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| mauvais joueurs | |
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free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Ven 23 Juin 2023, 11:21 | |
| Pourquoi les prophètes ne rient-ils pas ? Essai de typologie religieuse au prisme du risible Ce type d’énigme fait se rencontrer non seulement le plan divin et le plan humain mais aussi le plan corporel et le plan éthique : le corps d’un individu doit symboliser le blasphème d’un groupe. Mais le blasphème est lui-même ambigu sur le plan humain : il n’est pas très loin de la blague14. Cela explique pourquoi le prophète peut à la fois effrayer et importuner, il peut être traité avec crainte mais aussi avec dédain et raillerie. Sur son chemin vers Béthel, Élie fait l’objet des railleries des enfants : « de jeunes garçons sortirent de la ville et se moquèrent de lui, en disant : Monte, tondu! Monte, tondu ! ». Considéré avec gravité, ce rire est tout de suite puni : « Il se retourna, les vit et les maudit au nom de YHWH. Alors deux ourses sortirent du bois et déchirèrent quarante-deux des enfants. » (2Rois 2.23-24). Dans un registre non vindicatif, Jérémie nous transmet le même constat : « Je suis prétexte continuel aux rires, tout le monde rigole à mon propos. Chaque fois que j’ai à parler, je dois crier et proclamer : « Violence et dévastation ! » La parole de YHWH a été pour moi source d’opprobre et de moquerie tout le jour (Jr 20. ». Enfin, le livre des Lamentations, se fait l’écho d’une expérience similaire : « Je suis devenu la risée de tout mon peuple, leur chanson toute la journée » (Lm 3.14). https://hal.science/mwg-internal/de5fs23hu73ds/progress?id=HJNY6O19XtkabI8HQPufADkCBOGeYPa6JLO58qbQpAI,&dl |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Ven 23 Juin 2023, 12:31 | |
| Cet autre lien fonctionnera sans doute mieux: à partir de là on peut télécharger le fichier (pdf) pour le rendre plus lisible. Pour rappel, nous avons déjà vu (au moins) un autre article de Madalina Vartejanu-Joubert (que j'ai connue jadis à la Société biblique) sur un sujet similaire (la "folie", par rapport au "prophétisme" d'une part et à la "sagesse" d'autre part) ici (5.9.2018).Personnellement je vois assez volontiers de l'"humour" ou du "comique" dans les textes "bibliques", y compris "prophétiques" ou "sapientiaux", bien que ces catégories ("humour" d'origine anglaise ou "comique" d'origine grecque) soient évidemment anachroniques et/ou culturellement décalés par rapport aux textes en question, et que ceux-ci ne correspondent pas toujours non plus à nos critères d'"humour" ou de "comédie" (ils s'en distinguent en particulier par une certaine "cruauté"). Mais je trouve aussi très intéressante, quoique sémantiquement incertaine, l'idée de rapprocher le rire, ou du moins le "risible" ou le "ridicule", et l'"interprétation" ou la "traduction" (avec tout ce qui s'ensuivrait du côté de la trahison, tradition, livraison, etc.): lieu de la communication ou du "passage", y compris en fraude ou en contrebande, d'un "domaine" (plan, registre, catégorie, genre, espèce, champ, territoire, royaume, règne, régime, etc.) à un autre -- en l'occurrence à la faveur de la "polysémie" d'une tout autre famille lexicale que celle du "don" ou du "para-don" ( ntn, para-didômi), celle de la racine hébraïque lyç (selon une transcription plus usuelle, pour lamed-yod-çadé) dont le champ sémantique toucherait, entre autres, à la "moquerie" et à l'"interprétation" (d'une langue étrangère, d'une énigme, d'un mystère), en passant notamment par la vantardise ou la fanfaronnade. La polyvalence est d'ailleurs aussi affective, si l'on considère que dans un certain nombre de textes cités ici c'est précisément un malheur, un sujet de complainte, de lamentations, d'élégie, etc., pour un sujet A que d'être un sujet (ou un objet) de risée, de ridicule, de moquerie de la part de B... Là aussi double scène, tragique et comique selon le vocabulaire du théâtre grec, jeu et re-présentation en tout cas. Qui ne va pas sans cruauté, la modernité en a au moins le soupçon depuis Artaud même si elle n'en a retenu que ça. |
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Ven 23 Juin 2023, 14:15 | |
| Le rire dans la littérature gréco-romaine
Du rire dionysiaque à la comédie grecque
7 Pendant l’Antiquité, la vie sociale des Grecs fut marquée par le rire. Nous avons évoqué celui des dieux et celui des héros dans les mythes. Qu’en est-il du rire qui émane du peuple grec ? Le rire du peuple est exprimé dans de nombreuses fêtes religieuses dont les plus célèbres sont les dionysies, les bacchanales et lénéennes. Ces fêtes se basent sur quatre éléments principaux : la réactualisation des mythes, le déguisement, l’inversion et la transgression des normes. La réactualisation du mythe assure sa continuité et préserve l’ordre humain en gardant un contact perpétuel avec le monde divin. Dans les mascarades, le déguisement permet à l’individu de se mettre dans la peau d’une autre personne afin d’être davantage soi-même. À Athènes, les hommes se déguisent en femmes afin d’être davantage hommes. À Sparte, le passage à l’âge adulte est marqué par une mascarade où l’on porte des masques de satyres pour pratiquer des bouffonneries. Ce rituel signifie la rupture avec une période de jeunesse peu sérieuse, et le passage à un âge adulte où l’on doit éviter les plaisanteries. Dans les dionysies, les déguisements et les bouffonneries représentent l’obscénité des compagnons de Dionysos. 