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| La nécessité du secret ... | |
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Auteur | Message |
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free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Lun 29 Avr 2024, 14:28 | |
| Matthieu providence et crise François Vouga
5Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites parce qu’ils aiment prier debout dans les synagogues et dans les carrefours afin de paraître devant les hommes, En vérité, je vous le dis : ils tiennent leur récompense. 6Toi, quand tu pries, entre dans ta chambre et, ayant fermé la porte, prie ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te rendra.
Rien ne différencie, extérieurement, les « hypocrites » des justes : les uns et les autres prient, de même que les uns et les autres font l’aumône (Mt 6, 2-4) et jeûnent (Mt 6, 16-18). La ligne de démarcation ne passe par conséquent pas par le « faire », mais bien plutôt par ce que les uns et les autres y investissent. La vie spirituelle des « hypocrites », qui existent « devant les hommes », se déroule en effet tout entière dans l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes ou, pour inverser la formulation : l’extériorité, chez eux, occupe toute la place. Par l’invocation d’une transcendance reconnue comme celle du Père céleste (« ton Père ») qui voit dans le secret, le Jésus de l’Évangile de Matthieu crée une nouvelle dimension qui est celle d’un lieu secret, volontairement à l’abri des regards, que les lettres de Paul désigneraient probablement comme celui de « l’homme intérieur » (2 Co 4, 16-18) et que nous pourrions appeler l’intériorité. Poser la question de la providence revient tout d’abord à fonder une conscience de soi, devant Dieu et devant soi-même, qui interdit toute réduction de la personne – de soi-même et d’autrui – à ce qu’on peut en voir de l’extérieur et constitue le secret comme espace de liberté.
La distinction que l’axe de la transcendance opère entre l’intériorité et l’extériorité a pour corollaire une restructuration des rapports avec Dieu, avec soi-même et avec autrui. En confondant leur admirable piété avec le vis-à-vis du Père céleste et en court-circuitant la dimension de la transcendance dans l’immanence du regard des hommes, les « hypocrites » se livrent à un système d’échange et de rétribution au regard duquel ne valent que les actes. L’expression « ils ont leur récompense » est sans merci. Ils ont reçu tout ce qui leur était dû : les hommes sont quittes à l’égard de ce qu’ils ont fait devant eux. En quémandant leur salaire à l’approbation du public, qui paie les qualités générales indépendamment de toute singularité des personnes, ils ont en effet exclu de la partie la gratuité de la providence du Père céleste qui voit « dans le secret », qui reconnaît les personnes indépendamment des qualités et dont la rationalité n’est pas celle de la rétribution, mais celle de la confiance mutuelle. La promesse que « le Père te rendra » n’entre dans aucune comptabilité : elle relève de la logique du don et de la réciprocité. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Lun 29 Avr 2024, 15:27 | |
| Lien. Je suis toujours heureux de lire Vouga. Ce que j'apprécie encore et même admire chez lui, sans l'avoir suivi pas à pas, c'est une certaine sincérité, candeur ou naïveté de la question qui ne se protège pas en "problème" ( pro-blèma signifie aussi bouclier, ce qu'on place devant soi pour s'abriter derrière) -- et les "problèmes" ici seraient légion, par exemple du "dieu impotent" qui pourrait se retracer depuis l'El ougaritique et cananéen, dieu lointain, passé, passif en arrière-plan du jeune Baal-Hadad, jusqu'à l'"Ancien des jours" de Daniel cédant sa place au "comme-un-fils-d'homme"; ou du "souci de l'insouciance", ou de l'attachement au détachement, commun au fond au christianisme, au stoïcisme ou à l'épicurisme, et à bien d'autres "sagesses"... En tout cas le "secret" comme "espace de liberté", c'est très bien vu et d'une actualité brûlante, quoique aussi d'une parfaite banalité (pour vivre heureux vivons cachés)... Le "d/Dieu qui voit dans le secret" ( psaume 139 etc.), c'est à la fois l'aliénation absolue (l'oeil de Caïn, de Dieu ou d'Abel sur Caïn, chez Victor Hugo, la raison de l'assassinat de Dieu par le plus laid des hommes dans le Zarathoustra de Nietzsche, ou comme dans l' Equus de Lumet, la compulsion de crever les yeux du Christ-cheval, cf. ici 4.4.2024; les Passions évangéliques comportent d'ailleurs une scène d'aveuglement, Marc 14,65 // Luc 22,64), et l'unique "espace de liberté"... "Dieu voit", "Dieu sait", ultime refuge de la sincérité, ET (inséparablement) de l'"hypocrisie", même quand tout "Dieu" ou "dieu" s'évanouit dans le miroir de la "con-science"... Je repense au "lacrymatoire" du Psaume 56,9, ou au "j'ai vu tes larmes" adressé à Ezéchias en Isaïe 38,5. Là encore le savoir, la mémoire, des dieux ou des hommes, la trace, le document, le témoin, l'archive, le livre, s'opposent structurellement au "secret" en le répétant, fût-ce dans le "secret" d'une "conscience" ou d'un "for intérieur" ( vs. que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite), mais sans ce type de supplément, de répétition, d'écho ou de réflexion il n'y aurait pas plus de secret que de con-science... et symétriquement tout secret tend à se faire connaître (cf. ici ou là). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 02 Mai 2024, 11:03 | |
| - Citation :
- Le "d/Dieu qui voit dans le secret" (psaume 139 etc.), c'est à la fois l'aliénation absolue (l'oeil de Caïn, de Dieu ou d'Abel sur Caïn, chez Victor Hugo, la raison de l'assassinat de Dieu par le plus laid des hommes dans le Zarathoustra de Nietzsche, ou comme dans l'Equus de Lumet, la compulsion de crever les yeux du Christ-cheval, cf. ici 4.4.2024; les Passions évangéliques comportent d'ailleurs une scène d'aveuglement, Marc 14,65 // Luc 22,64), et l'unique "espace de liberté"... "Dieu voit", "Dieu sait", ultime refuge de la sincérité, ET (inséparablement) de l'"hypocrisie", même quand tout "Dieu" ou "dieu" s'évanouit dans le miroir de la "con-science"...
