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 Eli, Eli, lema sabachthani

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Narkissos
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeVen 22 Jan 2021, 14:46

Texte bien meilleur que le fond d'écran archi-coloré (façon New Age ou autre attrape-gogo) ne le laissait craindre -- ce n'est d'ailleurs pas étonnant si le fond (du texte, pas de l'écran) vient de Brown (même résumé). Comme le montre la suite, le "vinaigre" (oxos) n'est qu'une partie de l'embrouillamini des traditions et des rédactions qui partent dans tous les sens avec le "vin" (oinos) du v. 23 et leur confusion, combinaison ou démultiplication dans les développements narratifs subséquents (myrrhe ou fiel, anesthésie, poison ou cruauté supplémentaire, bonnes ou mauvaises intentions -- outre la contradiction éventuelle avec le logion de la Cène, "je ne boirai plus...").

Ce qu'on a tendance à perdre de vue en se concentrant sur les divergences et les contradictions narratives ou même doctrinales, que ce soit pour les souligner ou les harmoniser, les nuancer ou les évacuer, c'est une certaine unité d'intention plus profonde que les divergences et contradictions elles-mêmes: qu'on dise que Jésus est mort et corporellement ressuscité, enlevé ou élevé à l'instant de sa mort, avant ou après, qu'il n'est pas vraiment mort ou que son âme ou son esprit a échappé à sa mort (et on trouve tout cela dans les récits chrétiens, canoniques ou apocryphes, orthodoxes ou hérétiques, judaïsants ou gnosticisants, et jusque dans l'islam), on signifie de toute façon qu'en dépit des apparences l'essentiel est sauf. Les divergences et les contradictions, si énormes et flagrantes soient-elles, ne concernent que la façon de le dire. Cela, les plus dogmatiques (dans un sens ou dans un autre) sont les derniers à le voir (ce qui est aussi évangélique).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMer 02 Mar 2022, 11:55

Le terme déréliction (derelictio) désigne une situation d’abandon complet, de délaissement conduisant au désespoir. Habituellement appliqué à l’être humain pour traduire le paroxysme de son angoisse spirituelle, il est ici appliqué à Dieu. Ce ne sont pas seulement des parties de Dieu qui abandonnent le Christ au moment de sa Passion mais, affirme Luther, c’est « Dieu tout entier qui l’a abandonné (totus deus eum dereliquisse) ». Et de préciser : « Tant il est vrai que le Christ est immergé dans toutes les choses qui sont nôtres ». C’est donc Dieu tout entier qui abandonne Dieu dans son incarnation. Soulignons que chez Luther, il s’agit là paradoxalement d’une bonne nouvelle. Car cela atteste aux humains la proximité de Dieu : le Dieu qui s’est révélé en se cachant sous son contraire (sub contrario specie) dans la chair du Christ, le Dieu qui apparaît sous la forme d’un non-Dieu dans la faiblesse du crucifié, est le Dieu qui est auprès de nous jusque dans notre sentiment d’être abandonnés de Dieu.

En second lieu, intéressons-nous au lien opéré par Luther entre la révélation de Dieu dans la chair du Christ, et la révélation de Dieu dans sa parole. En effet, l’opposition entre théologie de la gloire et théologie de la croix recoupe chez lui une autre opposition — déjà mentionnée dans la section précédente —, celle entre le deus nudus et le deus revelatus : le Dieu nu est Dieu en soi, dans son insondable majesté, objet de la spéculation des théologiens scolastiques, tandis que le Dieu révélé est Dieu pour nous, manifesté dans l’humanité du Fils auquel la médiation des Écritures donne accès. C’est cette seule face de Dieu qu’il s’agit de connaître pour Luther, si l’on veut espérer la paix au plus fort de la tourmente, car l’autre face de Dieu ne fait qu’accroître la tourmente en faisant déborder le lit de l’angoisse.

Ainsi, là où la spéculation part d’en haut (a summo), de Dieu dans son être propre (in sua natura), d’une définition a priori qui enferme dans le spectacle d’une souveraineté débridée, la théologie digne de ce nom part d’en bas (ab imo), de Dieu dans sa parole incarnée, a posteriori de l’expérience libératrice d’un Dieu inscrit au registre de la finitude. Vivre auprès du Dieu dont l’humble présence est salvifique va de pair avec tenir à distance le Dieu dont l’absoluité est écrasante. De fait, la pointe du combat spirituel de Luther est peut-être qu’il y a une certaine modalité de la présence de Dieu qui plonge l’homme en enfer. Ce qui signifie, étrangement, que la déréliction n’est pas nécessairement l’absence de Dieu en tant que telle : en un certain sens, en effet, elle peut être l’absence de son absence.

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2017-v73-n2-ltp03307/1042442ar/


Dernière édition par free le Mer 02 Mar 2022, 14:31, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMer 02 Mar 2022, 13:44

L'article d'Antier est très intéressant, ce fil (que je viens de reparcourir trop rapidement) aussi... (dans ce dernier je retrouve d'ailleurs, 30.9.2010, des choses que j'ai failli répéter dans une discussion d'hier sur les "fins heureuses", au cinéma ou dans d'autres "histoires"; on peut aussi revoir les liens du 13.12.2018).

Deux réserves me restent concernant l'article:
- sur la fausse métaphore de la "traversée du miroir", dont je parlais encore il y a peu à propos de la (mauvaise) traduction française du titre de Bergman, A travers le miroir pour "comme dans un miroir", d'après 1 Corinthiens 13: le miroir est justement ce qui ne se traverse pas, dont l'au-delà illusoire reflète ou réfléchit (inversement), pour celui qui reste devant, l'en-deçà. Traverser c'est le mot de l'"expérience" ou de l'"empiri(sm)e" (ek-peirazô, Er-fahrung, même idée de parcourir une contrée d'un bout à l'autre, jusqu'à ses limites) et de l'"épreuve" en plus d'un sens (peirazô etc.), aporétique aussi d'une manière ou d'une autre, soit parce qu'il n'y a rien à "traverser", soit parce qu'il n'y a personne pour "traverser" (p. ex. rien ni personne de constant ou de subsistant d'un bout à l'autre, comme pour le fleuve d'Héraclite). S'il y a épreuve ou expérience du miroir, elle(s) consiste(nt) à rester devant et à en soutenir le regard, c'est-à-dire à y soutenir son propre regard (cf. Jacques 1), non à le "traverser" (quoique la "traversée du miroir" fasse aussi d'excellentes images, mytho-poétiques chez Cocteau ou burlesques chez les Marx Brothers).
- sur la fin où le "moralisateur", sinon l'"inquisiteur", me semble(nt) curieusement ressortir de la boîte du "chercheur" en théologie et (autres) "sciences humaines" (psychanalyse en l'occurrence): au-delà de tous les abandons (de Dieu par l'homme, de l'homme par Dieu, de Dieu par Dieu ou de l'homme par l'homme) il y aurait encore une loi, une règle, un ordre, un principe (arkhè), un impératif archi-divin, interdit d'abandon qui l'emporterait sur tous les abandons exemplaires et les neutraliserait en fin de compte -- interdit d'abandonner (les autres, le monde, le désir, soi-même, etc.), là même où "Dieu" et/ou "le Christ" donne(nt) l'exemple de l'abandon. "Les non-dupes errent", c'était chez Lacan un constat (en plus d'un calembour), je ne crois pas que ça gagne à se convertir subrepticement (même si ça arrive chez Lacan et plus encore chez les lacaniens) en condamnation, en menace, en conjuration apotropaïque, en prescription ou en proscription prophylactique, en dénégation ou en forclusion. C'est peut-être justement l'errance de l'abandon et du don dans l'abandon (calembour encore, car le don n'a étymologiquement rien à voir avec l'abandon qui est plutôt du côté de la bande et de la débandade) -- destinerrance comme écrit Derrida -- qu'il s'agit, au moins pour certains, de penser et de jouer, ce qui requiert aussi une certaine "foi", peut-être la même.

"Il fallait que le ciel t'abandonne pour que tu t'abandonnes", avais-je écrit quelque part entre-temps.

---

Soit dit en passant, on a beau remarquer, noter, souligner, rappeler (comme on l'a fait depuis le début de ce fil) la correspondance dans le récit de Marc et de Matthieu entre l'abandon de Jésus par son dieu et par ses disciples (ou inversement, dans l'ordre du récit), la connexion d'un abandon à l'autre peine à s'établir et à se maintenir, ça n'"imprime" pas comme on dit, on la redécouvre à chaque fois, ou presque, comme si on n'y avait jamais pensé (ainsi dans le discours du sacristain des Communiants, qui le rappelle au pasteur). C'est que l'abandon de Jésus par d/Dieu se traduit pour nous (récepteurs chrétiens ou post-chrétiens) en "problème" théologique et christologique, alors que l'abandon de Jésus par les disciples ne pose aucun "problème" de ce genre, c'est une simple péripétie narrative, humaine, accessoire et périphérique par rapport au drame théo-christologique qui paraît central. Que l'abandon de Dieu se joue dans l'abandon des autres, et inversement, et dans les deux sens du génitif (x abandonne y, y abandonne x) -- à la limite, Dieu abandonne Jésus comme un vulgaire disciple abandonne son maître, et le disciple abandonnant son maître participe à son insu au coeur cruel du mystère (de l'abandon) divin -- voilà peut-être l'impensable et l'insoutenable, autant et aussi souvent qu'on s'en rapproche.