8 En somme, le rire dans les fêtes religieuses antiques purifie le monde de ses démences et de ses déviances en reproduisant son désordre et son chaos. Ces mascarades se basent également sur le renversement des hiérarchies. L’on met en scène un monde à l’envers où les normes sociales sont transgressées. Dans les fêtes de Kronia, les esclaves prennent la place de leurs maîtres, et ces derniers peuvent même les servir. Les scènes sont jouées dans une atmosphère comique marquée par des rires, des moqueries et des plaisanteries en tout genre. Mais les manifestations festives grecques les plus connues demeurent celles qui sont célébrées en l’honneur de Dionysos, dieu du vin, de la vigne et de l’ivresse. Dans le panthéon grec, Dionysos se démarque des dieux Olympiens par sa vie errante et représente tout ce qui est déroutant, inquiétant voire dangereux. En effet, ce dieu connut une vie mouvementée et marquée par de nombreux voyages et exploits ainsi qu’une descente aux Enfers. D’après Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Dionysos représente l’illusion qui est à l’origine même du théâtre antique :L’un des traits majeurs de Dionysos consiste à brouiller sans cesse les frontières de l’illusoire et du réel, à faire surgir brusquement l’ailleurs ici-bas, à nous déprendre et nous dépayser de nous-mêmes ; c’est bien le visage du dieu qui nous sourit, énigmatique et ambigu, dans ce jeu de l’illusion théâtrale que la tragédie, pour la première fois, inaugure sur la scène grecque (Vernant & Vidal-Naquet, 2004) Le théâtre naît du culte de Dionysos. Tout commence autour d’un autel, lieu de sacrifices en l’honneur du dieu. Pendant les grandes dionysies, les cérémonies religieuses étaient accompagnées de concours de tragédies et de comédies. Les auteurs se présentent auprès de l’archonte (un des magistrats les plus importants de la cité) pour s’inscrire au concours et pour demander qu’un chœur leur soit attribué, ainsi qu’un acteur principal. Les grandes dionysies se déroulent pendant plusieurs jours pendant lesquels sont effectués les processions et les concours. Les auteurs devraient présenter des dithyrambes (poésie lyrique consacrée à Dionysos), des tragédies et des comédies, ainsi que des drames satyriques. Le drame satyrique est animé par un chœur de satyres qui représente des créatures mythiques formant le cortège dionysiaque. Ce cortège qui est dirigé par un ivrogne lubrique, exhibe de façon ostentatoire l’animalité des satyres et leur caractère burlesque. La sauvagerie de la scène et la bouffonnerie des satyres viennent donc briser le sérieux des tragédies pour ne laisser place qu’au rire qui n’est autre que le regard de Dionysos, celui qui rappelle le rôle du rire pour préserver l’équilibre de la cité. Le rire dionysiaque s’oppose ainsi à la sagesse d’Athéna et aux vertus attribuées à Apollon, dieu de la beauté, du chant et de la guérison. En définitive, la dérision qui se rapporte au culte de Dionysos dévoile le caractère sauvage, bestial et irrationnel de la nature humaine.
Pendant les grandes compétitions, c’est la comédie qui apparaît la première, la tragédie la suit environ dix ans plus tard, l’on commence ensuite à alterner comédies et tragédies. Certains thèmes sont traités tantôt sous forme comique, tantôt sous forme tragique. La séparation définitive des genres se fait plus tard avec Aristote qui sera le premier théoricien proposant une classification des genres littéraires anciens, à savoir l’épopée, la comédie et la tragédie. Les précurseurs de la comédie antiques sont Ménandre et Aristophane. Le premier offre sur scène un comique agressif qui n’épargne personne : philosophes, politiciens et dieux. Quant à Aristophane, tout en gardant une certaine agressivité, il propose : » une forme d’insulte ritualisée, en relation avec d’autres cultes rituels grecs, en particulier ceux de Dionysos et de Déméter. Les idées d’utopie, de pays de cocagne et les liens avec la fête dionysiaque sont essentiels dans la comédie ancienne » (Wilkins, 1993 : 54).
Sur un mode bouffon, Aristophane (445-386 av. J.-C.), contemporain de Socrate et d’Euripide, imagine tous les mondes possibles : dans L’Assemblée des femmes, les femmes prennent le pouvoir, tandis que dans Lysistrata, elles font la grève du sexe. Dans Les Acharniens et dans Les Cavaliers, Aristophane imagine Athènes sans démagogue, ce dernier est chassé et le peuple choisit de vivre en paix. Le théâtre d’Aristophane n’épargne personne, il s’attaque aussi bien aux hommes politiques qu’aux philosophes, comme Socrate qui devient le « pontife des subtils radotages ». Le comique grec va jusqu’à mettre en dérision les emblèmes religieux de la communauté grecque en parodiant l’épopée et en ridiculisant à la fois le sacré et le profane. Aristophane s’en prend aussi au peuple, dans sa comédie Les Banqueteurs, le dramaturge met en scène deux jeunes gens de mœurs opposées : l’un vertueux, l’autre débauché. Cette pièce représente sans nul doute le début de la comédie de mœurs qui se développe lors du XVIe siècle, mais le sujet qui suscite davantage l’intérêt d’Aristophane et qui l’inspire profondément dans son art demeure le sujet politique. L’auteur s’oppose rigoureusement à la politique de certains démagogues comme Cléon, et ne peut s’empêcher d’exprimer ouvertement son opposition sur la scène du théâtre. Dans Les Babyloniens, Aristophane dénonce la politique de Cléon, le démagogue athénien et successeur de Périclès. Cette pièce valut à Aristophane une condamnation, il est alors accusé de haute trahison et sa comédie est publiquement diffamée.