Du miroir au face-à-face : voir comme Dieu voit dans le Nouveau Testament1. 2. 1. L’omniscience de DieuL’omniscience de Dieu est un élément central pour le Nouveau Testament. Dieu voit, contrairement aux idoles. Reprenant la polémique du Ps 13514, l’Apocalypse rappelle : « Quant au restant des hommes, ceux qui n’étaient pas morts sous le coup des fléaux, ils ne se repentirent pas des œuvres de leurs mains, ils continuèrent à adorer les démons, les idoles d’or ou d’argent, de bronze, de pierre ou de bois, qui ne peuvent ni voir, ni entendre, ni marcher » (Ap 9, 20). Dieu voit, affirme Jésus, aussi bien ce qui est manifeste que ce qui est secret (Mt 6, 3-6) :« Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »Le texte est construit sur une série d’oppositions autour du regard. Le regard des hommes n’est pas le regard de Dieu : ce qui est secret aux yeux des hommes est approuvé aux yeux de Dieu, et ce qui est visible aux yeux des hommes est condamné aux yeux de Dieu. Du coup, l’homme se doit de vivre dans la transparence, et, bien plus, ne saurait espérer trouver le secret aux yeux de Dieu. Ainsi Luc 23, 28-30 citant Osée 10, 8 exprime le caractère parfois terrible de ce regard divin :« Jésus se tourna vers elles et leur dit : “Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car voici venir des jours où l’on dira : “Heureuses les femmes stériles et celles qui n’ont pas enfanté ni allaité”. Alors on se mettra à dire aux montagnes : “Tombez sur nous”‚ et aux collines : “Cachez-nous”. »Non seulement Dieu voit le passé et le présent, mais il voit aussi le futur. Et ce qu’il voit dans le futur est objet d’espoir pour le croyant, de désespoir pour celui qui ne croit pas. Le Dieu du Nouveau Testament est essentiellement provident dans les deux sens du terme : il prévoit et il protège ceux qui ont sa faveur. Jérusalem, la ville qui tue les prophètes, est ici l’objet d’un oracle de châtiment comme il s’en rencontre beaucoup dans la Bible15. La phrase la plus caractéristique de la providence se trouve dans le Magnificat (Lc 1, 48) : « Il s’est penché sur son humble servante, désormais tous les âges me diront bienheureuse ». Le texte grec dit exactement : ὅτι ἐπέβλεψεν ἐπὶ τὴν ταπείνωσιν τῆς δούλης αὐτοῦ. ἰδοὺ γὰρ ἀπὸ τοῦ νῦν μακαριοῦσίν με πᾶσαι αἱ γενεαί : « il a regardé vers la bassesse de son esclave, si bien qu’à partir de maintenant toutes les générations me béniront ». Le regard passé de Dieu sur la faiblesse de Marie est la garantie d’une bénédiction dans le futur : telle est la caractéristique de la providence, que d’être prévision.https://journals.openedition.org/pallas/266#:~:text=Dieu%20voit%2C%20affirme%20J%C3%A9sus%2C%20aussi,le%20secret%2C%20te%20le%20rendra.La conscienceLorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,Echevelé, livide au milieu des tempêtes,Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,Comme le soir tombait, l’homme sombre arrivaAu bas d’une montagne en une grande plaine ;Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleineLui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,Et qui le regardait dans l’ombre fixement.« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grèveDes mers dans le pays qui fut depuis Assur.« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornesL’oeil à la même place au fond de l’horizon.Alors il tressaillit en proie au noir frisson.« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vontSous des tentes de poil dans le désert profond :« Etends de ce côté la toile de la tente. »Et l’on développa la muraille flottante ;Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgsSoufflant dans des clairons et frappant des tambours,Cria : « je saurai bien construire une barrière. »Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours ! »Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de toursSi terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.Bâtissons une ville avec sa citadelle,Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »Alors Tubalcaïn, père des forgerons,Construisit une ville énorme et surhumaine.Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,Et la ville semblait une ville d’enfer ;L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »Quand ils eurent fini de clore et de murer,On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !L’oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.Et Caïn répondit : » Non, il est toujours là. »Alors il dit: « je veux habiter sous la terreComme dans son sépulcre un homme solitaire ;Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombreEt qu’on eut sur son front fermé le souterrain,L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.Victor HugoL’œil de la conscience ● En exil à Guernesey à la suite du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo (1802-1885) se consacre à une vaste épopéehumaine à laquelle il donne la forme d’un recueil de poèmes, La Légende des siècles (1859). Comme dans Les Châtiments (1853), poème satirique où il clame sa haine de Napoléon III, Hugo, dans La Légende des siècles a recours à la Bible pour dire l’appétit de pouvoir, le tumulte des passions, la jalousie et la cruauté, l’enthousiasme et la probité… ces sentiments opposés qui s’affrontent chez l’homme. « La Conscience » (DOC ) est l’une des Petites Épopées, titre de la première édition de La Légende des siècles à laquelle Victor Hugo travaillera durant près de vingt ans (1859-1877). Elle a pour thème l’errance de Caïn, chassé par Dieu à la suite du meurtre de son frère, son isolement dans le remords, sa sédentarisation dans une ville ceinte de murs épais qui, toutefois, ne peuvent pas lui assurer le repos et la tranquillité de l’esprit. En effet, quel que soit le lieu où il s’arrête, « au bas d’une montagne », au bord de la mer, très loin en Assyrie, quel que soit l’abri que son fils Hénoc lui confectionne, « sous des tentes de poil dans le désert profond », ou bien encore le « mur de bronze » que bâtit Jubal son arrière-petit-fils, l’œil dans le ciel, symbole de sa conscience, le poursuit et l’obsède. Ce poème – dont n’est présenté ici qu’un extrait – est composé de soixante-huit alexandrins : Hugo y donne à lire la longue histoire de l’humanité, du nomadisme à l’édification d’« une ville énorme et surhumaine», en évoquant l’âge de pierre, l’âge de bronze, les citadelles et les guerres, l’âge de fer. Avec l’amélioration de ses performances dans les techniques de construction, avec l’essor de son génie militaire, l’humanité en marche développe son agressivité et son individualisme (« Et l’on crevait les yeux à quiconque passait »), et ne parvient cependant pas à échapper à sa conscience. Même une fois dans la tombe, l’homme ne parvient pas à trouver la paix.L’auteur nous fait éprouver une certaine forme de compassion pour Caïn, qui symbolise le malaise existentiel de l’homme. Il semble prendre parti pour le patriarche abandonné de Dieu, qui a appris à travailler la terre et dont la descendance tente de s’émanciper du pouvoir divin. La lecture magistrale permettra de sensibiliser les élèves à cette fresque épique. Les commentaires collectifs et un repérage simple du style et de la versification (rythme, parallélisme de construction, enjambement, alternance du récit et du dialogue, sonorités, etc.) rendront explicites les ressentis et la compréhension du poème de Hugo.https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/N-1955-12243.pdfUn homme se cachera-t-il dans quelque cachette où je ne le voie pas ? N’est-ce pas moi qui remplis les cieux et la terre ? dit l’Éternel. ( Jérémie 23. 24) |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 02 Mai 2024, 14:27 | |
| L'omniscience, omnivoyance ou omniperception de "Dieu", intériorisée en "conscience", est un thème dont nous avons souvent parlé (voir les liens précédents; on retrouvera l'article de Burnet ici 25.10.2021, et ailleurs en suivant les liens ad loc.) -- ainsi que de ses avatars modernes et techniques, du "panoptique" qui avait inspiré Foucault dans Surveiller et punir à la vidéosurveillance généralisée ("pour votre sécurité"), à laquelle d'ailleurs tout un chacun, ou presque, participe à ses propres frais, avec son téléphone portable... On a glissé insensiblement, non seulement de la surveillance au contrôle comme disait Deleuze, mais du contrôle à la traçabilité rétrospective qui fonctionne comme une menace universelle permanente: même s'il n'y a personne pour regarder tout "en temps réel", on pourra toujours reconstituer les faits a posteriori. Les conséquences "humaines" de cette omnivisibilité qui est une extension virtuellement infinie du graphique, de l'écriture ou du dessin à la vidéo, sont incalculables, notamment parce qu'elle dévalue toutes les "valeurs" traditionnellement attachées à la parole, promesse, serment ou témoignage... mais on y renoncera d'autant moins qu'elle a aussi de "bons côtés" (p. ex. de dissuasion du mensonge institutionnel, corporatif et/ou systémique, notamment dans la police dès lors qu'elle se sait elle-même surveillée). Bien entendu, la Bible ne manque pas non plus de contre-exemples, de la Genèse où Yahvé(-dieu) ne voit pas tout (Eden, Babel, Sodome) aux Psaumes qui le supplient de regarder, ou d'écouter... ou, au contraire, de ne plus regarder (psaume 39). Cela tient, curieusement, à la fois de l'insomnie et du cauchemar (voir aussi ici). Plus le secret paraît impossible, ou intenable, au mieux fragile et provisoire, toujours menacé, plus aussi il paraît essentiel: comme refuge peut-être, mais que l'on fuit aussi bien si l'on redoute d'y retrouver quelque chose comme un miroir, l'oeil de Dieu ou de la conscience; dehors dedans (Blanchot, Michaux), plus intérieur que l'intérieur ( interior intimo meo, saint Augustin), mais source aussi de toute révélation, apparition et apparence, phénomène, vérité a-lètheia. Le Père qui est dans le secret comme dans les cieux, et qu'on rejoint dans une chambre close (Matthieu), ressemble au dieu caché qui habitait l'obscurité (1 Rois 8 etc.). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Sam 08 Juin 2024, 10:53 | |
