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 justice(s) ?

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 05 Mai 2021, 10:20

Entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner


Dès l’Ancien et le Nouveau Testament, le pardon est une dimension constitutive de l’histoire du salut. Comme en témoignent parmi d’autres Os 11,7-9 ; Mi 7,18-20 ; Is 54,4-10 ; Ps 30,6, Dieu vient constamment « à la rencontre de son peuple infidèle pour lui offrir à nouveau son pardon et son amour. » (de Pisón 2000, 91, voir aussi 92-98) Le pardon divin se révèle dans toute sa plénitude en Jésus Christ et il se manifeste de façon particulière dans la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15,11-32 ; voir Duquoc 1986, 49). Ainsi, « [l]e pardon divin, représenté [par cette parabole], dépasse toute compréhension et toute logique humaines : il est le fruit de la gratuité divine, parce qu’il n’est conditionné par rien. » (de Pisón, 2000, 95-96) Jean-Paul II l’exprimait clairement dans la Lettre encyclique sur la miséricorde divine (Jean-Paul II 1980, nos 4.12.14). Sans la miséricorde, voire sans le pardon, la justice peut devenir une façon voilée de se venger.


Refuser de pardonner pour protéger ses valeurs, refuser le mal, sauver la justice


Il y a des cas où pardonner serait nier sa propre dignité, accepter le mal et l’injustice, voire s’en faire complice. Certains pardons apparaissent comme injustes. Dans ces cas, ne pas pardonner, c’est refuser de se transformer en paillasson, et on sait combien les théologiennes féministes ont dénoncé une théologie de soumission (doormat theology). https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2015-v23-n2-theologi03341/1042752ar/
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Narkissos

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 05 Mai 2021, 12:10

Comme je le suggérais dans mon post précédent, "justice" et "vengeance" sont foncièrement inséparables et ne cesseront jamais de l'être, quelles que soient les différences que les institutions législatives et judiciaires construisent entre les mots. Et on pourrait en dire autant, sur l'autre versant, de "pardon" et "oubli", entre lesquels les distinctions et les oppositions sont tout aussi banales et artificielles. Ce ne sont là que des aspects (psychiques, sociaux, politiques) d'une temporalité, d'une mémoire, d'une historicité humaines entre lesquels il n'y a rien à "choisir" en général ni une fois pour toutes, mais entre lesquels il faut toujours "choisir" en particulier, ponctuellement, dans une circonstance donnée. Ni "droit" ni "devoir" au fond, bien qu'une société ne s'organise qu'en distribuant les inséparables et les inconciliables en droits et devoirs arbitraires et conventionnels, quitte à les modifier sans cesse.

Un temps pour tout, comme disait l'autre: le temps ne sera jamais autre chose.
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le chapelier toqué

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 05 Mai 2021, 15:27

A propos du pardon et de l'oubli j'ai entendu il y a quelques années un pasteur déclarant que si l'on oublie il n'y a plus rien à pardonner, alors que si l'on pardonne on n'oublie pas ce que l'on pardonne. C'est sans doute très réaliste mais j'ai trouvé cette parole intéressante, car ce pasteur voulait nous dire que le pardon nous était utile au premier chef afin que nous mesurions l'effort pour pardonner et accomplir cette action en toute connaissance de cause et ainsi faire un pas vers celui à qui on pardonne. On peut oublier volontairement parce que l'on est passé à autre chose mais on peut également oublier involontairement sous l'emprise d'une maladie, d'une amnésie temporaire ou définitive.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 05 Mai 2021, 15:51

Très juste (!).

En reliant différemment les deux "versants" on pourrait aussi remarquer que le "pardon" (ou la "grâce", ou même l'"oubli") aurait surtout un sens de la part de quelqu'un qui serait capable de (se) faire "justice", ou de (se) "venger". La médiation de l'Etat et de ses institutions dans le processus présente sans doute bien des avantages, mais elle tend à vider tous ces mots de leur sens.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 06 Mai 2021, 11:27

La satisfaction de la victime en justice

Seules les victimes collectives étaient connues des sociétés traditionnelles. La commission d’une infraction portait ainsi préjudice à l’ensemble du clan. Au contraire, le droit occidental, dont la conception s’étend essentiellement de l’Empire romain au présent jour, offre à la victime une place individuelle au sein de laquelle le préjudice se mesure souvent à l’aune d’une « exploration intime de la blessure ». Si, ordinairement, toute victime aspire à entendre la condamnation du coupable, tous les coupables ne souhaitent généralement point subir une peine. Mues par une haine tenace, voire inextinguible, les victimes font face à leur agresseur. La haine permet de survivre après l’infraction. Sitôt qu’elle disparaît, la victime doit faire face à ce qu’elle ressent : un grand vide. Par crainte d’oublier l’infraction et les souffrances qui lui sont inhérentes, ce vide se comble alors par un désir de vengeance, et rend impossible tout pardon. Le philosophe René Girard, a estimé que le système judiciaire avait remplacé celui de la vengeance, libérant ainsi les individus de ce devoir sacré. C’est sur cette même passation de pouvoir que Platon fonda la pénalité. Comme le résume si bien Spinoza : « Qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit sera joyeux ». La satisfaction de la victime se trouve ainsi dans la peine infligée au coupable. La satisfaction que lui apportera la peine se rapproche du plaisir : « Le mal accompli provoquerait un soulagement du mal subi – d’où le plaisir ». Ce cheminement se retrouve parfaitement dans le procès judiciaire. Or, la jouissance du mal infligé par la peine trouve sa source, non pas dans la justice, mais dans le sentiment personnel de la victime. Dès lors, là où il y a vengeance, le Juste n’est pas. La raison fondamentale en est l’inégalité entre le mal subi et le mal infligé. En effet, comme l’a affirmé dans un esprit similaire Hegel : la vengeance est une passion et toute passion trouble le droit. Les sentiments et ressentiments, comme l’a démontré Sénèque, sont bien malhabiles à porter de justes appréciations. L’écueil d’injustice n’a alors pas vocation à trouver écho dans la pratique judiciaire sur ce fondement puisque la victime n’intervient pas dans le prononcé de la peine. La peine est fondée sur l’intime conviction du juge, laquelle se fonde sur des preuves. Dès lors, ces dernières demeurent un rempart pertinent à l’injustice et permettent ce à quoi le droit aspire : approcher une représentation juste du monde, mais, hélas, sans toujours parvenir à l’atteindre. Voilà le noble dessein des preuves et de leur encadrement judiciaire. Ici aussi, nature et fonction de la preuve se confondent. À travers la victime, l’ensemble de la société est menacé. La preuve, engendrant alors la condamnation, permet de réinstaurer un ordre paisible. L’acquittement de l’accusé vient menacer cet édifice. Ainsi, le récif le plus menaçant d’une telle procédure demeure celui de la preuve imparfaite. Il est primordial de ne pas condamner un innocent, l’Histoire avait répondu à cette nécessité par le système des preuves légales. « Il vaut mieux laisser un coupable impuni que de condamner un innocent ». Tel est le fondement de la probatio probatissima. C’est à cette valeur que le système de preuves légales est attaché. La nécessité d’une preuve certaine avait pour intention de protéger l’accusé de la subjectivité dont le juge aurait pu faire preuve s’il avait pu disposer de son intime conviction. Étaient ainsi admis l’aveu du coupable, ou deux témoignages le désignant comme tel. En l’absence de tels éléments, le recours à la question s’imposait presque de lui-même afin de les provoquer. Les tourments judiciaires apparaissent ainsi comme répercussion directe du système des preuves légales, dont l’objectif premier fut la protection du suspect. Nul doute que l’abolition de la question résulte de celle du système des preuves légales. Au lendemain de la Révolution, la règle de l’intime conviction du juge (promodo probatium ) y fut substituée. Cette pratique, dont Jousse rapporte l’évolution, se retrouve dès la fin du Moyen Âge. En effet, c’est avec une souplesse exponentielle que les magistrats ont appliqué le système des preuves légales. La « question avec réserve de preuves » permettait au juge d’apprécier librement la culpabilité du suspect et de le condamner, en l’absence d’aveu, à une moindre peine. Si l’intime conviction tend à éluder davantage d’erreurs judiciaires que ne le fit le système des preuves légales, la question de savoir que faire en l’absence de coupables demeure bien présente. L’absence de preuves heurte autant la victime que la société. À bien y réfléchir, seule la vérité peut permettre une réelle pacification des conflits pénaux. C’est sur cette vérité que la justice restaurative se fonde. La preuve parfaite tutoie toujours l’idéal. https://www.actu-juridique.fr/droit-penal/la-satisfaction-de-la-victime-en-justice/
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 06 Mai 2021, 12:34