Aristophane se venge de Cléon dans sa comédie Les Acharniens, où le dramaturge grec dénonce la guerre et prône la paix et évoque les attaques dont il a été victime, il se dit « calomnié par ses ennemis, devant les Athéniens irréfléchis, accusé de se moquer, dans ses comédies, de la cité et de faire violence au peuple » (Aristophane, 426 av. J.-C. :v. 630-635), mais Aristophane défend son art et s’adresse au peuple athénien pour montrer le rôle crucial que jouent ses comédies dans la dénonciation des politiques mensongères et dans la révélation de la vérité : » Vous lui êtes redevables de beaucoup de bienfaits, à votre poète ; grâce à lui, vous cessez de vous laisser complètement tromper par les discours des étrangers, de prendre plaisir à la flatterie, d’être citoyens à l’esprit vide ». (v. 630-635). Dans Les Cavaliers, Aristophane s’en prend encore une fois à l’homme politique, celui-ci y est ouvertement critiqué, et le dramaturge subit un autre procès. Le rire agressif d’Aristophane dérange. L’on exige du dramaturge qu’il modère son rire, qu’il évite de s’attaquer aux politiciens d’Athènes, car ils représentent le peuple, mais Aristophane n’a jamais pris en considération ni les convenances ni les sensibilités. À la fin du Ve siècle, pendant cette période de crise qui se caractérise par la déchéance de la démocratie, mais aussi celle des croyances religieuses, Aristophane se permet de bafouer et les dieux et les athées. Fidèle au rire archaïque de Dionysos, le dramaturge grec refuse de se plier aux exigences des politiciens et offre à son rire une liberté démesurée.
https://journals.openedition.org/multilinguales/9100
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Ven 23 Juin 2023, 18:42 | |
| L'inconvénient de traiter séparément le rire et les larmes, la comédie et la tragédie, ou d'opposer symétriquement l'un à l'autre, c'est qu'on passe à côté du phénomène le plus remarquable du théâtre grec qui consiste précisément à réunir les deux, dans un même "événement" qui n'est pas "culturel" sans être aussi et d'abord "cultuel" -- la notion moderne de spectacle, a fortiori de "divertissement" ( entertainment) étant à cet égard le pire des contresens, bien que l'étymologie du théâtre (et de la "théorie", et peut-être même de theos = dieu selon certains) et du "spectacle" soit formellement la même: en grec theaomai, ou en latin specio comme en grec skopeô ou skeptomai, c'est toujours regarder. Mais regarder dans ce cas sous deux aspects antagonistes, le "comique" et le "tragique" (qui du reste ne sont pas les seuls), sinon à la fois, du moins alternativement, l'un après l'autre, l'un dans sa relation inséparable et irréductible à l'autre; dans un contexte "religieux" ou "sacré", où le patronage "satyrique" (à ne pas confondre avec "satirique") de Dionysos n'est pas plus du côté de la joie que de la tristesse, et ne se passe d'ailleurs pas non plus de celui d'Apollon qu'on lui a trop souvent opposé depuis Nietzsche: car tout cela n'est pas pure effervescence affective et sensuelle, orgiastique, mais mesuré par l'art poétique et musical (la mousikè des "Muses" étant inséparablement l'un et l'autre), produit d'une tekhnè (art autant artisanal qu'artistique, savoir-faire) qui est elle-même enjeu d' agôn (lutte, combat, rivalité du concours, pour les acteurs comme pour les poètes). Par coïncidence, je revoyais hier Sanjuro de Kurosawa où le héros éponyme joué par Toshiro Mifune dit, à un moment où il se tient en retrait de l'action -- en substance et en japonais: le spectateur voit toujours plus que l'acteur. Du point de vue grec (entre autres), on pourrait dire que le spectateur -- religieux mais d'une toute autre religiosité que celle de la tradition chrétienne occidentale, où la "contemplation" comme le "recueillement" tendent au silence et à l'"intériorité": il participe à sa façon, il rit, il pleure, il crie, il proteste -- retrouve le point de vue des dieux dans les mythes et les épopées, le juste point de vue sur le spectacle du monde. Distancié mais pas pour autant détaché, ni seulement gai ni seulement triste ni toujours modéré. On est moins loin qu'on pourrait le croire du "monde de la Bible". D'après Josèphe (AJ XV, 267ss), Hérode le Grand avait fait construire un théâtre à Jérusalem (vers 28 av. J.-C.) où se donnaient tous les cinq ans le même type de "spectacle", qui s'était répandu depuis l'époque hellénistique dans tout le monde "gréco-romain" (y compris et surtout dans de plus grandes villes comme Alexandrie ou Antioche où se trouvait une importante communauté juive hellénophone) -- outre les spectacles plus sanglants caractéristiques de Rome (gladiateurs, fauves, etc.) et plutôt associés à l'amphithéâtre. Josèphe, pro-pharisien plus d'un siècle après est évidemment "contre", et il se fait surtout l'écho des protestations particularistes, mais tout cela ne reflète certainement pas le sentiment majoritaire des concitoyens et contemporains d'Hérode, en particulier des classes aisées et relativement instruites (y compris l'aristocratie sacerdotale, très hellénisée). Même l'"Ancien Testament" qui ignore apparemment le "théâtre" sauf sous des formes rudimentaires ou imaginaires (mimes, rêves, visions prophétiques ou apocalyptiques) n'est pas sans point de contact: on a souvent remarqué la structure exceptionnellement théâtrale du livre de Job qui pourrait être mis en scène quasiment tel quel, avec ou sans la scène céleste initiale et le deus ex machina à la fin (ça manquerait un peu d'"action" dans les dialogues poétiques selon des critères dramaturgiques modernes, mais pas tellement selon ceux du théâtre grec). En fait, de nombreux textes se prêtent volontiers à la dramaturgie: Jonas comme comédie presque pure, Esther qui a tourné à la bouffonnerie dans le judaïsme rabbinique et à la tragédie dans la tradition chrétienne, les cycles de Samson ou d'Elie-Elisée, le roman de Joseph, la première partie de Daniel... Je repense, dans le désordre de ma biblio-biographie personnelle, aux "représentations dramatiques" (en anglais simplement drama, d'un mot grec qui signifie simplement course ou cours -- des événements, du récit, de l'histoire: représentation mobile déjà, bien avant le cinématographe qui enregistre le mouvement, kinèsis) des assemblées TdJ (en playback), qui semblent avoir évolué depuis la révolution multimédia vers la vidéo, d'animation ou autre. Mais même au moyen-âge, avant la résurgence moderne du théâtre qui a été aussi "biblique" que "grecque" (Racine, Corneille, etc.), il y avait les "mystères" qui réunissaient l'Eglise et la figuration populaire, sans compter l'aspect "bande dessinée" de l'art pictural (vitraux, tapisseries, polyptiques) ou sculptural. Voir aussi ici. |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 26 Juin 2023, 12:41 | |