| Le séminaire de Derrida, Répondre -- du secret (1991-2, publié en 2024 au Seuil), dans lequel je suis plongé depuis quelques jours (cf. ici 3.6.2024), rejoint naturellement nombre d'aspects de ce fil: notamment par cette aporie, paralysante comme toujours, que le meilleur secret, le secret idéal, le mieux gardé, ce serait celui que personne ne connaîtrait, pas même celui, celle ou ceux qui le portent ou le gardent; et du coup aussi bien le contraire d'un secret au sens ordinaire, dont on suppose qu'il n'en est pas un pour ceux qui le gardent et qui sont, comme on dit, dans le secret. Cela rappellera ce qu'on a souvent noté du " mystère", qui ne cesse pas d'être mystère quand il est révélé -- d'ailleurs Geheimnis en allemand dit à la fois ce que nous appelons "secret" et "mystère", et le dit tout autrement puisqu'il renvoie à l''éco-nomie d'un intérieur domestique, à la maison, à un chez-soi familier ( Heim, home = oikos, domus) et cependant étrange ( unheimlich, insolite, inquiétant, comme une hantise ou présence spectrale: secret de maison, secret de famille; alors que notre "secret" d'après le latin se-cerno, secretum, suggère davantage une séparation, une clôture (cerne, cerner, discerner, etc.), un enfermement ou une mise au secret, et le kruphô-kruptos grec plus généralement le caché (d'où crypte, cryptique, décrypter, apocryphe, etc.). Le "mystère" pour sa part étant simplement transcrit dans la plupart des langues à partir du grec ancien, cultuel, ésotérique, initiatique, mystique au sens des "cultes à mystères" (de muô fermer ou taire, du secret imposé à l'initié ou myste, encore qu'il y ait sans doute des passages secrets, faute de parenté étymologique, entre mystère et mythe qui est en un sens le contraire, récit raconté, y compris au coeur du mystère), quand il n'est pas traduit (p. ex. sacramentum en latin, d'où sacrement et serment, autres séries de rapprochements entre sacré et secret). Dans une autre direction, on retrouverait le paradoxe de ce qu'on appelle l'"inconscient", avec lequel la psychanalyse a néanmoins tenté d'établir un rapport de "conscience" ou de "connaissance", contre toute logique tautologique: l'inconscient, s'il y en a, s'il en reste, ce serait toujours ce dont on n'est pas conscient. Ambivalence encore du secret précieux (le trésor ou la perle cachés) et honteux, qui entraînerait un faisceau de thèmes connexes, tantôt divergents tantôt convergents: l'aveu, la confession, le témoignage, la foi, la fidélité, la trahison, la tradition, etc... Où s'effaceraient aussi les frontières entre sens "propres" et "figurés", entre humain, animal, végétal ou chose, entre nature et culture, et ainsi de suite, dans une métonymie générale et lisse: n'importe quoi, n'importe quelle trace peut garder, receler un secret, signe crypté, muet comme la tombe où un mort emporte son secret, ou au contraire le trahir ou le révéler, et être à son tour traduit et trahi par la lecture ou l'interprétation. Entrelacs, arabesque ou sac de noeuds verbaux et conceptuels qui ferait un sujet ou un objet infini de méditation, du moins au sens d'une méditation occidentale qui médite autant sur les mots et les idées que sur les choses ou les événements. Cela m'a rappelé un autre échange récent (27.5.2024) à propos de Colossiens 3, où nous remarquions une certaine asymétrie entre les termes que le johannisme, notamment, accouple souvent de façon symétrique et paradoxale, X en Y et Y en X ("X" = Dieu, le Père, le Fils, l'Esprit; "Y" = "nous", "vous", "moi", "toi", etc.). Avoir Dieu, le Christ ou l'Esprit en soi, selon un modèle "charismatique", "in-spiré" ou "en-thousiaste" par exemple, c'est en être habité, hanté, possédé, agité, animé, le porter comme un secret peut-être connu de soi et pas des autres, mais tendant vers sa manifestation, sa révélation, selon toutes les métaphores de la lumière et du phénomène; être en Dieu, au ciel, ailleurs, là-bas, ekei, illic, alibi, alors même qu'on est ici ou là (c'est le modèle des deutéropauliniennes, Colossiens-Ephésiens, ressuscité, caché en Dieu, en Christ, au ciel), ce serait aussi être absent de "soi", être à soi-même un secret inaccessible, caché de ou à soi, fût-ce dans l'attente d'une révélation-manifestation future, mais alors d'un autre soi dont on ne saurait rien et qu'on re-connaîtrait quand même -- comme le nom nouveau de l'Apocalypse. (Parenthèse, disclaimer: ce que j'écris ici ne prétend ni rendre compte du séminaire de Jacques Derrida ni en être indépendant, c'est seulement ce qu'il m'inspire, au contact d'autres textes, et d'autres thèmes, après un tout autre parcours. Mais je suis d'autant plus heureux de découvrir ce texte, mi-écrit mi-oral, avec plus de trente ans de retard, qu'il est aussi derrière une des publications majeures -- à mon avis -- de l'auteur, Donner la mort, que je voulais depuis longtemps relire et qui est quasiment introuvable: il n'y en a qu'un exemplaire, en réserve et à consulter sur place, dans la bibliothèque que je fréquente; or je ne supporte plus guère d'être enfermé, j'aime bien lire dehors. Parenthèse, digression auto-hétéro-bio-bibliographique, comme dirait l'auteur, mais on ne s'écarte pourtant guère du "sujet", ni avec la mort, la vie la mort, le don de la vie et le don de la mort, ni même avec le dehors.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Lun 10 Juin 2024, 10:53 | |
| Chapitre I. Un secret de salut caché dans le cosmos ? Adolphe Gesché
2 Ne se pourrait-il qu’il en devînt, qu’il en redevînt de même en théologie ? Cosmos et théologie furent longtemps de concert en doctrine de la création. N’en serait-ce pas l’heure aujourd’hui en théologie du salut, surtout si l’on songe à la préoccupation de notre modernité pour l’avenir de notre terre ? Ces pages, comme d’ailleurs celles de tout ce livre, voudraient donc commencer d’y voir clair. En posant la question de la façon suivante : y aurait-il dans le cosmos un secret, un semen enfoui, « une chose cachée depuis la fondation du monde » (Mt 13, 35 ; Ps 78, 2), un logos de salut qui, comme tel, ne vient pas directement de Dieu, auteur du salut, ni de l’homme, son démiurge, mais de ce monde lui-même ? Ceci sans céder à quelque dérive de gnose, mais par prescrit tout à la fois de raison, de foi et de salut.
II. Un prescrit de foi
8 Ainsi sollicitée, la théologie est bien loin d’être en déshérence. Elle a seulement assez bien de temps et de chemin à rattraper. La révélation est loin d’être muette sur ces choses. Mais pour l’entendre, il faut ici, comme Jonas, entrer dans le ventre de la baleine, « entrer dans le cosmos ». Et y séjourner, sans penser à autre chose pendant quelque temps (Nous repartirons d’autant mieux pourvus pour le salut de Ninive). Prendre d’abord les mesures du cosmos. Quel est-il ? C’est même là le premier secret à percer, le secret premier, le « secret du roi », celui à partir duquel nous découvrirons tous les autres.
9 Ce secret primordial serait, disons-le d’entrée de jeu, que le monde a d’abord une sorte d’indépendance, ce que j’appellerai ici un « quant-à-soi », un kath’auto. Que nous aurions à considérer en faisant épochè pour l’instant et de Dieu et de l’homme. Le cosmos en lui-même tel qu’en lui-même la création le pose. Kath’auto qui serait déjà à lui seul un salut. Et secret primordial de salut, parce qu’il nous enseignerait que le sens du monde ne dépend pas tout uniment de nous (en quel cas il n’y aurait qu’effet de miroir, idole et donc absence d’altérité, nulle possibilité de parler même de salut). Le monde, quelle que soit la part que nous y prenons (et cette part en est d’ailleurs constitutive, on ne le nie pas), le monde est le monde, ou il n’est pas. Il n’est pas que ce que l’homme veut qu’il soit et sa consistance est souvent bien plus impressionnante que celle que croit son « seigneur ». Trois considérations nous y conduisent.
b. Les leçons de la Rédemption
12 L’Ecriture de la Création nous apprend évidemment elle aussi cette consistance du cosmos et nous verrons en quels termes très nets. Nous nous trouvons cependant ici, où il s’agit du salut, devant une grosse objection, et que nous ne pouvons éluder. L’aporie nous vient d’un passage célèbre de saint Paul en l’épître aux Romains, où la création nous est décrite comme tombée, depuis le péché de l’homme, au pouvoir du néant et devant attendre libération d’un esclavage et d’une corruption (cfr Rm 8, 19-22). Une telle création peut-elle encore réserver quelque secret de salut ? Le cosmos a-t-il quelque compétence à nous sauver, qui bien plutôt doit l’être, attendant même de nous, en gémissant, la manifestation de gloire ?
