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 justice(s) ?

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Narkissos

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MessageSujet: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeDim 25 Avr 2021, 16:28

Je me demandais si nous avions jamais consacré un fil à ce mot si polysémique -- probablement trop polysémique pour faire une notion et un concept: je ne trouve que celui-ci, il y a plus de dix ans, au départ limité au NT et à la "justice" au sens judiciaire (tribunal), et celui-là qui s'annonçait plus général et a tourné encore plus court; un peu plus sur la notion connexe de "jugement" (ici et ) ou de "justification".

Ce mot-là, contrairement à tant d'autres, n'a pourtant rien perdu de son "actualité", en dépit de la variation considérable de ses "sens" et de ses "définitions" d'une époque, d'un lieu et d'un milieu à l'autre, et de ses traductions d'une langue et d'une culture à l'autre (dans la tradition "biblique", la racine hébraïque çdq, rendue presque systématiquement en grec par dikè et ses dérivés; dans la Genèse il y a déjà des "justes", à commencer par Noé, sans que soit jamais expliqué en quoi consiste la "justice"). Il nous "parle" encore, comme on dit, même si c'est pour nous dire des choses très différentes. Derrida le disait "indéconstructible", Heidegger pointait sa présence dans la plus ancienne parole "philosophique" qui nous soit (peut-être) parvenue, celle d'Anaximandre rapportée par Simplicius: ἐξ ὧν δὲ ἡ γένεσίς ἐστι τοῖς οὖσι͵ καὶ τὴν φθορὰν εἰς ταῦτα γίνεσθαι κατὰ τὸ χρεών διδόναι γὰρ αὐτὰ δίκην καὶ τίσιν ἀλλήλοις τῆς ἀδικίας κατὰ τὴν τοῦ χρόνου τάξιν: de quoi il y a genèse (naître, advenir, apparaître) des étants, vers cela advient aussi le périr ('corruption', pourriture, destruction, disparition) comme il faut qu'ils se donnent 'justice' (dikè) et rétribution les uns aux autres pour l''injustice' (adikia) selon l'ordre du temps". Définition pour le moins "négative" d'une "justice" qui a partie liée avec la mort et toutes les forme de dé-struction, qui consisterait à abolir toutes les différences dans l'absolu (qu'Anaximandre nomme justement apeiron, il-limité, in-défini, in-différent) -- on peut penser à la formule de Hegel moquant Schelling, "la nuit où toutes les vaches sont noires".

Il n'est cependant pas dit qu'on puisse parvenir à un concept plus "positif" de la "justice"...
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le chapelier toqué

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeLun 26 Avr 2021, 10:55

Narkissos a écrit:
dans la Genèse il y a déjà des "justes", à commencer par Noé, sans que soit jamais expliqué en quoi consiste la "justice").

Selon ma compréhension et mon utilisation du mot juste, justice, Noé n'était-il pas décrit comme un personnage juste parce qu'il vénérait Dieu ou son Dieu et tentait de vivre selon des préceptes qu'ils connaissait venant de la divinité qu'il adorait.

Le mot justice dans la sentence suivante : "Je demande justice" peut simplement signifier : "Je demande réparation au mal que l'on m'a fait, que j'ai subi" et non je demande la même justice pour tous les humains.
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Narkissos

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeLun 26 Avr 2021, 12:34

Genèse 6,9 n'en dit pas tant: "homme juste" ('iš çaddiq), "intègre", "complet" ou "parfait" (tamim) "dans ses générations", qui "marchait avec le dieu" ou "les dieux" (ce qui avait déjà été dit d'Hénoch, mais sans "justice" ni "intégrité-perfection", 5,22ss). On peut évidemment rapporter tout cela au "contexte", malgré la diversité des rédactions (la "justice" s'inscrirait à l'encontre d'une "mauvaiseté" ou "méchanceté" des "hommes" ou de leur "coeur", d'une "violence", d'une "perversion-corruption", etc.), mais ça ne nous en apprendrait pas beaucoup plus sur la "norme", le "critère" ou le "contenu" de la "justice" de Noé: rien de "positif", que du "négatif" (ce qu'elle n'est pas). On peut remarquer aussi, par rapport à la "justice" d'Anaximandre, que l'ensemble du récit (du déluge) est une histoire de destruction, générale (hommes et bêtes), qui n'aboutit pas (par l'exception du "juste" précisément, comme plus loin Sodome, Gomorrhe et compagnie où ladite exception se règle différemment) -- sans que ni l'intention destructrice ni le renoncement à celle-ci soient qualifiés de "justes".

Il est bien clair que chaque contexte définit plus ou moins précisément de quelle "justice" on parle (dans tes deux exemples: 1) jugement judiciaire ou vengeance, châtiment du coupable, réparation du tort, indemnisation de la victime OU 2) "égalité" ou "équité" politique, sociale, économique, juridique ou judiciaire, impartialité, égalité de traitement ou de chances, à l'échelle d'une société plus ou moins large, d'une situation donnée à l'humanité-en-général), mais le fait qu'on utilise le même mot (en français, mais pas seulement) dans tous les cas implique une quasi-notion de "justice" prépondérante à chaque "justice" particulière, une "justice" toujours indéfinie mais unique et transcendant toutes ses définitions, qui s'invite dans chaque "contexte" en débordant tout "contexte": même dans un tribunal on parle (ô combien) de "justice" dans un sens qui ne se limite pas au "droit", en plaidant que telle décision serait "juste" ou "injuste" quand dans tous les cas elle serait par définition "légale" et "de justice", au sens "judiciaire"...
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 09:57

Justes, justice, justification

Justice et désir (Lc 1,5-23 ; 2,25-35 ; 23,50-56)

La problématique de la justice est essentiellement portée par la figure narrative des justes. Plus précisément par les figures : le terme dikaios ne désigne pas une catégorie théologique unifiée. Au contraire, le narrateur semble prendre le contrepied de l’opération qui consisterait à rassembler les justes selon des critères qui permettraient de tracer les limites de la justice. Alors qu’il commence son récit à la manière de la LXX, en présentant deux « justes » (Zacharie et Élisabeth) définis comme tels d’après leur fidélité aux commandements divins (Lc 1,5-23), c’est pour commencer immédiatement à brouiller les cartes. La justice fortement affirmée est aussi fortement associée à un manque : ils sont justes selon les critères de la loi, et pourtant se creuse au cœur de leur existence une attente, un désir. Et c’est sur ce désir que la narration vient prendre appui pour décrire l’intervention divine. Celle-ci est toutefois signifiée de manière paradoxale, à l’aide des deux figures symétriques des justes qui délimitent la biographie de Jésus : Siméon (Lc 2,25-35) et Joseph d’Arimathée (Lc 23,50-56). Jésus est la réponse à l’attente des justes, mais une réponse non saturante. Les figures de l’enfant et du cadavre que l’on porte semblent aux antipodes de ce que le texte désigne comme l’objet de leur espérance : la consolation d’Israël et le règne de Dieu.