| La joie est l’enfance revivifiée
« Qui sait même si nous ne devenons pas, à partir d’un certain âge, imperméables à la joie fraîche et neuve, et si les plus douces satisfactions de l’homme mûr peuvent être autre chose que des sentiments d’enfance revivifiés, brise parfumée que nous envoie par bouffées de plus en plus rares un passé de plus en plus lointain ? » Henri Bergson
En 1900, Bergson fait paraître un recueil de trois articles sur le rire. Cet ouvrage est célèbre car il est une étude sérieuse et méticuleuse d’un sujet qui invite à la légèreté et à la simplicité. Bergson propose une analyse rigoureuse et très sérieuse de ce phénomène qu’est le rire. On résume souvent l’analyse de Bergson à deux idées fortes, qui n’ont rien de comique en elles-mêmes : le rire est un phénomène social et suppose son inscription dans un contexte humain ; il peut se définir comme étant du mécanique plaqué sur du vivant. Il suppose donc à la fois un contexte humain qu’il vient nier en se transformant en un agencement mécanique de faits et gestes. Contrairement au livre de Freud Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, publié en 1905, Bergson ne prend aucun exemple de blagues, de mots d’esprits et ne cherche absolument pas à faire rire son lecteur. Pourquoi, finalement, le rire doit-il être pour le philosophe un sujet grave et sérieux ?
La réponse à ce paradoxe se trouve au cœur du livre, au chapitre II. Les lecteurs de Bergson s’en tiennent souvent aux thèses du premier et du dernier chapitre. Mais au chapitre II, Bergson rencontre un problème crucial concernant le rire : y a-t-il un rapport entre ce qui nous fait rire aujourd’hui et notre enfance ? Y a-t-il un lien entre les rires de l’enfant et ceux de l’adulte ? Est-ce que ce sont les mêmes choses qui nous font rire, ou bien y a-t-il une différence de nature entre ces deux rires, celui de l’enfant et celui de l’adulte ?
La première idée de Bergson est que, pour comprendre le comique, il nous faut remonter à nos souvenirs d’enfance, pour comprendre ce qui amusait l’enfant que nous étions. On dit souvent de l’analyse de Bergson qu’elle est mécaniste et strictement descriptive ou objective. On souligne à quel point Bergson se garde de chercher une explication psychologique au rire. Et pourtant, au début du deuxième chapitre, il développe cette idée que nos plaisirs d’aujourd’hui ne se limitent pas à des sensations présentes et actuelles. Au contraire, ils supposent de nombreux souvenirs des plaisirs passés. La joie présente ne se construit que sur la base de souvenirs de joies passées. Évidemment, ces joies passées sont celles de notre enfance. « Trop souvent nous parlons de nos sentiments de plaisir et de peine comme s’ils naissaient vieux, comme si chacun d’eux n’avait pas son histoire. Trop souvent surtout nous méconnaissons ce qu’il y a d’encore enfantin, pour ainsi dire, dans la plupart de nos émotions joyeuses. […] Que resterait-il de beaucoup de nos émotions si nous les ramenions à ce qu’elles ont de strictement senti, si nous en retranchions tout ce qui est simplement remémoré ? » Nos joies présentes ne sont pas autre chose qu’une manière de renouer avec les joies passées de notre enfance. C’est pourquoi l’analyse de Bergson portera sur ce qui anime les spectacles comiques à destination des enfants : le diable à ressort, le pantin à ficelle et la boule de neige. Rire, c’est se souvenir de l’enfant que nous avons été.
https://www.cairn.info/revue-spirale-2019-3-page-131.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 26 Juin 2023, 14:24 | |
| C'est joli, et tout à fait pertinent à notre logion de départ, qui renvoie des adultes présumés ("cette génération", qui à la lettre signifie un âge et donc une date de naissance commune, même approximative) à des "enfants", donc aussi à ceux qu'ils ont été. Par ailleurs il ne faut pas oublier -- c'est le cas de le dire -- que le travail de Bergson sur le rire s'inscrit dans une recherche bien plus vaste et plus longue, sur le temps, le devenir et la mémoire... Dans le rire comme dans les larmes, il n'y a pas de pur présent qui ne se réfère à du passé, conscient ou inconscient, et à de l'à-venir -- car le propre de l'enfance est aussi de passer des uns aux autres, d'une "génération" à l'autre, avec le rire, la danse, les larmes et leurs jeux. Pas d'affect "authentique" et "spontané" qui ne soit répétition et imitation de ce dont toute trace et origine se perd: qui écrirait une histoire du rire, du sourire et des larmes, passant d'un visage et d'un corps à un autre depuis la nuit des temps ? Voir éventuellement ici (où Nietzsche retrouve les évangiles, à moins que ce ne soit le contraire). Je repense aussi à Héraclite, fragment 52, d'après Hippolyte: αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεττεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη -- aiôn, l'"éon", le temps éternel ou l'âge-monde, est un enfant qui joue, en poussant les pions (triple paronomase, pais / paizôn / petteuôn): c'est le règne d'un enfant. |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 26 Juin 2023, 16:15 | |
| Mais le rire peut être également un signe avertisseur. La Bible, en Proverbes 14:13, déclare : “Même dans le rire le cœur peut être dans la douleur.” Au sujet des enfants, un psychologue a observé : “Des parents sensibles apprendront beaucoup de choses en observant quand et pourquoi leur enfant rit, tout comme nous apprenons beaucoup en faisant les mêmes observations lors de notre travail clinique (...). Un rire détendu est sain, mais un rire tourmenté, artificiel, peut dissimuler de l’angoisse.”
