|
| arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles | |
| | |
Auteur | Message |
---|
Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Dim 21 Jan 2024, 12:58 | |
| C'est un sujet, si l'on peut dire, sur lequel j'ai l'impression de revenir à tout propos de façon théorique, bien que nous ne lui ayons pas encore, sauf erreur de ma part, consacré de fil spécifique (on s'en est peut-être rapproché ici ou là). Je commence sur un mode autobiographique et anecdotique, confession ou racontouse comme disait Queneau: ce sera long mais pas compliqué. Je suis né dans une famille relativement aisée au plan économique, mais culturellement indigente: "parvenue", comme on disait alors, à la faveur des opportunités professionnelles des générations d'après-guerre. Ma "culture" d'origine se limitait à la télévision et aux chansons à la mode, variétés, rock, pop des années 1960, outre l'école, d'abord privée et catholique. L'irruption du jéhovisme, au début des années 1970, a entraîné une rupture nette: je me rappelle avoir détruit des disques (en particulier l'excellent Aqualung de Jethro Tull qui me semblait soudain blasphématoire, "au commencement l'homme créa Dieu de la poussière du sol"), je me souviens aussi de ma belle-mère (seconde femme de mon père, initiatrice de la "conversion" familiale) brûlant une partie de ses tableaux, ceux qui comportaient des symboles religieux -- elle avait été restauratrice, c'était déjà une ouverture vers l'art, mais pour moi ambivalente comme ma relation à elle, attraction-répulsion. Après une brève période d'hésitation l'année suivante, favorisée par quelques bons professeurs, je me suis délibérément enfermé dans une résolution d'inculture, en quittant le lycée et, une fois sorti, en ne lisant plus que la Bible et les publications de la Watchtower pendant des années. Si bizarre que ça puisse paraître, cette attitude "radicale", radicalement stupide à bien des égards, me semblait plus cohérente que les postures "révolutionnaires" de cette génération (qui s'est majoritairement intégrée ensuite dans le "système" qu'elle prétendait renverser, ou du moins subvertir). La suite, une bonne dizaine d'années plus tard, je l'ai (encore) plus souvent racontée, ç'a été la redécouverte de la littérature, essentiellement romanesque, au Béthel, grâce aux recommandations de mon chef traducteur (M. Blaser) et d'un jeune béthélite particulièrement éveillé (B. Bédril -- je n'hésite plus à mentionner des noms, d'autant que je n'ai que du bien à en dire) qui m'a fait découvrir notamment Giono et Hesse (en traduction). Une fois dehors, j'ai continué à lire, un peu au hasard, davantage de religieux (p. ex. Eckhart, mais aussi des grands classiques orientaux, Gita, Tao-te-King) et de philosophique (Bergson, Leibniz) avant de plonger dans la théologie et l'exégèse académiques. J'avais déjà commencé au Béthel à écouter de la musique et j'ai continué, découvrant Bach après Haendel, Schubert après Beethoven, Wagner après Mahler, souvent à contresens de l'histoire. Je me suis peu à peu et de proche en proche intéressé à tout, théâtre, opéra, peinture, sculpture, avec une véritable fringale de "culture". Mais c'est encore le cinéma qui a été ma plus grande surprise, surprise d'y trouver ce qui me tenait le plus à coeur après n'y avoir vu qu'un divertissement social, accessoire au "sérieux" que restait pour moi le "religieux". Hors télévision je ne me souvenais guère de mon adolescence que de Soylent Green (fort mal traduit "Soleil vert"), de Fleischer, qui m'avait marqué...; plus près de ma sortie des TdJ j'avais été impressionné par le Gandhi d'Attenborough, puis par une vision quasi rituelle des Enfants du paradis au Ranelagh, à Paris, qui ne projetait que ce film... mais je n'accordais pas d'attention particulière au cinéma en général, j'y allais d'ailleurs rarement seul, jusqu'au jour où je suis entré par hasard (erreur de programmation !) dans une projection des Communiants, de Bergman. A partir de ce jour-là ma "religion" est devenue largement cinématographique, pendant des mois j'ai vu plusieurs films par jour (Paris était pour cela une formidable aubaine, avec la cinémathèque, les vidéothèques et les salles "d'art et d'essai" toute l'histoire du cinéma mondial y était accessible à peu de frais avant la popularisation de la vidéo, VHS ou DVD): non pas seulement des films (à thème) "religieux" comme ceux de Dreyer, de Bresson ou de Tarkovski, mais sans doute avec une approche assez "religieuse" du cinématographe en général, y compris a- ou anti-religieux (p. ex. Buñuel: pas n'importe quoi quand même). J'en avais fait à l'époque un petit article dans le bulletin de l'Eglise évangélique ("libre" et modérée) que je fréquentais; j'y ai beaucoup plus tard consacré quelques billets dans cette rubrique. Et bien que je ne prenne pas mon cas pour une généralité, je crois qu'il pourrait être intéressant de réfléchir à la façon dont l'image animée, puis sonore, la télévision puis la vidéo ont pris, d'une certaine manière, la relève de la "religion" -- cette question me rappelle toujours une interprétation "évangélique" farfelue de l'Apocalypse, qui identifiait l'image animée de la Bête au cinéma ou à la télévision. Mais le phénomène n'est pas seulement "moderne", on pourrait aussi bien dire que la religion grecque a tourné au théâtre (à la lettre "vision" ou "spectacle", comme "théorie"), avant même de tourner à la philosophie; et on pourrait en dire à peu près autant du christianisme du moyen-âge (les "mystères") et de la Renaissance redécouvrant les arts de l'Antiquité. Parallèlement à cette boulimie culturelle, retour de balancier de la pénurie antérieure, se développait en moi une idée curieuse, que je n'ai pas l'impression d'avoir lue ni entendue nulle part, mais qui s'imposait comme une évidence, et que je n'ai jamais vraiment réussi à communiquer, bien que j'aie plusieurs fois essayé: à savoir que la "religion" et l'"art" étaient rigoureusement contraires, antagonistes dans un sens (quasi) directionnel, diamétral et fonctionnel. Ou bien on allait dans le sens centrifuge de la création, de l'invention, de l'imagination, de la donation, de la génération, de l'expansion, ou bien dans le sens centripète de la réception, de la conception ou du recueillement (au pire, de la consommation, ou dans un autre sens de l'idolâtrie): tourné en somme vers l'extérieur ou vers l'intérieur, vers l'avenir ou le passé, vers l'inaccompli ou l'accompli, vers le devenir ou vers l'origine, vers la mer ou vers la source, vers l'autre ou vers l'un -- impossible d'être ou de faire les deux à la fois, du moins pour le même et en même temps, si nécessaires ou complémentaires que soient dans l'ensemble les deux mouvements: entre ceux-ci il ne s'agit pas de choisir, bien que chacun soit sans doute plus enclin à l'un qu'à l'autre (je me suis toujours senti pour ma part très peu "créateur", beaucoup plus "récepteur" -- au pire, commentateur ou critique, au mieux relais transitif, montreur ou monstrateur, celui qui dit "regardez, écoutez", qui fait voir, entendre, sentir, goûter...). Il est d'ailleurs probable que cette distinction ou cette opposition n'existe pas quand la "religion" se confond avec la "culture", ce qui a été le cas de bien des sociétés pendant des siècles ou des millénaires: on (l'"individu") n'est alors ni créateur ni récepteur, ni acteur ni spectateur, mais participant (ou communiant) au même titre dans tous les rôles et à tous les moments... mais ça ne dure pas toujours, en tout cas pas pour tout le monde, même si ça peut durer longtemps. Je repense à ce qui est pour moi l'un des plus beaux moments de cinéma, bien qu'il s'agisse d'un opéra, l'ouverture de La flûte enchantée de Bergman, montage rythmique de plans de visages de spectateurs-auditeurs, jeunes et vieux, attentifs, d'une extase toute réceptive (comme l'enfant à la fête foraine dans une des dernières nouvelles de Hesse), sur la musique (de Mozart). Illustration extrême de l'art tout cinématographique du contrechamp à contretemps, pratiqué par beaucoup de (bons) cinéastes: montrer non pas l'action ni l'acteur ni le locuteur, mais son effet sur celui qui voit ou entend (exemple classique, dans Les enfants du paradis, du meurtre qui se lit sur le visage du comparse). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 22 Jan 2024, 13:10 | |
| Merci infiniment Narkissos de partager avec nous des épisodes de ta vie (C'est toujours un plaisir de lire ces récits) et tes goûts artistiques.