(Ce n'est pas ce genre de texte qui va me convertir à la phrase courte.)

Puisqu'on n'est pas à une, deux ou trois références près, cela me rappelle pour ma part de lointains souvenirs de l'arithmétique de Jaspers, Levinas ou Sartre: pour Jaspers, la vérité commence à deux, il faut plus d'un point de vue, une relation ou une intersubjectivité si l'on veut, pour la produire (la vérité), ou du moins en produire (de la vérité, au partitif): logique aussi judiciaire des deux témoins, testis unus testis nullus; pour Levinas, la justice commence à trois: c'est l'introduction du tiers qui vient rompre le caractère illimité, voire tyrannique, du vis-à-vis d'"autrui", en posant la question de l'équité: je devrais tout à l'"autre", n'importe quel autre (autrui ou le "prochain"), s'il n'y avait pas toujours plus d'un "autre", si je ne devais pas tenir compte des autres (en nombre indéfini mais s'introduisant toujours dans le vis-à-vis par la figure supplémentaire du tiers); d'autre part le tiers est aussi ce qui distingue, partiellement et fragilement, la "justice" de la "vengeance", par l'interposition entre la victime et le coupable du juge présumé neutre et impartial (on ne peut pas être juge et partie). Mais le tiers c'est aussi "l'enfer des autres", dans le Huis-clos de Sartre, celui qui est de trop dans toute relation (two is company, three is a crowd). Façons élémentaires et schématiques, mais utiles, de penser comment une notion de "justice" se complique nécessairement d'elle-même à partir d'une "simplicité" (ou "négativité") absolue.

La justice "restaurative", celle dont parle la fin de l'article (la plus intéressante à mon sens) tendrait de ce point de vue à revenir au deux, au face-à-face de la victime et du coupable, le tiers (juge, société, Etat ou Dieu) s'effaçant dans le rôle de médiateur. Outre qu'elle suppose la survie et du coupable et de la victime, elle abolirait plutôt la notion de "justice" au profit de celles de repentance, de pardon et de réconciliation -- ce serait sans doute mieux qu'une "justice", mais par là même ce ne serait pas la "justice" -- tout en restant dans la logique retorse d'une "justice" qui tend à s'annuler elle-même.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 06 Mai 2021, 14:57

Nous relevons ensuite en Ps 50, 18 : « Si tu vois un voleur (gnb), tu fraternises, tu es chez toi parmi les adultères (mn’pym). » Là encore ce sont les seuls emplois du terme gnb et du verbe n’p dans le Psautier. Ce point montre bien que nous trouvons ici des éléments originaux qui sont introduits dans le Ps 50 et même dans le Psautier. En ce qui concerne Ps 50, 18, on y voit généralement, à juste raison, une allusion au décalogue, avec en Ex 20, 14.15 : « Tu ne commettras pas d’adultère (l’ tn’p). Tu ne voleras pas (l’ tgnb). » Mais la dénonciation de la transgression de ces commandements est justement exprimée aussi dans l’enseignement de Sagesse du livre des Proverbes comme en Pr 6, 30-32 : « On ne méprise pas le voleur (lgnb) qui vole (ygnb) pour s’emplir l’estomac quand il a faim ; pourtant, s’il est pris, il rendra au septuple, il donnera toutes les ressources de sa maison. Mais l’adultère (n’p) est privé de sens, qui veut sa propre perte agit ainsi ! » La complicité avec les voleurs à laquelle il est plus spécialement fait allusion en Ps 50, 18 est également dénoncée en Pr 29, 24 : « C’est partager avec le voleur (gnb) et se haïr soi-même, que d’entendre l’adjuration sans dénoncer. » Dans la tradition de Sagesse la dénonciation du vol et de l’adultère est encore présente par exemple en Jb 24, 14.15.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2008-3-page-419.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 06 Mai 2021, 15:52

La "justice" est forcément à la croisée de tous les chemins, aux confins de tous les "domaines" et "genres" (aussi "littéraires"): religieuse, sacerdotale ou prophétique, royale, administrative ou populaire, sapientiale, morale, sociale, économique, politique, militaire, législative ou judiciaire, tout le monde a son mot à en dire, quoique d'un point de vue à chaque fois différent.

Par rapport à cet article qui me semble un peu nous éloigner de notre sujet, je ferais simplement remarquer que les "influences" ou "contaminations" ne sont jamais à sens unique: le Psautier peut bien être influencé par la Sagesse, celle-ci l'est tout autant par le prophétisme (e.g. Proverbes 1 où la Sagesse parle comme Yahvé dans un livre "prophétique") qui influence aussi la Torah et les Psaumes: aucun "genre" n'est totalement indépendant des autres, ce qui n'empêche pas de les distinguer en partie.