-- Parmi les innombrables citations cinématographiques (et bergmaniennes) de la phrase, la terrible et merveilleuse scène d'Ismaël dans Fanny et Alexandre, qui ajoute "et personne ne lui répond, pas même un rire".

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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeJeu 24 Mar 2022, 15:46

En relisant un vieux texte de Heidegger (Vom Wesen des Grundes, 1938, que Corbin traduisait "Ce qui fait l'être-essentiel d'un fondement ou 'raison'", in Questions I), je remarque, vers la fin, la corrélation entre la catégorie "existentiale" de la Geworfenheit ("être-jeté" qui pourrait aussi se traduire par "abandon" ou "déréliction") et la possibilité même (transcendantale au sens kantien ou ontologique au sens heideggerien de l'époque) de la question pourquoi... Sans la moindre allusion, bien sûr, aux résonances "judéo-chrétiennes" (qu'on pense au psaume ou aux évangiles) de ce motif...

L'expérience de l'abandon est aussi celle d'une perte, en plus d'un sens (perdre quelque chose ou quelqu'un, être perdu, se perdre), où paradoxalement on (se) (re-)trouve comme jamais -- j'entends encore le regretté Jean Brun, le seul (vrai) professeur de philosophie dont j'aie suivi les cours (à Vaux-sur-Seine où il s'efforçait notamment, avec autant d'humour que de patience, d'expliquer Heidegger à des étudiants en théologie "évangélique"), parler avec son solide accent méridional de la Geworfenheit et de la Befindlichkeit constitutives du Da-Sein, en disant (en substance): quand vous vous retrouvez dans une réunion ou dans un groupe quelconque et que vous vous demandez soudain ce que vous êtes venu y faire, vous éprouvez dans toute sa force la sensation de vous trouver ou d'être là. Se (re)trouver abandonné, c'est à chaque fois une expérience singulière qui porte son "sujet-patient" à la réflexion et à la réflexivité (aussi au sens du miroir), en un mot à la "conscience": on se sait alors un "individu" distinct et séparé de tout autre, qui n'est plus porté ni soutenu par aucune provenance, parenté ou relation -- ce qui renvoie au savoir, sinon au souvenir, de la naissance comme expulsion du sein maternel; mais cette "conscience" c'est aussi bien celle de "l'homme-espèce" dans un "monde" dont il sait provenir alors qu'il est seul -- jusqu'à preuve du contraire -- à y parler comme il parle, à y penser comme il pense, à l'interroger par le jeu de la différence, de la fiction et de la négation,  autrement dit de l'irréel (pourquoi ça plutôt qu'autre chose, pourquoi quelque chose plutôt que rien), à (se) le représenter, et ainsi à le constituer comme "monde", comme "tout" ou comme "étant", tout en s'en distinguant: il n'y a "monde" que pour un "étranger au monde" -- ce que dit à sa façon le récit de l'Eden, l'ek-sistence humaine comme expulsion. Ce serait pourtant aussi l'expérience de tout "étant", animal, végétal, minéral, pour autant que nous nous la représentions -- à cet égard l'"anthropomorphisme" est inévitable, et par là même sans borne).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeVen 25 Mar 2022, 13:37

Citation :
quand vous vous retrouvez dans une réunion ou dans un groupe quelconque et que vous vous demandez soudain ce que vous êtes venu y faire, vous éprouvez dans toute sa force la sensation de vous trouver ou d'être làSe (re)trouver abandonné, c'est à chaque fois une expérience singulière qui porte son "sujet-patient" à la réflexion et à la réflexivité (aussi au sens du miroir), en un mot à la "conscience": on se sait alors un "individu" distinct et séparé de tout autre, qui n'est plus porté ni soutenu par aucune provenance, parenté ou relation -- ce qui renvoie au savoir, sinon au souvenir, de la naissance comme expulsion du sein maternel; mais cette "conscience" c'est aussi bien celle de "l'homme-espèce" dans un "monde" dont il sait provenir alors qu'il est seul -- jusqu'à preuve du contraire -- à y parler comme il parle, à y penser comme il pense, à l'interroger par le jeu de la différence, de la fiction et de la négation, autrement dit de l'irréel (pourquoi ça plutôt qu'autre chose, pourquoi quelque chose plutôt que rien), à (se) le représenter, et ainsi à le constituer comme "monde", comme "tout" ou comme "étant", tout en s'en distinguant: il n'y a "monde" que pour un "étranger au monde" -- ce que dit à sa façon le récit de l'Eden, l'ek-sistence humaine comme expulsion. Ce serait pourtant aussi l'expérience de tout "étant", animal, végétal, minéral, pour autant que nous nous la représentions -- à cet égard l'"anthropomorphisme" est inévitable, et par là même sans borne).


L'étranger – l'être, la figure, le symbole : un messager du sens ?

L’étranger, c’est donc celui qui vient d’un ailleurs... ou peut-être de plus loin qu’un ailleurs. Si l’on peut penser un lien entre “L’étranger” de certains dialogues platoniciens et le vainqueur de Troie qui retrouve son palais sous les traits du mendiant, c’est peut-être le voyage lui-même. Par le voyage, on quitte ce que l’on connaît pour s’aventurer en des contrées inconnues, incertaines et, à ce titre, nouvelles. On va au-devant de l’étrange, ce qui est singulier en ce qu’il sort de notre ordinaire. Ce faisant, on côtoie des étrangers pour lesquels on en est soi-même un ; relativité d’une posture que la sédentarité géographique nous fait souvent considérer comme étant à sens unique. “Celui qui vient là où je me suis établi est un étranger”, puis-je penser, alors que je suis moi-même un étranger sur son chemin. Ainsi Ulysse revient-il en sa demeure en n’étant plus chez lui, alors qu’il y est plus légitime que ceux qui s’y trouvent alors ; ainsi l’Étranger de Platon est-il celui qui est plus au fait des questions débattues que ceux qui les posent. Dans Le miroir d’Hérodote, François Hartog décrit un positionnement de l’altérité selon la conception hellénique, où il y a

Eux et nous, les autres, (si divers soient-ils) et les ‘Grecs’. Fonctionnent ainsi la comparaison, l’analogie, mais aussi le thôma (je suis le réel de l’autre), la traduction, l’inversion également, qui représente la limite, s’il est vrai qu’ils sont notre envers, qu’ils ne sont que notre envers.

L’existence même de l’étranger ouvre à une pensée – peut-être même à une didactique – de l’altérité. L’autre que moi, en tant qu’il est un étranger, doit-il être simplement ramené à un alter ego ? La perspective pourrait paraître humaniste ; elle l’est si par là on estime qu’il est digne des mêmes égards que moi. Elle risque néanmoins d’être insidieusement réductrice si elle mène à l’idée qu’il est moi, en nivelant ce qui fait sa différence, dont je pourrais peut-être apprendre quelque chose. Pour que l’alter ego ne se dissolve pas dans le connu ou présumé tel, il faut entretenir le “thôma”. Mais de quoi s’agit-il ? Le thôma est une capacité à s’émerveiller qui se manifeste notamment dans les récits de voyage par le fait de nommer ce que l’on a rencontré d’étonnant et d’édifiant. Alain Dalongeville précise :

Dans ce sens-là, nommer, c’est déjà dire l’altérité avant de la transposer dans le monde connu. Nommer produit également un effet de réel et donne au lecteur la garantie du sérieux du narrateur : si celui-ci est en mesure de nommer, c’est qu’il a vu. La nomination est aussi traductrice dans la mesure où elle désigne le réel de l’autre, elle a donc sa place comme figure d’une rhétorique de l’altérité .

Par le récit de voyage, on cherche à s’étonner pour partager l’objet de cet étonnement et rapporter quelque chose d’une expérience qui est avant tout un “aller au-devant d’une altérité étrangère” dont on serait disposé à recevoir quelque chose.

Le voyageur vit donc une sorte de réciprocité de l’étranger : ce qu’il traverse lui est étranger et lui-même le devient pour ceux qu’il rencontre. Il se montre plus attentif et prompt à s’étonner – éventuellement à s’émerveiller – parce qu’il se sait exposé à de l’inconnu. Cependant, le même type de curiosité peut se produire lorsqu’on demeure chez soi et que l’on nous annonce la venue d’un étranger à la compétence particulière. Parce qu’il vient d’ailleurs, on se plaît à croire plus spontanément – surtout quand sa renommée le précède – qu’il va amener quelque chose d’inédit et de rare, peut-être même de précieux. Si « Nul n’est prophète en son pays », comme dit l’adage biblique, ne serait-il pas plus aisé de l’être là où l’on est étranger ?

https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2012-1-page-103.htm
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeVen 25 Mar 2022, 14:56

Jolie méditation sur un sujet inépuisable -- Ulysse c'est le prototype (grec bien sûr, on retrouverait des choses analogues dans Gilgamesh qui est aussi, pour partie, un récit de "voyage initiatique") de celui qui "s'étrange" ou "s'aliène", devenant un étranger parmi et pour des étrangers, "à l'étranger" comme on dit, pour se retrouver étranger chez lui, incognito parmi les siens sauf pour son chien, ex-périmentant (encore la métonymie du voyage, périple, Erfahrung) tous les tours, détours et retours de l'hostilité et de l'hospitalité jusqu'à la reconnaissance finale. A bien y regarder, la Genèse, d'Abra(ha)m à Joseph, ce n'est pas si différent, même si ça se joue sur quatre générations et d'un lieu (la Mésopotamie) à l'autre (l'Egypte), ni l'un ni l'autre n'étant d'ailleurs un "chez soi" (l'arrivée "chez soi" sera encore retardée dans le grand récit par l'esclavage en Egypte, l'Exode et le désert; et même avec la Conquête de Josué Israël ne sera pas vraiment "chez lui", puisqu'il est censé venir d'ailleurs et que le dieu conquérant ou possesseur de la terre l'y traite encore en "étranger"). Si l'abandon, le (re)jet, l'expulsion (exclusion, retranchement, bannissement, ostracisme, exil, etc.) se distinguent comme modes de l'"é(s)trangement", c'est par l'extension de son sujet-objet (de l'"individu" au "peuple") et par des intensités de violence variables du dé-part.