J'ai le souvenir d'avoir renoncé à écouter Ave Maria (Schubert) ; suite à une remontrance (amicale) d'un ami TdJ qui me faisait remarquer que ce chant était une louange adressée à la vierge Marie, tout en reconnaissant la beauté du chant en question.
Luciano Pavarotti - Ave Maria (Schubert)
https://www.youtube.com/watch?v=XpYGgtrMTYs
Idem concernant le film "Orange mécanique" à cause de sa violence et du Hard rock (violent et diabolique) qui avait marqué ma génération (que j'écoutais en secret avec une réelle mauvaise conscience). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 22 Jan 2024, 15:14 | |
| Je n'ai découvert Orange mécanique (titre énigmatique en français, et même en américain, parce qu'il ne se comprend qu'à partir du cockney, cet argot londonien qui substitue des mots à d'autres par jeu de rime, en l'occurrence clockwork orange à strange) que très tard, comme la plupart du cinéma de cette époque (1971). Du côté musical, il alliait génialement le baroque (Purcell) au hard rock, mais il était aussi passionnant du point de vue linguistique, grâce au texte de Burgess qui parsème de russe le jargon anglais de ses protagonistes (my droogs, etc.). C'est un film d'une étonnante richesse qu'on peut voir et revoir en y découvrant toujours quelque chose, comme la plupart des oeuvres de Kubrick...
J'ai tout à fait perdu le fil de la musique contemporaine (au sens populaire du terme: chanson, rock, folk, pop etc.) vers le milieu des années 1970, et si j'ai plus tard volontiers réécouté ce dont je me souvenais de cette époque, je n'ai pas été très curieux de la suite... Par contre, le Béthel m'a fait découvrir le "classique": je me suis trouvé d'emblée avec un "compagnon de chambre" (L. Carnielli) qui écoutait en boucle la Moldau de Smetana et le sixième concerto pour violon de Beethoven, quelques chambres plus loin un violoncelliste (J.L. Franciulla) enchaînait les suites de Bach, j'ai trouvé plus tard des amateurs de Fauré et de Mahler...
Le schéma binaire que je suggérais (créateur-acteur-donateur / récepteur-spectateur, etc.) est certainement à la fois trop simple et pas assez, mais ce que je voulais souligner et qui à mon sens mérite réflexion c'est une certaine économie du "spectacle" qui se retrouve aussi dans la "religion" ou la "politique", et qui varie du rite communautaire et égalitaire où tout le monde participe au même titre (p. ex. danse tribale) au système centralisé et hiérarchisé où un seul, ou quelques-uns, "créent", "jouent", "interprètent" ou "performent" pour des centaines, des milliers, des millions ou des milliards de "spectateurs", "consommateurs", "idolâtres" par la même occasion -- le monothéisme en fournissant le modèle par excellence.
Il faut d'ailleurs préciser que le sens même du "spectacle" s'inverse (comme dans l'ouverture précitée de La flûte enchantée, de Mozart à Bergman): les dieux peuvent être considérés comme le spectacle, mythique et rituel, des mortels, mais les mortels sont aussi le spectacle des dieux, exemplairement en Grèce (qu'on rapporte d'ailleurs ou non le theos à la théorie et au théâtre, comme le fait parfois Heidegger). Qui regarde qui, qui "performe" ou joue pour qui ? Mais pour qu'il y ait du "spectacle" il faut la différence, fût-elle réversible. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 22 Jan 2024, 15:40 | |
| La religion de l’art : un paradigme philosophique de la modernité
1Le 19 novembre 1937 Valéry donne une conférence intitulée Nécessité de la poésie. Il évoque ses débuts de poète à la fin du xixe siècle : « J’ai vécu dans un milieu de jeunes gens pour lesquels l’art et la poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont il fût impossible de se passer ; et même quelque chose de plus : un aliment surnaturel. A cette époque, nous avons eu (...) la sensation immédiate qu’il s’en fallait de fort peu qu’une sorte de culte, de religion d’espèce nouvelle, naquît et donnât forme à tel état d’esprit, quasi mystique, qui régnait alors et qui nous était inspiré ou communiqué par notre sentiment très intense de la valeur universelle des émotions de l’Art. Quand on se reporte à la jeunesse de l’époque, (...) on observe que toutes les conditions d’une formation, d’une création presque religieuse, étaient alors absolument réunies. En effet, à ce moment-là régnait une sorte de désenchantement des théories philosophiques, un dédain des promesses de la science, qui avaient été fort mal interprétées par nos prédécesseurs et aînés, qui étaient des écrivains réalistes et naturalistes. Les religions avaient subi les assauts de la critique philologique et philosophique. La métaphysique semblait exterminée par les analyses de Kant. »
2L’exaltation artistique décrite ici rétrospectivement par Valéry n’était pas limitée à la France symboliste. Ainsi en 1880 Matthew Arnold écrit-il dans The Study of Poetry : « L’humanité découvrira chaque jour davantage que nous devons nous tourner vers la poésie afin qu’elle interprète la vie pour nous et que nous y trouvions consolation et soutien. Sans la poésie notre science sera incomplète ; et la plupart des choses qui de nos jours passent pour être de la religion ou de la philosophie seront remplacées par la poésie. (...) Car c’est avec justesse et en toute vérité que Wordsworth appelle la poésie (...) « la respiration et l’âme supérieure de toute connaissance » : notre religion, (...) notre philosophie (...), que sont-elles sinon l’ombre, le rêve et l’illusion de la connaissance réelle ? »
https://journals.openedition.org/rgi/470 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 22 Jan 2024, 16:39 | |
| Merci pour ce très intéressant article.
Je n'objecterai pas au mot et au concept, fussent-ils péjoratiifs, de "compensation": tout à mon sens est compensation, à la lettre contrepoids, dans l'histoire de la pensée (qui en français au moins dérive aussi de la pesée), de l'art, de l'activité ou de la passivité humaines en général, pure construction aléatoire d'imbrication et d'intrication, d'implication et de complication. Rien qui ne soit réaction, réponse ou réplique à une pro-position antérieure, sans qu'on trouve jamais un premier ni un dernier mot sur quoi se poser, ou se fixer une fois pour toutes. La religion, le culte et la culture répondent à la nature, le monothéisme au polythéisme, le christianisme au judaïsme et à son paganisme, la raison à la religion, le romantisme à la raison et à la science, il n'y a aucune raison que cela s'arrête nulle part sinon comme ça a commencé, arbitrairement et en cours de route, in medias res: ça a toujours déjà commencé, ça ne sera jamais fini tant que ça dure, La Palisse n'aurait pas dit mieux...
Une autre chose sur laquelle je voudrais insister c'est le côté artificiel de l'art, factice et fictif, fabrication et illusion, qui produit pourtant une certaine "vérité": il faut du faux pour faire du vrai (on peut repenser au "faire la vérité", poièin tèn alètheian, johannique et augustinien). C'est la pièce dans la pièce de Hamlet, mise en scène, en abyme et en cascade potentiellement infinie, mais nulle part ça ne se vérifie autant qu'au cinéma, où le mouvement même (kinèsis) est une illusion d'optique provoquée par une superposition rapide d'images fixes (la vérité vingt-quatre fois par seconde, selon Godard, le mensonge vingt-cinq fois par seconde selon Fassbinder). Et bien sûr tout est factice, les décors, les costumes, les accessoires, le jeu des acteurs, les prises de vues et les mouvements de caméra, le montage surtout, "sculpture du temps" comme disait Tarkovski, autant dans le prétendu documentaire que dans la fiction assumée, et pourtant au bout il y a de la vérité: on en saurait plus de l'humanité au moins contemporaine en regardant ses films ou ses vidéos trafiquées de bout en bout que par une vidéosurveillance du "réel" (qui d'ailleurs se laisse gagner par l'effet de fiction, et de vérité de fiction, dès que d'aventure on le regarde comme au cinéma -- on repense à un cliché de la Nouvelle Vague, du cinéaste-cinéphile qui se promène dans la rue en regardant tout dans le simili-cadre qu'il fait avec ses doigts). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 24 Jan 2024, 11:38 | |
| SUR LA ROUTE DE MADISON (THE BRIDGES OF MADISON COUNTY) de Clint Eastwoodavec Clint Eastwood, Meryl Streep, Anne Corley, Victor Slezac“Sur la route de Madison” : chronique d’un amour naissant à l’âge des regrets Brève rencontre entre un photographe bourlingueur et une quadragénaire esseulée... Qui peut, comme Eastwood, filmer des amants déchirés qui pleurent sous la pluie et le faire sans une once de niaiserie ?