13 Que penser de ce texte ? Sans en pouvoir tout dire, on remarquera d’abord qu’il s’exprime en termes de captivité (thème auquel Calvin a été très sensible dans sa théologie du péché originel). Or qui dit captivité, dit certes enchaînement et mise sous pouvoir, mais ne dit pas corruption foncière et de nature. Le mot phtora est certes employé, mais sans relent gnostique et réfère sans doute tout simplement au vocabulaire à la fois aristotélicien et paulinien de la finitude de ce monde dont la figure passe (cfr 1 Cor 7, 31 ; aussi 1 Jn 2, 17). Bien plus, le texte entend que, à la différence de l’homme, le monde n’est pas coupable : il est « livré » (état de passivité), « contre son gré », et d’ailleurs à la suite de la faute de l’homme : son mal est un mal de malheur, non un mal de faute. Ce qui est captif n’a sans doute plus toutes ses chances et ses vertus, mais n’est pas mauvais en son fond.
15 Le monde est donc certes asservi (cfr Gal 4, 3), mais on peut penser qu’il garde, à tout le moins, ses virtualités et ses capacités, sa « nature » bonne. Les exégètes se demandent même si saint Paul n’a pas voulu dire que ce monde livré aux mêmes Puissances que nous, l’avait été, non par le Démon, mais par Dieu (sens possible de l’« autorité » mystérieuse dont il est fait mention en Rm 8, 20) pour un mystère de salut et de miséricorde (cfr Rm 11,32 ; Ga 3, 22 : « Mais l’Ecriture a tout soumis au péché dans une commune captivité, afin que, par la foi en Jésus-Christ la promesse fût accomplie pour les croyants »). En toute occurrence, parler de captivité, c’est refuser de s’exprimer en termes ontologiques. Ce n’est sans doute pas pour rien que les grands récitatifs de salut (Egypte, Babylone) reposent sur des figuratifs de libération de captivité. Le cosmos a sans doute des manques, nous ne le voyons que trop, mais il n’est pas le lieu d’un non-sens et d’un échec radical. Il conserve son fonds créé, sa résistance, ce que nous avons appelé son kath’auto.
17 N’est-ce pas aussi parce que le cosmos est seulement enchaîné, et non corrompu, que le Christ a pu dire que nous n’appartenions pas au monde : au monde en tant qu’enchaîné ; tout en étant dans ce monde : ce monde en tant que créé, notre monde, dont Dieu et nous sommes et restons seigneurs, malgré ses princes d’usurpation. Nous n’appartenons pas à ce monde en tant qu’enchaîné parce que, libérés par Dieu, nous ne sommes pas sous leur emprise. Aucun jugement n’est porté là contre le monde comme source de mal. Le monde est tout au plus ambivalent. Il « n’a qu’à » être délivré, si l’on peut dire. Même son ivraie ne peut être arrachée (cfr Mt 13, 24-30) : soit qu’elle n’en soit pas, sauf aux yeux de notre impatience sans discernement ; soit que, même débridée du froment, elle ne garde pas moins en elle un principe valable qui demeure et dont nous ignorons l’économie (de quel droit anthropocentrique déclarons-nous qu’une herbe est une mauvaise herbe ?) ; soit que même l’ivraie la plus qualifiée puisse toujours être convertie sens dessus dessous comme un Saul en un Paul, précisément parce que la nature n’est pas atteinte.
18 Que le monde ne soit frappé que d’une servitude, non d’une corruption, est encore fort bien illustré par la théologie « archaïque » (l’est-elle tant que cela ?) de la Rédemption comme combat et victoire du Christ contre le Démon, devenu prince de ce monde. Le salut consiste alors à libérer le monde de cette tutelle, non à le purifier d’un mal qui lui serait substantiel. Il est remarquable que cette conception ait trouvé écho chez rien moins que Kant. Dans son Introduction à la deuxième partie de « La religion dans les limites de la simple raison », il fait observer que l’univers judéo-chrétien, en situant le mal dans l’Enfer, c’est-à-dire dans un tiers-lieu, a réussi à ne pas opposer le bien et le mal comme on opposerait le ciel et la terre14. Ce qui a en effet pour conséquence, à la différence du dualisme gnostique et manichéen, de ne pas faire de la terre et de la matière le lieu ontologique du mal. Une fois de plus, nous le voyons, même la théologie du péché et du salut ne nous autorise pas à voir le cosmos comme un cosmos substantiellement déchu, ayant perdu sa nature de création et les dons tout positifs qu’il en peut tenir. Or que nous dit précisément la théologie de la création ?
https://books.openedition.org/pusl/5666?lang=fr |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Lun 10 Juin 2024, 12:33 | |
| Texte fort intéressant de Gesché, aussi parce qu'il témoigne de son époque (1989) et de sa situation (de théologien catholique), où le souci de rigueur académique et d'orthodoxie dogmatique compense l'audace de la pensée par la dénégation: façon Magritte, ceci n'est pas du concordisme, du naturalisme, de la gnose, quand à l'évidence de telles étiquettes conviendraient parfaitement à son discours, favorisé d'ailleurs en ce temps-là par des tendances similaires du côté "scientifique" (Prigogine) et l'effondrement général des "idéologies", dans une ambiance philosophique encore baignée d'existentialisme (l'introuvable et irréductible "liberté" humaine) malgré la douche froide structuraliste. Quoi qu'il en soit c'est très intelligent, et l'auteur a eu d'excellentes lectures (y compris Cioran, que je n'attendais pas ici). Sur le sujet de ce fil, c'est dommage que dans sa propre discipline il ne cite pas Jüngel, Gott als Geheimnis der Welt, qui avait été traduit en français quelques années plus tôt ( Dieu mystère du monde, mais ç'aurait pu aussi être "secret" comme on le remarquait précédemment; je relève au passage, § 35, le rapprochement possible de Geheimnis et de Heimsuchung, pour la "Visitation", toujours "domestique", qui peut aussi être châtiment ou fléau, d'après les usages de l'hébreu pqd; en anglais aussi on dit parfois bring something home to somebody au sens de faire comprendre, avec une certaine insistance ou violence, quelque chose à quelqu'un). Jüngel plus luthérien et plus théologien au sens de la "théologie fondamentale", dans la lignée de Karl Barth et d'Ernst Fuchs, donc moins "naturaliste" et moins "concordiste". En tout cas le propos, bien qu'il s'en défende (aussi), reste -- fatalement -- anthropologique et anthropocentrique, puisque c'est toujours "l'homme" qui serait seul destinataire, lecteur, interprète ou décrypteur du "secret" ou "mystère" de "Dieu" et du "cosmos", quand même ce secret ne serait que celui de leur différence, interprétée dogmatiquement comme "séparation" entre l'origine et le lieu, l'espace, le topos, la khôra, la place et le support de l'inscription ou de l'encryptage de leur différence (je tire ici la problématique vers Derrida: le séminaire que je lis en ce moment est de peu postérieur à ce texte, et cette thématique-là était déjà explorée chez Derrida depuis un moment)... Je note au passage que ce chapitre (c'est l'introduction du livre collectif dirigé par Gesché) intéresserait plusieurs autres de nos discussions, sur le temps, ou la résurrection (lecture discutable de 1 Corinthiens 15: c'est et ce n'est pas "le même corps" qui meurt et qui ressuscite). |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Mar 11 Juin 2024, 12:57 | |
| Derrida, le secret
2. Ce qui ne répond pas.
Il y a du secret, mais ce secret ne peut jamais répondre de lui-même, en son nom (comme khôra). Il est si étranger à la parole que, même négativement, on ne peut pas le définir. Dire qu'il est ce qui ne répond pas est déjà abusif, puisqu'il n'est pas, et que même ce qui arrive obliquement (le silence, le mensonge, la tromperie, le simulacre, etc.) n'en dit rien. S'il en reste quelque chose, on ne peut pas en témoigner, ou on ne peut en témoigner, performativement, que par l'expérience de sa trace (sans contenu), de son tracement : le mouvement d'une trace qui ne laisse aucune trace. Ce qui est hors d'atteinte, intransmissible, inenseignable, incommunicable, ne se laisse dire que par une sorte de théologie négative - qui trahit sa non-réponse absolue.