Dès lors, le thème de la justice est pris dans un effet dialectique qui traverse toute la narration. Alors que les premières phrases pouvaient laisser prévoir une prise en charge de ce motif sur le mode de l’exemplarité (imiter la justice de Zacharie, d’Élisabeth et de Siméon pour pouvoir accueillir le don de Dieu), le récit ne tarde pas à se faire question, à interroger l’articulation entre justice et salut, en désignant, par la bouche de Jésus, la catégorie des « justes » d’un tout autre point de vue que celui de la loi (avec lequel le narrateur avait déjà marqué une certaine distance dans les récits évoqués plus haut) : les justes qui ne sont pas appelés (Lc 5,32), parce qu’ils n’ont pas besoin de repentance (Lc 15,7). https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2015-1-page-95.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 11:15

Article et sujet très intéressants, même si l'article n'épuise pas le sujet: sans préjudice des questions de critique historico-littéraire, qui ne sont pas abolies parce qu'elles sont (provisoirement) passées de mode, je ne suis pas sûr qu'on puisse trouver une cohérence dans la façon dont l'ensemble Luc-Actes traite le "thème" de la "justice", sauf à construire une telle cohérence à partir d'un point de vue formellement étranger, en l'occurrence plus ou moins "psychanalytique" (désir, manque, imaginaire, symbolique, etc.) -- je dis "formellement étranger" car la psychanalyse, comme tout système de "vérité" contemporain auquel un lecteur adhère, ne s'estime jamais "anachronique" quand elle se projette sur des textes d'une autre époque -- puisqu'elle est "vraie" elle a toujours raison; tout au plus l'exégète peut-il avoir une certaine (mauvaise) conscience qu'il a besoin d'autres mots que ceux du texte pour le "comprendre". D'autre part, mais on l'a dit plus souvent, la notion de "justification" qui domine les épîtres aux Romains et aux Galates ne constitue assurément pas une "clé de lecture" unifiante de tout le "corpus paulinien", et surtout pas de ce qui les précède (épîtres aux Corinthiens notamment).

Moyennant quoi il me paraît assez évident que Luc-Actes rappelle l'idée de "justification" développée en Romains et Galates, mais aussi que volontairement ou non il la déforme: même dans la prétendue "météorite paulinienne" (dixit Marguerat) d'Actes 13,38s, le thème du "pardon-rémission des péchés" n'est pas "paulinien" (au sens de Romains-Galates), et son équivalence avec la "justification" réduit celle-ci à un versant négatif, privatif, ablatif ou apotropaïque, "justification de (apo + génitif, from, von)" quelque chose -- disons vaguement "les péchés" dont on serait aussi bien lavé, purifié, etc., que "justifié"; cf. le discours "simili-paulinien" de "Pierre" en Actes 15,6ss, où la "purification des coeurs" libère du "joug" d'une "loi" inobservable y compris pour les juifs, ce qui ressemble bien superficiellement à du "Paul" de Romains-Galates mais ne correspond en fait à aucun des énoncés de ces textes. (Cf. encore ici.)
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 11:27

La justice entre théologie et droit

Sous la direction de Christine Mengès-Le Pape
 

Présentation de l'éditeur

Suite à la crise financière et économique, les souhaits égalitaires se sont exacerbés avec une réalité devenue toute autre et des répartitions qui résonnent des écarts creusés par les démesures. Or ces différences ont éveillé des polémiques, on a pu entrevoir les pressions pour que soit aboli par le législateur tout ce qui ne peut pas être partagé également entre tous, étrangement devenu injuste. C'est ici le syndrome victorieux de cet animal fabuleux des bestiaires anciens qui toujours regarde vers le bas, c'est-à-dire vers le trop peu. En France et ailleurs, on a pu remarquer à travers l'histoire combien les injustices ressenties par beaucoup peuvent entraîner des solutions idéologiques ou globales aux difficultés qui chahutent bien souvent les religions et les États, dans leurs autonomies respectives situées entre charité et ordre juste. Ces tentatives de réponses disent les crises de la conscience et du droit qui s'inscrivent dans un long passé et nécessitent un retour aux sources.

Depuis l'Antiquité grecque, on s'interroge sur la notion de justice et ses nombreuses voies de répartition ; nous le savons, la justice distributive aristotélicienne devait marquer l'énumération des préceptes du droit selon Rome, ars boni et aequi. Puis se trouve la part des sources sacrées et des traditions religieuses,c'est - entre autres - le verset du Livre d'Amos : « Mais que le droit jaillisse comme une source ; la justice, comme un torrent qui ne tarit jamais ! » (Am 5,24), c'est aussi l'expression paulinienne : « Car il s'agit, non de vous exposer à la détresse pour soulager les autres, mais de suivre une règle d'égalité » (2 Cor 8,13-14).

Au cours des siècles, dans un dialogue toujours entretenu avec les théologiens, les juristes ont discuté l'idée de proportion, ils ont cherché le juste, et cette réflexion se poursuit aujourd'hui. Elle montre les proximités et les confusions établies entre justice et égalité, et au-delà entre injustice et inégalité. Il y a ici une invitation à continuer le débat, invitation incessante à renouveler à temps et à contretemps. On peut rappeler la lettre adressée à Michel Villey depuis l'île d'Arz, c'était à la fin de l'été 1981 : « Non, cher ami, cela n'a plus cours. Le droit est l'art de savoir les textes et de les appliquer, de les accommoder à notre intérêt... Chercher "le juste" serait trop fatigant ! Vous exigez trop... ». https://univ-droit.fr/recherche/actualites-de-la-recherche/parutions/21147-la-justice-entre-theologie-et-droit
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 14:02

Notre idée de "justice", si inconsistante soit-elle, est profondément marquée par "la Bible" et ses multiples effets de traduction (de l'hébreu au grec et au latin) -- donc déjà par le cours particulier qu'a suivi l'usage de la racine çdq (et de ses quasi-synonymes) dans les textes "canoniques" et spécialement "prophétiques", sans parler du judaïsme tardif qui n'a fait que confirmer et accentuer ce caractère (la "justice" devient quasiment l'équivalent de la "compassion" ou de la "miséricorde", c'est déjà apparent chez Matthieu): à partir d'une notion juridique d'un côté, sapientiale de l'autre (il y va d'une part de la "loi", d'autre part d'un ordre quasi-cosmique, supra-divin, de mesure et d'équilibre nécessaires des choses qui tend à niveler ou à araser, à annuler tout excès, toute disparité et à la limite toute différence, cf. le couple hubris-nemesis qui va de pair avec dikè en grec, mais aussi bien la ma'at égyptienne), la "justice prophétique" prend un tour plus "moral" et spécialement "socio-économique" (les riches et les pauvres, les forts et les faibles, Amos en est un excellent exemple). De là aussi le lien indéfectible de toute "justice" à une "égalité" quantitative (cf. "équité") qui confine à l'"in-différence" (c'est égal), absolue par (in-)définition -- quelque différence qu'on tente d'y réintroduire pour lui donner un "sens positif", théorique ou pratique...