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/101975524?q=rire+comme+des+enfants&p=par |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Lun 26 Juin 2023, 17:17 | |
| "Un temps pour rire", ou ce qu'écrivait la Watchtower quelques semaines avant (v.o.) ou après (v.f.) la date annoncée de la fin du monde... Soit dit en passant, la traduction de Proverbes 14,13(a) est incertaine (le "pouvoir" ou la possibilité hypothétique, " peut être", n'est qu'une interprétation parmi d'autres d'un inaccompli hébreu, "même dans le rire le coeur souffre / souffrira"), et a fortiori les déductions qu'on en tire (distinction ou opposition du bon et du mauvais rire). On pourrait aussi bien l'entendre dans un sens absolu et quasi bouddhiste (sous la joie il y a toujours de la souffrance; variante à la Cioran, je sais que je suis malheureux pour tous ceux qui le sont et ne le savent pas). La Septante a d'ailleurs traduit tout autrement, "la tristesse ne se mêle pas à la gaîté, et la joie finira en chagrin". |
| | | free
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 27 Juin 2023, 11:58 | |
| Abba Euloge dit une fois : “Ne me parlez pas des moines qui ne rient jamais, ils ne sont pas sérieux.” La fin de la sagesse est le rire, assure très curieusement Philon d’Alexandrie. On s’en étonne tant il paraît communément admis que la fin de la sagesse est la vie bonne. S’il suffit de rire pour se reconnaître sage, à quoi bon alors l’ascèse philosophique, dont on sait que, par le travail du concept, elle vise la sagesse ? A moins que le rire du sage ne submerge de tout son sens le rire du commun ? L’existence d’une philosophie du rire n’échappe à personne, mais inversement, peut-on concevoir la possibilité d’un rire philosophique en acte, irréductible au concept du rire, et qui procède de l’effort de connaissance ? Il se pourrait que la philosophie se fasse joie en acte. Non pas cette joie simulée qu’affecte Marcel Proust qui, apprenant le départ d’Albertine, se persuade qu’elle sera le soir même de retour (laquelle n’est qu’illusion motivée par le désir de fuir la réalité d’une absence définitive), mais une joie authentique, qui devienne l’objet d’une pratique, donnant lieu à un rire insolite. Pour le moins, la philosophie se doit d’être modeste. Toujours en défaut de connaissance dans sa quête en direction de l’intelligibilité du réel, perpétuellement en manque de sagesse dans son mouvement de mise en critique et son activité de création conceptuelle impuissante en tant que raison à éradiquer le mal, elle n’est de surcroît pas non plus à elle-même sa propre fin. On ne philosophe pas pour philosopher, mais pour nuire à la bêtise (et la sienne propre en premier lieu), mais pour accroître sa puissance d’être, mais par amour de la sagesse. On ne saurait mieux dire, à cet égard, que Marc Aurèle : “ Simple et modeste est l’œuvre de la philosophie ! Ne me pousse pas à prendre des airs solennels. ” Philosopher, c’est apprendre à rire, ou pour parodier Platon, c’est apprendre à mourir… de rire. L’humour et la malice ne manquent pas chez les anciens et les facéties des cyniques sont édifiantes à cet égard. Parfois, les philosophes les plus sérieux cèdent à la moquerie badine, et l’ironie est l’arme socratique par excellence. Qu’il se fasse humour ou ironie, le rire est une vertu philosophique, s’il est vrai comme le pensait Shaftesbury que la gravité est la marque de l’imposture. Peut-être même une vertu de sainteté, depuis que Nietzsche, dans la Naissance de la tragédie, l’a canonisé ?6 - Citation :
- “ J’ai canonisé le rire ; homes supérieurs,
apprenez donc — à rire ! ”
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002-2-page-47.htm
Dernière édition par free le Mar 27 Juin 2023, 15:08, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Mar 27 Juin 2023, 14:27 | |
| Merci encore pour cette excellente lecture -- même si je reste réservé sur l'ensemble du propos et son axiologie générale, qui consiste toujours à valoriser un "pôle" affectif (rire, joie, gaîté, etc.) contre l'autre (larmes, tristesse, lamentation, pessimisme, etc), et à hiérarchiser le "bon côté" supposé en jouant des coudes entre les quasi-synonymes (joie, humour, ironie, moquerie, sarcasme) et en y réintroduisant de la morale discriminante -- dans les camps de concentration on riait aussi, l'humour était même à peu près la seule chose, plus que la compassion, susceptible de passer la frontière entre détenus et gardiens, ou victimes et bourreaux: je me souviens d'un commentaire de Wajda à ce sujet, à propos de La Passagère de Munk (film inachevé, mais peut-être le meilleur sur les camps), étonné que les témoignages d'anciens déportés rapportent autant de plaisanteries et d'histoires drôles. S'il y avait un "rire philosophique", à mon avis il ne chercherait à se distinguer d'aucun rire ni d'aucune tristesse, ni à les totaliser ni à les réduire à une "constante", extrême ou médiane. Le "propre" des sentiments, des émotions ou des humeurs, c'est qu'ils changent, et c'est d'abord cela qu'il s'agirait de "penser". Le changement, le mouvement, étant ce que la pensée a eu le plus de mal à penser, depuis Parménide ou Zénon d'Elée jusqu'à Bergson ou Heidegger...