Clint Eastwood, un des derniers garants du classicisme à l’américaine, transforme ici un roman écœurant en une pépite bouleversante, efficace, juste et sobre. Il capte le présent soudain décuplé d’un amour naissant. Un ensemble de gestes, de regards, de paroles fragiles saisis avec une pudeur confondante.
L’âge mûr de ce couple adultérin – Eastwood, qui n’en finissait pas de vieillir en beauté, et Meryl Streep, superbement sensuelle – ajoute bien sûr de l’intensité à cette rencontre de hasard. Sur la route de Madison, c’est aussi une manière sensible de filmer la campagne, le soleil rasant, la poussière dansante, le passage du vent dans les cheveux.
SYNOPSIS A la mort de leur mère, Michael Johnson et sa sœur Caroline se retrouvent dans la ferme où ils ont passé leur enfance, dans l'Iowa. Ils apprennent avec consternation que la défunte, Francesca, a demandé que ses cendres soient répandues du haut du pont de Roseman. Une bizarrerie que la lecture du journal intime de Francesca va expliquer. Jadis, au cours de l'été 1965, alors que son mari et ses deux enfants s'absentent pour quelques jours, Francesca voit arriver une camionnette bringuebalante. Robert Kincaid, un photographe sexagénaire, en descend et lui demande le chemin du pont de Roseman. Plutôt que de le lui expliquer, Francesca décide de lui montrer le chemin... https://www.telerama.fr/cinema/films/sur-la-route-de-madison,37298.php
J'ai le souvenir d'avoir vu ce film à l'époque ou j'étais TdJ, un soir tard et seul ... J'ai pleuré en découvrant ce film (Je suis fan du réalisateur Clint Eastwood) qui m'avait à l'époque questionné sur mes choix, celui de me marier, sur le choix de mon conjoint (pourquoi "elle"), sur le courage de changer de vie et concernant l'idée que la peur, la culpabilité et la lâcheté pouvaient gâcher ma vie ... Le fait de ne pas pouvoir expliquer à ce qui avait bien pu motiver mes choix m'avait dévasté et en même temps éclairé ... - Citation :
- Une autre chose sur laquelle je voudrais insister c'est le côté artificiel de l'art, factice et fictif, fabrication et illusion, qui produit pourtant une certaine "vérité": il faut du faux pour faire du vrai (on peut repenser au "faire la vérité", poièin tèn alètheian, johannique et augustinien). C'est la pièce dans la pièce de Hamlet, mise en scène, en abyme et en cascade potentiellement infinie, mais nulle part ça ne se vérifie autant qu'au cinéma, où le mouvement même (kinèsis) est une illusion d'optique provoquée par une superposition rapide d'images fixes (la vérité vingt-quatre fois par seconde, selon Godard, le mensonge vingt-cinq fois par seconde selon Fassbinder). Et bien sûr tout est factice, les décors, les costumes, les accessoires, le jeu des acteurs, les prises de vues et les mouvements de caméra, le montage surtout, "sculpture du temps" comme disait Tarkovski, autant dans le prétendu documentaire que dans la fiction assumée, et pourtant au bout il y a de la vérité: on en saurait plus de l'humanité au moins contemporaine en regardant ses films ou ses vidéos trafiquées de bout en bout que par une vidéosurveillance du "réel" (qui d'ailleurs se laisse gagner par l'effet de fiction, et de vérité de fiction, dès que d'aventure on le regarde comme au cinéma).
Dans « Chemins qui ne mènent nulle part », Heidegger affirme : « L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité ». Qu’est-ce à dire ?
Le poème use du langage. Les pierres, les plantes, les animaux ne possèdent pas le langage : seul l’homme parle parce que seul l’homme pense car seul l’homme détient le Logos. Dire les choses, c’est les nommer, les comprendre et les communiquer. C’est la raison pour laquelle, le langage, avant d’être esthétique reste pratique, usuel et fonctionnel. Il est un outil. Il n’est pas immédiatement au service du vrai et du beau. Il n’est pas à l’origine ce qui procède de l’esthétique. Comment le langage devient-il poème ? Comment et pourquoi le poème dit-il le vrai ? Et qu’est-ce que la vérité ?
Art et Vérité
Dire, c’est poser, faire acte de monstration. « Sagen » (dire) vient de « sagan » (montrer). Dire signifie donc faire paraître, faire advenir, laisser être, montrer. Mais le dire du poème, le dire de l’art est le dire de la vérité, donc un dire essentiel. Il est donc nécessaire de définir la vérité telle que Heidegger l’entend. Pour définir la vérité, Heidegger ne s’appuie pas sur la définition scientifique de cette dernière et qui consiste en la simple adéquation du nom avec l’objet. Le langage poétique s’oppose à la pensée calculante qui ne pense pas car la science ne pense pas l’Impensé, elle ne pense pas l’être, l’essence, le vrai au sens grec du terme : « La science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte, ce qui se fait en concevant et en fondant (sur le mode de la preuve) comme exact ce qui, dans la sphère se montre comme tel d’une façon possible et nécessaire »[2]. Pour définir la vérité Heidegger se fonde sur le terme grec qui désigne cette dernière : aléthéia qui signifie le dévoilement, lever le voile posé sur les choses et qui entrave l’appréhension de leur essence. La vérité serait donc initialement dissimulée mais ce qui la dissimule reste aussi ce qui en permet le dévoilement. La vérité se cache en même temps qu’elle se dit, se dit en même temps qu’elle se cache. Plus que cela, elle se cache pour mieux se révéler. Le voile posé sur les choses, ce sont les illusions, les apparences qui dissimulent l’idée, l’essence. Inscrite dans la tradition platonicienne, la vérité serait l’être dissimulé derrière l’apparaitre. Comme le souligne Heidegger, c’est l’étant qui, fondé sur l’être en cache l’essence. Mais Heidegger se sépare de la pensée platonicienne lorsqu’il affirme que l’art révèle la vérité.
En effet, selon Platon, le monde sensible est celui des apparences toujours déjà trompeuses, là où tout change, est corrompu, devient. Et le peintre reproduisant l’apparence ne fait que nous éloigner encore plus de l’essence. En effet, si l’objet l’idée est déjà une dégradation de l’Idée du lit, Idée qui est éternelle, qui est l’essence du lit, alors la toile du peintre qui représente l’objet lit nous éloigne une seconde fois de l’Idée par l’admiration qu’elle peut inspirer. Il s’agit d’une deuxième dégradation de l’Idée. Alors, comment Heidegger, se fondant sur le définition grecque de la vérité peut-il s’éloigner de cette pensée en affirmant que l’œuvre d’art révèle le vrai, l’essence des choses. Pour répondre à cela encore faut-il savoir ce qu’est une chose.
Art et Etre
La chose est un produit, mais un produit particulier. Qu’est-ce à dire ? L’être-produit du produit est sa fonction, il est être-pour, il est fabriqué dans le but de servir à quelque chose. Ainsi se définit-il par sa fonctionnalité, son utilité. A la différence de cela, l’œuvre d’art qui est elle-même une chose n’use pas la matière par laquelle elle s’incarne mais la révèle en même temps que l’œuvre révèle la matière dans laquelle elle prend forme. L’œuvre d’art est une chose mais une chose qui ne s’use pas et dont on n’use pas. L’œuvre d’art serait donc une chose à part et parce qu’elle fait advenir la choséité de la chose (l’essence de la chose), elle en révèle l’essence, son être. Comment ceci se fait-il ? Ceci parce qu’à la différence des objets quotidiens, l’œuvre d’art est la représentation d’un objet, elle est un objet qui représente un objet. Elle est une chose par laquelle l’être d’une chose advient. Comment l’être de la chose advient-il dans l’œuvre d’art ? Et qu’est-ce que l’être d’une chose ? Plus que cela, l’’œuvre d’art n’est-elle pas une chose qui fait advenir à l’Etre. Et qu’est-ce que l’Etre ?