De là encore le rapport complexe, tantôt d'équivalence et tantôt d'antithèse, entre le "juste" et le "bon" -- exemplairement la double lecture de Romains 5,7, où l'on peut voir une pure synonymie, "le juste" et "le bon" c'est le même, ou bien une hiérarchie: "le bon" c'est mieux que "le juste", sens de l'opposition marcionite entre le "dieu bon" de l'évangile et le "dieu juste" de l'AT -- alors que tout le mouvement du judaïsme prophétique, pharisien et rabbinique tend à ramener la "justice" à la "bonté".
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 14:20

"Au lieu de bronze, je ferai venir de l’or, au lieu de fer, je ferai venir de l’argent, au lieu de bois, du bronze,  et au lieu de pierre, du fer. J’instituerai pour toi, en guise d’inspection, la Paix,  en guise de dictature, la Justice" Es 60,17 (TOB).

La justice est mise en lien avec la "dictature" ou le fait de "presser" (NBS). La justice implique une grande exigence et une rectitude.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 14:47

C'est étonnant ce que la "bonne conscience" de l'"idéologiquement correct" peut autoriser d'audace sémantique, même chez des biblistes présumés "sérieux"... L'image du contexte est à l'évidence celle de la servitude et des "travaux forcés", d'esclaves, de prisonniers, d'exilés pressés par toute sorte de "chefs" (images des exils à Babylone, rappelées par hyperbole dans une situation de relative dépendance de Juda par rapport à une domination perse, voire déjà hellénistique, rétro-projetées sur l'Egypte dans l'Exode). Rien à voir avec une "dictature", si ce n'est que tout le monde (ou presque) est "contre" la "dictature", et qu'on se croit en droit d'utiliser le mot à tort et à travers, pourvu qu'on l'utilise de façon péjorative...

En revanche, le jeu des synonymies poétiques est significatif ("justice" <=> "paix" <=> "salut" <=> "louange"), au moins en ce sens paradoxal qu'à un certain degré d'abstraction, autrement dit portés à l'"absolu", tous les signifiants s'équivalent, parce qu'ils ne signifient plus rien; sinon, en l'occurrence, une certaine positivité sans concept (soit le "bien", que Platon ne disait pas pour rien "au-delà de l'être", de l'"essence" ou de l'"étantité": impossible de dire "ce que c'est").
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 15:40

"Jésus lui répondit : Laisse faire maintenant, car il convient qu'ainsi nous accomplissions toute justice. Alors il le laissa faire." (Mt 3,15).

La notion de justice dans l’Évangile de Matthieu : une approche narrative


La notion de justice est centrale dans l’Évangile de Matthieu. Les commentaires, monographies et articles qui lui sont consacrés lui reconnaissent une place prépondérante dans la théologie matthéenne. Le mot dikaiosunê (justice) compte sept occurrences dans l’Évangile : 3,15 ; 5,6.10 ; 5,20 ; 6,1.33 ; 21,32. Il apparaît à cinq reprises dans le Sermon sur la montagne, en particulier en 5,20 où la notion de justice est en lien étroit avec la question de la Loi dont on sait qu’elle est également au cœur des préoccupations du premier Évangile. C’est donc l’un des termes favoris de Matthieu qui, comparativement, apparaît peu dans les autres Évangiles. Cinq des sept occurrences se trouvent d’ailleurs dans des péricopes propres à Matthieu tandis que les deux autres sont des ajouts matthéens à des logions qui se trouvent aussi chez Luc (Mt 5,6 ; 6,33). Cela souligne, s’il en était besoin, l’importance de cette notion pour l’évangéliste.

Analyse de Mt 3,15

Le premier verset traitant de la dikaiosunê est aussi celui des premières paroles prononcées par Jésus dans l’Évangile, ce qui lui donne beaucoup de poids. Au regard des thématiques abordées, la justice et l’accomplissement (deux notions fondamentales chez Matthieu) ont une valeur programmatique. Nous proposons une traduction de 3,15 au plus près du texte grec :


Citation :
Citation :Répondant, Jésus dit vers lui : Lâche tout de suite, car ainsi il est convenant pour nous de remplir toute justice. À ce moment-là il le lâche



La formulation eipen pros auton  est unique dans l’Évangile. Elle signifie littéralement « il dit vers lui », formule qui est plus forte que celle utilisée généralement : « il lui dit (eipen autôi) ». Venant après le verbe répondre, cette formulation marque une insistance. Dans sa réponse, Jésus s’adresse à Jean-Baptiste et à lui seul. Le fait que la formule soit uniquement chez Matthieu renforce cette volonté de Jésus d’être entendu du Baptiste.

Il lui demande littéralement de le lâcher. Le verbe que le Jésus matthéen utilise ici (afiêmi) est celui qui est très souvent employé pour exprimer le pardon dans l’Évangile . Après le verbe si fort (diakôluein) utilisé au verset précédent, le sens de lâcher, voire de lâcher physiquement, se justifie. Il est cependant possible d’entendre qu’il lui demande d’abandonner son projet, ce qui n’est pas incompatible avec le premier sens et viendrait même le compléter. Ainsi, Jésus exprime qu’il est très important pour lui que ce baptême ait lieu. Il demande à Jean-Baptiste d’obtempérer dans l’instant (arti). On entend ici une urgence à ce que Jean le baptise. Jésus justifie l’empressement de sa requête. Cependant, la formulation, loin d’être simple, est ardue à comprendre. Cela commence par : « car il est bon pour/par nous », amorce par laquelle Jésus rend le baptiseur participant. Si l’on considère qu’en étant le premier à reconnaître Jésus comme celui qui rend proche le royaume des cieux, il est le premier croyant, alors il symbolise la participation de ceux qui croiront à la Bonne Nouvelle. Si tel est le cas, Jésus signifie qu’il veut que les hommes soient partie prenante de sa mission, considérant qu’il ne la réalisera pas sans eux.

La raison de la nécessité de ce baptême est surprenante : « il est bon pour nous de remplir toute justice ». Il convient de reprendre les mots de cette expression « remplir toute justice ». Le verbe utilisé ici, plêroô, est important pour Matthieu (cf. 4,14 ; 5,17 ; 8,17 notamment). Il est généralement traduit par « accomplir ». On trouve deux verbes grecs traduits en français par « accomplir » : plêroô et teleô. On pourrait plus finement traduire le premier par « accomplir en plénitude » et le second par « accomplir par aboutissement ». Dans notre contexte, il s’agit d’accomplir en plénitude, c’est-à-dire de donner toute sa plénitude à toute justice. https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2016-1-page-35.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 27 Avr 2021, 16:12