Dans le récit de la Passion selon Marc (15), la question de l'abandon (pourquoi, pour quoi, cf. supra) est toutefois avant-dernière, voire antépénultième: après il y a encore le cri (sans parole, mot-à-mot "ayant laissé [échapper] une grande voix", apheis phonèn megalèn), du même "laisser" que pour le pardon ou la rémission des péchés ou dettes, et le silence du dernier souffle ex(k-s)piré (ek-pneô, cf. pneuma Matthieu 27,50, qui se dédouble en prière, "entre tes mains je remets [paratithèmi] mon pneuma" et expiration-ek-pneô en Luc 23,46, et se traduit en "livraison-tradition" d'esprit-souffle, paradidômi, en Jean 19,31 -- les deux derniers omettant, comme on sait, la question de l'abandon pour la remplacer par d'autres "paroles"). Le quatrième évangile est logiquement le plus réfractaire à l'idée d'"abandon", totalement subsumée pour lui dans celle du "don" depuis la "mission" (ou l'"incarnation", plus exactement "devenir-chair" du Prologue, "traduction" du "venir/être dans le monde" des vers précédents): le Fils "envoyé" dans le monde n'est jamais "laissé seul" (cf. 8,29; 16,32).

Quelle réponse à l'abandon (être abandonné, que ce soit du "dieu", des "hommes" ou de l'"être", dans ce sens du moins la différence tend à s'estomper), sinon l'abandon (abandonner, s'abandonner) ? Heidegger (dont je suis en train de lire le troisième volume des "Cahiers noirs", dans une traduction française, si l'on peut dire, de 2021, trouvée en bibliothèque à la faveur de la levée du "pass[e] sanitaire/vaccinal") envisage la possibilité d'une "instance", Inständigkeit, dans la "clairière" (ou "allégie", Lichtung) de l'"être(-le-)là" (Da-sein) qui participe à la fois de l'"Ê(s)tre" (Seyn) et de l'"étant" (seiendes). Elle me rappelle furieusement, quoique naturellement Heidegger n'en parle jamais, le "demeurer" (menô, menein) johannique. Soit une certaine tenue dans l'abandon, infiniment précaire s'il ne s'agit ni d'"approuver" ni de "réprouver" (cf. ici) quoi que ce soit de ce qui arrive (histoire-destin-événement, Geschichte-Geschick-Ereignis, entre "fatalisme" et "résistance"), ni d'indifférence ni de résignation.
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 28 Mar 2022, 12:02

2. Lecture anthropologique

Le pari est ici double : la question proférée par le Christ nous renseigne à la fois sur la condition humaine et la spécificité de sa parole. L’hypothèse qui soutient la possibilité d’une telle interprétation est également double :

L’expérience vécue par le Christ, et les paroles qui la traduisent, peuvent être reprises et partagées par l’homme. De même qu’on n’a de connaissance de Dieu qu’à travers l’expérience de l’homme, l’expérience de Dieu nous procure une connaissance de l’homme. La parole du Christ a ainsi du poids, un poids anthropologique, parce qu’elle éclaire la condition de l’homme à travers une expérience fondamentale, celle de son abandon. Le Christ est, si l’on peut dire, un homme de parole qui ressent vraiment ce qu’il dit, en tant qu’homme vivant ainsi pleinement cette condition humaine, cette expérience humaine de l’abandon.

Cette parole spécifique, de nature extrême, nous découvre aussi des composantes essentielles de la parole elle-même. Elle en est l’une de ses formes les plus révélatrices. En fait cette parole, interprétée librement dans une transposition anthropologique, pourrait prendre des significations diverses, éclairant différentes attitudes humaines. Schématiquement on pourrait soutenir qu’elle autorise également : a) l’athéisme, l’incroyance ; b) la véritable foi. Ces deux premières attitudes, incroyance et foi, conséquences de la question posée, au-delà de leur opposition, l’interrompent en fait en proposant une solution et une forme de silence qui rendrait toute parole inutile. Il est donc plus significatif d’évoquer d’abord l’homme qui vit son abandon dans l’expérience d’une solitude radicale, sans la possibilité d’une aide et d’une présence salvatrice et dans la difficulté d’affronter la situation. Une double expérience, dont on ne peut nier la réalité, chez l’homme comme chez le Christ, de la souffrance physique, du mal et du non-sens de l’existence. Perte du sens et souffrance des sens.

On peut donc d’abord voir dans cette situation une expérience apparemment essentiellement négative, une perte d’illusion. Abandonné par Dieu, l’homme peut décider d’abandonner à son tour cette idée de Dieu, devant le mal contre lequel Dieu ne pourrait rien faire ou ne ferait rien. Les personnages de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov, et ceux de Camus, dans La Peste, réagissant violemment devant la souffrance des enfants, l’illustrent. Ce peut être aussi l’attitude de celui qui cesse de croire en ce Dieu à partir de la prise de conscience de sa condition, qu’il juge injuste.

Mais cette expérience de l’abandon n’est pas totalement négative. De même que l’attitude de Pascal devant « le silence éternel des espaces infinis » n’est qu’une angoisse temporaire qui peut diriger son lecteur vers Dieu, la mort des idoles devenues muettes est bien une étape positive. L’impuissance désormais reconnue de toutes les théodicées est un progrès, comme l’a bien montré Paul Ricœur dans Le Mal (Labor et Fides). L’abandon du Dieu magique permet à l’homme de vivre différemment et mieux sa condition, et d’affirmer son autonomie. Dietrich Bonhoeffer commente ainsi cet abandon par Dieu : « Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne. » (Résistance et soumission, p. 162) Bonhoeffer conclut, en reprenant Grotius, qu’il nous faut vivre « etsi Deus non daretur », « comme si Dieu ne nous était pas donné » A partir de l’interrogation du Christ, l’homme fait ainsi l’expérience d’une conception plus pertinente de Dieu et de sa foi. La foi est d’une autre nature et prend une autre dimension. Le sentiment de l’abandon prendrait ici paradoxalement la forme d’un don. Un don à l’homme de sa majorité, de son autonomie .On peut rapprocher les propos de Bonhoeffer de ceux d’Etty Hillesum, jeune néerlandaise déportée à Auschwitz, dans son Journal s’adressant ainsi à Dieu (Une vue bouleversée, Paris, éd. Du Seuil, « Points » p 175) « Ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider et ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. » Ces deux positions, incroyance et croyance, au-delà de leurs différences, au bout du compte font cesser tout questionnement et le silence se substitue à la parole, la solution à la question.

Mais, entre l’incroyance et la foi, et ce serait la troisième possibilité, demeure aussi celle de maintenir cette question sur la nature et la raison de l’abandon. De manière provocante, on pourrait encore soutenir que le pire des maux, le moins fécond, n’est pas d’être abandonné, de ne pas ou plus ressentir l’abandon, mais d’être abandonné par l’abandon qui conduirait à l’abandon de toute question sur cet abandon et de toute révolte contre lui. Cette évocation de différentes formes de réaction à l’abandon, vérifie donc bien le poids de cette parole pour l’homme, indépendamment de Dieu, dans la mesure où elle renverrait l’homme à la vérité de sa condition. La positivité de cet abandon se confirmerait aussi à travers la question dont elle est la source, et la parole qui la traduit. Contre ou à côté du silence de Dieu, resterait la parole de l’homme mais avec laquelle le Christ serait solidaire puisqu’il l’aurait aussi et d’abord prononcée. Cette parole du Christ serait à lire, anthropologiquement parlant, dans le maintien de la question comme exprimant une attitude de révolte qui ne conduirait donc pas, comme l’affirme Camus, à une seule acceptation de la souffrance par l’homme, du simple fait que le Christ l’aurait intensément et pleinement vécue et donc en quelque sorte légitimée (L’homme révolté, p. 54). L’homme abandonné révèlerait ainsi, dans le maintien de la question, une dimension essentielle de l’homme, celle d’un homme parlant et questionnant, ce qui définirait sa spécificité par rapport aux autres vivants. Ne pas vivre l’abandon interdit le questionnement. La force de cette parole est justement d’insister sur la nécessité de parler et de questionner. Un homme qui cesserait de le faire se manquerait à lui-même. Telle est l’hypothèse, le pari qu’on peut faire. Faudrait-il donc distinguer entre deux catégories d’humains, ceux chez qui les solutions l’emportent sur les questions, et ceux qui vivent une hiérarchie inverse ? Lecture théologique et transposition anthropologique nous ont bien permis de mesurer le poids de la parole du Christ mais on peut le confirmer en précisant encore la spécificité d’une telle parole.

https://books.openedition.org/pupvd/40734
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 28 Mar 2022, 12:45

Article intéressant, au moins par ses citations... A ce propos, la formule de Grotius, qui concernait le droit international devant être conçu de manière à fonctionner "même s'il n'y avait pas de dieu" (c'est le sens du latin où le passif de dare, "donner", est employé comme geben dans le es gibt allemand, "il y a"; ce n'est pas, formellement, "nous est donné"), avait été remarquablement réfléchie par Jüngel dans Gott als Geheimnis der Welt, Dieu mystère du monde. En jeu, toute la métaphore ou la métonymie glissante du "don" qui dans le moindre "donné" (au sens de "fait", "réalité", "phénomène" etc.) sub/pose subrepticement un su(b)jet ou un agent (donateur) et un destinataire (donataire), même quand il n'y en a pas (ou: que ceux-ci ne sont pas "donnés"). D'autant que du "donataire" il y en aurait toujours, pour autant que c'est nous qui parlons, tout ce qui est "donné" nous est "donné" (la téléologie et l'anthropocentrisme chassés par la porte de la "raison" rentrent aussitôt par la fenêtre de la "phénoménologie").