« Et pourtant, en dépassement de l’étant, non pour s’en éloigner, mais le devançant jusqu’à lui, quelque chose d’autre arrive encore. Au milieu de l’étant dans son Tout se déclôt une place vacante. Une éclaircie s’ouvre. Pensée à partir de l’étant, elle est plus étant que lui. Ce foyer d’ouverture n’est donc pas circonscrit par l’étant mais c’est lui, radieusement qui décrit autour de l’étant, tel le Rien que nous connaissons à peine, son cercle ».[3]
L’Etre, c’est le rien, le néant. Plus que cela, une néantisation. Pourquoi l’Etre est-il le rien ? Pourquoi est-il un fondement infondé ?
L’Etre fonde les étants (sinon ils ne pourraient pas être). Si l’Etre était fondé par autre chose que lui-même il ne serait pas l’Etre mais un étant comme un autre. Donc l’Etre doit être fondé par lui-même. Mais si l’Etre avait un fondement, ce dernier s’épuiserait à meure qu’il fonderait les étants, donc il disparaitrait et les étants aussi. Or, il y a de l’être, plus que cela l’Etre est l’Il y a. Il faut donc que l’Être soir fondé par lui-même mais que ce fondement soit infondé pour ne pas s’épuiser. L’Etre est donc le sans fond, l’infondé. Il est retrait. L’Etre ne cesse de se constituer à mesure qu’il se retire en lui-même et il ne cesse de se retirer pour pouvoir se donner : il est don parce que retrait. L’être, c’est donc le Rien. Et si la vérité est révélation de l’essence alors le vrai est le dire du Néant, dévoilement du Rien. L’œuvre d’art, parce qu’elle fait advenir la vérité révèle donc le Rien, l’infondé de l’Etre et donc dit l’essence des choses. Elle fait advenir la vérité, révèle le Rien : « L’être-crée de l’œuvre, c’est la constitution de la vérité en sa stature ». [4]
« L’art est alors : la sauvegarde créant la vérité dans l’œuvre. L’art est donc un devenir et un advenir de la vérité. Et la vérité ? Provient-elle du Rien ? Assurément, si par le Rien on entend la pure et simple négation de l’étant, celui-ci étant représenté comme ce donné habituel et disponible, qui précisément, par la seule instance de l’œuvre, s’ébranlera et s’avérera être l’étant qui n’était vrai que putativement »[5].
https://la-philosophie.com/loeuvre-dart-selon-heidegger
|
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 24 Jan 2024, 12:15 | |
| J'avais aussi beaucoup aimé ce film d'Eastwood -- je repensais à lui tout à l'heure à propos de l'Afrique du Sud, car il s'y est également intéressé (cf. notamment Invictus). Le résumé de L'Origine de l'oeuvre d'art de Heidegger (en fait une conférence de 1935-36, Heidegger était toujours officiellement nazi, comme beaucoup d'Allemands, mais il avait déjà abandonné son regrettable rectorat) est intéressant et utile (Wikipedia aussi lui consacre tout un article), mais il vaut mieux lire le texte qui est court et relativement facile (la traduction française est toujours plus embarrassée que l'original allemand, mais celle-ci n'est pas parmi les pires): le recueil Chemins qui ne mènent nulle part se trouve encore facilement en livre de poche et en bibliothèque. Derrida lui a aussi consacré un très beau livre, La vérité en peinture (d'après une formule de Cézanne, "je vous dois la vérité en peinture") qui concerne bien d'autres aspects de notre "sujet", y compris la question liminaire du "cadre" et plus largement du par-ergon, l'à-côté de l'oeuvre, voisinage ou parage sinon hors-d'oeuvre, qui fait précisément d'une "oeuvre d'art" une "oeuvre d'art". Nous avons d'autre part souvent parlé ailleurs du "faire la vérité" johannique (Derrida se référait plutôt à la version latine, veritatem facere, de Jérôme et d'Augustin): le verbe grec poiein est bien celui d'où nous viennent poésie, poème, poète, etc., et c'est aussi celui qui traduit l'hébreu br', "créer", dans la Septante du premier verset de la Genèse (bien qu'ailleurs ce verbe corresponde plutôt à ktizô etc.). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Sam 03 Fév 2024, 15:29 | |
| Je suis tenté de rapprocher ce "sujet" ( topic) d'un autre qui paraîtra d'abord bien éloigné, la prière. J'ai souvent dit mon émerveillement à la constatation de ce que j'appellerais (dans le style didactique, voire pédant ou cuistre, pas poétique pour un sou qui me caractérise le plus souvent) "transitivité in(dé)finie du sujet (aussi subjectum)", dans les Psaumes par exemple: le "je", le "moi" ou le "nous", la première personne du locuteur ou du destinateur humain, individuel ou collectif d'une part, et le "tu" ou le "toi", deuxième personne du destinataire ou de l'allocutaire (sinon de l'interlocuteur) divin d'autre part, peuvent glisser indéfiniment d'un "sujet" ou d'un "référent" à l'autre sans que rien d'autre change. Du côté du locuteur, non seulement d'un orant ou d'une génération à l'autre, mais encore d'une communauté judéenne réunie, de près ou de loin ( diaspora), autour du ("second") Temple de Jérusalem et de sa prêtrise officielle, à une communauté sacerdotale dissidente dans le désert (Qoumrân ?), à un pharisaïsme synagogal excluant tout sacerdoce, ou à un christianisme essentiellement "païen", au moins au sens de "non juif", catholique et orthodoxe ou hérétique puis protestant, sectaire, etc. Du côté du "destinataire" les mêmes textes, à peu de choses près, auront pu glisser du Baal levantin (Psaume 29) ou de l'Aton égyptien (Psaume 104) à El et/ou à Yahvé (ou 'adonay, kurios, etc.) dans toute sorte de contextes cultuels, avant de passer à "Jésus" ou à son "Père" imaginés de multiples manières; la prière fonctionne toujours, avec les mêmes mots et les mêmes formules, traduite dans des centaines de langues, de cultures, d'époques, de situations et de milieux... Cette transitivité du ou des sujets en tout genre, c'est aussi, mutatis mutandis, ce que nous éprouvons devant n'importe quelle représentation artistique, picturale, sculpturale, théâtrale, littéraire, romanesque, opératique, cinématographique, où nous pouvons nous émouvoir de la façon la plus personnelle, la plus intime, de n'importe quel "sujet" comme s'il s'agissait de nous: je pleure plus facilement au cinéma, ou en écoutant de la musique, que "dans la vie"; et plutôt de joie que de tristesse, bien que ce soit indissociable; en m'identifiant aussi facilement, voire plus, à des personnages "fictifs", fût-ce l'animal humanisé d'un dessin animé façon Walt Disney ou l'ordinateur devenu quasi humain, criminel et mourant de 2001 de Kubrick, qu'à des personnages "réels", de toute façon représentés et recréés ou réinventés... Or tout cela est aussi une affaire de technique et d'artifice, y compris dans la "poésie" commune dans l'Antiquité aux mythes, aux épopées, au drame théâtral tragique ou comique, à la "poésie lyrique" ou à la liturgie comme celle des Psaumes bibliques, avant que par l'imprimerie "la Bible" devienne un "livre" autonome et par là même "littérature", passant de l'église à la maison privée sans cesser d'être (aussi) de l'"art". La "poésie" dans sa grande diversité se caractérisant, même hors de toute récitation ou performance rituelle, sacrée ou profane, par la mise en scène de son texte: contrainte formelle, artificielle et arbitraire, ou conventionnelle, imposée à la langue ordinaire des conversations quotidiennes, par le rythme de la scansion sinon par la "rime" à la française, par l'allitération et la graphie même (cf. dans la Bible hébraïque les poèmes "acrostiches" ou "alphabétiques"): toutes ces contraintes formelles n'empêchent en rien la transmission du "sentiment" d'un "sujet" à l'autre, elles la favorisent au contraire... Même la distinction ou l'opposition du créateur, de l'acteur ou du donateur au spectateur, récepteur, consommateur dont nous parlions plus haut s'y retrouverait et s'y perdrait: dans un sens, la prière idéale ne serait pas poème mais pur silence -- votre Père sait de quoi vous avez besoin avant même que vous le lui demandiez, Matthieu 6,8 -- et selon une telle logique tout art, toute poésie, toute représentation se dissoudrait à sa propre limite; mais cela aurait quand même valu d'être mené jusque-là, jusqu'à l'échec ou à l'échouage, voire au naufrage de son "vouloir dire". Je repensais à Romains 8 à propos de l'" espérance" et des "aspects" du temps: là c'est toute la "création" ( ktisis) qui attend et aspire, et cela se traduit, si l'on peut dire, par les "gémissements inexprimés" de l'"esprit" dans la prière (chrétienne en l'occurrence): transformation, transfiguration, métamorphose essentiellement poétique, quoique dans un texte en prose, de toute "réalité" -- y compris, sans doute, celle de la prière, de ses éventuels débordements extatiques (cf. 1 Corinthiens) qui constituaient aussi un théâtre plus ou moins spontané, comme de ses récitations formellement poétiques (cf. les "hymnes" rythmés, peut-être chantés ou psalmodiés, composés en tout cas, qui émaillent les textes en prose, notamment pauliniens, du NT: Philippiens 2, Colossiens 1, etc.). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mar 06 Fév 2024, 13:57 | |
| L’unité du “ je ” psalmique, lecture théologique du Psautier biblique (P. Étienne Grenet)
Le dévoilement d’un « je » d’altérité : la crise de l’appropriation
Cette problématique initiale en croise une seconde : le « je » est-il appropriable ? Puis-je, moi lecteur, m’identifier spontanément au « je » psalmique ? Cette interrogation essentielle est armée, pour sa part, grâce à la séquence des Ps 1-2-3. Si le Ps 2 fait entrer en scène le premier « je » humain sous le signe de l’altérité – celui qui parle est un autre que moi : c’est le Messie du SGR –, à partir du Ps 3, en revanche, le récitant semble plutôt poussé à s’approprier les paroles d’un « je » psalmique, caractérisé par une posture de faiblesse.