Cependant la relation entre "justice" et "sagesse" est particulièrement forte et claire, dans le "fond" tel que ces deux mots le donnent encore à penser comme dans la "forme"  historico-littéraire: la ma'at égyptienne qui s'apparente au Tsedeq levantin (cf. Römer, supra 3.5.2021) comme à la Dikè grecque (cf. aussi Thémis, Nemesis etc.) est aussi le modèle de la personnification féminine de la Sagesse (Hokhma-Sophia), dans la "couverture" des Proverbes (chap. 1--10 /31) et au-delà (Job 28, Siracide, Sagesse etc.).
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Mai 2021, 10:49

Dieu des vengeances, SEIGNEUR, Dieu des vengeances, parais dans ta splendeur !
Lève-toi, juge de la terre, pour rendre la pareille aux orgueilleux !
Jusqu'à quand les méchants, SEIGNEUR, jusqu'à quand les méchants exulteront-ils ?
(...) Mais le SEIGNEUR est ma citadelle, mon Dieu est le rocher où je m'abrite.
ll fera retomber sur eux leur malfaisance, il les réduira au silence par leur propre mal ; le SEIGNEUR, notre Dieu, les réduira au silence
. (Ps 94,1-3 et 22-23)



Quand Adonaï fait justice (v. 22-23)

La requête du psalmiste qui en appelle à Dieu en qualité de juge (cf. v. 1-2) se voit exaucée (v. 23) : « La requête du v. 2b a été exaucée. yhwh a puni le crime [35]. » Mais avant cela, au verset 22, dont le parallélisme lexical est aisément repérable (AB/A’B’), le priant, en une sorte d’action de grâce, proclame sa foi au « Dieu-Protecteur ». En effet, les métaphores ici employées (refuge, le roc de mon abri) amplifient l’idée que la sécurité et donc le salut dépendent d’Adonaï. Face aux crimes et allégations des sans-loi – lesquels prétendent que Dieu se désintéresse du sort fait aux siens (v. 7) –, Adonaï « se montre citadelle et rocher, protection de l’innocent écrasé face aux agressions des méchants (v. 22) ; il veille à rétablir la justice trahie en faisant retomber le crime sur ceux qui le commettent ». En effet, les malfaisants injustes et criminels récoltent les fruits de leur agir : ils sont donc victimes de la violence qu’ils ont eux-mêmes déchaînée « tandis que Dieu apparaît comme celui qui dicte le droit (v. 12), comme le juste souverain soucieux de rétablir et de maintenir la justice dans un monde où la violence règne en maître ». C’est lui le « Dieu des vengeances » auquel en appelle le psalmiste : un Dieu chargé de rétablir la justice dans un monde de violence. Aussi est-il légitime de continuer à l’invoquer – en remettant entre ses mains le sort des malfaiteurs qui ont été préalablement avertis et interpellés, à l’instar du psalmiste – lorsque le droit et la justice sont bafoués et que les plus fragiles et les plus démunis sont écrasés. https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-4-page-467.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Mai 2021, 12:06

Là où l'hébreu dispose de toute une palette lexicale (nqm pour "vengeance", çdq pour "justice", špt pour "jugement", etc.), le grec qui utilise plus largement une même famille de termes fait mieux ressortir le lien "logique" (ek-dikèsis pour "vengeance" découle directement de la "justice", dikè etc.; cf. supra à partir du 3.5.2021). On peut remarquer aussi que le "dieu" invoqué au v. 2 est 'el ('l-nqmwt, calqué par la Septante: ho theos ekdikèseôn), à peu près interchangeable dans les textes "poétiques" avec le plus courant 'elohim, mais qui porte quand même la trace du dieu suprême et lointain ('El) du panthéon cananéen, l'ancien dieu quasi inactif (deus otiosus), père (des dieux et des hommes) ou grand-père qui n'agit que par les autres (dieux et/ou mortels): la "justice" renvoie toujours à une instance archi- et supra-divine, mais dont l'action, pour être quelquefois "immanente" comme on dit, n'est jamais immédiate ni instantanée: elle est toujours en retard sur l'"injustice", le déséquilibre, la démesure, le crime et l'oppression, et si son "retour de balancier" est certain il n'en est pas moins différé (d'où le leitmotiv, aussi "prophétique", "jusqu'à quand... ?").

Tout le "problème" de la "justice" (qui est "l'histoire" même, ou plutôt son envers) consiste en ce retard structurel (différance), depuis la forme élémentaire de la "vengeance" qui vient déjà par définition trop tard, après le "mal" subi et irréparable, jusqu'à ses complications judiciaires les plus élaborées (temps de la loi orale ou écrite, institution et saisine du juge tiers ou du tribunal, temps de la procédure, de la recherche et de la production des preuves, du débat contradictoire, de la sentence et de l'exécution). Mais le problème particulier du monothéisme est qu'il abolit les médiations sans réduire le délai (pourquoi un dieu unique et tout-puissant qui pourrait faire justice aussitôt, à la limite empêcher toute "injustice", tout "crime" et tout "tort", ne le fait-il pas ?), ce qui jette sur l'instance même de la "justice" son pire soupçon -- soit Job: "Dieu" peut être injuste, et dans ce cas comment le juger puisqu'il n'y a pas d'instance supérieure à lui, ni de tiers neutre et impartial entre lui et quiconque ? La "justice" a beau être "idéale" et comme telle "unique", "suprême" ou "indéconstructible", elle n'en est pas moins envisagée à chaque fois d'un point de vue différent dans une histoire jamais finie: les "méchants" du psalmiste ne le sont pas nécessairement à leurs propres yeux, c'est bien pour ça qu'il faudrait un tiers incontestable pour en juger, celui qu'en définitive on ne peut qu'appeler ou invoquer sans pouvoir empêcher les autres d'en faire autant.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Mai 2021, 12:27

b) Le Juge inique

L’antique légende de Job parlait d’un Dieu libre et déconcertant, dont les décisions parfois surprenantes s’imposent cependant à l’homme. Cette image de Dieu, qui remonte aux origines mêmes de la littérature israélite et est d’ailleurs commune aux peuples du Proche-Orient ancien, n’a probablement pas été contestée avant la prédication des « prophètes de la conversion », à partir du VIIIe siècle. Éducateurs de la conscience morale d’Israël, ces prophètes ont fait comprendre à leur peuple que Yahvé attend des siens une attitude de fidélité active et qu’il s’impose lui-même une règle impérative de rétribution équitable de l’homme selon ses mérites. Après l’Exil, au moment où le rédacteur principal du poème de Job écrit son œuvre, cette image du Dieu récompensant la fidélité et punissant au contraire toute œuvre mauvaise s’était largement imposée. Dans ce contexte, Job ne se contente pas de réaffirmer la vieille idée de la liberté souveraine de Dieu : il reconnaît en lui le Juge des hommes, mais c’est à ses yeux un Juge dévoyé, qui rend volontairement des sentences iniques.