Si la réponse est le malheur de la question (cf. Blanchot), il paraît dérisoire de vouloir distinguer bonne et mauvaise réponse. "L'abandon à l'abandon" -- en quelque sens qu'on veuille lire la formule -- est à cet égard tout aussi ou aussi peu pertinent que la persévérance dans la question, la révolte, la repentance, la conversion mystique ou existentielle du doute en foi, du malheur en joie, du désespoir en espérance... d'autant que ces "options" n'ont rien d'incompatible, il n'y a là rien à "choisir", on peut passer d'un sentiment ou d'une attitude à l'autre dans tous les sens jusqu'au bout -- dans mon post précédent j'insistais sur le fait que (dans Marc) la question n'est pas dernière: elle est le dernier mot, la dernière parole du Christ en croix, mais après elle il y a encore de la "voix" (cri) et du "souffle", jusqu'au silence, d'ailleurs tout de suite rompu par la parole d'un autre (le centurion).

On pourrait méditer sans fin sur le "mon dieu" (eli, eloï), qu'il soit d'ailleurs de Jésus ou du psalmiste, ce possessif qui lie le "dieu" à l'"homme" jusque dans l'expérience et la question (pour[ ]quoi) de l'"abandon" -- corollaire "subjectif" du "dieu de X" (génitif, en grammaire hébraïque "état construit"), dieu d'Abraham, dieu d'Isaac, dieu de Jacob, dieu des pères et des fils, dieu des vivants et non (?) des morts, dieu de Jésus-Christ (etc.). Un dieu n'est dieu que de quelqu'un, d'"humain" jusqu'à plus ample informé même s'il est aussi de quelque chose (ciel, terre, mer, enfers, etc.), comme un père ou une mère n'est père ou mère que de ses enfants. C'est la même relation, chaque fois différente, in-finie dans un sens et à chaque fois finie dans un autre, qui s'éprouve chaque fois que n'importe qui, même présumé incroyant ou mécréant, dit "mon dieu" (ou collectivement "notre dieu", bien que le passage du singulier au pluriel change profondément la relation); mais qui s'éprouve comme jamais au lieu et au moment limite(s) de l'"abandon".
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeDim 03 Avr 2022, 14:22

La différence de nombre (singulier/pluriel du côté du possessif, "mon/notre dieu", cf. le paragraphe précédent) mériterait d'être approfondie: c'est tout autrement qu'on dit "mon dieu" dans une relation singulière, "unique" dans chaque cas "individuel" sinon à chaque fois, ou "notre dieu" dans un cadre collectif ou communautaire plus large et plus durable, qu'il s'agisse d'une famille, d'un clan, d'un peuple ou d'une nation (ethnos) comme "Israël", ou d'une "religion" comme "le judaïsme" ("la synagogue"), "le christianisme" ("l'Eglise") ou "l'islam" ("l'Islam" avec majuscule en français, désignant non la doctrine mais l'ensemble des musulmans). Le "psalmiste" qui parle à la première personne du singulier est seul face à "son dieu", qu'on se le figure dans la solitude fonctionnelle du monarque (le roi David) ou comme n'importe quel orant, il atteint là un degré de singularité (sinon d'"individualité") exceptionnel dans le monde antique dominé par la représentation collective (de la nation à la famille patriarcale en passant par la corporation ou la caste); c'est le cas aussi des "héros" mythiques, épiques ou tragiques qui ont un "moi" et un "destin" parce que les dieux les singularisent, pour le meilleur ou pour le pire, jusque dans l'abandon. "Tu nous as abandonnés", ça se lit aussi (p. ex. Lamentations 5,20), mais ça n'entame pas la solidarité du "nous", fût-ce dans la faute et le châtiment; et ça ne se confond pas avec l'abandon "individuel" du psaume 22 (etc.) où "David", si l'on tient compte de la su(per)scription, ressemblerait de plus en plus à Saül, le prototype du roi élu-choisi puis abandonné, selon 1 Samuel (chap. 14--15). Par là aussi la convergence de l'abandon des disciples (de l'annonce à la réalisation, en passant par Gethsémani où le sommeil des autres fait la solitude de l'un) et du dieu, dans Marc et Matthieu, paraît essentielle. (A contrario le "Notre Père", prière modeste, écrite et récitée à la première personne du pluriel du début à la fin, ne singularise personne.)
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 04 Avr 2022, 15:17

La compréhension d’un Dieu présent sous le mode de son absence n’implique donc pas que celle-ci soit totale ou définitive en ce monde. On confond trop souvent effacement radical d’une part, et d’autre part retrait, éclipse de Dieu, pour reprendre le titre d’un livre de Martin Buber. La formule paradoxale de Bonhoeffer – « Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu » – exprime bien comment Dieu, se laissant déloger du monde sur la croix, se révèle en révélant l’homme à lui-même et en le voulant autonome à la fois « avec lui » et « sans lui ». Lorsque Bonhoeffer affirme : « Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne », il se réfère à Mc 15, 34, qui lui-même renvoie au début du psaume 22, 2 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». En effet, sur la croix, Dieu révèle qu’il nous abandonne et nous sauve par son retrait et son impuissance en ce monde. N’oublions pas le contexte d’un monde « sans Dieu » de cette lettre : où est le Dieu tout-puissant, à Berlin, en 1944 ? C’est bien dans l’expérience du retrait de Dieu sur la croix que l’homme se laisse rejoindre par Dieu. Ainsi Dieu se retire (et ne disparaît pas radicalement ni définitivement) pour que l’homme advienne à lui-même. Il lui laisse l’autonomie, tout en lui donnant sa Parole comme chemin de vie et son Esprit pour la comprendre et en vivre.

https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2007-HS-page-127.html
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 04 Avr 2022, 19:52

Très beau texte, qui mérite lecture complète et attentive.

Toute la force de la pensée de Bonhoeffer tient à son "destin" -- ou à sa "vocation", mais je n'opposerais pas les deux termes, sinon comme deux aspects de la même chose. C'est le "martyre" en son sens de "témoignage", qui découvre ou approfondit par son expérience même ce dont il témoigne plus ou moins clairement devant d'autres, présents et futurs. A partir du martyre on peut bien relire des textes antérieurs, autographes autobiographiques ou non et témoignages biographiques a posteriori, et y trouver des échos "prophétiques" ou "proleptiques" du martyre, on ne s'y trompe jamais tout à fait car la fin est effectivement inscrite ou prescrite dans ce qui y conduit. Il y a des destins beaucoup moins "tragiques" en apparence que celui de Bonhoeffer, mais chez tous les penseurs essentiels un même rapport de leur pensée ou de leur "œuvre" à leur destin singulier, où la pensée ou l'œuvre fait le destin et inversement (je pense au hasard aux Kierkegaard, Nietzsche, Simone Weil, mais aussi aux van Gogh, Kafka, Artaud, ça déborde la philosophie autant que la théologie, qui n'ont pas fini pendus dans un camp mais qui sont quand même morts de ce qu'ils étaient et faisaient comme ils ont vécu à partir ou en vue de leur fin, même si la relation était plus discrète ou moins apparente). Hors d'une telle situation, plus on récite ou imite des formules, surtout paradoxales (absence-présence, etc.), et plus elles deviennent creuses, artificielles, superficielles, voire grotesques ou obscènes.

L'une des formules les plus malheureuses de Bonhoeffer à mon sens, non pas telle qu'il l'entendait mais par ce qu'on allait en faire, c'est celle du "monde" et/ou du "christianisme adulte(s)" (Barth, pourtant très proche de Bonhoeffer, y avait déjà réagi), si facile à récupérer hors de toute inquiétude existentielle au profit des postures modernistes, libérales ou progressistes les plus "bourgeoises", tranquilles et auto-satisfaites d'Eglise ou de salon, devant ou derrière un écran. Par coïncidence, j'ai revu il y a quelques jours le film Elmer Gantry (en français "Le charlatan") de Richard Brooks, que j'avais vu une seule fois il y a plusieurs décennies et qui m'avait alors marqué: critique incisive du "revivalisme" et des "évangélistes" (au sens d'"évangélisateurs") de la religion populaire américaine, entre Eglises "évangéliques" et pentecôtisme, qui se termine, ça je l'avais oublié, sur une citation de 1 Corinthiens 13,11, également cité dans l'article ci-dessus. Pour "dépasser l'enfance", il faudrait être allé au bout de celle-ci, et encore ne serait-on jamais sûr que l'état d'"adulte" soit autre chose qu'un jeu d'enfants qui jouent aux "grandes personnes".