En croisant ces deux fils – innocence/péché et identité/altérité –, le début du livre joue dans le sens d’une identification du lecteur à un « je » innocent. Du moins ai-je essayé de montrer, dans mon commentaire, la grande cohérence de cette lecture.
À mesure que la confession de la faute trouvera à se formuler, une interrogation va dès lors progressivement monter dans l’esprit du lecteur : puis-je encore revendiquer mon innocence ? Puis-je encore me reconnaître en ce « je » psalmique lorsqu’il clame sa justice ? Le Ps 18 apparaît ici comme un véritable seuil du livre : le lieu d’un décrochage et d’une rupture d’identification. En ce long psaume, pour la première fois – depuis le Ps 2 – le récitant est poussé à reconnaître dans le « je » psalmique un autre que soi. Un « je » en excès. Un « je » dont la revendication radicale d’innocence dissone avec la conscience émergente de mes transgressions. Un « je » dont l’expérience de salut accuse une intensité hors norme. Un « je » dont la mémoire spirituelle parvient déjà à unifier cette expérience, au point de contempler d’un unique regard, radicalement simplifié, l’action créatrice et l’action salvifique de Dieu. Cette vision si unitive du Ps 18 relève des degrés les plus avancés de la vie contemplative. Comment le récitant ne s’éprouverait-il pas en défaut ? La rupture d’identification, en cet endroit, ne tient donc pas – je voudrais le souligner – à la seule mention ‘extrinsèque’ d’un double trait royal et messianique. C’est de l’intérieur du « je » que se produit le décrochage. À cet égard, il s’agit donc d’une option de lecture totalement subjective.
Une lecture subjective… assumée : adossée à l’histoire de la réception, la théologie narrative et… L’on pourrait y voir une limite de mon travail – en tout cas du commentaire proposé en troisième partie. Et certains voudront ré-interroger, à l’envi, cette libre décision du lecteur de ne pas s’identifier à tel « je » et de s’identifier à tel autre. Autrement dit : de cesser de s’identifier au « je » psalmique en tel psaume et de se ré-identifier à lui en tel autre psaume.
Mais aux yeux de qui, en réalité, y a-t-il ici une limite ? Peut-être faudrait-il dire : au regard de quelle exégèse ? Et peut-être faudrait-il répondre : au regard d’une certaine idée de l’exégèse qui en évacuerait la part de subjectivité. Pourtant, l’exégèse ne doit-elle pas rendre compte de la présence des sujets ? Si. À un moment ou l’autre, elle le doit. Et l’herméneutique doit assumer l’implication réelle des sujets dans l’acte exégétique. La problématique n’est évidemment pas neuve. D’une manière spéciale, la narratologie et l’histoire de la réception se sont déjà emparées de la question.
Premièrement, l’histoire de la réception a redonné du poids à l’acte interprétatif en accordant une consistance et une autorité aux traditions interprétatives. Comment le texte a-t-il été effectivement reçu par ses lecteurs, jusqu’à présent ? Ce long geste de la réception concrète dévoile nécessairement des potentialités du texte. Que le texte produise un effet sur son lecteur est une idée assez simple. Elle engage toutefois – pour un ‘moderne’ – une certaine humilité, en présupposant que les lecteurs anciens, ni plus obscurs d’esprit que nous ni plus endurcis de cœur, ont été positivement réceptifs à la puissance transformante des Écritures.
Mon travail s’est efforcé de faire place, d’emblée, à la longue histoire de la réception du Psautier. Et je suis conscient que cela a pu réclamer un peu de patience pour ceux qui l’ont lu.
Deuxièmement, la théologie narrative nous a réappris, depuis quelques temps déjà, à prendre en compte la liberté du lecteur. C’est avec elle que la lettre interagit sans cesse. Le lecteur de la Bible est engagé dans un processus de lecture qui est à tout instant un acte interprétatif. Dans le cas du livre des Psaumes, cette interprétation s’articule d’une manière privilégiée, redisons-le, avec la question de l’identité du « je » : est-ce moi ou un autre que moi ? Et l’acte interprétatif se prolonge alors, selon les moments, en une nouvelle interrogation dédoublée : si c’est un autre, qui est-il ? Et si c’est moi, qui suis-je ? C’est-à-dire : que me révèle-t-il de moi-même ?
Ce questionnement permanent de l’identité du locuteur pourrait être mis en œuvre, jusqu’à un certain point, par une approche narrative. Et cependant, cette dernière n’est pas réellement adaptée à l’analyse d’un recueil de prières, dont l’une des caractéristiques saillantes est, nous l’avons vu, de n’être pas à proprement parler narratif.
https://dioceseparis.fr/l-unite-du-je-psalmique-lecture.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mar 06 Fév 2024, 14:52 | |
| Merci: ce résumé de thèse (sous la direction d'un Philippe Lefebvre que nous avons déjà eu l'occasion d'apprécier) développe de façon fort pertinente (la comparaison avec On connaît la chanson est éclairante) un aspect (la "transitivité" du "je", de la première personne du locuteur singulier) de la question que j'essayais de poser; mais du coup il le sépare arbitrairement et artificiellement des autres (le "nous" du locuteur collectif, le "tu" ou le "toi" du destinataire divin, etc.) qui ne sont pas moins transitifs, fluctuants ou mobiles. Outre que tous les psaumes ne sont pas des prières, il suffit de les (re-)lire, en se posant la question "qui parle ?", et éventuellement "à qui ?" pour s'en apercevoir...