Fort de sa bonne conscience, Job dépose plainte au tribunal de Dieu, mais celui-ci ne l’écoute pas : il « reste sourd à la prière » (24,12), il « lui refuse justice (27,2). L’homme est « la risée de son ami, quand il crie vers Dieu pour avoir une réponse » (12,4) ; celui-ci, en effet, « ne répond même pas une fois sur mille » (9,3 ; voir aussi 30,20). Il est absent, introuvable pour le pauvre qui le cherche (23,8-9), et Job de s’écrier :

« Ah ! Si je savais comment l’atteindre,
parvenir jusqu’à sa demeure !
J’ouvrirais un procès devant lui,
ma bouche serait pleine de griefs ;
je connaîtrais les termes de sa réponse,
attentif à ce qu’il me dirait. » (23,3-5)


Et encore :

« Si je crie à la violence, pas de réponse ;
si j’en appelle, point de jugement. » (19,7)


Dieu se conduit ainsi comme les dirigeants coupables de Jérusalem qui « ne font pas droit à l’orphelin », tandis que « la cause de la veuve ne leur parvient pas » (Is 1,23 ; voir aussi Is 5,23 ; Jr 22,16 ; Am 5, 10, 12 ; etc.). Bien plus : à supposer que Dieu écoute sa plainte, il est encore capable de le condamner, lui qui n’est qu’une victime innocente :

« Si je me justifie, sa bouche peut me condamner,
si je m’estime parfait, me déclarer pervers.
Je suis parfait : peu m’importe la vie,
et je fais fi de l’existence.
Car c’est tout un, et j’ose dire :
il fait périr de même l’homme intègre et le méchant.
Quand un fléau mortel s’abat soudain,
il se rit de la détresse des innocents.
Dans un pays livré au pouvoir d’un méchant,
il met un voile sur la face des juges. » (9,20-24)


Refusant de faire droit à la plainte légitime de l’innocent, Dieu accorde au contraire aux méchants un bonheur durable, décrit presque tout au long du ch. 21. Les impies n’ont pour Dieu que du mépris (v. 14-16), et pourtant ils prospèrent (v. 7-11.17-18) et vivent heureux, sans la moindre inquiétude jusqu’à l’heure de la mort (v. 12-13) ; il est vain d’attendre pour eux une fin plus atroce que celle du juste (v. 19-21) ; même après leur mort, ils sont encore reconnus et honorés (v. 28-34). Voir encore dans le même sens 12,6.

Ainsi, Job ne se plaint pas seulement d’être victime d’une « bavure », d’une exception à la règle de la juste rétribution divine, mais présente son cas comme exemplaire : Dieu organise systématiquement le triomphe du mal et le malheur de l’innocent10. Ceci prolonge évidemment le refus que Job opposait à l’« ordre » de la Création dès les premiers mots de son premier discours (3,3-10). https://books.openedition.org/pusl/7284?lang=fr
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Mai 2021, 13:17

Je n'accède pas à la totalité du texte, mais il y en a un peu plus ici.

Je ne suis pas sûr pour ma part que "l'antique légende de Job" (pré-exilique le cas échéant) corresponde au récit du prologue (et éventuellement de l'épilogue) en prose: en Ezéchiel 14 "Job" ne paraît pas particulièrement "souffrant" ni victime d'"injustice", mais intercesseur comme "Noé" et "Dan(i)el" -- c'est toutefois sans importance pour le présent sujet.

Le fond du problème, en revanche, c'est bien que quand un "Dieu" occupe la place de "la justice" archi- ou supra-divine il ne peut plus être "jugé", ni "juste" ni "injuste": dire que "Dieu est juste" devient une pure tautologie, qui ne dit rien d'autre que "Dieu est Dieu", et par là même toute notion de "justice" s'évanouit au profit d'un modèle "arbitraire" et "tyrannique": la "justice" c'est le "bon vouloir" du monarque absolu (à ce propos, il aurait fallu noter dans le psaume 94 évoqué dans ton post précédent la mention du "trône" au v. 20 qui est plus qu'une "métaphore", puisque c'est aussi la place du "pouvoir", exécutif, législatif ou judiciaire, qui rend possible à la fois une "justice" et une "injustice" sans appel). La recherche impossible d'une instance supérieure à "Dieu", neutre ou antagoniste, tiers-juge, témoin à charge ou à décharge, défenseur de Job et/ou accusateur de "Dieu", est particulièrement insistante dans le livre de Job (p. ex. 9,12.19.24.33; 11,10; 19,26s; 23,13).
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 11 Mai 2021, 11:04

C’est donc l’alliance qui détermine et guide la justice d’Israël. Dieu est juste et l’Israélite peut l’être. On crée et on exalte des types de justes. Abraham est juste à cause de sa foi. Dans le culte, les Psaumes chantent la grandeur de la justice et le livre qui les rassemble débute par un éloge de la voie droite de la justice (Ps 1 ; voir Ps 73, 119). Le livre de Job, où ce juste souffrant fait son apologie, décrit dans une page grandiose la justice biblique dans son apogée (Jb 31, 1-37).

La pureté de l’alliance est cependant toujours menacée. Il faudra sous Josias et, après l’exil, avec Esdras renouveler solennellement le pacte. L’infidélité, l’injustice guettent le peuple. Ce fut l’œuvre des prophètes de veiller à la pureté du contrat. La possession du vrai Dieu ne doit pas être regardée comme un privilège dispensant l’individu de faire la justice. Le culte ne peut être un alibi au manque d’obéissance aux préceptes. La justice est le devoir de tous, des rois, des puissants, du peuple. Le pauvre et l’humble doivent être protégés contre l’injustice. Dans le fameux chant de la vigne, Isaïe s’écrie : « Il attendait le droit et voici l’iniquité, la justice et voici les cris (Is 5, 7). » Au temps du judaïsme se rapprochant de l’ère chrétienne, la Loi est de plus en plus la règle de l’agir religieux. Il y a menace que la lettre fasse obstacle à l’esprit. On en vient à une religion de la Thora, du livre, expliqué par la tradition des anciens, contrôlant chaque geste extérieur au détriment de l’âme du judaïsme authentique. Cependant les prophètes avaient insisté sur la responsabilité personnelle. Avec Jérémie (31, 29-30) et surtout Ezéchiel (18, 1-32) un éclairage nouveau s’était annoncé :

« Qu’avez-vous à répéter ce proverbe au pays d’Israël :
les pères ont mangé des raisins verts,
et les dents des fils ont été agacées. »

Celui qui péchera mourra.