L'emploi du substantif (dikaiosunè, "justice"), par rapport à celui plus courant de l'adjectif (dikaios, "juste", cf. 1,19; 5,45; 9,13; 10,41; 13,17.43.49; 20,4.7; 23,28s.35; 25,37.46; 27,19.24), marque certainement une tendance à la thématisation, voire à la conceptualisation, qui peut aller dans le sens d'une "abstraction" comme d'une "chosification" (qu'est-ce que "la justice ?" / "la justice", c'est quelque chose), mais ce n'est pas cela qui en fournit une "définition" ou un "contenu": ce que "Matthieu" entend par "justice", ce n'est pas le mot ni aucun de ses contextes particuliers qui nous le dit ("la justice, c'est ceci"), mais l'ensemble de son enseignement (notamment quand il est organisé en quasi-somme, exemplairement le "Sermon sur la montagne" où la "justice" implique la prière, le jeûne et l'aumône, chap. 6). Ainsi qu'on l'a dit plus haut, ce qui en ressort n'est pas très éloigné de ce que le judaïsme phariséo-rabbinique entend par "justice", avant tout la "miséricorde-compassion" (en grec eleèmosunè, d'où vient notre mot "aumône") qui dans un autre sens s'opposerait à la "justice" entendue comme "stricte rétribution" -- ce qui rend l'antijudaïsme ou antipharisaïsme de Matthieu à la fois plus superficiel et plus intense: on se disputerait d'autant plus fort qu'on se disputerait pour les mêmes idées, non pour des idées contraires; mais en fait on ne se dispute pas du tout, puisque les "pharisiens" que Matthieu invective ne sont pas ceux à qui il s'adresse: c'est pour un public "chrétien" (pour le dire vite) qu'une "justice" de type "pharisien" est présentée comme opposée aux "pharisiens".

Pour rappel, l'accord fondamental avec le pharisaïsme sur la "théorie de la pratique" (halakha dans la terminologie rabbinique) se trahit plus d'une fois (quand il est question de "dépasser" la justice des pharisiens, ce qui implique qu'elle aille théoriquement dans le "bon sens", 5,20; de "faire ce qu'ils disent", 23,3; de ne pas négliger les observances minutieuses, tout en accordant la priorité au "jugement", krisis, associé comme la "justice" à la miséricorde-compassion, eleèmosunè, et à la foi-fidélité, pistis). Un trait plus paradoxal est une certaine indifférence à la distinction des justes et des injustes (5,45), voire un renversement de la hiérarchie habituelle (9,13), qui n'empêche cependant pas l'opposition eschatologique des deux "catégories" (chap. 13 et 25).
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMer 28 Avr 2021, 10:44

La leçon de la lettre à Tite

En matière de manières de vivre, la recommandation de l’auteur de la lettre à Tite (cf. Tt 2) pour les communautés de Crète, est aussi adressée à tous les hommes (v. 11b) attentifs à la grâce de Dieu (v. 11a), qu’ils soient des vieillards ou des femmes âgées, des jeunes femmes ou des jeunes gens, des esclaves ou des hommes libres (cf. v. 1-10). Il s’agit de « vivre dans le temps présent avec réserve, justice et piété » (v. 12b) ou, selon d’autres traductions, « sobrement/raisonnablement, justement et pieusement ». Ces trois termes désignent les relations qui couvrent le tout de la vie  : attitude personnelle (réserve, sobriété, sagesse), attitude sociale (justice) et attitude religieuse (piété ), en somme être soi, avec les autres, et en relation avec Dieu. Ces trois manières de vivre les relations font système : pas l’une sans les deux autres : pas de « réserve » sans « justice » ; pas de « justice » sans « piété », etc. Sôphronôs est le terme plus délicat à interpréter, la variété des traductions le confirme : réserve, sobriété, retenue, modération, pudeur, sagesse, etc. L’étymologie permet de mettre l’accent sur les notions de sagesse (sozo) et de jugement (phren). Le terme se retrouve respectivement aux versets 2, 4 et 6 pour qualifier de « sages » les vieillards, les jeunes femmes et les jeunes hommes (également en Tt 1, 8 pour l’épiscopè). Ce terme dit le centre de l’attitude personnelle et sa polysémie invite à ne pas trop vite le réduire, mais à en rechercher les résonances existentielle, morale et théologique.
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2016-4-page-533.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMer 28 Avr 2021, 11:39

A toutes fins utiles, j'ai rajouté un second paragraphe à mon post précédent (sur Matthieu).

Le contexte de Tite (Pastorales) est très différent, mais ce qui me paraît le plus symptomatique dans cet article est que l'auteur(e) -- dont on peut au demeurant apprécier le propos théologico-politique -- ne s'interroge même pas sur le sens des mots. Pour elle il va de soi que la "justice" est "sociale", et même "combat" pour la "justice sociale"; or le moins qu'on puisse dire est que ce n'est pas évident, surtout pour les Pastorales qui ne se soucient absolument pas de révolutionner ou de réformer la société en général, pas même de changer quoi que ce soit à l'ordre social dans l'Eglise (les hommes et les femmes, les maîtres et les esclaves, etc.): par rapport à la cible "hérétique" et/ou "gnostique" qu'elles visent, leur posture sociale serait plutôt "conservatrice", voire "réactionnaire".

Tite 2,12 utilise une série d'adverbes (sôphronôs, dikaiôs, eusèbôs, raisonnablement-prudemment-modérément, justement, pieusement), ce qui ne se prête guère à la définition d'un concept. Les autres emplois de cette famille de termes dans les Pastorales sont tout aussi indéfinis, quand ils ne sont pas simili-pauliniens (dikaios-juste, 1 Timothée 1,9; 2 Timothée 4,8; Tite 1,8; dikaiosunè-justice, 1 Timothée 6,11; 2 Timothée 2,22; 3,16; 4,8; Tite 3,5; dikaioô-justifier 1 Timothée 3,16; Tite 3,7) -- pour trouver du "social" là-dedans il faudrait se lever de bonne heure...
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMer 28 Avr 2021, 12:09

Justice et miséricorde : un parcours

Pour conjuguer les thèmes de la justice et de la miséricorde, il faut trouver une entrée et un fil conducteur. Du côté de la justice, le thème est multiple et complexe, on le devine. À moins d’élire un champ particulier ou de se reposer sur une signification acquise, sait-on seulement de quoi on parle ? En revanche, le vieux mot de miséricorde a l’avantage de ne comporter dans son énoncé que deux directions : celles-ci nous serviront de guides. Miséricorde est d’abord la disposition de qui a le cœur (cor en latin) sensible à la détresse, au malheur (miseria) d’autrui. Miséricorde, c’est ensuite la clémence ou l’indulgence dont on fait preuve en pardonnant aux coupables. La misère dont il s’agit est subie dans le premier cas, provoquée dans le second ; et la miséricorde s’exerce donc en direction soit du miséreux, soit du misérable.