En fait le phénomène est au coeur du langage et de l'écriture même(s), il correspond (en partie) à ce que Derrida écrivait (parfois) ex-ap-propriation: le "je" qui est censé "me" distinguer de tout autre est aussi celui de n'importe quel autre, il était dans la langue avant "moi" et il y sera toujours après "moi"; "je" ne peux "me" l'approprier que provisoirement, par un acte (de parole, d'assomption, d'autorité) à la légitimité toujours douteuse (un "je" n'est jamais loin de l'usurpation ou de l'imposture), et non sans savoir que "j'"en serai exproprié un jour ou l'autre, définitivement, comme tout le monde, sans que le "je" en soit le moins du monde affecté dans son économie générale... ce qui "me" constitue "me" destitue, dans le même geste. Le langage même et toute "pensée" sont à ce prix, exorbitant et dérisoire. Même un "Dieu" présumé unique et éternel (quoique désigné par un nom commun à beaucoup d'autres, 'elohim, theos, deus etc.) n'y couperait pas, dès lors qu'on lui parle à la deuxième personne et qu'on le fait parler à la première, comme n'importe qui, non seulement humain mais animal, végétal ou minéral, réel ou fictif, concret ou abstrait (p. ex. l'ânesse de Balaam dans les Nombres, les arbres de la parabole de Juges 9, l'océan ou la mort en Job 28)... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 07 Fév 2024, 16:23 | |
| Dès le "commencement" est la Poésie, au deuxième chapitre de la Genèse (verset 23), Adam accueille ainsi la création de la femme :
Voici enfin l’os de mes os,
et la chair de ma chair.
Celle-ci sera appelée femme,
Car elle fut tirée de l’homme. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 07 Fév 2024, 16:47 | |
| Oui, si l'on prend le mot "poésie" au sens étroit, strict ou technique (et pourtant bien trop large, vu la diversité de ce qu'on appelle ainsi dans toutes les langues et dans tous les corpus) de "forme littéraire", qui impose à la parole ordinaire une certaine mise en scène, à tout le moins un effet de rythme de lecture ou de récitation -- laquelle se traduit, dans la typographie des éditions modernes (mais depuis quand ? il faudrait éplucher les manuscrits du moyen âge pour le savoir), par une mise en page spécifique, par exemple retour à la ligne à chaque vers ou distique... Dans ce cadre ce serait en effet la première occurrence d'une "poésie" dans la Genèse, si j'en crois la BHS que j'ai sous les yeux, mais ça reviendra vite, dans la bouche de Yahvé-dieu cette fois, pour les malédictions solennelles, à partir de 3,14b...
Dans le sens plus large de "création" toutefois, ça arriverait dès la première ligne, au commencement Dieu créa, be-re'shit bara' elohim... / en arkhè epoièsen ho theos..., et ça ne s'arrêterait jamais. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 07 Fév 2024, 17:27 | |
| Michael Edwards : Bible et poésie / L’infiniment proche
« Il existe dans le réel une autre dimension. Toutes les religions la cherchent ; les écrits judéo-chrétiens la révèlent ; la poésie en est l’incertaine intuition. » Incipit de la dernière étude de Bible et poésie – « Les paupières de l’aurore », beau titre extrait du Livre de Job (3, 9) –, cette phrase est pour ainsi dire le credo de Michael Edwards. Son credo, dans cet essai, comme dans L’infiniment proche, le recueil de poèmes qu’il publie parallèlement, puisqu’on y lit, par exemple, sous le titre « La poésie … » :
« La poésie, rêveuse, lunaire, Verse par les déchirures des nuages Sur nos cœurs Sur nos villes Sur l’ample tapis volant du réel De pâles rayons d’une autre lumière. »
Et quel écho, en effet, entre la conviction du penseur chrétien et l’espoir du poète ! Car là où l’un juge que « [n]ous ne lisons pas la Bible comme elle prétend être lue », soit comme un texte poétique qui n’a nul besoin de « [l]a théologie [qui] risque toujours de nous en éloigner, en élaborant, avec les textes bibliques seulement comme point de départ, son propre discours », l’autre écrit, au cinquième vers de « Si », la probable réécriture du poème « If » de Kipling :
« Si la théologie ne rivalisait pas avec la parole de Dieu. »
Quelles que soient les réserves que ces deux ouvrages ne manqueront donc pas de susciter chez l’athée et chez l’agnostique, qui inclineront plutôt à penser que l’expérience du « seuil » renvoie moins à
« une porte qui s’ouvre dans la fiction du monde
où l’invisible attend son heure »
qu’au « leurre » dont parlait Yves Bonnefoy ; quel que soit le trouble qu’on peut éprouver à constater que le dogme, moralement catastrophique, du « péché originel » y joue à chaque fois un rôle central, on ne saurait cependant nier qu’ils sont tous deux impressionnants de sincérité et d’élégance. Aussi bien parviennent-ils même bien souvent à « suggérer ce que seraient un rapport chaleureux entre notre langue et notre monde et une relation signifiante parmi les présences du réel. »
https://cahiercritiquedepoesie.fr/ccp-32-4/michael-edwards-bible-et-poesie-linfiniment-proche |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Mer 07 Fév 2024, 17:57 | |
| Autant je peux voir, à tort ou à raison et même si je suis le seul à le voir, un certain antagonisme (qui peut bien être fonctionnel autant que diamétral) entre (ce que j'appelle) "religion" ou "mystique" et "poésie" (art, création, etc.) -- question à la lettre d'orientation, passive ou active, contemplative ou créatrice, réceptrice ou donatrice, vers l'origine ou vers la suite, ou la fin si elle ne se confond pas avec l'origine, vers l'un ou vers l'autre, etc. -- (autant) je n'en vois pas avec la "théologie" ou la "philosophie" qui n'ont de sens que si elles sont (aussi) créatrices et ont tout à gagner à l'être poétiquement, artistiquement, esthétiquement. Les grandes réussites de la théologie (p. ex. le dogme trinitaire) sont esthétiques: ça marche que c'est perçu comme bel et bon (kalos k'agathos) et pas seulement comme "vrai" ou "juste" -- même un Platon le sait quand il proclame le contraire. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Jeu 08 Fév 2024, 14:44 | |
| 3° Poésie et théologie : le Cantique des cantiques
La poésie, langage privilégié de l’amour divin ou humain
6 Ce qui nous intéresse dans la lecture réaliste, même si elle peut être qualifiée de réductrice, c’est la double célébration de la poésie et de l’amour, le langage de l’amour, le pouvoir poétique d’Eros, le pouvoir érotique de la poésie. Eros est bavard, Platon le reconnaissait déjà dans le Banquet : il « enfante de beaux discours ». Eros est poète comme l’illustrent la belle invention des métaphores admirant les parties du corps. Le langage poétique traduit la passion en débordant le langage commun. Les métaphores se font luxuriantes au sens propre, elles végétalisent les corps. Il en va de même dans l’expérience mystique. La métaphorisation, « l’impératif métaphorique », sont l’expression de l’érotique, tout témoignant d’une forme de dépassement. Ce texte est ainsi apparu comme un « prodigieux laboratoire de métaphores », conçu pour exprimer la passion.
7 Ce besoin de parole qu’exprime Eros redouble la force de l’amour. On le sait, « peu d’hommes aimeraient s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ». Ce qui révèle un amour du langage à l’intérieur du langage de l’amour. Les deux amants ne finissent-ils pas par s’aimer à travers les mots, et aimer les mots eux-mêmes ? L’amour est célébré en tant que poétique et langagier. Ils sont conscients de leur activité de métaphorisation. On assiste à l’acte même de création poétique. Et, dans la mesure où le texte ne décrit aucune véritable union charnelle, ce sont peut-être les mots qui font l’amour. La métaphore devient source de plaisir. L’amant prend conscience du caractère innovant de ses images, il fait preuve de génie sémantique. Devient-on poète parce qu’on est amoureux ou devient-on amoureux parce qu’on est poète ? Véritable joute « amoureuse » entre ces deux options. Chacun à son tour, l’homme et la femme, devient créateur. Reprise de la Genèse où Adam dénomme les animaux mais a besoin de la femme pour se nommer lui-même. Ici l’homme et la femme se qualifient et se décrivent, et ainsi se font être. L’homme est un être de langage autant qu’un être d’amour. Il est pris dans un « amour langagier ». Mais cette position, purement anthropologique, qui se limiterait à une rencontre homme-femme, demande cependant à être nuancée en revenant à la lecture allégorique, longtemps privilégiée. Car, après tout, la métaphorisation pourrait être considérée comme une déthéologisation.