Et pourtant on en témoigne, il faut en témoigner. Chaque fois qu'il est impossible de répondre, chaque fois qu'on laisse venir, dans la responsabilité, une part d'irresponsabilité, chaque fois qu'on reconnaît un lieu hétérogène au pouvoir et au devoir, chaque fois que, malgré l'urgence, on laisse ouvert un espace de non-réponse, chaque fois qu'on sort des limites pré-construites d'un questionnement, on témoigne du secret. C'est ainsi que la déconstruction commence.
Le secret exemplaire de la littérature, ce qui la rend digne d'être aimée passionnément, c'est que pour tout dire, sans aucune censure, elle n'a pas à toucher au secret. Sa toute-puissance tient à sa capacité à protéger le lieu du secret. Elle est le secret même. Aucun interprète ni archiviste ne peut l'interpréter complètement. Il y a toujours de l'avant-œuvre, du hors l'œuvre, du hors-la-loi de l'œuvre, du style, qui resiste à toute lecture, toute compréhension.
Peut-être la différence sexuelle exige-t-elle elle aussi le secret, plus d'un secret et aussi plus d'un indéchiffrable, plus d'un retrait, par plus d'un "je".
3. Silence, responsabilité, secret du secret.
Dans l'Ancien Testament, le récit du sacrifice d'Abraham (ou ligature d'Isaac) est le lieu où la question du secret est posée. Quand il répond à l'appel de Dieu, Abraham n'en parle à personne : ni ses proches, ni sa femme, ni son serviteur, ni son fils, personne. Il garde secret l'engagement qu'il a pris de donner la mort à ce à quoi il tient le plus : son fils, la promesse d'avenir qu'il porte. L'alliance implique le respect de ce lien absolument singulier, unique, qui le lie à Dieu. Avec cette épreuve d'un secret terrible, absolu, le secret du secret, son rapport à Dieu se détache de toute communauté. Sa prière est absolument idiomatique, intraduisible.
Avec le christianisme, le secret perd cette dimension de distance, de séparation (la sainteté). Un Dieu invisible, caché, voit les secrets du croyant et les évalue : "Ton père, qui voit dans le secret, te le rendra" (Evangile de Matthieu). Ainsi se constitue un lieu pour les secrets : s'il n'y en a plus pour Dieu, il y en a encore plus pour les sujets. Dans l'étrange économie du secret qui s'instaure, moins il y a de secret pour Dieu, plus il y en a dans l'intériorité subjective. C'est l'émergence du sujet dissocié, avec sa part inconnue, inconsciente. Au lieu du secret, ni objectivable ni commensurable, qui n'est là pour personne, s'institue la responsabilité au sens moderne. Son secret, c'est qu'elle refoule et incorpore des mystères plus anciens, un noyau d'irresponsabilité absolue, une possibilité d'hérésie sans laquelle la liberté du moi ou du sujet conscient n'aurait aucun sens. C'est ce mystère toujours retiré, caché, qui garde le dernier mot. S'il était reconnu comme tel, la responsabilité s'annulerait aussitôt. D'un côté, ce secret au-delà du secret, qui me regarde par la voix d'un autre et ouvre la dimension de la foi, est l'invisible absolu. Mais d'un autre côté, en tant que figure sacrée, il peut être présentifié par le culte (ou même virtualisé par les médias). C'est le Christ lumineux et sa présence réelle, l'Eucharistie (la communion).
https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1201031254.html |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Mar 11 Juin 2024, 14:11 | |
| Cette page d'"idixa" résonne à chaque phrase, ou presque, avec ce que je suis en train de lire (cf. supra 11.6.2024): ce n'est pas un hasard, puisqu'elle est largement tirée des textes publiés avant et surtout après le séminaire en question (1991-2).
Mais même sans avoir rien lu de Derrrida on peut la lire, comme n'importe quel texte même si celui-ci est composite, pas d'un seul texte ni d'un seul auteur; et se promener de texte en texte au gré des liens "hypertextuels", de fil en fil, de proche en proche... Jacques Derrida, qui a beaucoup joué sur le textuel et le textile, beaucoup écrit et médité aussi sur les techniques de communication et de traitement de texte, n'a pas eu le temps de beaucoup pratiquer l'Internet, mais son oeuvre et sa pensée s'y prêtent admirablement.
Maintenant on n'est pas obligé non plus d'aimer ce type de texte et de pensée, plus aporétique que problématique, plus paralytique qu'analytique: j'ai vu des gens que j'apprécie beaucoup réagir violemment, de façon épidermique ou viscérale même si c'est le contraire, à ce genre, type ou style d'écriture.
Il faut peut-être rappeler -- on en a déjà parlé -- que dans ce séminaire comme dans Donner la mort Derrida ne commente pas directement le sacrifice d'Abraham selon la Genèse (22), mais selon le commentaire qu'en fait Kierkegaard dans Crainte et tremblement. C'est Kierkegaard qui introduit le thème du secret dans un texte où il n'y a que des silences, même pas indiqués "comme tels", qu'on peut prendre pour des lacunes (à combler par l'imagination) ou ne pas re(-)marquer du tout: Abraham ne dit rien à personne, ni à sa femme, ni à ses serviteurs, presque rien à Isaac, une parole ambiguë dont lui-même, Abraham, ne peut pas deviner le sens; et dont Derrida lui-même ne sait pas à quel point elle est ambiguë puisqu'il ne connaît pas l'hébreu (r'h, c'est "voir" et non "pourvoir", avec l'ambiguïté de la "voix" et de la vocalisation, active ou passive, "voir" ou "être vu"). Par contre, Derrida suit de très près le texte grec (et latin) de Matthieu, même s'il le fait avec des outils quelque peu dépassés ou discutables (la Bible polyglotte de Vigouroux, les traductions de "La Pléiade", Dhorme pour l'AT et Grosjean-Léturmy pour le NT, Chouraqui quelquefois). -- Remarques du petit bout de la lorgnette du "bibliste", même si ce n'est plus ce qui m'intéresse le plus (ambivalence du "plus", comme dans "plus de secret", où on retrouverait presque le "supplément dangereux" du "premier" Derrida). |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 20 Juin 2024, 11:23 | |
| Poétique du secret selon Thérèse d’Avila et Jean de la Croix
1. Le lieu de Dieu
6A partir du grec mystés, « initié », le mot mystère, d’où provient « mystique » (vers 1376) prend vite le sens général de « secret », déjà attesté en latin6. Mais le mystère est à jamais inconnaissable, tandis que le secret peut être révélé. « Teología Mística – écrit Jean de la Croix – que quiere decir sabiduría de Dios secreta, porque es secreta al mismo entendimiento que la recibe » (2S 8, 6).
