavards... --- Je découvre par hasard et tardivement -- ce n'est pas souvent que ça m'arrive à une époque où je revois surtout des films que j'ai vus et revus maintes fois -- Equus, de Sidney Lumet (1977, d'après une pièce de Peter Shaffer), qui me touche et m'émeut à l'égal des plus grands -- je pense notamment aux meilleurs Bergman ou au Balthazar de Bresson qui était un âne (Balthazar, pas Bresson). Dans la veine "antipsychiatrique" de l'époque, c'est l'histoire d'un adolescent (Peter Firth, encore plus perturbé que dans le superbe Tess de Polanski que j'ai aussi revu il y a peu) fasciné par les chevaux, qui a fini par crever les yeux de ceux du haras où il travaille. Histoire d'une obsession à la fois christique et érotique, détournée du Christ souffrant vers le cheval, Jesus -> Equus (on peut penser à la légende de Nietzsche et à ce qu'en fait Bela Tarr dans Le cheval de Turin), qui finit par engloutir le psychiatre (Richard Burton, aussi bon que dans La nuit de l'iguane), lequel se rend compte qu'il n'a jamais adoré ( worship) ni galopé comme son patient, bien qu'il sache tout expliquer d'après le grec et le latin de la passion, pathos, etc. Le culte, les dieux, la foi, dès lors que ce n'est plus socialisé dans une "religion" et que ça devient strictement "personnel" et "individuel", ça ne peut plus être que "fou", mais ça reste dans tous les sens du terme "passionnel" -- et/ou "pathologique" (Bergman avait illustré cela dans A travers le miroir ou Les bienheureux, Tarkovski dans Stalker ou Nostalghia). Le divorce entre une société "rationnelle" et une singularité par définition irrationnelle et déraisonnable est une vieille histoire (on pourrait remonter de Foucault à la tragédie grecque), dans laquelle la "religion" (établie, officielle, faisant corps avec une société, fût-elle réduite à l'échelle d'une cité ou d'une "communauté") jouait au moins le rôle d'une médiation illusoire, qui n'est même plus possible. La folie solitaire, ou la solitude des "fous" n'en est que plus profonde -- c'est la profondeur même qui est folle -- et sans remède dans la mesure où le remède ne vaudra jamais le mal (c'est l'un des traits les plus forts d' Equus). |
| | | free
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mar 09 Avr 2024, 10:04 | |
| - Citation :
- Plus près de cet article, il est vrai que l'abandon abandonné par Luc pourrait aussi se transférer sur la ville, le temple ou la "nation" (ethnos), par exemple 13,34s (// Matthieu 23,38, mais Matthieu conserve le cri d'abandon); il s'agit cependant là d'un autre verbe, aphièmi, "laisser", qui est aussi, non sans ironie lexicale, celui du "pardon"...
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font » Luc 23:34 https://etrechretien.1fr1.net/t775-pere-pardonne-leur-car-ils-ne-savent-ce-qu-ils-font-luc-2334
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani Mar 09 Avr 2024, 11:02 | |
| En effet, je n'y avais même pas pensé parce que Luc 23,34 relève manifestement d'une couche très tardive du troisième évangile tel que nous le lisons (cf. l'autre fil), mais c'est bien aussi aphièmi -- sans rapport de parenté lexicale ou étymologique directe, donc, avec l'"abandon" (eg-kata-leipô) de Marc et Matthieu, même s'il y a (du point de vue sémantique ou de ce qu'on appelle le "champ lexical", indépendamment de toute question de parenté étymologique) du "laisser" dans les deux (délaisser ou laisser aller)... Pendant qu'on y est on pourrait rattacher à tout cela l'autre parole lucanienne de Jésus en croix, 23,46, "entre tes mains je remets (para-tithèmi) mon esprit": c'est toujours du "laisser (aller)" ou du "lâcher(-prise)", même si ça change beaucoup de sens, en plus d'un sens (y compris directionnel), ou de voix (active, passive, pronominale) d'un évangile à l'autre: d'être laissé (ou abandonné) à abandonner son esprit (ou s'abandonner) et à demander le laisser aller ou le pardon des autres... Au passage, on peut aussi entendre une certaine résonance entre cette "parole" de Luc et plusieurs formules johanniques, (dé-)poser son âme / sa vie (psukhèn... tithèmi, Jean 10,17s etc.) et livrer le souffle-esprit (to pneuma para-didômi, 19,30). Polysémie ou métonymie lisse de l'abandon, où l'on glisse insensiblement, par tous les sens et tous les sens des sens, d'un abandon à l'autre (aussi de la Geworfenheit à la Gelassenheit, cf. supra 24.3.2022, ou de l'être laissé, ou lâché, à se laisser ou se lâcher, et au lâcher ou laisser aller)... |
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| Sujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani | |
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