Voici donc l’hypothèse qu’on peut formuler en reversant cette problématique du côté de ce qui lui fait face : la justice aussi aurait deux versants, l’un tourné vers la misère des miséreux, l’autre vers les crimes des misérables. Soit une face impliquant la condition humaine et sociale dans sa précarité et une autre suscitée par le scandale du mal infligé volontairement. Comment la justice de Dieu « travaille »-t-elle avec la justice sociale et avec la justice judiciaire ? Cette double relation n’est ni égale, ni stable ; elle nous projette dans un parcours dont on peut marquer trois étapes : 1. la justice de Dieu apparaît hors norme, d’un autre ordre ; 2. la justice se dispose comme ordonnancement de la loi ; 3. la justice est invoquée comme mise en ordre démocratique. La miséricorde sera présente à chaque étape, non comme l’opposé de la justice, mais comme son supplément, son complément et, finalement, comme son support. https://journals.openedition.org/rsr/676
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMer 28 Avr 2021, 14:10

Etude beaucoup plus consistante, parce qu'elle s'intéresse moins aux mots (hébreux, grecs, latins ou français) qu'aux concepts, et qu'elle définit clairement le sien: la justice judiciaire. On n'en voit que mieux comment un tel concept est continuellement travaillé et redéfini par ses "autres": a priori on peut estimer qu'une "justice" s'oppose en toute rigueur à la "bonté", à la "miséricorde", à la "grâce", au "pardon"; mais par le seul jeu de son concept et des concepts connexes ou antithétiques elle se renverse et se transforme d'elle-même, et ses autres par la même occasion: n'être QUE "juste", ce ne serait PAS "juste", pour être "juste" la "justice" doit intégrer ce qu'elle n'est pas (bonté, miséricorde, etc.) dans ce qu'elle est, elle ne sera donc plus ce qu'elle était, et ses autres non plus -- car dans la mesure où la "bonté" (etc.) fait partie de la "justice" elle devient aussi un devoir, une dette, et il faudrait aller chercher la "grâce" toujours plus loin, à la limite nulle part, pour qu'elle ne soit pas simplement "juste", qu'elle ne soit pas un "dû".

Soit dit en passant, ce jeu de réinscription de l'autre du concept dans le concept, c'est exactement ce qui se passe avec la "révélation" de Luther, sur le mot même de "justice" dans l'épître aux Romains: si la "justice" de Dieu consiste à justifier le pécheur, elle n'est pas ce qu'on croyait, il faut comprendre "grâce" chaque fois qu'on lit "justice", et dès lors il n'y a plus moyen d'opposer la "justice" à la "grâce", c'est la même chose -- et pourtant la "grâce" n'en finira pas de se démarquer de la "justice". Il y a de quoi faire hurler les philologues et les logiciens, mais le fait est que ça marche, cela met une logique statique en mouvement, la logique même devient une machine de "progrès" infini, d'où Hegel et la suite...

Mutatis mutandis, le même "procès" ou "processus" était déjà à l'oeuvre dans la "justice" prophétique ou rabbinique, qui en intégrant la "compassion" ou la "miséricorde" devenait autre chose qu'une "justice", sans rien perdre de l'exigence absolue et indéfinie de "la justice" en général.

---
On l'aura deviné, ce sont des éléments d'"actualité" médiatique (française) qui m'ont suggéré ce sujet archi-"théorique": c'était l'affaire S. Halimi, en quelques jours il y a encore eu un "attentat terroriste" à la limite du "fait-divers" et l'extradition des ex-"Brigades rouges". Autant d'occasions d'invoquer "la justice" de nombreux points de vue différents, irréductibles les uns aux autres et pourtant contaminés les uns par les autres, sans que rien d'"objectif" puisse jamais "trancher" entre eux sinon l'arbitraire (image multiplement ambiguë de la justice aveugle, armée d'un glaive à double tranchant)..
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeJeu 29 Avr 2021, 11:57

La justice dans le N.T.

De Matthieu, le disciple du Christ recevra la conviction que le salut s'inscrit nécessairement dans des actes et une fidélité vécue dans le geste et la parole. Conçu dans la perspective d'une justice à rechercher sans cesse, l'agir est le lieu où se forge l'identité devant Dieu, cette identité qui sera reconnue au jugement dernier. La loi comprise comme un appel inconditionnel à l’amour fraternel, préserve alors le croyant du danger de l'évasion spiritualiste. Elle rappelle que la condition chrétienne n'a pas comme aboutissement la simple communion spirituelle avec le Seigneur, mais qu'elle engage à une responsabilité active et fraternelle (Mt 7,21) surtout vis-à-vis des plus petits et des plus faibles (25,31-46). Car la loi est inséparablement grâce et exigence.

De la lettre de Jacques, le croyant apprendra que la foi chrétienne n'est pas simple adhésion intellectuelle (Jc 1,19), mais qu'elle exige, pour rester vivante, de s'inscrire dans la fidélité, dans la persévérance, dans la modération et la tempérance. De Jacques, le croyant recevra également l'exigence de traduire dans les faits, et non dans de pieuses généralités, la « loi royale » de l'amour (2,justice(s) ? Icon_cool. Enfin, le lecteur de cette lettre comprendra que, pour être vivante et féconde, la foi se doit d'être parfois dissidente. Cela est tout particulièrement vrai lorsque la justice la plus élémentaire est bafouée (5,4) et la dignité des plus pauvres méprisée (cf. 2,1ss). Il faut alors aller puiser dans le regard de Dieu lui-même (2,5) la force et la capacité de s'insurger. C'est bien le signe que le souci de la justice est une dimension de la foi et de la justification reçue.

Enfin, de Matthieu, comme de Jacques et de Paul, on retiendra que la perspective du jugement qui traverse l'ensemble du Nouveau Testament n'est pas là pour conduire à une morale de la peur mais à une éthique de la responsabilité. Car il y va du sérieux de la vie et de la foi. On se souviendra ici du refrain de Jésus, répétant par trois fois, à propos de l'aumône, de la prière et du jeûne : « Ton Père; qui voit dans le secret, te le rendra » (Mt 6,4.6.18). Ce triple « te le rendra » évoque, à première vue, une récompense à venir et pourrait inviter à un calcul intéressé. En rester là reviendrait à oublier que s'il faut rechercher la justice, aucun acte de piété, aucune œuvre humaine ne vaut que si l'on accepte de se livrer au regard et au jugement de Dieu. C'est cela lui faire justice, et c'est du même coup attendre et confesser sa justice. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/200338
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeJeu 29 Avr 2021, 12:29

Un détail, je n'y insiste pas parce qu'on en a déjà parlé bien des fois: je ne suis pas sûr que l'"amour" de Matthieu, amour du "prochain" étendu aux "ennemis", soit si "fraternel" que ça ("si vous n'aimez que vos frères...", 5,47).

Et un problème de fond, celui des distinctions et des oppositions formelles ou verbales (qu'on retrouve autant dans les sermons politiques ou journalistiques que dans les églises): le contraste entre une "morale de la peur" et une "éthique de la responsabilité" est incroyablement facile à énoncer, et il fait toujours son petit effet, mais (jusqu'où) se laisse-t-il penser (et "pratiquer") ?