7Le vocable « secret » (vers 1180 ; de « secernere », « trier, séparer »)7 est la substance même de la Doctrine qui affirme l’approche d’une réalité spirituelle irrationnelle et l’union parfaite avec une instance surnaturelle, l’énergie divine dénommée de multiples façons dans les religions monothéistes ou polythéistes (Zeus, YHWH – le tétragramme en caractères latins –, Yaweh, Adonaï, Ehyeh Asher Ehyeh, Jéhovah, Dieu, le Seigneur, Christ, Sa Majesté, la Majesté divine, le Roi, le Roi des rois, le Saint des Saints, l’Amour, la Vérité, le Parfait, l’Intelligence universelle, le Savant, l’Enseignant, le Principe, l’Être en soi, l’Unique, le Réel, le Maître de la Sagesse, la Déité ineffable, le Bien souverain, le Principe des lumières, l’Esprit saint, l’Aimé, le Bien-aimé, le Prince de beauté, le Vin éternel, l’Unique Réalité, la Source de vie, la Lumière éternelle, le Créateur du monde, Lui, l’Empereur du ciel et de la terre, le Roi du monde, le Roi des rois, le Roi d’amour, le Roi de la gloire, le Vrai Consolateur, le Maître du secret, l’Être Vrai, le Plérôme, la Lumière éternelle, la Sagesse éternelle, l’Échanson éternel, le Créateur des choses, le Voyant, l’Innommable, Allah, Elohim, le Logos, le Très-Haut, le Tout-Autre, l’Abîme, le Seigneur de l’ouverture, la Source de Vie, le Toi sans image, le Puissant, la Puissance, la Trinité, Brahma, Vishnou, Shiva, Maheshvara, Dévi, Gauri, Uma, Yogini, l’Essentiel, Rama, Ôm, L’Infini sans limite, la Béatitude suprême, le Seigneur suprême, la Réalité suprême, le Seigneur Très-Haut, Celui qui ouvre les portes, le Trésor caché, etc.)8. La multiplicité de ces appellations témoigne de leur inadéquation à l’objet qu’elles veulent appréhender et l’impossibilité de connaître son identité, toujours occulte. Dieu n’a pas d’autre nom que sa réponse à Moïse, quand celui-ci le lui demanda : « Je suis celui qui est ». Et l’inconnu ajouta : « Voilà ce que tu diras aux Israélites. Je suis m’a envoyé vers vous » (Ex 3, 13-14). Dieu n’en dira pas plus9. Dieu concilie en lui la substance du secret et celle du mystère, comme l’explique Jean de la Croix : « La cual sustancia de los secretos es el mismo Dios, porque Dios es la sustancia de la fe y el concepto de ella, y la fe es el secreto y el misterio » (CB, 1, 10).
8Le Secret est à la fois le nom et le lieu de Dieu. « Toi qui, à mon regard, est le lieu du regardant / qui, en mon esprit est l’endroit du secret »10. À l’instar de Husayn ibn Mansûr, né en Iran vers 858, dit Hâllâj (« le cardeur »), supplicié à Bagdad en 922, qui a écrit ces mots, ou de beaucoup d’autres mystiques, la vie et les œuvres de Thérèse d’Avila (1515-1582) et de Jean de la Croix (1542-1591) se fondent sur la même intuition ; ils en furent saisis d’une façon irrésistible, tel le martyr soufi : « Tu as habité mon cœur alors que / s’y trouvaient des secrets de Toi »11. Du Dieu caché de Pascal (1623-1662), le soufiste Rûmî (1207-1273) témoignait ainsi :
Si l’amoureux est solitaire, pourtant il n’est jamais seul : Il a pour compagnon le Bien-Aimé caché12.
https://journals.openedition.org/hispanismes/19313#tocto1n1 |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 20 Juin 2024, 12:33 | |
| Cela me rappelle de lointains et heureux souvenirs, de cette période assez courte mais intense à la sortie du jéhovisme, où j'ai dévoré ce genre de textes indépendamment de leur provenance confessionnelle, selon ce qui me tombait sous la main: en particulier saint Jean de la Croix, Eckhart ou Hallâj, mais aussi bien des textes hindous, bouddhistes ou taoïstes, avant de replonger dans les disciplines et les domaines restreints et balisés de la théologie (chrétienne, protestante) ou de l'exégèse (biblique). C'était une ouverture bénéfique, qui m'a aidé à respirer même dans des horizons plus étroits.
Les citations de Sesé sont très belles et bien choisies, mais il faut lire l'espagnol pour en profiter (même une bonne partie des textes arabes ou persans est traduite dans cette langue). Je traduis celles de saint Jean de la Croix qui figurent dans ton extrait: 1) "Théologie mystique, cela veut dire sagesse secrète de Dieu, car elle est secrète même à l'intelligence qui la reçoit." (Allusion à 1 Corinthiens 2,7). 2) "Cette substance des secrets est Dieu lui-même, car Dieu est la substance et le concept de la foi, et la foi est le secret et le mystère."
Cela dit (je réagis à la longue parenthèse bric-à-brac au milieu de ton extrait), le "point de vue mystique" (si on veut l'appeler ainsi, mais chacun de ces mots y est encore de trop) n'est précisément pas celui du rassemblement, de la collection ou du collationnement, de la comparaison ou du tour d'horizon panoramique, qui nivelle tout. Peu importe la voie, à condition de la suivre, et on n'en suit qu'une à la fois -- jusqu'au point où il n'y a plus rien à en dire, et moins encore à dire des autres, même si elles mènent au même endroit (ou au même envers, au même lieu ou non-lieu).
A propos de chemin (voie, sentier, etc.), on remarquera les analogies avec Machado dont nous avons souvent parlé (p. ex. 8°, § 38ss, je traduis: "rien, rien, rien, rien, rien, rien et encore sur la montagne rien"; "par ici il n'y a plus de chemin car pour le juste il n'y a pas de loi, il est à lui-même sa propre loi".)
Un détail idiomatique et grammatical complique en espagnol le jeu du "genre" (sexe) dans la poésie mystico-érotique, c'est que "l'âme" est un nom féminin doté d'un article masculin, el alma, pour des raisons phonétiques (la langue évite le féminin la suivi d'une voyelle tonique). Par là, toute la tradition de l'âme (psukhè, anima) féminine, amoureuse et aimée du Dieu, du Christ masculin (dans la ligne littéraire et traditionnelle du Cantique des cantiques, du dieu époux d'Israël ou de Jérusalem, du Christ époux de l'Eglise) prend une connotation homosexuelle, qui rejoint la poésie arabo-persane (où le plus souvent l'aimé du poète masculin est aussi masculin, comme "Dieu"). |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Mer 24 Juil 2024, 15:53 | |
| Derrida, silence, mutisme
4. La crypte, le secret.
On ne peut nommer secret, digne de ce nom, que cela même qui reste inavouable, encrypté, enfermé dans le silence. Ni l'interprète, ni l'archiviste, ni même le psychanalyste, ne peuvent y lire l'inavoué, et même s'ils croient comprendre, ils ne comprennent pas ce qu'ils comprennent, ils ne voient pas ce qu'ils gardent. La crypte est faite pour le silence, on ne peut ni l'entamer, ni la briser. L'enclavement n'y est pas circonstanciel, mais inconditionnel. En ce lieu caché, souterrain, il y a plus d'un for intérieur : différents espaces dissociés les uns des autres en condamnent certains au silence, avec des cloisons, des parois, qui font d'un ou plusieurs de ces fors secrets des lieux exclus, inaccessibles. L'extériorité du silence s'installe dans l'intérieur comme un mort vivant. Elle entretient des forces muettes, installées dans le moi, qui conjoignent le plaisir et la mort, la libido et l'agressivité. Il n'y a pas de compromis possible avec cette incorporation. Elle transforme la bouche en lieu silencieux du corps, condamné au mutisme. L'œuvre de bouche est empêchée; si elle parle, ce n'est que pour taire ou détourner de ce lieu secret.
Le poème témoigne d'un silence de ce type. Il parle d'un secret qu'il dissimule, dont il n'arrête jamais le sens. S'il s'adresse à l'autre, c'est pour témoigner secrètement et solitairement d'un lieu à la fois saturé et désertique, irrévélable.
https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0601181052.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Mer 24 Juil 2024, 16:47 | |
| Il y a quelque chose de grotesque, voire d'obscène ou de monstrueux, mais de fascinant aussi, à multiplier les paroles, les textes, les discours, les citations, les commentaires, autour de mots comme le secret ou le silence. Et que ça se fasse de façon quasi mécanique, automatique et artificielle, sur un site ou un forum internet. Derrida, qui n'a guère eu le temps de pratiquer l'Internet, l'avait quand même vu venir, et il méditait depuis toujours sur les techniques de communication et d'écriture, sur son propre passage de la plume au stylographe, de la machine à écrire mécanique à l'électrique, puis au traitement de texte (c'est l'objet de plusieurs textes recueillis dans Papier machine, entre autres). De fait son écriture est de celles qui se prêtent le mieux à l'"hypertexte" comme le pratique "idixa". Lui-même l'avait d'ailleurs en quelque sorte anticipé de son vivant, par exemple dans son jeu avec Geoffrey Bennington, qui proposait avec sa Derridabase une tentative ludique et amicale de "logiciel derridien" censé montrer "comment ça marche" -- à quoi Derrida répondait sans répondre, au bas des mêmes pages, avec l'imprévisible Circonfession. Mais c'est justement l'épreuve ou la pierre de touche du secret, du mystère ou du silence: on peut publier, révéler, dévoiler, divulguer, vulgariser, galvauder, commenter, gloser, répéter, rabâcher, ressasser, propager, diffuser, imiter, parodier, pasticher, caricaturer, paraphraser, traduire, trahir, informer, déformer, transformer, par tous les médias et toutes les médiations mécaniques ou automatiques, il reste intact et inentamé. Le secret, écrivait à peu près Derrida dans Sauf le nom (que je n'ai déjà plus sous les yeux), c'est que tout autre est tout autre. |
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| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 25 Juil 2024, 11:24 | |
| Le privé, le secret, la vérité Sandra Laugier
Le dire et la confession
Cela reconstruit le dire sur le mode de la confession, définie comme extérieure : elle est ce d’après quoi on juge l’intérieur (il n’y a rien d’autre).