Pour filer la parabole de Luc 15, un enfant abandonné ou perdu peut perdre trop tôt son enfance, il n'en devient pas pour autant un adulte, du moins pas un adulte comme celui qui a grandi dans la maison familiale, même s'il est un beau jour retrouvé. Le "Fils" de la théologie chrétienne ne devient jamais un "Père". Cela n'a d'ailleurs rien à voir avec la question de sa "divinité" et/ou de son "humanité", puisqu'un dieu aussi peut être abandonné et, le cas échéant, se demander "pour()quoi" (cf. p. ex. Jérémie 2).

Sans rapport direct avec ce qui précède, je suis curieusement touché que Bonhoeffer ait tant aimé Jérémie 45 (où il est bien question, sinon d'abandon, d'une perte commune, du dieu et de l'homme).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeJeu 07 Avr 2022, 14:18

Dans l'abandon par Dieu ... Il y a un procès théologique entre Dieu et Dieu ... La croix du Fils sépare Dieu de Dieu jusqu'à l'intimité et la différence complète ... Son abandon marque une scission entre Dieu et Dieu.

Lien.
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeJeu 07 Avr 2022, 15:27

Livre certainement utile, si j'en (pré-)juge par le peu de pages lisibles sur GoogleBooks, et par la pertinence habituelle de l'auteur (Henry Mottu). On remarquera que le chapitre précédent (précédant celui sur Moltmann) est consacré à Bonhoeffer, dont nous parlions juste avant (les chapitres antérieurs sur Barth et Tillich ne sont pas moins prometteurs).

Reste qu'en "théologisant" le récit de la Passion pour en faire une affaire "entre Dieu et Dieu", on le (sur-)mythologise aussi. C'est peut-être là qu'il faudrait s'intéresser (aussi) à Bultmann, entre Bonhoeffer (dont il partageait l'appartenance à l'"Eglise confessante" antinazie, au moins quant au "paragraphe aryen" imposé par le IIIe Reich à l'Eglise luthérienne dominante, celle des "Chrétiens allemands") et Heidegger (pas théologien mais nazi d'appartenance, sincèrement au départ, dont Bultmann est également resté proche malgré tout). La "démythologisation" bultmannienne est elle-même en double tension, et par rapport à la tendance "dogmatique" de son Eglise (confessante) illustrée au mieux par Barth, mais de façon souvent moins "dialectique" par d'autres, et par rapport au penchant nazi pour le "mythe" ("païen" de préférence, mais aussi chrétien par opportunisme politique). Tout un contexte complexe et délicat auquel Moltmann, après guerre, échappe naturellement, même s'il reste marqué à vie par l'expérience du nazisme dans sa jeunesse (il est né en 1926 et il est passé par les Jeunesses hitlériennes, la défense à la fin de la guerre et la prison chez les Alliés ensuite). Toujours est-il qu'entre une (mytho-)théologie dialectique ("Dieu contre Dieu") qui, pour autant qu'elle se pense, finit toujours par revenir à Hegel, même en passant par Kierkegaard, et la "sécularisation" dans la ligne Bonhoeffer-Moltmann-Cox-Vahanian etc., où la "mort de Dieu" (thème luthérien avant d'être hegelien) tend vers un "athéisme" au moins "pratique", le chemin de pensée est étroit.

Si l'on en revient à (la lettre de) Marc, ce n'est pas entre "Dieu" et "Dieu" qu'il y a "tension" (et/ou) "dialectique", ni même entre "Dieu" et "l'homme", mais entre le "Fils-élu-bien-aimé de Dieu" (baptême, transfiguration, confession du centurion) et l'"abandonné de Dieu" (sur la croix). C'est le sens d'une relation (mon dieu / dieu de X, voir supra) qui est mis en question, et non séparément l'un ou l'autre des termes ("sujets", "personnes" divines ou humaines) de cette relation.
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeSam 10 Sep 2022, 16:59

L'épisode de Gethsémani, dont il a été pas mal question dans ce fil, avec ou sans rapport avec le cri d'abandon sur la croix selon l'économie de chaque évangile (pour rappel, avec: Marc, Matthieu; sans: Luc, et Jean si l'on compte la parodie de Gethsémani au chapitre 12), est un excellent sujet de méditation pour une nuit d'insomnie qui tourne souvent, si elle n'y commence pas, au face-à-face avec la mort, avec Dieu et/ou soi-même sous l'espèce de la mort (sa mort, de qui la mort ?)... Où le Christ serait-il en agonie jusqu'à la fin du monde, comme dit Pascal, sinon chez celle ou celui qui veille avec sa mort quand tout le monde dort ? -- Tout le monde, d'ailleurs, c'est vite dit, car cette nuit-là il y en a de fait beaucoup qui veillent, Judas, les gardes, les prêtres, comme si la haine ou le ressentiment étaient de meilleures raisons que la solidarité, la compassion, la reconnaissance ou l'amour pour ne pas dormir...

Curieusement peut-être, cela m'a ramené à l'étrange équivalence qu'établissent les épîtres (dites) de Jean entre amour (amour de Dieu ou du Père dans les deux sens du génitif, de lui pour nous et de nous pour lui, amour mutuel, réciproque, les uns des autres, de la fratrie, des enfants [nés, engendrés] de Dieu, amour qu'est Dieu enfin, ou en somme) et foi en (ou confession de) Jésus-Christ venu/venant dans la chair, cette chair qui provisoirement est nôtre, toujours la même et toujours une autre... De ce point de vue, tous les abandons se rejoignent: de l'homme par le dieu et par l'homme, du dieu par l'homme et par le dieu, sans rien annuler ni neutraliser de la solitude et de l'angoisse, des milliards de fois jouées, vécues, achevées, une fois pour toutes, et toujours à reprendre où et quand elles se re-présentent.

---

Le vocabulaire affectif ou émotionnel de Marc 14,33s mérite peut-être qu'on s'y arrête, je n'ai pas le souvenir qu'on l'ait fait:
- ek-thambeô ne signifie pas forcément la peur, mais l'étonnement, la stupeur ou la stupéfaction (cf. 9,15, de la foule à l'occasion du miracle raté par les disciples; 16,5s, devant le tombeau ouvert et le jeune homme); Matthieu 26,37 le remplace par lupeô, être triste (cf. perilupos au v. suivant);
- adèmoneô (aussi Matthieu 26,37, et Philippiens 2,26) signifie bien le trouble ou l'inquiétude depuis la langue classique, mais son étymologie est inconnue -- on est allé la chercher jadis dans des directions fort différentes, par exemple d'une satiété tournant au dégoût (d'après adeô) ou d'une étrangeté insolite (d'après a-dèmos interprété à la façon de l'allemand un-heimlich, etc.);
- "mon âme (psukhè) est triste (perilupos, cf. Marc 6,26, pour Hérode; Luc 18,23s, pour le riche) jusqu'à la mort" (de même Matthieu 26,38), qui peut rappeler via la Septante Psaume 42,6, Jonas 4,9, ou encore Elie en 1 Rois 19 -- raisons et sentiments divers tant pour chercher la mort que pour chercher à l'éviter, trouble et turbulence d'un mouvement contradictoire comme les tourbillons d'un torrent ou d'un fleuve qui peuvent inverser localement son cours sans en changer la direction générale.
- comme on l'a déjà remarqué plus haut, c'est surtout l'ajout tardif à Luc 22 (v. 43s) qui pathologise (ce qui précède, dans Luc 22,40ss, ne contient même pas d'équivalent de ce qu'on vient de voir dans Marc et Matthieu), avec l'"agonie" (transcription très trompeuse du grec agônia qui comme agôn signifie la lutte, le combat, y compris conçu comme "combat intérieur" à l'image d'un combat "extérieur" -- ainsi dans 2 Maccabées 3,14ss; 15,19; Josèphe AJ XI, viii, 4 -- donc pas vraiment ce qu'on entend aujourd'hui par "agonie", même si l'étymologie en est souvent rappelée).

---

Ce qui revient peut-être le plus souvent dans les commentaires de Gethsémani, c'est l'anti-héroïsme: de sa mort un héros ne fait pas une telle affaire (ça se discute, bien sûr, car le héros n'est pas le même de l'épopée à la tragédie, ni d'Eschyle à Euripide; et la tendance est déjà, plus d'un demi-millénaire avant les évangiles, à l'expression croissante des sentiments); même si l'on en reste aux évangiles, on pourrait dire, si l'on ne rechignait pas au mauvais goût, que de sa tête Jean(-Baptiste) ne fait pas tout un plat -- on n'a certes pas de "gros plan" sur Jean dans sa prison, mais il faut bien prendre les récits comme ils sont, et à cet égard le Jésus de Marc et Matthieu paraît moins "héroïque" que leur Jean -- chez Matthieu d'ailleurs cela prend un sens supplémentaire, puisque la leçon de Marc 14,38 // Matthieu 26,41 // Luc 22,40, "priez pour ne pas entrer dans l'épreuve / la tentation", trouve un écho dans le Notre Père, prière aussi "modeste" que "modèle" qui ne demande qu'à éviter l'"épreuve" (peirasmos, cf. ici).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMar 13 Sep 2022, 10:19

Citation :
Le vocabulaire affectif ou émotionnel de Marc 14,33s mérite peut-être qu'on s'y arrête, je n'ai pas le souvenir qu'on l'ait fait:
ek-thambeô ne signifie pas forcément la peur, mais l'étonnement, la stupeur ou la stupéfaction (cf. 9,15, de la foule à l'occasion du miracle raté par les disciples; 16,5s, devant le tombeau ouvert et le jeune homme); Matthieu 26,37 le remplace par lupeô, être triste (cf. perilupos au v. suivant) 

Nous avons le sentiment que la pensée de la passion se présente avec une telle force que Jésus en est surpris et terrifié, il est comme désemparé, au point d'en faire confidence à ses trois intimes : "Je suis triste à mourir". Jésus se "plaint" comme s'il était incapable de contenir sa douleur, d'une manière très "humaine", il cherche le soulagement auprès de ses disciples. 