8 L’exaltation du corps humain nous éloigne apparemment de celui de Dieu, mais elle exprime aussi une forme de dépassement érotique et physique où se manifesterait une forme de transcendance non spécifiquement religieuse. Toutefois, le fait incontestable que ce texte ait été intégré dans la Bible, ne peut que nous conduire à nous interroger sur cette dimension religieuse. En outre, il n’est pas rare que, dans la Bible, des relations amoureuses évoquent métaphoriquement l’amour trahi de Dieu pour son peuple, parfois décrit à travers les traits physiques d’une femme. Dans Ezéchiel, l’épouse éprouve une attraction physique pour des idoles et les qualités physiques de cette attirance sont célébrées. Le prophète Osée, à travers sa relation avec une prostituée, évoque celle de Dieu avec un Israël infidèle. Ces textes qui traduisent la passion de Dieu pour Israël, sont naturellement présentés par le biais de l’image d’une passion humaine.
9 D’où le deuxième type de lecture, allégorico-théologique. Dieu est présenté dans la Bible comme un mari trompé qui doit reconquérir son épouse (Ezéchiel). Cette allégorie prend différentes formes : les unes métaphorisent l’ensemble du texte en l’ouvrant d’emblée et exclusivement à la transcendance religieuse, et en « refoulent » la dimension physique et érotique, aujourd’hui si évidente. D’autres, comme la lecture de J. L. Chrétien, voient dans les organes corporels les métaphores des composantes de l’esprit. L’organicité du corps sert à décrire l’organisation de l’être spirituel, comme Platon rend compte de la structure de la Cité à partir du paradigme de l’âme. A côté de ces thèses, où les métaphores corporelles renvoient à l’âme ou l’esprit, d’autres perspectives retiennent que cette poésie érotique révèle l’érotique de l’amour de Dieu. L’amour humain ferait métaphore de l’amour divin. Quant à Ricoeur, il propose une « interprétation théologique non allégorique ». Il est bien question d’éros. Pas seulement celui de l’homme mais celui de Dieu, mais un lien nuptial à dimension non matrimoniale entre Dieu et l’homme.
10 La spécificité du Cantique des cantiques apparait si on le compare avec des textes prophétiques comme Osée et Ezéchiel. Ces textes rendent compte de l’amour de Dieu pour son peuple « comme » amour conjugal humain. L’amour de Dieu se comprend en le comparant à l’amour humain. Le Cantique des cantiques présente inversement l’érotique humaine « comme » un amour divin, ce qui la rend intelligible. Le caractère sacré de l’érotique serait attesté par la dimension amplifiée de certaines métaphores qui ouvrent à une transcendance. Le choix d’une forme poétique et de la métaphorisation nous renseigne sur la nature de l’amour divin qui procèderait comme l’humain. Précisons cependant : Dieu aime « comme » l’homme, et l’homme aime « comme » Dieu. Mais comparaison n’est pas identification. Ce processus de comparaison sans identification pourrait se vérifier en s’étendant à d’autres problématiques, par exemple celle du rapport éros-agapé. Une lecture théologique non allégorique met en lumière l’importance d’Eros dans l’amour divin, qui ne se réduit pas à l’Agapé, et permet de prendre position dans un débat historique. Pour ce qui nous intéresse particulièrement, le choix de la forme poétique et d’une métaphorisation exubérante offre une solution qui nous dispense d’une démonstration philosophique et théologique. La poésie exprime bien à la fois la nature de l’amour humain et de l’amour divin. L’éros, divin autant qu’humain, fonde le recours à la poésie. Elle montre la nature de l’amour sans la démontrer. Ainsi se dessine le passage possible à une autre problématique plus générale.
https://books.openedition.org/pupvd/39880?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Jeu 08 Fév 2024, 15:25 | |
| Merci pour ce texte très intéressant, bien qu'il ne soit pas, ou parce qu'il n'est pas (non plus) le fait d'un "bibliste" -- je dis "non plus" parce que l'auteur s'excuse au début de n'être ni poète ni théologien... Je ne reviens pas ici sur l'exégèse et l'interprétation du Cantique (cf. p. ex. ici), ni sur la distinction et l'opposition surfaites entre erôs et agapè (il suffirait de lire le Cantique en grec pour s'en rendre compte), ni même sur le rapport paradoxal, tantôt identité tantôt antagonisme, entre "religion" ou "sacré" et " sexualité", ni sur la "théologie négative" ou "apophatique", dont nous avons souvent parlé ailleurs. Reste qu'en effet dans ce texte la "poésie", au sens étroit de genre ou de forme littéraire, comme au sens large de création ou d'invention, indissociablement technique et art ( tekhnè, ars), est incontournable, autant pour les lectures littérales qu'allégoriques... En repensant au "Comment ne pas parler" de Derrida ( Psyché, II) je me dis que tout l'"art" est dans le "comment", et inversement. A titre personnel j'ai surtout apprécié la fin (§ 15ss) empruntée à Cassingena-Trévedy que je ne connaissais pas du tout (citation ou résumé, ce n'est pas très clair chez un auteur qui emploie souvent les guillemets sans référence), et en particulier ses propositions indexées de a à e... P.S. J'ajoute un lien au fil "islamique" sur lequel tu as posté entre-temps de très beaux extraits de Rûmî, car la comparaison avec le Cantique est intéressante. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 09 Fév 2024, 15:12 | |
| Certains ont attiré l’attention sur ce qu’ils croyaient être des similitudes entre le poème babylonien et le récit génésiaque de la création ; toutefois, il ressort clairement de l’examen fait plus haut de la narration biblique de la création et du résumé ci-dessus du mythe babylonien qu’ils ne sont pas vraiment ressemblants. Il n’est donc pas nécessaire d’en faire une analyse comparative détaillée. Cependant, ayant étudié les apparentes similitudes et différences (comme l’ordre des événements) entre ces récits, le professeur George Barton a fait cette remarque : “ Une différence plus importante réside dans les conceptions religieuses des deux. Le poème babylonien est mythologique et polythéiste. Sa conception de la divinité n’est en aucune façon élevée. Ses dieux aiment et haïssent, ils manigancent et complotent, combattent et détruisent. Mardouk, le champion, ne l’emporte qu’après une lutte acharnée qui le laisse presque sans forces. La Genèse, pour sa part, dénote le monothéisme le plus élevé. Dieu est si foncièrement le maître de tous les éléments de l’univers qu’ils obéissent à sa moindre parole. Il maîtrise tout sans effort. Il parle et cela se fait. À supposer, comme le pensent la plupart des spécialistes, qu’il y ait un lien entre les deux narrations, on ne saurait mieux se rendre compte de l’inspiration du récit biblique qu’en le plaçant en regard du récit babylonien. Quand on le lit aujourd’hui dans la Genèse, le chapitre révèle toujours la majesté et la puissance du Dieu unique, et il engendre chez l’homme moderne, comme il le faisait chez l’Hébreu de l’Antiquité, une disposition à adorer envers le Créateur. ” — Archaeology and the Bible, 1949, p. 297, 298.
On peut lire à propos des mythes antiques de la création en général : “ On n’a trouvé jusqu’alors aucun mythe qui parle explicitement de la création de l’univers, et ceux qui traitent de l’organisation de l’univers [...], de la création de l’homme et de la fondation de la civilisation sont marqués par le polythéisme et la lutte des divinités pour la suprématie, en net contraste avec le monothéisme héb. de Gn. 1–2. ” — New Bible Dictionary, par J. Douglas, 1985, p. 247.
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200001061?q=po%C3%A8me+gen%C3%A8se&p=par |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 09 Fév 2024, 15:50 | |
| La Watch ne manque pas de "sources" fondamentalistes et apologétiques à citer dans la "littérature" anglo-saxonne -- tout en revendiquant quand elle la joue "sectaire" sa parfaite "originalité", qui ne devrait rien à personne...
Ce qui m'amuse le plus avec le recul, c'est la naïveté du jugement axiologique qui distribue les bons et mauvais points sur son échelle de valeurs, en attribuant l'"élévation" au monothéisme et la bassesse au polythéisme. Dans l'AT Yahvé passe son temps à aimer et à haïr, à ruser, à comploter et à se battre, sans même l'excuse d'avoir des partenaires ou des adversaires à sa hauteur.