« Il y a bien le cas où quelqu’un plus tard me révèle le fond de son cœur (sein Innerstes) par une confession : mais qu’il en soit ainsi ne peut rien m’expliquer de la nature de l’intérieur et de l’extérieur, car je dois donner foi à la confession. La confession est bien sûr encore quelque chose d’extérieur . »
L’idée de la confession nous fait comprendre le rapport de l’intérieur à l’extérieur. Le seul accès à l’intérieur est extérieur, mais l’extérieur n’a de sens que par rapport à l’intérieur qu’il exprime. La question du critère, qui mène au scepticisme, Wittgenstein la retourne et suggère le paradoxe : c’est la même chose de dire quelque chose se passe en moi et à l’extérieur, non à cause d’une adéquation ou correspondance (mythique) entre l’intérieur et l’extérieur, de l’absence d’intériorité, mais parce que c’est exactement ce que nous voulons dire par extérieur (et intérieur).
« Le paradoxe est celui-ci : l’affirmation que cela se passe en moi affirme : cela se passe hors de moi. Dans la supposition les deux propositions sur l’intérieur et l’extérieur sont entièrement indépendantes, mais pas dans l’affirmation . »
Tel est le paradoxe wittgensteinien. Il n’y a pas de secret sans extérieur. On pourrait aussi reprendre la thématique wittgensteinienne du « faire semblant » (Verstellung) (parfois interprétée, curieusement, en un sens behavioriste) et l’interpréter, non comme pure extériorité (ce qui serait un contresens), ni comme preuve d’une intériorité irréductible (ce qui est naïf, comme le montre l’analyse de Wittgenstein des règles spécifiques du faire semblant) mais comme la mise en œuvre d’un lien profond entre intérieur ou extérieur, privé et public, secret et vérité.
« Si nous faisons varier le concept du « faire semblant », il faut conserver ce qu’il a d’intérieur (seine Innerlichkeit, une des rares occurrences de ce terme), c’est-à-dire la possibilité de l’aveu . »
C’est surtout dans LW II (au moment où revient précisément cette question de la Verstellung) que Wittgenstein développe cette interdépendance de l’intérieur et de l’extérieur : « Je vois l’extérieur et j’imagine un intérieur pour lui convenir. »
« Lorsque les mines, les gestes et les circonstances sont univoques (eindeutig) alors l’intérieur semble l’extérieur : c’est seulement quand nous ne pouvons pas lire l’extérieur que l’intérieur paraît se cacher derrière lui.
« L’intérieur est lié à l’extérieur non seulement empiriquement, mais aussi logiquement.
21« L’intérieur est lié à l’extérieur logiquement, et pas seulement empiriquement . »
C’est l’idée de « processus intérieur » (avec guillemets, celle des philosophes) qui crée la nécessité des critères extérieurs, et donc le problème massif du scepticisme, non seulement concernant les others minds, mais, plus ennuyeux, mon esprit. Wittgenstein ne nie pas le privé, mais l’idée, à partir de laquelle la philosophie crée le mythe du privé, que nous parlons, en parlant de « nos » sensations, pensées, représentations, d’objets privés et inaccessibles. L’erreur classique de ses interprètes est de croire qu’alors il rejette l’idée d’un intérieur, alors qu’il rejette simplement l’idée de le concevoir comme un objet, et comme un objet privé : le « processus mental » entre guillemets, inaccessible.
Privé et inexpression
Wittgenstein n’a pas tant pour but de mettre en cause le caractère privé de l’âme que l’idée que le privé soit affaire de connaissance, et donc de secret. Rappelons-nous ces critiques contre l’idée de concevoir le moi comme quelque chose de caché à l’intérieur, comme le sens était mythologiquement caché dans la phrase : il n’y a rien d’autre que ce que vous voyez (ne voyez-vous pas toute la phrase ?). Mais de même que la phrase veut dire, sans rien de caché, qu’elle n’est pas une suite de signes morts, de même l’extérieur exprime, et pourtant il n’y a rien de caché. On peut penser au passage où l’on entend les mots sortir de sa propre bouche : que l’on veuille dire ce qu’on dit, qu’on ait « une attitude ou un comportement particulier envers ses propres mots » n’est pas dû à quelque chose de caché. Ma relation à moi n’est pas une relation de connaissance, et l’interpréter ainsi conduit tout droit au scepticisme, ou à la maladie du secret. Ce n’est même pas, comme l’indique le vocabulaire de Wittgenstein, une relation : Einstellung – plutôt une attitude.
« Je ne dis pas que l’évidence (die Evidenz) rend l’intérieur seulement probable. Car pour moi rien ne manque dans le jeu de langage
La notion du probable, liée à celle du connaître, mais aussi à la mythologie du secret, est inadéquate : rien ne manque. De ce point de vue, Wittgenstein n’en veut pas tant à l’idée de privé ou d’intérieur qu’à celle d’un secret. Comme le remarque Cavell : « Son enseignement dit bien plutôt que ce qui est juste dans l’idée philosophique ou métaphysique du privé n’est pas saisi, voire est rendu méconnaissable, par l’idée de secret. » Ce qui est privé n’est pas inaccessible : ma vie privée (ou une conversation privée, ou une private joke) est parfaitement accessible à qui je veux bien y donner accès. C’est même la nature du véritable privé (de la vie privée) d’être accessible à certains. L’illusion du secret est liée à celle d’un rapport cognitif à soi.
« Que ce qu’un autre se dit intérieurement me soit caché, cela fait partie du concept « parler intérieurement ». Seulement « caché » n’est pas le bon mot ici ; car si cela m’est caché, il doit le savoir. Mais il ne le « sait » pas . »
Je ne sais pas, non que je ne sois pas certain, mais parce qu’il n’y a pas lieu de savoir. Le scepticisme serait alors moins un problème cognitif (la possibilité de connaître le monde, ou d’avoir accès à l’intérieur de l’autre) qu’un symptôme, celui de mon refus de l’expression. La question de la connaissance d’autrui agit comme un masque, celui de ma propre accessibilité (à autrui, à moi-même). Il n’y a pas de secret, et en effet « rien n’est caché ». Non pas que tout soit extérieur : mais parce que les seuls secrets sont ceux que nous ne voulons pas entendre, et que le seul privé est celui que nous ne voulons pas connaître, ou auquel nous refusons de donner accès, ou expression(Äusserung, Ausdruck).