Qohéleth pensait plutôt que la sagesse rend triste et que la tristesse rend sage, mais ça ne l'empêchait pas de sourire, au contraire, car c'est aussi et peut-être surtout de ça qu'il sourit. Nietzsche disait quelque part que tout ce qui vaut dans la vie résulte d'un trotzdem -- toutefois, cependant, néanmoins, pourtant, malgré tout...
Au passage, le texte de Philon évoqué au début de ton extrait (De Plantatione 168) est un commentaire (allégorique, comme toujours) sur l'ivresse de Noé, ivre de sagesse après le sacrifice des passions et désirs inférieurs, et également mise en relation avec "Isaac", Rire. Là encore, quoique sur d'autres critères, il s'agit toujours d'évaluer et de hiérarchiser (tel rire, telle joie, tel repos valent mieux que tels autres). |
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 29 Juin 2023, 10:12 | |
| RIRE ET SUBVERTION
https://www.site-magister.com/bts/resume5.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12412 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 29 Juin 2023, 12:44 | |
| Extraits intéressants, dont le choix scolaire me semble symptomatique de la façon dont la société, toute société sans doute et la moderne ou la postmoderne à sa façon, joue de sa propre "subversion" tout en la redoutant -- en ce sens le jeu du rire et de la peur est à peine déplacé, nullement dépassé. Et sous cet aspect aussi le rire se révèle ambivalent, social et antisocial ou asocial à la fois, comme l'"homme" dont il serait le "propre" -- qu'il se veuille univoque et il cesse d'ailleurs instantanément d'être drôle. Je repensais en lisant cela au diable superbement incarné par Jules Berry dans Les visiteurs du soir (Carné-Prévert, 1942), qui fait rire tout le monde sans raison et aussitôt glace son auditoire en le lui faisant remarquer (vous riez et vous ne savez pas pourquoi vous riez ?), rit du moindre malheur et souffre du moindre bonheur (j'en pleurerais, si j'avais des larmes), mais a horreur de rire tout seul. Dans le théâtre de la comédie et de la tragédie (contraires et complémentaires) comme dans le jeu d'enfants de notre logion, qui imite les signes de gaieté et de tristesse des adultes (danse et lamentations), il n'y a au fond que du "social", mais un jeu de différence et de distance multiple dans le "social", où le refus du jeu n'est jamais qu'un supplément de différence et de distance. Même si l'on passe à l'"application" évangélique, difficile de dire qui de Jean l'ascète ou du Jésus festoyant est le plus a- ou anti-social: chacun joue aussi un rôle jusqu'à la caricature, non moins d'ailleurs que les "pharisiens hypocrites", c.-à-d. acteurs masqués, ou personae... |
| | | free
Nombre de messages : 10055 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 29 Juin 2023, 13:11 | |
| Sur le « rire en pleurs » d'Andromaque
Andromaque est cousine de cette Miranda qui s'écrie, dans la Tempête de Shakespeare (III, i) : « Je suis folle de pleurer de ce qui me donne de la joie ! » On lisait déjà dans King Lear : « Vous avez soleil et pluie en même temps : ses sourires et ses larmes... » (IV, 3). Les mots de l'Iliade semblent inspirer Dickens dans les Aventures de M. Pickwick (Hachette, t. I, p. 201 ; t. II, p. 394) : « Elle sourit à travers ses pleurs... un sourire au milieu de ses larmes. » De même dans Hermann et Dorothée de Goethe, IX, 230 : « Ces larmes, tout d'abord de douleur, et maintenant de joie. » Et dans la Sonate à Kreutzer de Tolstoï (Pion, Pourquoi, p. 152) : «Elle se mit à rire et à pleurer.» La réminiscence est patente chez W. Pater, Marius l'épicurien, trad. Coppinger, p. 236 : « La mortalité dont cette reine des voies (l'Appia), qui était vraiment le cimetière favori de Rome, était si abondamment pourvue..., par une pareille matinée pouvait sembler sourire à travers les larmes. » Avec J. Huizinga, Le déclin du moyen âge, nous passons de la frise des panathénées à la danse macabre. G. Hanotaux écrit dans la préface (Payot, p. 6) : « Grimace dans le rire ; désespérance dans la joie. » Et le traducteur, J. Bastin, p. 232 : « Nous connaissons les moyens qu'employaient les prédicateurs : l'effet ne semblait jamais trop grossier, la transition des pleurs au rire jamais trop brusque. » .
(...)
Alain Fournier s'exprime ainsi dans le Grand Meaulnes 28, p. 295 : « Elle ne put s'empêcher de sourire au milieu de ses larmes comme un petit enfant. » Et M. van der Meersch, L 'empreinte du dieu, p. 13 : « Elle eut un rire clair à travers ses larmes, un rire d'enfant qui la faisait charmante. » On trouve page 80 de Y Annonce faite à Marie, ce trait bien claudélien : « riant d'un œil et pleurant sec de l'autre ». Dans Corona benignitatis, p. 96 : « tout riant... avec des larmes plein les yeux ». Écoute, ma fille, p. 79-80 : « ... cette grimace que l'on fait quand on pleure comme quelqu'un qui rit. Elle pleure, mais la joie incommensurablement est dans ses yeux ». Ainsi donc encore, p. 28 : « cette face couverte de larmes et qui rit ». Péguy nous montre un père pensant à ses enfants qui le continueront, « riant en lui-même et dans sa barbe et à la dérobée, il se dépêche d'essuyer ces deux larmes sur sa joue »
https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1961_num_1_3_3958 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 29 Juin 2023, 13:51 | |
| L'érudition littéraire (ancienne et moderne) des années 1960 (et en-deçà) laisse rêveur, quand on pense qu'elle ne disposait ni d'Internet ni de recherches automatiques, et de fort peu de concordances sur les textes les plus "classiques"... En ce temps-là les savants savaient lire et retenir, noter et classer. Du coup c'est un vrai plaisir de lire ce genre d'étude qui ne se fait plus guère, quand on pourrait pourtant en produire à la pelle et à moindres frais, mais avec moins d'esprit, par l'"intelligence artificielle".