Ce récit nous apprend que l'affrontement avec la mort est autre chose que que la réflexion sur la mort ... Personne ne peut prédire comment il va réagir face à la mort, elle peut nous "surprendre". En effet, Jésus avait pourtant annoncé sa mort avec calme, assurance et fait preuve d'une grande fermeté et dignité lors de son jugement. mais l'approche de sa mort a fait disparaitre cette force et elle a laissé apparaitre une Jésus désemparé.  


Citation :
Ce qui revient peut-être le plus souvent dans les commentaires de Gethsémani, c'est l'anti-héroïsme: de sa mort un héros ne fait pas une telle affaire (ça se discute, bien sûr, car le héros n'est pas le même de l'épopée à la tragédie, ni d'Eschyle à Euripide; et la tendance est déjà, plus d'un demi-millénaire avant les évangiles, à l'expression croissante des sentiments); même si l'on en reste aux évangiles, on pourrait dire, si l'on ne rechignait pas au mauvais goût, que de sa tête Jean(-Baptiste) ne fait pas tout un plat


Mourir en philosophe

Le philosophe se trouve ainsi face à la mort et, à travers les récits disponibles de l’événement, offre, pour une postérité intellectuelle qui sera longue, une figure exemplaire emblématique de l’attitude juste devant la mort.

Socrate transmet d’abord ses salutations à un certain Evénos qui désirait savoir pourquoi, dans sa prison, le philosophe s’était mis à composer des vers. Socrate enjoignant à Evénos de le suivre rapidement dans la mort, l’un des disciples présents se demande si le philosophe recommande le suicide : « Comment peux-tu dire, Socrate, qu’il n’est pas permis de se faire violence à soi-même, et, d’autre part, que le philosophe consentirait à suivre celui qui meurt ?».

Socrate est ainsi conduit à préciser sa conception des rapports de la volonté et du mourir. Il souligne d’abord la spécificité d’une question qui, selon lui, engage toute la vie philosophique : « C’est la seule question qui n’admette qu’une réponse, et […] jamais l’être humain n’y rencontre […] des exceptions de circonstance, même quand la mort est préférable à la vie ». Se référant aux Mystères d’origine orphique, tradition reprise par les pythagoriciens, Socrate affirme catégoriquement que vivre suivant l’ordre des dieux est un devoir : « Il y a une formule qu’on prononce à ce sujet dans les Mystères : “Nous, les humains, nous sommes comme confinés dans nos postes, et nous ne devons pas nous en libérer ni nous en évader” ». Et ce pour cette raison : « ce sont les dieux qui nous surveillent, et […] nous – les hommes– sommes pour les dieux une de leurs propriétés ».

Se suicider sans que les dieux en aient exprimé la volonté c’est s’attirer leur mécontentement. Il n’est donc ni injuste ni illogique pour Socrate d’accepter sa condamnation puisqu’il « ne faut pas par le suicide anticiper tel terme nécessaire que Dieu nous signifiera, comme celui qu’il me signifie aujourd’hui ». Il s’agit d’un ordre auquel non seulement il faut obéir, mais encore qui relève du bien en soi et pour soi.

Mourir en philosophe est un événement heureux. Parce qu’il a la certitude de se retrouver auprès « d’hommes excellents », voire auprès des dieux, Socrate, en effet, « ne regimbe pas devant la mort comme le ferait un autre ». La bonne attitude du philosophe face à la mort est alors clairement définie :

« Tous ceux qui d’aventure s’adonnent correctement à la philosophie, je crains fort que les autres ne voient pas que tout leur effort ne vise à rien d’autre qu’à mourir et à être morts. Or, si cela est vrai, il serait bien étrange, je suppose, qu’après s’être consacré toute sa vie à ce but unique, on aille, une fois le but atteint, regimber contre ce à quoi on a depuis longtemps consacré tous ses efforts. »

Il convient de se réjouir de la venue de la mort : elle consacre définitivement la séparation de l’âme avec le corps, la libération de l’âme de cette prison qu’est le corps. Le philosophe a consacré toute sa vie à permettre cette libération.

https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2004-1-page-55.htm#:~:text=Socrate%20pr%C3%A9cise%20la%20nature%20de,'en%20elle%2Dm%C3%AAme%20%C2%BB.
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMar 13 Sep 2022, 12:23

Texte fort intéressant, surtout pour ses citations -- Platon, Montaigne, l'Encyclopédie -- très bien choisies et organisées, malgré l'imprécision des références.

Au-delà des différences de croyances, d'écoles et d'époques, toute la "culture" humaine pourrait se résumer à une immense, sublime et dérisoire variation sur "la vie (le sexe) la mort", anticipant et remémorant tour à tour "la mort" dans "la vie" et inversement: les choix collectifs et individuels y paraîtraient négligeables au regard de l'ensemble; mais à cette perspective totalisante échappe précisément chaque "point de vue" singulier qui n'est pas seulement celui d'un "individu", mais d'un jour ou d'une nuit, d'une heure ou d'une veille -- à cet égard toute préparation peut laisser désemparé, et toute impréparation au contraire préparer mieux qu'aucune préparation, sans qu'on puisse pour autant en faire une règle ou une (anti-)"méthode" (cf., p. ex., le Dialogue des Carmélites, oeuvre quasi posthume de Bernanos).

Tu fais bien de souligner le contraste du "Gethsémani synoptique" (Marc, Matthieu, et Luc "augmenté") avec 1) les annonces de la Passion qui précèdent (Marc 8,31ss; 9,30ss; 10,32ss et parallèles), culminant en quelque sorte dans l'épisode du Temple qui la déclenche (chap. 11, encadré chez Marc par la malédiction du figuier; Luc qui a aligné une bonne partie de son matériau discursif dans le cadre narratif d'une "marche sur [ou montée vers] Jérusalem", continue depuis la Transfiguration du chap. 9, rend la résolution encore plus ostensible) et 2) le "procès" qui suit: entre les deux, le "moment de faiblesse" ("coup de mou" ?) n'en est que plus sensible -- ça me rappelle un exemple cinématographique entre mille, Wajda faisant flancher Depardieu en Danton non devant la guillotine, mais un peu avant, au moment où l'on découpe sa chemise...

Un autre film auquel j'ai repensé en relisant ce fil, c'est Dancer in the Dark de Lars von Trier, où la marche vers la scène de l'exécution, à partir du moment d'effondrement, se traduit en chorégraphie ex-intériorisée, comme si l'on ne pouvait se relever de l'angoisse singulière que par la gratuité du jeu, de la fiction ou de la danse, en une répétition générale de l'immémorial...

De fil(m) en aiguille, je repense aussi à Angels With Dirty Faces (1938) de Michael Curtiz, que j'ai revu il y a peu, où le héros gangster (James Cagney) se fait passer au dernier moment pour lâche devant la mort, sur les instances de son ami prêtre (Pat O'Brien), afin de "sauver" les gamins qui l'admirent, en une morale qui abîme toute morale, puisque c'est le mensonge qui sauve... Ou, a contrario, le travestissement du traître en héros, chez Bertolucci d'après Borges (La stratégie de l'araignée). La pire des illusions serait sans doute de vouloir donner de ou à sa mort un sens univoque, là où elle engloutit sinon tout sens, du moins toute unité de sens.

P.S.: Puisque même Godard est mort -- juste après son voisin Tanner, et de façon au moins en partie "volontaire" semble-t-il -- je rappelle deux mots-clés d'A bout de souffle: "lâche" et "dégueulasse" -- qu'est-ce que c'est, dégueulasse ?...

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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeSam 17 Sep 2022, 16:21

En écho à la fin de mon avant-dernier post sur "entrer / être in(tro)duit en épreuve-tentation" (à Gethsémani et, le cas échéant, dans le Notre Père; suivre éventuellement le lien), je rappelle que l'antithèse conjointe (à Gethsémani, selon Marc 14,38b//), "esprit ardent (alerte, vaillant, partant, etc., pour pneuma prothumon) / chair faible (sarx asthenès)", a aussi été discutée ici (28.5.2021). D'autre part, à la fin de ce même fil repris plus récemment (28.8.2022) sur Romains 6,11, on a souligné que pour le Christ aussi la mort était "mort (quant) au péché", rupture avec la "chair" et le "péché" qui sont inséparables (chap. 7--8 ). Or cette opération de "détachement" (arrachement, amputation, mutilation, suivant la violence des métaphores) se propage en retour de la mort proprement dite à la souffrance qui la précède (paskhô, pathos, passion; ce sera encore plus évident en 1  Pierre, mais ça l'est déjà en Romains 8,17ss p. ex.; et la "souffrance", non seulement la mort, est également présente dans les annonces synoptiques de la Passion, Marc 8,31, polla pathein, etc. -- verbe totalement absent de Jean, par contre): le rapport du Gethsémani synoptique à la "chair faible" (chair et faiblesse qu'il faudrait en quelque sorte épuiser jusqu'au bout et de toutes les façons, dans la prière sans réponse autant que sur la croix) peut bien s'entendre de manière semblable. Dans Marc 15,44s (et seulement dans Marc), Pilate s'étonne que Jésus soit déjà mort, ce qui peut suggérer que le "travail" de la mort a déjà été fait, en bonne partie, avant la crucifixion proprement dite (bien entendu, cela peut suggérer beaucoup d'autres choses, y compris des contre-récits de supercherie, mais pas le même que Matthieu avec la subtilisation du cadavre).