On pourrait alors renverser plus radicalement le questionnement sur le « langage privé ». Le problème n’est pas de ne pas pouvoir exprimer, extérioriser ce que j’ai « à l’intérieur », de penser ou ressentir quelque chose sans pouvoir le dire (problème réglé par Wittgenstein dans le Tractatus : il y a de l’inexprimable, mais il ne se peut assurément pas dire, ni penser) ; le problème est inverse, de ne pas vouloir dire ce que je dis. Ainsi se découvre peut-être une source de l’idée de langage privé : non une difficulté à connaître mais un refus de vouloir dire, et d’accéder, ou de s’exposer à l’extérieur. D’où les séductions de l’idée de secret : nous préférons l’idée que notre privé est secret, plutôt que de reconnaître la nature de ce privé, qui est d’être pris dans une structure d’expression, non plus contingente mais inéluctable, comme le montre le bel exemple de l’acteur :
« Qu’un acteur puisse représenter (darstellen) le chagrin montre le caractère incertain de l’évidence, mais qu’il puisse représenter le chagrin montre aussi la réalité de l’évidence . »
L’on avance le cas de la feinte ou du faire semblant pour montrer l’inadéquation de l’intérieur et de l’extérieur, alors que pour Wittgenstein, une telle possibilité montre précisément une telle adéquation, le fait que l’extérieur exprime bien l’intérieur. Feindre veut dire imiter aussi bien, en quelque sorte, l’intérieur que l’extérieur.
ci le mythe du privé cède la place au mythe de l’inexpressivité. Cette idée d’inexpressivité, présente dans ces passages des Recherches où Wittgenstein (§ 260-261, 270) imagine que j’inscris un signe « S » pour ma sensation, s’avère l’anxiété même de l’expression, de la naturalité du passage de l’intérieur à l’extérieur.
Wittgenstein envisage ici la mythologie, non plus du silence, ou du secret, mais de l’inexpression. Comme si précisément le passage à l’extérieur était une perte du contrôle de ce que je veux dire, comme si « un son inarticulé », inexpressif, était parfois plus rassurant que l’expression douée de sens. Accepter l’expression, c’est accepter la réalité de l’extériorité (corporelle) du vouloir dire. « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine »non pas en tant qu’il la représente ou la possède, mais en tant qu’il lui donne expression. Reconnaître la nature du rapport intérieur/extérieur, c’est également reconnaître que vos expressions vous expriment, qu’elles sont à vous, et que vous êtes en elles. « Cela signifie que vous vous autorisez à être compris, chose que vous pouvez toujours refuser. J’aimerais souligner que ne pas vous y refuser, c’est reconnaître que votre corps, le corps de vos expressions, est à vous, qu’il est tout ce qu’il y aura jamais de vous . »
https://www.cairn.info/revue-cites-2006-2-page-55.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: La nécessité du secret ... Jeu 25 Juil 2024, 13:16 | |
| Merci encore pour ce texte très riche et pertinent -- il le serait tout autant pour les discussions sur le "silence" ( ici ou là) ou le rapport " dedans / dehors". Il me rappelle qu'un autre texte majeur de Derrida consacré à la "théologie négative", "Dénégations. Comment ne pas parler" ( in Psyché), partait précisément de la fameuse sentence de Wittgenstein à la fin du Tractatus, "Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire." Chaque penseur choisit de questionner et de solliciter, dans sa langue ou dans une autre, les mots et les concepts qu'il veut, et d'employer les autres dans leur sens ordinaire, sans trop les remettre en question: c'est ce que marque habituellement dans l'écrit l'usage des guillemets, tant pour les termes qu'on travaille que pour ceux qu'on laisse -- provisoirement -- inquestionnés, tout en sachant très bien qu'ils ne sont pas à l'abri d'un questionnement: un texte qui jouerait sur tous ses mots à la fois deviendrait vite illisible et impensable. Derrida travaille le "secret" dans le sens d'un "secret" abyssal, qui peut l'être pour sa propre "conscience", laquelle, dès lors, n'est plus si "propre" ni "simple" qu'on aurait u le croire -- secret "inconscient" au sens psychanalytique par exemple, refoulé ou forclos. Evidemment ce n'est pas là le sens commun, ou naïf, du "secret" supposé clairement et distinctement connu de celui qui le garde, ou qui le divulgue. Wittgenstein pour sa part s'en tient au sens banal du "secret" ( Geheimnis ?), il fait porter sa réflexion paradoxale, sinon aporétique, sur d'autres termes. Mais quel que soient les termes qu'on choisit (est-ce un choix ?) de "penser", on y retrouvera au bout des paradoxes ou des apories similaires. Ex-pression, ex-pressivité, in- ex-pressivité, Äus-serung, Aus-druck présupposent aussi la scène fictive -- l'auteur(e) de l'article parle de "mythologie" -- d'un dedans et d'un dehors, même si c'est pour s'apercevoir qu'il n'y a pas de "dedans" qui tienne, qui serait le même, ipséité-identité identique à elle-même, qu'il s'"ex-prime" ou non. Mais du coup le "dehors" est aussi fictif que le "dedans" -- sauf l'aberration d'un dehors sans dedans, symétrique de celle que j'évoquais précédemment à propos de Michel Henry. Bref, il ne faut surtout pas conclure hâtivement que des penseurs "se contredisent" (réflexivement ou réciproquement, eux-mêmes ou les uns les autres), encore moins qu'ils se critiquent ou se réfutent. La pensée des uns et des autres, ou des mêmes d'un texte et d'un moment à l'autre, se rejoint souvent par des chemins très divergents, avec des mots et des concepts différents, pour peu qu'elle soit menée jusqu'au bout, à la limite où précisément elle échoue, où "on ne peut plus parler" -- tout au moins au sens de la sévère "logique" du "premier" Wittgenstein, qui n'excluait pourtant pas le "mystère" (cf. section 6 du Tractatus). Même si à ce point on n'arrive pas à "se taire". P.S.: Je retrouve le texte ici (traduction là): 6.44: le mystique, ce n'est pas comment est le monde, mais qu'il soit. 6.45: l'intuition du monde sub specie aeterni est son intuition comme totalité bornée: le sentiment du monde comme totalité bornée est le mystique. 6.522: il y a assurément de l'inexprimable, il se montre: c'est le mystique. 7. De ce dont on ne peut pas parler, il faut se taire. P.P.S.: En relisant L'écriture du désastre, de Maurice Blanchot, je trouve (p. 23): "Le "mysticisme" de Wittgenstein, en dehors de sa confiance dans l'unité, viendrait de ce qu'il croit que l'on peut montrer là où l'on ne pourrait parler. Mais, sans langage, rien ne se montre. Et se taire, c'est encore parler. Le silence est impossible. C'est pourquoi nous le désirons. Ecriture (ou Dire) précédant tout phénomène, toute manifestation ou monstration: tout apparaître." Et encore, p. 207s: "Garder un secret, dans la particularité d'une chose qu'on ne dit pas, suppose qu'on pourrait le dire. Ce n'est rien d'extraordinaire: une retenue plutôt déplaisante. -- Mais se rapporte déjà à la question du secret en général, au fait (ce n'en est pas un) de se demander si le secret n'est pas lié à ce qu'il y aurait encore quelque chose à dire, lorsque tout serait dit: le Dire (avec sa majuscule glorieuse) toujours en excès sur le tout est dit. -- Le non apparent du tout manifeste, ce qui se retire, se dérobe dans l'exigence du dévoilement: l'obscurité de l'éclaircie ou l'erreur de la vérité même. -- Le non-savoir après le savoir absolu qui précisément ne laisse plus penser un "après". -- Sauf sous le "il faut" du retour qui "désignifie" tout avant, comme tout après, en le déliant du présent, le rendant inassignable. -- Le secret échappe, il n'est jamais limité, il s'illimite. Ce qui se cache en lui, c'est la nécessité d'être caché. -- Il n'y a rien de secret, nulle part, voilà ce qu'il dit toujours. -- Ne le disant pas, puisque avec les mots "il y a" et "rien", l'énigme continue à régir, empêchant l'installation et le repos. -- Le stratagème du secret, c'est soit de se montrer, de se rendre si visible qu'il ne se voit pas (donc de s'éteindre comme secret), soit de laisser entendre que le secret n'est secret que là où manque tout secret ou toute apparence de secret. -- Le secret n'est pas lié à un "je", mais à la courbure de l'espace qu'on ne saurait dire intersubjectif, puisque le sujet se rapporte à l'Autre dans la mesure où l'Autre n'est pas sujet, dans l'inégalité de la différence: sans communauté; le non-commun de la communication. -- "Il vivra désormais dans le secret": cette phrase gênante s'élucide-t-elle par là ? -- C'est comme s'il était dit que pour lui la mort s'accomplirait dans la vie. -- Laissons au silence cette phrase qui ne veut peut-être dire que le silence." |
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