Histoire (presque) universelle (il y manque p. ex. le Tintin d'Hergé, Le Lotus bleu, "il y a un arc-en-ciel dans mon coeur") d'un oxymore devenu topos (deux mots savants que le vrai savant, moins cuistre, aura évités): formule contradictoire ou paradoxale devenue "lieu commun" -- car le "phénomène" même est contradictoire, et si commun... il aura fallu que le logos distingue et oppose des "contraires" pour s'émerveiller de les voir sans cesse se retrouver dans son dos, dans sa propre (?) écriture comme dans "la vie". |
| | | free
Nombre de messages : 10055 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 30 Aoû 2023, 10:27 | |
| Le rire a-t-il de l'esprit ? De l'ironie philosophique à la philosophie de l'ironie Jean-Claude Poizat
1. 2 – L’ironie littéraire et artistique : la question du plaisir esthétique (le sentiment du beau)
L’ironie peut être considérée en premier lieu, comme un procédé relevant de la création artistique et littéraire. Ce procédé caractérise le genre comique et institue une position esthétique en un sens bien particulier.
Si l’ironie constitue un genre de comique en effet (un comique atténué en quelque sorte), cela signifie qu’elle implique un certain rapport ambigu au tragique, au sérieux de la vie. Toutefois, là où le comique « pur » implique une conversion de la tragédie en comédie, suivant la théorie freudienne du « désinvestissement d’énergie », le comique ironique quant à lui, unit le rire et les larmes de manière paradoxale. L’ironie n’implique pas, contrairement au comique simple, une position esthétique « pacifiée », selon le schéma freudien investissement/désinvestissement : je ris de telle situation plutôt que d’en pleurer. Elle institue une position esthétique hautement problématique consistant à jouer de la souffrance. L’ironie comporte simultanément un versant tragique et un versant comique. Elle est une sorte de hiatus, de déchirement de la conscience entre ces deux polarités contradictoires. C’est pourquoi elle est susceptible de mettre la pensée en mouvement. Elle exprime un désespoir, un sentiment d’injustice et, dans le moment même où elle l’exprime, elle le récuse de par sa forme enjouée.
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002-2-page-61.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12412 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mauvais joueurs Mer 30 Aoû 2023, 11:55 | |
| Merci encore pour cette lecture stimulante et agréable -- à laquelle on pourrait toujours faire de petites objections d'ordre pédagogique, par exemple: on lit mieux Kierkegaard après Hegel (quoique j'aie d'abord fait l'inverse); le "cynisme" au sens philosophique (Antisthène, Diogène, etc.) ne se réduit pas comme dans la langue courante à une variété inférieure d'ironie, du genre "sarcasme", il est encore moins synonyme d'"immoralité" comme il tend à le devenir -- sans doute l'auteur l'emploie-t-il dans le sens courant mais dans un texte philosophique cela prête pour le moins à confusion.
Il faut se méfier des échelles, surtout de "valeurs" (axiologies verticales, hiérarchies, ascensions et chutes): cela vaut aussi chez Kierkegaard et sa superposition des stades (esthétique, éthique, religieux) et de leurs inter-stades (ironie, humour), car on finit toujours par retrouver en haut ce qu'on croyait avoir laissé en bas, et inversement -- rien de plus évangélique d'ailleurs (premiers derniers, qui se sauve se perd, et ainsi de suite).
Pour revenir à notre parabole de départ, les jeux de miroirs, d'ironie, d'humour et de mise en abyme jouent dans tous les sens: regard amusé d'adultes sur le sérieux des enfants qui se reprochent leur manque de sérieux dans le jeu qui consiste à imiter pour rire le sérieux des adultes, leur tristesse ou leur joie plus ou moins feintes, forcées ou contrefaites, le tout rapporté à une problématique "religieuse" qui feint le sérieux absolu sous la frivolité de l'expression, tout en faisant passer du même coup la posture de ses protagonistes (l'ascète et le jovial) pour des rôles de composition dans un jeu ludique, dramatique et musical à la fois. Scène susceptible d'être vue et entendue d'une multiplicité de points de vue simultanément et successivement, et jamais totalisable nulle part, même d'une "place de Dieu". Si l'ironie, l'humour, l'"esprit" (de l'hébreu ou du grec au latin et au français) etc. sont essentiellement mobiles (l'article le montre remarquablement bien), alors un "Dieu" assis à sa "place" immuable, si avantageuse ou panoramique soit-elle, neutralisant l'espace et le temps à force de les embrasser, en manquerait cruellement. On ne rit, on ne sourit, on ne pleure que de quelque part et dans un temps donné.