Il y a par ailleurs un passage de l'épître aux Hébreux (5,7ss) qui est, à tort ou à raison, souvent rapproché de la péricope évangélique de Gethsémani: "... lui qui, dans les jours de sa chair, a offert avec cris puissants et larmes supplications et requêtes à celui qui pouvait le sauver de la mort, et entendu (ou exaucé, eis-akouô, d'akouô entendre ou écouter, cf. acoustique; quoique la préposition eis <=> into soit formellement opposée à celle de l'ex-audire latin, ce serait plutôt "être entendu de l'intérieur") du fait de la piété (eulabeia, avec une connotation de crainte peut-être plus sensible que dans le plus courant eusèbeia; cf. aussi 12,28 ); quoique étant fils, il a appris de ce qu'il a souffert (emathen aph'ôn epathen, jeu de mots classique en grec) l'obéissance (hup-akoè, autre dérivé d'akouô = entendre, écouter). Et, ayant été parfait-accompli-achevé (teleioô, aussi vocabulaire "technique" de la consécration sacerdotale dans la Septante du Pentateuque, cf. 2,10; 7,19.28; 10,1.14; 11,40; 12,23; cf. p. ex. ici 27.10.2015; 18 et 28.3.2020, etc.), il est devenu cause de salut éternel pour tous ceux qui lui obéissent (hup-akouô), étant proclamé (pros-agoreuô) par Dieu grand prêtre selon l'ordre de Melchisédek." Le principal paradoxe du rapprochement, bien sûr, c'est que la prière qui à la lettre ne serait pas exaucée à Gethsémani le serait de façon suréminente pour l'épître aux Hébreux, le sauveur éternel étant justement celui qui ne (se) sauve pas dans le cours de l'histoire (autre élément du récit de la Passion, Marc 15,30s//).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 19 Sep 2022, 10:58

Citation :
Dans Marc 15,44s (et seulement dans Marc), Pilate s'étonne que Jésus soit déjà mort, ce qui peut suggérer que le "travail" de la mort a déjà été fait, en bonne partie, avant la crucifixion proprement dite (bien entendu, cela peut suggérer beaucoup d'autres choses, y compris des contre-récits de supercherie, mais pas le même que Matthieu avec la subtilisation du cadavre).

Jésus avait commencé à "mourir de son vivant" ("Je suis triste à mourir"), le processus de mort était déjà enclenché. 


Jean 12,27 et Matthieu 27, 51-54 ; note exégétique : Dieu troublé

Maintenant mon âme est troublée, et que dirai–je ? Père, sauve–moi de cette heure ? Mais c’est précisément pour cette heure que je suis venu.” (évangile selon Jean, chapitre 12, verset 27 ; Traduction œcuménique de la bible)

Quelle est la limite de l’acceptation de l’être tel qu’il est, l’acceptation de l’état des faits dans le sens wittgensteinien (« Tatsachen ») ? La souffrance, la violence et l’angoisse, je l’ai discuté dans un article antérieur. Comment les dépasser ?

Théologiquement, la clé réside dans croix et résurrection , humainement dans l’angoisse même (angoisse de mort et angoisse du vide)  : en celle-ci, à travers le ressenti, donc les émotions, souffrance et violence sont déposées et provoquent ces troubles qui troublent, les « troubles de comportements » comme concept souvent trop « chers » aux éducateurs. Devant la menace de violence et de souffrance même celui que nous nommons « Fils de Dieu » est troublé, pas seulement dans son « âme », mais dans son « être ». Dieu lui-même est troublé :

« Le voile du Sanctuaire se déchire en deux du haut en bas ; la terre tremble, les rochers se fendent, les tombeaux s’ouvrent … » (Matthieu 27,51)

Et ses troubles envahissent :

« … les corps de nombreux saints défunts ressuscitent : sortis des tombeaux … ils entrent dans la ville … et apparaissent à un grand nombre de gens. A la vue du tremblement de terre et de ce qui arrive, le centurion et ceux qui avec lui garde Jésus sont saisis d’une grande crainte … » (Matthieu 27,52-54 passim)

https://www.ethikos.ch/6727/jean-1227-et-matthieu-27-51-54-note-exegetique-dieu-trouble


Nous retrouvons en Marc 14,34-35, la formule "cette heure" comme en Jean 12,27 : "Il leur dit : Je suis triste à mourir ; demeurez ici et veillez. S'étant avancé un peu, il tombait à terre et priait pour que, s'il était possible, cette heure s'éloigne de lui".
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 19 Sep 2022, 12:20

Cette chaîne lexicale du trouble (turbulence, perturbation, tourbillon, tourment, tourmente, etc., avec l'idée d'un mouvement circulaire ou contradictoire; cf. supra 10.9.2022, vers le milieu) mérite en effet qu'on s'y arrête davantage, en particulier dans l'évangile selon Jean.

Le verbe tarassô (qu'on reconnaîtra mieux sous sa forme privative, substantivée et francisée, "ataraxie") exprime d'abord, concrètement, l'agitation de l'eau dans le bassin du chapitre 5 (v. 7, outre l'ajout explicatif du v. 4), puis la commotion des pleurs en 11,33s (// embrimaomai tô pneumati, qu'on traduit habituellement par "gémir en / dans l'esprit", mais qui suggérerait aussi bien un mouvement d'irritation ou d'agacement; en tout cas une agitation, aussi v. 38), la parodie de Gethsémani en 12,27 (c'est l'âme, psukhè, qui est "troublée"); et dans la seconde partie, 13,21 (l'esprit, pneuma); 14,1.27 (le coeur, négativement: que votre coeur ne se trouble pas). Chez Marc il n'apparaissait qu'à propos des disciples lors de la marche sur la mer (6,50 // Matthieu 14,26); voir aussi Matthieu 2,3 (Hérode); Luc 1,12 (Zacharie); 24,38; Actes 12,18; 15,24; 17,8; 19,23; Galates 1,7; 5,10; 1 Pierre 3,14.

Ce serait en quelque sorte la perturbation maximale qu'admet le Christ johannique, ou la relation du Fils au Père: comme on l'a vu, ni séparation, ni abandon, ni angoisse, ni même "souffrance" ou "tristesse" (du moins au sens de l'emploi des mots paskhô-pathein-pathos, lupè etc.). [Et tout en écrivant cela qui donne une impression de froideur, d'"impassibilité" dans le pire sens du terme, je ne peux m'empêcher de penser que le quatrième évangile résonne à la fois d'une tristesse et d'une joie infinies -- la lumière brille dans les ténèbres.]

L'"heure" est thématisée ostensiblement dans le quatrième évangile (2,4; 7,30; 8,20; 12,23.27; 13,1; 17,1) et cela rejaillit sur des emplois à première vue moins remarquables qui, de ce fait, prêtent au moins à une possibilité de double sens (1,39; 4,6.21.23.52; 5,25.28.35; 11,9; 16,2.4.21.25.32; 19,14.27); c'est toutefois plutôt l'usage (même distinctif) de "Jean" qui est dérivé de celui de "Marc" (surtout du récit de la Passion, chap. 14--15) que le contraire...
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 19 Sep 2022, 13:14

La prière de Jésus, marquée de trouble et d’indécision (« mon âme est troublée, que dirai-je ? »), correspond assez bien au ressort des récits de 1’agonie chez les synoptiques : « Père sauve-moi de cette heure » (« Abba ! éloigne de moi cette coupe », Mc, 14, 36), est dépassé par le consentement au vouloir du Père : « glorifie ton nom » (« pas ma volonté mais la tienne », Mc 14,36). Trois différences cependant sont à relever. D’abord « Sauve-moi de cette heure » n’est formulé que de façon hypothétique, parce que le Christ johannique, surplombant l'histoire, ne saurait connaître la division ni le changement. Ensuite, c’est moins l’imminence que la présence de l’heure qui se trouve soulignée (« maintenant », « je suis parvenu à cette heure »). Enfin, la catégorie de la volonté du Père, pourtant familière au quatrième évangile, est remplacée par la glorification du Nom, qu’il convient évidemment de rapprocher de la glorification du Fils de l’Homme, qui ouvre le discours et en énonce le thème (v. 23).


https://books.openedition.org/pusl/17034?lang=fr
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeLun 19 Sep 2022, 13:50

C'est là qu'il paraît (au moins exégétiquement) important, et délicat, d'apprécier à sa juste valeur l'aspect parodique de la "reprise". Tous les éléments du Gethsémani synoptique sont là, mais renversés ou bouleversés:
- on passe d'une scène privée, nocturne, et même tout à fait secrète (puisque les disciples dorment, il n'y a que l'omniscience du narrateur pour la raconter) à une scène publique, diurne et spectaculaire, avec effet de "voix du ciel = tonnerre" pour la foule, qui bien évidemment n'y comprend rien -- les explications alternatives, tonnerre ou ange, ne concernent que l'opinion populaire, non Jésus à qui la "réponse" n'est même pas destinée;
- il n'y a plus à proprement parler de prière, surtout non exaucée, mais une délibération théâtrale (aparté, cantonade, pour la galerie) sur la prière qu'il ne faut justement pas faire (sauve-moi de cette heure), ostensiblement écartée pour arriver à la seule qui convienne (glorifie ton nom, cf., plus tard, la "prière sacerdotale" du chapitre 17: gloire commune du Père et du Fils et de l'un par l'autre, là-dessus Sevrin a tout à fait raison);
- tout cela est à replacer dans le contexte de la première conclusion de l'évangile (relire tout le chap. 12), manifestation et disparition du Christ (v. 36b) qui éclipse la croix elle-même: désormais c'est le Christ élevé de la terre qui attirera tous à lui (y compris les Grecs qui ont demandé à le voir, v. 20ss).
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMar 20 Sep 2022, 11:36

Ce qui se trouve au centre du récit n’est pas différent de ce qui se trouve au centre de l’hymne aux Philippiens et du quatrième Évangile : la mort, comme l’écrit l’auteur d’Hébreux, que le Christ a « goûtée » (geusetai) pour tous. Nous devrons explorer plus avant le motif incarnationnel évident ici, mais avant cela il nous faut nous pencher sur une variante textuelle qui n’est pas sans conséquence pour notre thématique. Pour la plupart des manuscrits de He 2,9, il est écrit que Jésus a goûté la mort pour tous « par la grâce de Dieu » (kapiti Theou). Une variante, attestée par certains manuscrits, mise en valeur par Origène et privilégiée par quelques exégètes modernes, propose au contraire que le Christ a goûté la mort « sans Dieu » (kôris Theou) ...