Enfin l’idéal de justice est projeté dans l’avenir, dans l’attente messianique. Isaïe voyait le Messie installé sur le trône de David et sur son royaume « pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice » (Is 9, 6 ; voir Is 45, 6 ; 60, 17).

Le vocabulaire et l’idée de justice de Dieu et de justice de l’homme présents dans toute la littérature canonique de l’Ancien Testament ont été repris dans les écrits apocryphes des deux derniers siècles avant notre ère. On les retrouve dans le livre d’Hénoch, les Testaments des Douze Patriarches. Israël les maintiendra dans ses livres apocalyptiques et les discussions rabbiniques postérieures. Mentionnons spécialement les livres de Qumran. Là les moines nommaient leur chef « le Maître de Justice », eux-mêmes étaient appelés « fils de la Justice » (1 QS 30, 20, 22) et leur vie religieuse apparaissait comme « un service de la justice » (1 QS 1, 5 ; 8, 2). Ainsi l’ère chrétienne s’inaugure dans un milieu juif où la justice est un mot clef du judaïsme contemporain. https://books.openedition.org/pusl/9821?lang=fr
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 11 Mai 2021, 12:11

Excellent tour d'horizon si on le replace dans son contexte (catholique et catéchistique, 1976, Béda Rigaux en fin de carrière).

Aujourd'hui on y verrait cependant beaucoup à redire. Par exemple, le rapport de la "foi" d'Abraham à la "justice" (Genèse 15,6) qui fonde toute la théorie paulinienne de la "justification" en Romains-Galates, et plus encore sa reprise luthérienne, est bien plus complexe. Déjà on peut hésiter sur le sens du texte hébreu: est-ce Yahvé qui "compte" la confiance d'Abraham comme "justice" de la part de ce dernier, ou la confiance même d'Abraham qui consiste à "compter" la promesse de Yahvé comme une expression de SA "justice" ? S'il fallait choisir j'inclinerais vers la première option, mais ça se discute et rien ne dit qu'il faille choisir: le texte est ambigu et le reste au-delà de tout choix exégétique. Surtout, cela n'ôte rien au fait majeur que "Paul" transforme l'"exception" en "règle": dans le contexte de la Genèse on peut comprendre que la "foi" d'Abraham lui vaut à titre exceptionnel et provisoire un statut comparable aux "justes" (comme Noé, voir supra, où aucune "foi" n'est invoquée), par anticipation sur les "actes" à venir (circoncision, sacrifice d'Isaac p. ex.). De là à faire de la "foi" un, voire le seul "principe de justification", il y a un grand pas...

Par ailleurs, il ne faudrait pas confondre la "tradition" pharisienne, que le NT critique a posteriori, avec l'ensemble du judaïsme contemporain qui peut avoir de tout autres conceptions de la "justice", également opposées quoique sous d'autres angles à ladite "tradition" (notamment à Qoumrân, où la référence est majoritairement "sacerdotale" et anti-pharisienne).
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 10:26

La Justice apparaît ainsi comme une leçon et comme une fonction. Son incidence est double: théologique et sociale. Théologique- parce que la Justice implique une connaissance de Dieu antérieure à la constitution juridique de la cité. Sociale - parce que dans la cité soumise à la connaissance de Dieu, la Justice fixe les rapports entre les hommes. Elle n'est pas seulement l'administration périodique par certains d'une mesure opportune ou sage. C'est une alliance entre Dieu et les hommes. Elle se fait par le concours indispensable de tous, à tout instant, dans toutes les phases de la vie individuelle et collective. Comportant une multiplicité de termes et recouvrant une extrême diversité, la Justice signifie dans l'Ancien Testament à la fois la vénération, le respect, la légalité, l'amour et la charité. Elle symbolise la vertu sainte et l'honnêteté profane. Elle est non moins l'équité et le bon droit que le droit strict et la sévérité. Elle englobe la clémence et la rigueur. Elle représente surtout la sincérité, l'intégrité, la pauvreté et l'innocence.

…Je ne saurais faire meilleure oeuvre de synthèse qu'en rapportant le texte intégral du Deutéronome , chapitre 16, verset 18 et suivants: "Tu institueras des juges et des magistrats dans toutes les villes que l'Eternel ton Dieu te donnera dans chacune de tes tribus; et ils devront juger le peuple selon la justice. Ne fait pas fléchir le droit, n'aie pas égard à la personne, et n'accepte point de présent corrupteur, car la corruption aveugle les yeux des sages et fausse la parole des justes. C'est la justice, la justice seule que tu dois rechercher !"

Du début jusqu'à la fin du Pentateuque le principe de la législation reste celui de la recherche de la justice. Aimer Dieu, suivre ses voies, défendre la veuve et l'orphelin, secourir l'indigent et protéger l'étranger, c'est rendre la justice, c'est l'appliquer. Rien ne peut être soustrait à la règle de justice, ni dans la sphère du droit public ni dans celle du droit privé, ni dans les moments solennels, ni aux heures banales de la vie. L'homme tout entier est "livré" : il est sous l'emprise incessante et implacable de la justice qui, toujours, veut se manifester et être manifestée.

…L'expérience de la souffrance a pour corollaire l'accomplissement de la justice. Il est clair que sur ce point l'Ancien Testament a complétement innové. En effet, l'antiquité non biblique, influencée par le mythe de Prométhée, ignorait que la souffrance pût engendrer mieux que la révolte ou le dédain. Remarquons, d'autre part, qu'en nouant la pratique de la justice au souvenir d'un esclavage, l'Ancien Testament bouleversait non seulement l'éthique mais encore la politique de l'antiquité. http://judaisme.sdv.fr/perso/rdneher/justice.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 12 Mai 2021, 11:01

Document extraordinaire sous un autre aspect, parce qu'il montre qu'on avait dans les années 1950 une tout autre conception, à mon avis bien plus riche, de la "laïcité" -- le contexte concordataire d'Alsace n'expliquant pas tout: c'est un discours parfaitement confessionnel dans le cadre parfaitement officiel d'une institution républicaine, le président de la Cour d'appel de Colmar (qui est aussi le frère d'André Neher) y témoigne tranquillement du rapport positif qu'il fait entre sa "religion" (juive) et son "métier" de magistrat de la République, chose à peu près impensable aujourd'hui.