Pour revenir à ce que je disais précédemment, mais ce n'est pas sans rapport, la "perfectibilité" de la "justice", toujours en "progrès" sur elle-même, intégrant à chaque fois en "soi" plus de ses "autres" (grâce, compassion, miséricorde, bonté), a aussi le défaut de la rendre à la lettre totalitaire: à la limite, rien, aucune "grâce" en particulier ne saurait lui échapper. Jusqu'à ce que cette totalité s'abîme dans son propre "sérieux", implose ou explose dans un éclat de rire: "Dieu", ou ce qui en tient lieu, ne serait-il pas l'irresponsable par excellence ? (Questions sérieuses de Job, réponses de Yahvé archi-sérieuses ou pas sérieuses du tout, selon la façon dont chacun les entend.)
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeJeu 29 Avr 2021, 16:24

Il me semble que pour nombre de personnes le mot justice implique plus une réparation pour le mal subit ou fait que l'examen de ce qui s'est réellement passé ayant mené à une action délicate, condamnable.
Ainsi la justice n'est pas la même pour tous, souvent elle plus synonyme de désir personnel que de mise à niveau égalitaire. Lorsque je parle d'injustice et réclame justice est-ce parce que je m'estime desservi par ma condition, ma nationalité, ma religion ou bien réclamai-je simplement ce qui m'est dû si tant est qu'il est possible de décider arbitrairement ce que chacun est en droit de recevoir.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeJeu 29 Avr 2021, 17:20

La tension entre le "synchronique" et le "diachronique" complique toujours, mais aussi toujours plus, le jeu de la "justice", tant dans la détermination des "droits" et des "devoirs" que dans l'évaluation des "torts" ou des "dommages". D'un côté l'institution judiciaire présuppose une loi constante, qui s'applique quand elle s'applique comme si elle avait toujours été en vigueur et devait le rester indéfiniment, nul n'étant censé l'ignorer, fiction indispensable à l'idéal d'une "justice" reconnue de tous; de l'autre l'institution législative n'a de cesse de changer la loi pour l'améliorer et la rendre plus "juste", avec tous les effets temporels que cela induit dans le processus judiciaire (rétroactivité illégitime en droit mais inévitable en fait, puisqu'on juge toujours des actes d'avant sur des critères de maintenant, ceux qui sont dans la tête des juges sinon dans les textes de loi; prescription variable mais toujours incomprise par l'opinion du moment, etc.). L'"inertie" du droit écrit et de la procédure formelle, le délai, le retard, la différance du jugement par rapport à l'acte, étant encore la seule chose qui les distingue, provisoirement et fragilement, de la "justice instantanée" ou "lynchage" qui s'exerce notamment sur les réseaux sociaux, où n'importe quel crétin ou crétine s'estime en droit de juger n'importe quel fait survenu n'importe où et n'importe quand sur la base de "l'éthique" du moment, telle qu'il l'a lue et la récite depuis cinq minutes.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeVen 30 Avr 2021, 11:31

Mais la tradition juive va plus loin : elle enseigne que la stricte justice ne doit jamais être appliquée. Cela, nous l’apprenons d’Abraham le Patriarche :

Citation :
Or, l’Éternel avait dit : « Tairai-Je à Abraham ce que Je veux faire ? Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante, et une cause de bonheur pour toutes les nations de la terre ? Si Je l’ai distingué, c’est pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie de l’Éternel, en pratiquant la vertu et la justice ; afin que l’Éternel accomplisse sur Abraham ce qu’Il a déclaré à son égard. » L’Éternel dit : « Comme le décri de Sodome et de Gomorrhe est grand ; comme leur perversité est excessive, Je veux y descendre ; Je veux voir si, comme la plainte en est venue jusqu’à Moi, ils se sont livrés aux derniers excès ; si cela n’est pas, J’aviserai. » Les hommes quittèrent ce lieu et s’acheminèrent vers Sodome ; Abraham était encore en présence du Seigneur. Abraham s’avança et dit : « Anéantirais-Tu, d’un même coup, l’innocent avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville : les feras-Tu périr aussi, et ne pardonneras-Tu pas à la contrée en faveur des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de Toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de même façon ! Loin de Toi ! Celui qui juge toute la terre serait-Il un Juge inique ? [10]

Deux racines sont ici employées, apparemment synonymes mais en fait distinctes : tsedeqa et mishpat (versets 18 et 25). La justice du juste permet à la miséricorde divine de s’exercer, l’existence de cinquante justes (tsadiqim) dans la ville de Sodome entraîne obligatoirement l’application de la miséricorde divine pour tous les criminels qui les entourent. C’est le sens littéral des versets 24 et 25 :

Citation :
Loin de Toi Seigneur d’agir de la sorte, en mettant à mort et les justes et les méchants de sorte que (le mérite) des justes aurait un sort identique aux crimes des méchants. Le Juge (shofet) de toute la terre n’agirait donc pas selon la justice (mishpat).

De quelle justice peut-il s’agir ici ? La justice stricte exigerait que les cinquante (puis quarante-cinq, quarante, trente, vingt, dix) justes soient sauvés et les méchants, punis. C’est ce que l’hébreu désigne par le mot din [11]. Or Abraham plaide pour une toute autre justice (en hébreu mishpat), celle qui est tempérée par la miséricorde. A contrario, dans un texte antérieur à celui-ci, Dieu se révèle comme le Juge qui ne trouvera pas de raison de juger selon la tsedaqa et donc Il sera contraint d’appliquer le din.

Citation :
Sache, Abram, que ta postérité sera étrangère dans un pays qui ne sera pas le sien, elle sera asservie et opprimée durant quatre cents ans. Mais le peuple qui asservira (tes enfants) Je le jugerai (dan, racine din) car le crime des Emorites n’a pas atteint à ce jour la limite extrême [12].

Commentons ! Aujourd’hui, dit le Seigneur à Abram, les Emorites sont certes idolâtres, mais Je suis miséricordieux et Je pardonne les offenses faites envers Moi, leurs crimes n’ont pas atteint la limite extrême de l’horreur. Mais lorsqu’ils persécuteront tes enfants, dépassant ainsi les bornes du tolérable, c’est-à-dire lorsque l’homme porte atteinte à son prochain créé comme lui à l’image et à la ressemblance de Dieu, la miséricorde ne peut plus s’exercer et Dieu ne peut que juger selon la stricte justice (les Égyptiens sont frappés par la mort des premiers-nés ou encore ils subissent le drame de la mer Rouge dans laquelle sont engloutis tous ceux qui s’étaient réjouis de poursuivre Israel et ramener le peuple en esclavage). https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-1-page-129.htm
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeVen 30 Avr 2021, 12:13

Ce texte illustre admirablement la "progression" de la (notion de) "justice" (phariséo-)rabbinique dont on parlait précédemment, progression qui est aussi une "contamination" de ses "autres" et à l'occasion de ses "contraires" (paix, miséricorde, grâce, bonté, etc.) et prolonge un mouvement déjà semblable de la "justice" prophétique et plus généralement "biblique". Bien entendu, d'un point de vue plus froidement sémantique et exégétique, il ne s'ensuit pas qu'on puisse rétro-projeter le résultat de ce processus herméneutique et moral sur le sens originel des textes, qui disent ce qu'ils disent même si c'est souvent loin d'être aussi sublime. On notera surtout que, contrairement à tant de clichés chrétiens et/ou antisémites sur les "pharisiens", le judaïsme rabbinique est généralement aux antipodes d'un "fondamentalisme", d'un "intégrisme" ou d'un "rigorisme": il cherche au fond à rendre la Torah meilleure qu'elle n'est, même s'il ne le dit jamais ainsi puisque tout ce qu'il y trouve doit préalablement s'y trouver, fût-ce de manière occulte ou secrète que l'interprétation ne fait que mettre au jour -- quitte à jouer la lettre du texte contre son sens obvie. (Evidemment, si on lit l'histoire de Sodome et Gomorrhe jusqu'au bout, c'est plutôt la "stricte justice", voire l'injustice absolue dans la mesure où le sens de la "justice" a "progressé" entre-temps, qui l'emporterait...)
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeLun 03 Mai 2021, 14:30