---
Sans rapport évident avec ce qui précède il m'est revenu, du fond de ma mémoire biblique, un proverbe que j'ai mis un moment à retrouver (Pr 26,18s): "Comme un fou qui lance des projectiles incendiaires, des flèches et la mort, tel est l'homme qui trompe son prochain et qui dit: ne ris-je pas ?" -- où la dernière proposition interro-négative peut s'interpréter en "Je plaisante", ou "Je m'amuse", ce qui est assez différent. Là aussi on pourrait retrouver, anachroniquement, toutes les nuances du "cynisme" philosophique ou vulgaire. La Septante a d'ailleurs une traduction passablement embarrassée: "Comme ceux qui sont soignés envoient des paroles aux hommes et que celui qui en rencontre une sera le premier à s'y faire prendre, ainsi ceux qui trompent leurs propres amis et qui, une fois découverts, disent: 'Je l'ai fait par jeu (paizôn)'" |
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 31 Aoû 2023, 15:22 | |
| Le rire comme impossibilité philosophique ? Armen Avanessian
« Ceux qui cherchent les causes métaphysiques du rire ne sont pas gais » a dit Voltaire. Pourquoi en est-il ainsi ? Et de qui est-ce la faute ? Sont-ce seulement les gens tristes qui cherchent une théorie du rire, pour essayer d’attraper par ce détour quelque chose de cette gaieté incompréhensible ? Ou a contrario les gens heureux sont-ils incapables de comprendre ce rire qu’ils « pratiquent » ? Ou peut-être toute la recherche des raisons du rire est-elle funeste ?
Etape 5 Dissolution philosophique
Notre point de départ était l’existence d’une difficulté structurelle à comprendre philosophiquement le rire. On a vu que cette difficulté n’est pas seulement philosophique, mais c’est surtout la philosophie qui est hantée dès le départ par ce fantôme du rire. Une des plus vieilles et plus connues des anecdotes philosophiques nous transmet un premier rire sur la philosophie, qui n’a pas fini depuis : le rire d’une servante thracienne en face de la mésaventure de Thalès. C’est important qu’elle ait ri sur un philosophe, et pas sur un médecin, marchandeur, ou artiste. Avec le philosophe Thalès, tombent depuis toujours toutes les espérances excessives de l’esprit, qui malgré tout s’élèvera toujours.
Référons-nous à Kant, le plus grand et plus subtil critique des prétentions exagérées de la philosophie :
Mais si, comme l’affirme Shaftesbury, ce n’est pas une méprisable pierre de touche de la vérité d’une doctrine (surtout d’une doctrine pratique) que de savoir si elle résiste au rire, ce devrait bien, avec le temps, être au tour du philosophe critique de rire le dernier et d’autant mieux en voyant les systèmes de papier de ceux qui ont longtemps tenu le maître mot s’effondrer les uns après les autres et leurs partisans disparaître : destin qui les attend inévitablement.
Dans la philosophie on rit alors à cause d’une raison bien précise, parce qu’elle ne peut pas répondre à ses propres attentes (d’après la définition du rire la plus connue, de Kant elle aussi). Critique de la faculté de juger : « Dans tout ce qui provoque de violents éclats de rire, il faut qu’il y ait quelque absurdité (où l’entendement ne pourra donc trouver en soi aucune satisfaction). Le rire est un affect qui résulte du soudain anéantissement de la tension d’une attente. »
Qu’on puisse ré-appliquer cette formule à la philosophie, et plus précisément à cette faculté de juger même, peut être montré en analysant la transformation de cette théorie de l’incongruité par Schopenhauer. Selon la Welt als Wille und Vorstellung, le rire est issu d’un conflit entre le pensé et le Angeschauten. (Gedachten und Angeschauten), de l’incongruité soudainement perçue entre un objet et son concept (plötzliche Wahrnehmung einer Inkongruenz zwischen einem … Begriff und dem durch sie denselben gedachten reinen Gegenstand) ou de la subsomption paradoxale d’un objet sous un concept hétérogène (aus der paradoxen und daher unerwarteten Subsumtion eines Gegenstandes unter einen ihm übrigens heterogenen Begriff).
Le fait que des concepts (Begriffe) puissent rester hétérogènes aux objets qu’ils devraient conceptualiser (begreifen) a le potentiel de faire s’effondrer toute l’architecture compliquée des facultés de Kant, car c’était exactement la tâche de la faculté du jugement de subsumer le particulier sous le général (bestimmende Urteilskraft), ou alors de conclure d’un particulier à un général (reflektierende Urteilskraft). Qu’une hétérogénéité fondamentale entre général et particulier soit possible fait sauter toutes les attentes, constitue un paradoxe, et remplit l’institution philosophique de crainte - ou de rire !
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002-2-page-29.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mauvais joueurs Jeu 31 Aoû 2023, 17:25 | |
| Etude inhabituellement perspicace sur le sujet (distinct ou non de l'objet) du rire, qui se défie d'emblée de ses propres pièges -- être paradoxalement ridicule à force d'être grave où et quand il faudrait être léger -- et tâche (classiquement) de s'en prémunir par la plaisanterie, sans éviter d'y tomber... il y a toujours du premier degré dans l'énième degré, du burlesque, du slapstick, de la peau de banane ou de l'arroseur arrosé dans l'humour le plus "glacé et sophistiqué" (comme eût dit Gotlib).
Rien ne résiste au rire qui peut rire de tout et avec n'importe qui, mais le rire ne résiste pas non plus à sa propre vanité (Qohéleth), qui emporterait jusqu'à son eschatologie: rira bien qui rira le dernier, qui rit bien rira le dernier (Nietzsche), mais peut-être parce que lui seul pressent, à défaut de l'envisager ou de le concevoir, le silence éternel, ni gai ni triste, qui le suit comme il le précède et l'environne.
Cela n'empêche pas qu'il y ait un temps (`t, kairos, tempus) pour rire et un temps pour pleurer (Qohéleth encore), et qu'ils ne tombent pas en même temps pour tout le monde -- ce dont précisément les enfants s'amusent, et sur quoi ils se disputent -- quoique ces temps puissent (de temps en temps) se rejoindre, se toucher, se chevaucher ou se confondre (Psaumes 30,5; 126,6; Esdras 3,12s; Jean 16,20; Jacques 4,9 etc.). |
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