Au passage, il me fait penser (§ 1) que la question (interro-négative) d'Abraham en Genèse 18,25, question qu'on dirait de nos jours "rhétorique" par anglicisme, est au fond aussi radicale, quoique plus déférente dans la forme, que celles de Job: "Le juge (špt, shopheth) de toute la terre ne fera-t-il pas le droit, ou la justice (m-špt, mishpat) ?" Toute l'aporie ou la tautologie du "Dieu-juste" par définition (cf. supra 10.5.2021) est là, et Yahvé n'y répond pas vraiment, ni en parole dans le dialogue avec Abraham ni par les actes qui suivent (destruction de Sodome etc.) et qu'on aurait mille raisons, pas toutes anachroniques, de trouver "injustes". Quand "Dieu" et "la justice" ne font qu'un, la question de "la justice de Dieu" n'a plus aucun sens, et pourtant elle n'en finit pas de se poser.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 25 Mai 2021, 11:27

Citation :
Au passage, il me fait penser (§ 1) que la question (interro-négative) d'Abraham en Genèse 18,25, question qu'on dirait de nos jours "rhétorique" par anglicisme, est au fond aussi radicale, quoique plus déférente dans la forme, que celles de Job: "Le juge (špt, shopheth) de toute la terre ne fera-t-il pas le droit, ou la justice (m-špt, mishpat) ?" Toute l'aporie ou la tautologie du "Dieu-juste" par définition (cf. supra 10.5.2021) est là, et Yahvé n'y répond pas vraiment, ni en parole dans le dialogue avec Abraham ni par les actes qui suivent (destruction de Sodome etc.) et qu'on aurait mille raisons, pas toutes anachroniques, de trouver "injustes". Quand "Dieu" et "la justice" ne font qu'un, la question de "la justice de Dieu" n'a plus aucun sens, et pourtant elle n'en finit pas de se poser.

Mais la tradition juive va plus loin : elle enseigne que la stricte justice ne doit jamais être appliquée. Cela, nous l’apprenons d’Abraham le Patriarche :

Or, l’Éternel avait dit : « Tairai-Je à Abraham ce que Je veux faire ? Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante, et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? Si Je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice ; afin que l’Éternel accomplisse sur Abraham ce qu’Il a déclaré à son égard. » L’Éternel dit : « Comme le décri de Sodome et de Gomorrhe est grand ; comme leur perversité est excessive, Je veux y descendre ; Je veux voir si, comme la plainte en est venue jusqu’à Moi, ils se sont livrés aux derniers excès ; si cela n’est pas, J’aviserai. » Les hommes quittèrent ce lieu et s’acheminèrent vers Sodome ; Abraham était encore en présence du Seigneur. Abraham s’avança et dit : « Anéantirais-Tu, d’un même coup, l’innocent avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville : les feras-Tu périr aussi, et ne pardonneras-Tu pas à la contrée en faveur des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de Toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de même façon ! Loin de Toi ! Celui qui juge toute la terre serait-Il un Juge inique ?

Deux racines sont ici employées, apparemment synonymes mais en fait distinctes : tsedeqa et mishpat (versets 18 et 25). La justice du juste permet à la miséricorde divine de s’exercer, l’existence de cinquante justes (tsadiqim) dans la ville de Sodome entraîne obligatoirement l’application de la miséricorde divine pour tous les criminels qui les entourent. C’est le sens littéral des versets 24 et 25 :

Loin de Toi Seigneur d’agir de la sorte, en mettant à mort et les justes et les méchants de sorte que (le mérite) des justes aurait un sort identique aux crimes des méchants. Le Juge (shofet) de toute la terre n’agirait donc pas selon la justice (mishpat).

De quelle justice peut-il s’agir ici ? La justice stricte exigerait que les cinquante (puis quarante-cinq, quarante, trente, vingt, dix) justes soient sauvés et les méchants, punis. C’est ce que l’hébreu désigne par le mot din . Or Abraham plaide pour une toute autre justice (en hébreu mishpat), celle qui est tempérée par la miséricorde. A contrario, dans un texte antérieur à celui-ci, Dieu se révèle comme le Juge qui ne trouvera pas de raison de juger selon la tsedaqa et donc Il sera contraint d’appliquer le din. https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-1-page-129.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 25 Mai 2021, 11:56

Sur cet article et les distinguos lexicaux (entre çedaqa, mishpat ou dîn notamment) qu'il rétrojette de l'usage rabbinique sur le texte biblique, voir supra 30.4.2021. Pour mettre les points sur les i, ces nuances ne me semblent avoir aucune pertinence "exégétique" au sens de l'exégèse occidentale et moderne, parce que ce sont des constructions sémantiques ultérieures, qui proviennent bien pour partie des textes "bibliques" mais ne leur sont pas pour autant applicables telles quelles en retour (anachronisme de réinscription). Ce qui n'enlève rien à leur grand intérêt pour ce qui concerne les traditions pharisienne et rabbinique.

Dans le texte de la Genèse, comme je l'ai également suggéré plus haut (12.5.2021), la question de la "justice de Dieu" (Yahvé) est bien posée, au même titre et avec autant d'acuité, quoique plus brièvement, que dans Job. Mais comme dans Job aussi elle ne reçoit aucune réponse, jusque dans les réponses divines en paroles ou en actes qui ne répondent précisément pas à cette question-là.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 26 Mai 2021, 10:26

1) L’injustice provient d’un sentiment c’est-à-dire qqch qui n’est pas rationnel, théorique : la justice à affaire avec la vie, nos corps, ce qu’on subit. En ce sens on peut dire que l’injustice n’est pas une connaissance en soi de ce qui est juste ou pas mais vivre un manque, une offense. Lien justice-sentiment.
2) Pour autant on ne peut pas se faire justice soi-même car on ne peur pas être à la fois juge et partie. La justice consiste à accepter l’arbitrage d’une tierce personne qui, étant extérieure au litige, n’ayant aucun intérêt dans l’affaire, a assez de distance et de recul pour être objective.
Exemple : la justice du roi Salomon dans la Bible : l’homme qui se venge est nécessairement injuste. Pourquoi ?
- son jugement est troublé par ses sentiments (souffrance, colère, indignation) il n’est donc pas objectif.
- il agit de manière arbitraire : la vengeance peut être disproportionnée par rapport au mal subi
- la vengeance apparaît comme une nouvelle offense que rien ne distingue de la première et qui appelle à son tour vengeance : la vengeance n’est pas seulement injuste, elle est aussi une menace pour la paix.
3) L’allégorie de la justice
- porte un bandeau sur les yeux pour illustrer l’impartialité avec laquelle elle doit juger
- porte une balance car il s’agit de proportionner les peines avec les actes commis (nous verrons pas la suite l’importance de cette notion de proportionnalité dans le domaine de la justice)
- porte une épée car elle use de la coercition (pouvoir de contraindre) pour rendre la justice
Transition I/II : nous avons vu jusqu’ici que la justice doit partir de la reconnaissance d’une égalité absolue des hommes devant la loi (isonomie). Or, est-elle suffisante? Ne faut-il pas prendre en compte d’autres éléments que l’égalité devant la loi en tant qu’homme pour assurer la justice ? Traiter deux personnes de la même manière lorsqu’elles ne sont pas mises dans les mêmes circonstances est-ce encore de la justice ?
II. Justice, égalité, équité
1) Le risque de l’égalitarisme
La notion d’égalité, aussi belle soit-elle, cache plus qu’elle n’explique ce que devrait être la justice. Appliquer de manière égale des lois sans prendre en compte la complexité du réel, c’est en réalité faire preuve d’injustice ... https://tribu.phm.education.gouv.fr/toutatice-portail-cms-nuxeo/binary/Cours+justice+II.1%29+a%29.pdf?type=FILE&path=%2Fdefault-domain%2Fworkspaces%2Fespace-collaboratif-pedagogique-du-lycee-rosa-parks-de-montgeron._1605797902287_.trashed%2Ft16%2Fdocuments%2Fphilo%2Fcours-justice-ii-1-a-pdf&portalName=foad&liveState=true&fieldName=file:content&t=1612335251
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMer 26 Mai 2021, 11:16