Le concept de justice dans la Bible et le Proche-Orient ancien

Ces derniers prétendent en effet à une certaine exhaustivité et veulent édicter des sanctions précises pour tous les cas de figure possibles ; par contre, aucun des « codes » anciens n'a une visée comparable. Il s'agit plutôt de fixer soit les principes de base qui fondent les sanctions coutumières, soit différentes innovations par rapport à ces sanctions. Néanmoins, la prétention de ces textes en dernière instance, tout comme celle des codes modernes, était de garantir la stabilité de la société. Pour atteindre ce but, il fallait impérativement réaliser le droit et la justice. Dans l'AT, on trouve surtout deux termes qui expriment cette préoccupation: mishpat et tsèdèq (masc.), ou tsèdaqah (fém.). Ces mots, qui comptent parmi les termes les plus fréquents de la Bible hébraïque, sont également attestés dans les autres langues sémitiques de l'Ouest. Leur traduction n'est pas toujours aisée; mishpat peut signifier un jugement qui rétablit un état de droit, et ensuite le droit en général; la signification première de tsèdaqah est sans doute la loyauté, mais le mot désigne par extension le comportement adéquat dans une relation ou dans la société, voire dans le monde, ce qu'on traduit alors par « justice ».

L'exemple biblique le plus célèbre pour cette utilisation de tsèdaqah se trouve en Gn 15,6, un verset qui a joué un rôle important dans la doctrine protestante de la justification par la foi : « Abraham eut foi en Yhwh. Il lui compta cela comme justice ».

On interprète généralement ce verset dans le sens où Dieu considère Abraham comme juste à cause de sa foi en la promesse. Toutefois, sur le plan grammatical, le « il » peut tout aussi bien désigner Abraham: on peut alors comprendre que c'est Abraham qui considère Yhwh comme « juste », car en réitérant sa promesse celui-ci a agi conformément à la relation qu'il avait établie avec Abraham.

De toute façon, quelle que soit l'interprétation retenue, le sens de tsèdaqah est celui de la conformité à une relation. On prétend souvent que mishpat a un sens plutôt juridique, et tsèdaqah une acception plutôt éthique. Mais il s'agit-là d'une fausse opposition. Les deux termes expriment, chacun avec des accents un peu différents, l'idée de la justice qui permet aux hommes de vivre en harmonie. La justice garantit donc le maintien de ce qu'on appel-le souvent, dans le Proche-Orient ancien, l'ordre du monde. En Egypte, l'ordre du monde s'appelle ma'at: ce concept recouvre grosso modo l'état juste du monde tel qu'il a été fixé par le ou les dieux créateurs. Il englobe ainsi tout ce qui est exact, correct : le droit, la justice et la vérité. Les scribes égyptiens ont figuré la ma'at comme une jeune femme portant pour coiffure le hiéroglyphe représentant son propre nom, à savoir une plume droite. La plume évoque à la fois la fragilité et la souplesse. Le concept de l'ordre du monde se caractérise fort bien par ces deux principes; c'est un concept souple, on ne peut le maintenir avec des lois rigides, mais l'ordre du monde est aussi extrêmement fragile. On peut le comparer à un jeu de mikado: si un seul bâtonnet est bougé d'une manière malencontreuse, l'ensemble de la construction peut s'effondrer.

Le Dieu juste, garant de la justice


Ce sont notamment les Psaumes et les Proverbes qui insistent sur le lien entre la justice divine et la justice humaine. Le Ps 99, qui s'adresse à Yhwh comme roi des cieux et de la terre, constate « Le droit et la justice en Jacob, c'est toi qui les a faits » ; et au Ps 17,1 Dieu est identifié à la justice puisqu'il y est appelé « Yhwh-tsèdèq ». Face à ce Dieu qui a établi la justice comme principe de la création, l'homme est appelé à son tour à pratiquer la justice. Dans de nombreux psaumes, comme dans le livre des Proverbes, Yhwh est vu comme celui qui institue et qui garantit le lien entre le comportement des individus et le sort qui leur échoit. En tant que garant de la justice, Yhwh est le protecteur des pauvres et des faibles (Pv 22,22s). Il a horreur de l'injustice sociale (Pv 11,1), mais se complaît en ceux qui pratiquent la justice (Pv 12,22). En effet, pour que l'ordre « juste » du monde soit maintenu, il doit y avoir un lien entre les causes et leurs effets, comme le formule par ex. Pv 3,33 : « La malédiction de Yhwh est sur la maison du méchant, mais il bénit la demeure des justes », ou encore Pv 10,3 : « Yhwh ne permet pas que le juste ait faim, mais il repousse les appétits des méchants ».

Ces textes expriment l'idée que le juste se trouve en accord avec le projet divin, et qu'il bénéficie par conséquent de la faveur et de la bénédiction divines, qui assurent son bonheur. Mais il ne s'agit pas (encore) d'une rétribution automatique: au contraire, de nombreux textes sapientiaux soulignent le fait que l'homme ne peut jamais être sûr d'agir conformément à la justice divine (Pv 16,2 : « Toutes les voies de l'homme sont pures à ses yeux, mais c'est Yhwh qui pèse les coeurs »). De même, un juste ne se trouve pas forcément dans l'abondance matériel-le (Pv 16,8 : « Mieux vaut peu de bien avec la justice qu'abondants revenus sans équité »). Ces exemples que nous venons de citer ne mettent pas en cause l'idée du lien entre causes et effets, elles insistent seulement sur le fait que ce lien peut rester caché à l'homme comme le plan de l'ordre du monde. Le vrai juste dans la Bible est donc constamment à la recherche de la justice, il ne la détient jamais. https://www.evangile-et-liberte.net/elements/numeros/161/cahier.html
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeLun 03 Mai 2021, 15:29

Excellente présentation (c'est sans surprise, de la part de Römer) qui mérite d'être lue entièrement (ce n'est pas très long).

Cette dimension "cosmologique" de la "justice", parfois divinisée comme une divinité parmi d'autres (Ma'at, Ts/çedeq, Dikè etc.), mais plus foncièrement archi- et supra-divine en tant que les dieux lui sont eux-mêmes soumis, s'y conforment ou la subissent s'ils s'en écartent (cf. aussi supra 27.4.2021), est sans doute ce qui nous échappe le plus, parce que nous n'avons plus de "mythe" crédible et effectivement cru pour en rendre compte: ce n'est pas la "chaocosmologie" du Big Bang, de la mécanique quantique et de l'évolution des espèces qui peut fonder une "justice" quelconque, nous ne sommes que trop "conscients" de la relativité de toute "justice" (construction humaine et langagière, psychique et sociale, conceptuelle et conventionnelle), et pourtant nous nous comportons toujours comme si dans toute "justice" ou "injustice" il y allait de "l'ordre du monde"... S'il y a une "dissonance cognitive", c'est bien celle-là, qui d'une "révolution copernicienne" à l'autre (Kant, Hegel, Nietzsche etc.) affecte tout le monde, tout ce monde "mondialisé" qui ne fait plus un "monde", un kosmos ordonné.