... Le chapitre 2 d’Hébreux souligne sans aucun doute l’humanité de Jésus et considère sa mort comme centrale dans son rôle de chef de file de son « assemblée » de frères et de sœurs en chemin vers la gloire céleste. Ce qui le rend « parfait », c’est cette expérience humaine. Elle le qualifie, elle fait de lui « un grand prêtre miséricordieux et fidèle » (2,17-18 : eleèmôn … kai pistos arkiereus) que l’homélie veut célébrer. Tout aussi important est le fait qu’il sert de modèle pour ses frères en vertu des prières, tirées de l’Écriture, qui sont mises sur ses lèvres. L’Épître revient sur ce point lors d’une autre prise en compte de l’humanité de Jésus, dans un autre passage consacré à cet aspect, en He 5,5-10, un texte qui développe plus avant son statut sacerdotal. Là, dans une scène qui rappelle le récit de Gethsémani, on voit un Christ très humain, qui prie avec « grand cri et larmes » (meta kraugès iskhuras kai dakruôn) à Dieu qui peut le sauver. L’auteur de l’Épître nous assure que ces prières furent entendues et que, par conséquent, le Christ devint une « cause de salut éternel ». L’auteur n’explicite pas comment cette causalité opère. On trouve plusieurs éléments qui ressemblent au récit kénotique dans ce court paragraphe : d’une part le portrait du Fils dans l’angoisse (peut-être pas un esclave, mais tout de même quelqu’un qui est confronté à la réalité d’une mort ignominieuse et terrible), et d’autre part la victoire qui fait de lui une présence salvifique pour ses « frères ».

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2014-3-page-293.htm
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMar 20 Sep 2022, 12:27

Sur cet excellent article d'Attridge, la variante de 2,9 et le commentaire d'Origène, voir ici 24.2.2020.

Il y aurait beaucoup à dire sur la notion d'"incarnation" appliquée à l'épître aux Hébreux d'après le Prologue johannique (d'autant que le mot d'"in-carnation" ne convient que très partiellement au "devenir-chair" dudit Prologue, qui n'avait pas forcément vocation à devenir concept et encore moins dogme). Comme Attridge le relève lui-même à partir des chapitres 1--2 et 10 de l'épître aux Hébreux, il s'agit davantage d'une "entrée dans le monde" (oikoumenè ou kosmos) que d'une entrée dans la "chair" (sarx), même si celle-ci fait pour ainsi dire partie du lot (cf. 2,14; 5,7; 9,10.13; 10,20; 12,9). D'autre part, le concept même d'une "éternité" in-, a- ou trans-temporelle propre à l'épître aux Hébreux (dont on reparlait encore ici ce matin même) brouille quelque peu le récit temporel du catéchisme ordinaire (génération-incarnation/kénose-conception-naissance-mort etc. / résurrection-ascension-élévation-glorification etc., sur le mode séquentiel, avant / après). Pour l'épître aux Hébreux le Christ-dans-la-chair, comme Melchisédek dans la Genèse, n'a jamais cessé d'être le Fils éternel, mais il l'est sur le plan d'une "éternité" qui est plutôt pensée spatialement, comme "ailleurs", que comme "avant" ou "après", et dont le seul rapport pensable avec le "temps" est celui de l'"aujourd'hui", de l'"une fois pour toutes", etc., soit d'un "présent" toujours inaccompli dans un sens, toujours accompli dans un autre, échappant lui-même à toute "dimension" ou "situation" temporelle représentable. Le paradoxe ressort en particulier dans la figure du Christ grand prêtre, dans la mesure où ce qui est censé le "parfaire", le "qualifier" initialement en vue d'un ministère futur (teleioô au sens technique d'ordination-consécration) est précisément ce qui achève toute son histoire temporelle (teleioô au sens ordinaire): du point de vue temporel, son "ministère" se serait achevé avant d'avoir commencé, ou plutôt n'aurait jamais commencé.
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMer 21 Sep 2022, 10:27

Et dans les Propos de table, suite à un développement sur la communication des idiomes, on trouve la phrase suivante : « Il est vrai et juste de dire que Dieu naît (geborn), est nourri ou allaité, est couché dans la crèche, a froid, marche, tombe, se promène, veille, mange, boit, souffre, meurt (stirbt), etc. ». Le Christ vrai homme étant pour Luther également « vrai Dieu (verus deus) », il soutient donc que lorsque le Christ meurt, c’est bel et bien Dieu qui meurt. Ainsi, lorsque le crucifié éprouve au moment de mourir l’effroi conjoint au sentiment d’être abandonné de Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), c’est Dieu qui éprouve le sentiment d’être abandonné de Dieu. Telle est l’interprétation par Luther du Ps 22 : l’abîme de la déréliction[48] s’ouvre sous les pas de Dieu lui-même, qui se trouve précipité en enfer — cet état où l’âme souffre d’être privée de la présence de Dieu.


Le terme déréliction (derelictio) désigne une situation d’abandon complet, de délaissement conduisant au désespoir. Habituellement appliqué à l’être humain pour traduire le paroxysme de son angoisse spirituelle, il est ici appliqué à Dieu. Ce ne sont pas seulement des parties de Dieu qui abandonnent le Christ au moment de sa Passion mais, affirme Luther, c’est « Dieu tout entier qui l’a abandonné (totus deus eum dereliquisse) ». Et de préciser : « Tant il est vrai que le Christ est immergé dans toutes les choses qui sont nôtres». C’est donc Dieu tout entier qui abandonne Dieu dans son incarnation. Soulignons que chez Luther, il s’agit là paradoxalement d’une bonne nouvelle. Car cela atteste aux humains la proximité de Dieu : le Dieu qui s’est révélé en se cachant sous son contraire (sub contrario specie) dans la chair du Christ, le Dieu qui apparaît sous la formed’un non-Dieu dans la faiblesse du crucifié, est le Dieu qui est auprès de nous jusque dans notre sentiment d’être abandonnés de Dieu.


https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2017-v73-n2-ltp03307/1042442ar/
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MessageSujet: Re: Eli, Eli, lema sabachthani   Eli, Eli, lema sabachthani - Page 4 Icon_minitimeMer 21 Sep 2022, 11:02

Sur cet article, cf. supra 2.3.2022.

Le langage luthérien ne fait là-dessus qu'aiguiser, encore dans le droit fil de la mystique médiévale, une tendance (archi-)originelle du christianisme (déjà néotestamentaire: Paul, Jean, Synoptiques, etc.) à ce qu'on peut appeler une auto-dé(con)struction: au fond, sa "théologie" à la fois tautologique et contradictoire est une fin du monde qui ne laisse rien debout,  ni "Dieu", ni "homme", ni "langage", ni "logique", qui ne se laisse même pas arrêter, circonscrire, neutraliser, stabiliser ou régler comme un "paradoxe" ou une "dialectique". Au plan de l'histoire cela peut certes durer longtemps et produire des discours et des discussions qui auront l'air d'affirmer ceci et de nier cela (et même déborder d'une "discipline" à l'autre, comme cela arrive avec le passage de Luther à Hegel et de Hegel à Marx), n'empêche que chacun, chaque "un", chaque "sujet" qui s'est laissé prendre au jeu du langage et du "soi" y trouvera tôt ou tard sa fin, qui peut être d'ailleurs heureuse, bienvenue, inespérée, comme la grâce d'un coup de grâce.

Il vaut d'ailleurs la peine de (re)lire attentivement, dans l'article précité, tout ce qui se réfère à la "communication des idiomes" (à partir du § 36), concept voisin de celui de "périchorèse" dont nous avons plusieurs fois parlé ailleurs. C'est un bon exemple de la façon dont la théologie chrétienne, comme Pénélope, détisse la nuit ce qu'elle a tissé le jour: toutes les distinctions entre les "hypostases" ou "personnes" divines de la Trinité, ou entre les "natures" de l'"union hypostatique" du Christ, sont posées en principe, dogmatiquement fermes, mais aussitôt subverties par l'idée d'une "communication" entre elles qui annule (au sens de l'anneau, sinon de la nullité) toutes leur différences, pour ne laisser que l'espace-temps ou l'image mobile d'un jeu ou d'une danse (khôra, khôrè; cf. p. ex. ici)... rien n'aura eu lieu que le lieu.
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