Dommage qu'on n'ait pas le texte de Ricoeur que ce document commente. (Sur la question du tiers, qui n'est pas seulement le juge, cf. supra 6.5.2021.)

On reconnaît sans doute "l'injustice" avant (plus tôt et plutôt que) "la justice", ce qui confirme le caractère foncièrement négatif et dérivé de cette dernière: "l'injustice" est le "phénomène", le fait ou l'événement inséparable de son "intuition", perçu, ressenti, nommé et qualifié comme telle (injuste); la "justice" de ce point de vue n'est que l'absence ou la disparition d'un tel sentiment. Mais même le sentiment d'"injustice" est second par rapport à celui du "mal subi", passion, souffrance, tort, dommage, lésion, qu'il faut déjà rapporter à autre chose (encore du tiers) pour le qualifier d'"injuste" ou de "juste", dans le cas du tort subi par la victime ou de la peine subie par le coupable.

Cela aussi fragilise la distinction (conventionnelle et artificielle) entre "vengeance" et "justice", qui proviennent bien du même sentiment et du même mouvement (comme en témoigne la langue grecque, ainsi qu'on l'a vu plus haut, 4.5.2021): même celui qui est "juge et partie" (et exécuteur le cas échéant) introduit du tiers en soi pour se donner raison, pour s'accorder le droit ou s'investir du devoir de se venger (d'autant que la vengeance se réfère aussi à un "droit" établi, fût-il coutumier et tacite, c'est un consensus social qui l'approuve et la réclame). Il y a toujours du "jugement" et de la "justice" dans la vengeance, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait toujours de la vengeance dans la "justice", autant qu'on s'efforce de l'en distinguer.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 27 Mai 2021, 11:15

"Voici encore ce que j'ai vu sous le soleil : A la place du droit, là est la méchanceté,  à la place de la justice, là est la méchanceté. Je me suis dit : Dieu jugera le juste et le méchant,  car il y a un temps pour chaque chose et un lieu pour chaque œuvre. Je me suis dit, au sujet des humains, que Dieu les éprouvait, pour qu'ils voient eux-mêmes qu'ils ne sont que des bêtes. Car le sort des humains et le sort de la bête ne sont pas différents ; l'un meurt comme l'autre, ils ont tous un même souffle, et la supériorité de l'humain sur la bête est nulle : tout n'est que futilité. Tout va dans un même lieu ; tout vient de la poussière,  et tout retourne à la poussière. Qui sait si le souffle des humains s'élève vers les hauteurs, et si le souffle des bêtes descend vers le bas, vers la terre ? J'ai vu qu'il n'y a rien de mieux pour l'être humain que de se réjouir de ses œuvres : c'est là sa part. En effet, qui le fera revenir pour voir ce qui sera après lui ?"  (Qo 3,16-22)

Ce texte est ambiguë ...  Pour l'auteur, le jugement est universel, il concerne tous les hommes ("le juste et le méchant") et il concerne tous les actes et tous les désirs.  C'est Dieu qui décide du "temps" et du "lieu" du jugement. Il n'a jamais rien affirme de tel en ce qui concerne les animaux ~ il y a donc dans l 'espèce humaine une particularité qui lui permet, et d'être choisie par Dieu et d'être, en fin de compte, jugée par lui.  Le verset 22 laisse entendre que le destin de la création n'est peut être pas définitivement scellé. L'homme ne sait ni comment, ni pourquoi un tel jugement aura lieu, et cela accroit le mal qui pèse sur lui mais il semble qu'une connaissance, bien que limitée, soit accordée a une certaine catégorie, d'hommes ("le cœur du sage connait le temps et le jugement") :

"Celui qui observe le commandement ne connaîtra rien de mauvais ; le cœur sage connaîtra le temps et le jugement. Car il y a pour chaque chose un temps et un jugement ; le mal de l'être humain est grave pour lui. En effet, il ne sait pas ce qui sera ; qui pourrait lui dire comment cela sera ?" (Qo 8,5-7)

L 'homme ne connait pas son avenir, ni le dessein divin, pas plus qu'il ne sait pourquoi et comment aura lieu le jugement.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeJeu 27 Mai 2021, 12:02

Le livre de Qohéleth est hautement contradictoire, comme beaucoup de livres et parmi les meilleurs; on peut toujours attribuer les contradictions à une pluralité d'"auteurs" (rédacteurs, correcteurs, censeurs, etc.), mais ça ne change rien au fait de la contradiction, et si l'on tient à lui assigner un sujet on peut aussi bien dire que c'est la "sagesse" qui se contredit (qohéleth est d'ailleurs un nom de forme féminine, comme hokhma ou sophia, bien qu'il s'accorde au masculin dans son rôle de figure du roi sage [Salomon]). Le texte enchaîne les formules du genre "je me suis dit" (j'ai dit-parlé dans, sur, avec mon "coeur", depuis 1,12.16 etc.) qui évoquent des réflexions successives au fil des expériences, sans en privilégier aucune (pas plus la ou les dernières que les premières). En ce qui concerne la "justice" ou le "jugement", les négations (2,12ss; 3,16ss; 5,8ss; 7,15ss; 8,14ss; 9,1ss) sont plus nombreuses que les affirmations (9,11; 12,14), mais la contradiction est assez superficielle dans la mesure où la "justice" elle-même apparaît comme foncièrement négative, "justice" de la mort et du retour à la poussière, de l'abolition des différences qui reste "juste" au sens d'Anaximandre, quand même elle paraît scandaleusement "injuste" aux yeux des vivants (mortels, mourants, survivants).
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 31 Aoû 2021, 15:05