A tout prendre, ce seraient en effet les discours de Yahvé dans Job qui s'en rapprocheraient le plus -- en ce qu'ils ne répondent pas aux demandes de "justice" préalablement dramatisées par Job.
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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 04 Mai 2021, 07:46

Les Béatitudes, dans l'évangile de Matthieu, introduisent un long discours de Jésus sur la loi et la justice. Celle-ci, qui a aujourd'hui des résonances sociales, a surtout ici une dimension religieuse.


Placées en tête du Sermon sur la montagne, l’invitation à rechercher une justice qui surpasse celle des scribes et des pharisiens (5,20) et la mise en garde de Jésus à l'encontre des pratiques qui visent surtout à s'attirer les faveurs des hommes (6,1) constituent deux aspects essentiels de l'enseignement de Jésus sur la justice évangélique.

Une exigence de perfection

Cette justice, condition nécessaire pour être admis dans le Royaume des Cieux, dépasse la seule observance de la Loi (5,21-47) : elle est exigence de perfection et accueil du dessein de Dieu (5,48) ; elle n'a pas d'autre limite que celle d'un amour sans limites, centre et sommaire de la Torah (La Loi de Moïse). Elle se traduit par des actes de piété - comme l’aumône, la prière et le jeûne - qui ne peuvent pas être purement extérieurs. Car poser un acte de piété pour s’attirer l’estime des gens, c’est simuler une religion que l’on n’a pas, donc faire preuve d’hypocrisie (6,1-18). Au contraire, cela doit se faire "dans le secret" où seul le Père peut voir.

• Avoir faim et soif de la justice

En inscrivant la justice au nombre des béatitudes : "Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ils seront rassasiés", Mathieu veut sans doute rappeler à ses lecteurs l’urgence et la nécessité de s'engager dans une recherche réelle et concrète de la perfection évangélique. Négligeait-il pour autant l’importance de la grâce divine ? Non, bien sûr, mais il ne voulait pas d’une religion où l’on se contente de dire "Seigneur, Seigneur" ! car il n'y a de christianisme qu'en acte (7,21).

A ceux qui souffraient ou qui auraient à souffrir en raison de leur combat pour la justice, il annonce également : Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux (Mt 5,10).

De la peur à la confiance

On pourrait être effrayé par de telles exigences. Ce serait oublier que, dans l'évangile de Matthieu, la promesse du bonheur précède l'invitation à rechercher la justice et à la mettre en œuvre (Mt 5, 3-12). À cela, il faut ajouter que la quête de la justice s'inscrit dans le cadre d'une communauté fraternelle qui se reçoit de la miséricorde divine, et qui se reconnaît invitée à pratiquer sans réserve le pardon mutuel (cf.Mt 18,15-18).

Bref, pour Matthieu, rechercher la justice, c'est répondre à l'appel du Christ, dans l'accueil de sa présence réconfortante - "Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous procurerai le repos"  (Mt 11,28) -  et de sa promesse de bonheur. https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/1314.html
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Narkissos

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MessageSujet: Re: justice(s) ?   justice(s) ? Icon_minitimeMar 04 Mai 2021, 12:15

Un des traits éminemment paradoxaux de la "justice" matthéenne (cf. supra 27.4.2021), c'est qu'elle passe par une certaine indifférence à la "justice" -- exemplairement 5,45ss (fils parfaits du Père parfait qui fait lever son soleil ou pleuvoir indifféremment sur les bons et les mauvais, les justes et les injustes: à cet égard la leçon de Job et de Qohéleth sur la non-rétribution est bien retenue, nonobstant la réserve "eschatologique" qui l'annule en fin de compte: Dieu, le Fils de l'homme ou les anges feront bien la "justice", mais eux seuls et à la fin -- non pas nous, ni même eux maintenant). On le reconnaît aussi bien dans le rejet de la vengeance et de la résistance au mal qui précède ("justice du talion" inversée, retournée par la "victime" contre elle-même, v. 38ss), que dans le refus du "jugement" qui suit, 7,1ss; cf. 9,13 et les paraboles spécifiquement matthéennes des chapitres 13 (bonne et mauvaise herbe qui croissent d'abord ensemble, bons et mauvais poissons attrapés ensemble avant d'être triés), 20 (égalité de traitement, à l'encontre de toute équité, des premiers et des derniers ouvriers à la vigne; ici la subversion de la "justice" contamine même la "fin") et 22 (les "bons et mauvais" contraints d'entrer au banquet de mariage à la place des invités). La "justice" matthéenne dynamite toute notion de "justice", comme "l'amour des ennemis" dynamite toute notion d'"amour"; mais la "justice" retrouve là une expression de sa négativité abysso-fondamentale, façon Anaximandre (abolition ou résorption des différences constitutives de tous les "êtres" ou "étants"): retour à la question initiale de ce fil.

Accessoirement il faut peut-être souligner, parce que ça ne va pas de soi en français et surtout dans une culture "chrétienne" ou "post-chrétienne", que la "vengeance" est inséparable de la "justice" (en grec c'est tout à fait clair, ek-dikè etc.): c'en est l'ex-pression première, et cependant toujours seconde, dont toute "justice" dérive par un réseau de différences, de médiations et de complications toujours croissant -- ce serait le cas d'écrire différance, car toutes les médiations législatives et judiciaires n'introduisent pas seulement de la distance entre le vengeur et le vengé, elles diffèrent aussi la vengeance dans le temps (mais c'était déjà "un plat qui se mange froid"): la vengeance et a fortiori la justice rétributive arrivent toujours trop tard, elles ne "réparent" le "mal" qu'en lui ajoutant un autre "mal" (thème délicieusement pervers de La Poison de Guitry, que j'ai revu dernièrement pour la énième fois avec autant de plaisir), par la réitération constitutive du talion que Matthieu ne fait que retourner (de la claque rendue à la claque redemandée, il en faut toujours plus d'une), comme Nietzsche le fera encore à sa façon (il faut se venger, mais pourquoi justement sur celui qui vous a fait du tort ?) -- sur les perversions compulsives de la "justice", notamment en "ressentiment" chez ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se venger, Nietzsche est probablement imbattable.

A l'opposé de Matthieu, on retrouverait la même négativité fondamentale dans la "justification" paulinienne de Romains-Galates, qui relève précisément de la part "juridique" du raisonnement: le maître mot en est la mort -- inséparablement du Christ et des siens, unis à sa mort par le baptême et l'eucharistie -- mort qui satisfait la justice et l'annule en même temps (mort au "péché" et à la "loi" par la même occasion). La "relève" ou "résurrection" (Aufhebung, Auferstehung) ressortit à une tout autre "logique", qui n'est plus "juridique", mais "myst(ér)ique" ou "mythique". Là la "justice" ne se distingue plus de la "grâce".
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