Une des expressions les plus concises et saisissantes de la "justice" comme "rétribution" se trouve, ce n'est sûrement pas un hasard, dans l'introduction dite "deutéronomiste" du livre des Juges (1,7), et dans la bouche d'un (roi ?) Adoni-Bézeq (déformation intentionnelle ou non de l'Adoni-Çédeq roi de Jérusalem en Josué 10, qui rappelle à son tour le Melki-Çédeq roi de Salem en Genèse 14, cf. encore l'Adoni-Yah des Rois): Comme j'ai fait, ainsi (le) dieu m'a rendu (šlm, de la racine sémitique qui a donné shalom, salam ou islam, qui se retrouve au même verset dans le nom de "Jérusalem" et qui évoquerait ici davantage la "justice", comme çdq, que la "paix"; "justice" en l'occurrence comme règlement de comptes ou retour d'un déséquilibre à l'équilibre, à l'instar de la dikè ou de la nemesis grecques; notre mot de "satisfaction", si on arrive à l'entendre à la fois dans son usage ancien, féodal ou aristocratique, et moderne, peut aider à voir le rapport entre "justice" ou "vengeance" et "paix": réclamer, obtenir satisfaction d'une offense, cela est aussi censé mettre fin à un litige). Outre la concision de la formule, c'est évidemment le contexte narratif qui la fait remarquer par sa cruauté: ablation des pouces et des gros orteils, rendant inapte entre autres à tout maniement d'armes, infligée par Adoni-Bézeq à 70 rois vaincus, puis par Israël (plus précisément Juda et Siméon, cf. Genèse 34 etc.), qui a priori n'en savait rien, à Adoni-Bézeq. Juste retour des choses, comme on dit -- mais pour une fois c'est le principal intéressé, le bourreau devenu victime comme ses propres victimes, qui le dit.

Cela n'apportera sans doute pas grand-chose à nos considérations antérieures sur la "justice" (vengeance, rétribution, talion, karma, etc.), mais c'en est tout de même une illustration remarquable. D'autant que le Sermon sur la montagne, qui en plus d'un sens se situe aux antipodes, participe à sa façon de la même structure: qu'est-ce en effet que "tendre l'autre joue", sinon retourner contre soi la vengeance ou le talion même, comme si on ne pouvait subvertir son principe répétitif qu'en le confirmant, d'un énième coup supplémentaire ?
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 25 Jan 2022, 12:09

L'injustice, le prophète et le droit

"Ainsi parle Yhwh : Pour trois crimes d’Israël et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales, Parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles, Parce que fils et père vont à la même fille afin de profaner mon saint Nom, Parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gages, à côté de tous les autels et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende"… (Amos 2,6-justice(s) ? - Page 2 Icon_cool ...

Un prophétisme premier ?

Cet autre ordre, historique, révèle une place et un rôle sinon premiers, du moins primordiaux, du prophétisme dans l’expérience religieuse et morale d’Israël ; et donc le mouvement d’intelligence et de réflexion qui caractérise l’intervention des prophètes, loin d’être à la remorque d’une législation plus ou moins commune aux peuples du Proche-Orient ancien, lui fournirait bien plutôt une inspiration spécifique. Dans cette perspective, la loi ne relève plus exclusivement d’un ordre originel, objectif et immuable des choses, comme semble l’imposer le Décalogue placé en tête du corpus législatif du Pentateuque, ou comme le proclament les préambules de toutes les législations, d’Hammurabi à nos jours ; elle serait plutôt seconde, ne serait-ce qu’en raison d’une contrainte : tout corpus législatif pour être élaboré et donc nécessité suppose d’abord une expérience des comportements humains, de leur violence et de leur anarchie, ou encore de leur injustice primordiale. Une nécessité, une urgence et donc une inspiration sont, en effet, nécessaires à la législation et donc à la justice, et non l’inverse. En ce sens précisément, le prophétisme biblique peut logiquement apparaître premier, jusque dans le rapport à ces comportements qui réduisent la loi à l’impuissance, c’est-à-dire à néant.

Car il est bien connu que la loi peut être détournée, ainsi que nous le rappelait déjà Amos, de sorte que ce n’est plus la loi qui s’impose immédiatement, mais un certain nombre de comportements. Or, en révélant qu’elle peut être détournée, ces comportements rendent la loi impuissante, inexistante. Qu’on pense ici aux « affaires » qui aujourd’hui encore défraient régulièrement la chronique, dans une culture qui a pourtant placé la Loi au-dessus de tous les citoyens auxquels elle rappelle que nul n’est censé l’ignorer ! Or les choses se passent à l’exact inverse, comme si en l’occurrence le droit n’était jamais suffisant pour dénoncer l’injustice, ou comme s’il était toujours absent, c’est-à-dire pas encore inventé ; en un mot, toujours second.

https://www.cairn.info/revue-projet-2005-6-page-76.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? - Page 2 Icon_minitimeMar 25 Jan 2022, 13:09

Texte remarquable (et relativement bref, je le note pour encourager sa lecture intégrale).

Le problème du "premier" ou de l'"origine" est toujours abyssal: avant toute "protestation" (p. ex. "prophétique"), il y a une "situation" et un "sentiment d'injustice" qui naissent eux-mêmes d'une "histoire" en partie mémorielle (de mémoire individuelle et collective, familiale, nationale etc.) et foncièrement immémoriale, entourée d'un halo d'"irréel" (possibilité, potentialité, virtualité, tout ce qui s'est produit aurait pu ne pas se produire ou se produire autrement, et de ce "pouvoir" à un "devoir" tout aussi irréel, aurait dû, il n'y a qu'un pas allègrement franchi par la "loi" comme par la "morale"), le sentiment de "justice" (ou plutôt, plus tôt, d'injustice) n'est lui-même qu'un effet de ce jeu sans commencement ni fin réellement concevables, imaginables ou assignables.

Au passage, le NT présente un type d'"anachronisme" comparable à celui de l'AT (Torah avant les Prophètes dans le canon comme dans l'"histoire sainte", mais prophétisme avant la Torah dans l'"histoire réelle", outre que l'écriture fait précéder la Torah même d'une préface narrative, Genèse et début de l'Exode, on sait le parti que le paulinisme, entre autres, en tirera): pour le lecteur "les évangiles" et "Jésus" viennent avant les épîtres, les Actes ou l'Apocalypse, quoique la "critique" discerne aisément un ordre de rédaction inverse (au moins pour les premières épîtres pauliniennes); la situation se complique du fait que le "Jésus" fondateur apparaît aussi comme contestataire d'un ordre antérieur (juif, sinon romain) -- mais "Moïse" l'était déjà d'un ordre "égyptien", "Abraham" d'un ordre "mésopotamien" ou "cananéen", etc. Dans tous les cas l'"origine" reste radicalement inaccessible, si elle ne se rejoue pas en fait à chaque re-lecture (ana-gnôsis), ana-chronique par définition.
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