Sur la "création" au(x) sens de la Genèse et de ses multiples "sources", je me permets de rappeler ceci. Le rapport entre "création" et "poésie" est évidemment plus profond que la coïncidence verbale du poiein de la Septante, et même dans le premier récit de la Genèse que les éditions typographient en "prose", les effets poétiques, formels, structurels, rythmiques, sont nombreux: répétition des jours, soir et matin, des schèmes comme "dire [:] qu'il y ait" / "il y eut" - séparer - nommer - voir - bon, jeu de la différence dans et par la répétition (comme dirait Deleuze). Il suffit de le lire à haute voix, même en français, pour le sentir: ça pulse, ça swingue, ça scande, ça syncope, et le "temps" jamais nommé est ainsi fait... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 09 Fév 2024, 16:04 | |
| - Citation :
- P.S. J'ajoute un lien au fil "islamique" sur lequel tu as posté entre-temps de très beaux extraits de Rûmî, car la comparaison avec le Cantique est intéressante.
La tension vivante de la mystique et de l’amour par Yves Lepesqueur Que dire de Rûmî qu’on n’ait déjà dit ? Sur le plus connu des poètes de la Perse médiévale et de tout le monde musulman, les études sérieuses ne manquent pas. Parmi elles, l’ouvrage d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam (1972), reste fondamental, tandis que l’introduction de Christian Jambet à sa traduction de cent ghazals du Diwân de Shams de Tabriz, sous le titre Soleil du réel (1999), est indispensable pour tenter de comprendre ce qu’est pour Rûmî un amour qui « ne relève point d’une psychologie, mais d’une cosmologie mystique ». Mais Rûmî a aussi suscité des écrits fantaisistes. C’est peut-être par cela qu’il faut commencer, à l’occasion d’une traduction à trois intitulée Cette lumière est mon désir et d’un essai de Nahal Tajadod : dissiper les malentendus. Il y a un paradoxe Rûmî, qu’il ne faut surtout pas simplifier. Rûmî est, d’un côté, un éminent professeur instruit dans les sciences musulmanes « extérieures » (c’est le terme arabe) : droit et théologie dogmatique ; d’un autre côté, il est le poète de l’amour divin qui brûle et fait danser le monde au-delà de toutes les normes. Une façon courante de se défaire du paradoxe est d’opposer deux Rûmî : celui de l’avant (qui enseigne les sciences religieuses à Konya) et celui de l’après (le poète brûlé d’amour). Or, s’il est vrai qu’il y a un renouvellement radical de la vie de Rûmî à partir de sa rencontre avec Shams de Tabrîz, en 1244, il n’induit aucun reniement. Rûmî ne met jamais en cause la dimension juridique de l’islam, ni ses obligations cultuelles. Il reste un pieux musulman pour qui la vie spirituelle commence nécessairement par les pratiques obligatoires, prières quotidiennes, jeûne du ramadan, etc. Il n’y a pas trace d’antinomisme dans toute l’œuvre de Rûmî. Il n’est pas non plus un soufi marginal : il fut honoré, voire adulé, par les autorités civiles et religieuses aussi bien que par la foule des fidèles. Plus tard, l’ordre qu’il avait fondé fut constamment favorisé par les sultans ottomans. L’autre façon de simplifier le paradoxe consisterait, à l’inverse, à prétendre que la continuité est parfaite entre la mystique de Rûmî et les règles formelles de sa religion. Or, il y a bien rupture, il y a deux dimensions du vécu religieux qui s’opposent, mais qui sont en même temps nécessaires l’une à l’autre : c’est une intensification de la pratique religieuse commune qui conduit les maîtres au seuil d’un autre monde. Mais entre ceci et cela, il y a un « saut » : « Attrape le silence, / Sans parole, allez saute ! » (toutes les citations de Rûmî proviennent de Cette lumière est mon désir). Pour approcher Rûmî, il ne faut pas chercher à adoucir le paradoxe de cette articulation problématique entre la loi religieuse et la loi d’amour. Tant que la grande civilisation de nos voisins fut féconde, elle ne laissa pas s’émousser ce paradoxe où elle trouve sa tension interne sans laquelle il n’est pas de vie. Où est, en son monde, l’originalité de Rûmî ? Disons d’abord où elle n’est pas. La doctrine de Rûmî est pour l’essentiel celle de tous les philosophes mystiques de l’islam, qui puisent leur inspiration dans le Coran et en déduisent une philosophie très proche du néoplatonisme antique, tôt connu par les traductions du grec. Au centre de leur métaphysique, ils placent l’aporie originelle : l’homme n’est pas Dieu ; l’homme n’est rien d’autre que Dieu. Et ceci, qui se dit de l’homme, se dit aussi de l’univers entier dont l’homme est le centre, non parce qu’il en est le maître mais parce qu’il en est le condensé. De là ce double mouvement si sensible à tout lecteur de Rûmî : l’appel à « brûler » ce monde, qui est néant, et l’appel à aimer infiniment la beauté de ce monde, qui est pure merveille puisqu’il n’est rien d’autre que manifestation divine, théophanie. Ève Feuillebois-Pierunek écrit ainsi : « Chez Rûmî, mais aussi chez la plupart des poètes soufis, le paradoxe fondateur est celui de l’identité […]. Dieu est à la fois radicalement “autre” par rapport à l’homme puisqu’Il est inaccessible au plan de l’Essence, et “le même” dans la mesure où Il est accessible par ses attributs manifestés dans l’humain. De même, l’homme est totalement “autre” tant qu’il se perçoit comme quelque chose de distinct de Dieu et qu’il se considère comme un être à part entière. Lorsqu’il devient “rien”, il est “Tout”, et il n’existe plus d’altérité entre lui et Dieu. Cette transmutation de l’être spirituel de l’homme n’intervient que grâce à l’Amour. Elle s’exprimera donc en termes de relations amoureuses entre l’amant humain et son Bien-Aimé divin ». On discerne dans la doctrine de Rûmî toutes les notions explicitement développées dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, son contemporain, le philosophe par excellence de la mystique musulmane. La seule originalité doctrinale de Rûmî, c’est l’exaltation du rôle que joue, dans l’éveil spirituel, l’homme vivant, en chair et en os, qui est le médiateur du divin, et qui pour lui fut Shams de Tabriz (d’où le titre du grand recueil de ses poèmes). Encore cette originalité est-elle relative : la nécessité d’un médiateur qui soit la face humaine où se lit la face de Dieu est centrale aussi dans la poésie de Hâfez : « Hâfez sait que l’Aimé est toujours cet aimé-ci, que la Face désirée est toujours la face d’un être offert au regard », écrit Souad Ayada (« Hâfez, poète et philosophe », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2012/1). Plus largement, cet impératif fonde la dévotion au Prophète, le médiateur par excellence, ou à l’Imâm pour les chiites. Pourtant Rûmî n’est semblable à personne. D’où vient la puissance émotionnelle de sa poésie ? S’il est vrai que sa doctrine n’est pas différente de celle d’autres soufis, elle reste sous-jacente, il ne l’expose pas en philosophe, il use de la poésie, du langage qui agit par l’image, par le son, par le rythme (aussi les maîtres de l’ordre qu’il a fondé seront-ils poètes et musiciens, plus que théoriciens ; et leur pratique la plus typique sera le rituel dansé qui leur valut le surnom de « derviches tourneurs »). Là aussi, il est de son monde : en arabe et plus encore en persan, la mystique musulmane fera souvent de la poésie non seulement son mode d’expression mais son mode d’ébranlement, qui secoue et transporte. Mais Rûmî a un ton qui lui est propre, une certaine âpreté qui bouleverse, une rudesse parfois qui bouscule, une exaltation qui entraîne. Il y a dans ses vers une angoisse et une jubilation que n’adoucit pas la forme littéraire : « En tant que poète, Rûmî n’est pas entièrement représentatif de la grande tradition persane. Beaucoup plus spontané, moins policé, il se caractérise par la passion, l’enthousiasme, et l’absence de retenue dans l’expression » (Ève Feuillebois-Pierunek). L’abrupt Rûmî n’est pas un poète de tout repos, nul n’a autant que lui vilipendé le repos de l’âme : « Deviens étranger à toi-même / Et anéantis la maison, / Puis, viens, avec les amoureux ». Chez Rûmî, rien n’est abstrait. Alors que chez Hâfez l’aimé qui est le chemin de l’Aimé n’est jamais nommé, chez Rûmî c’est un homme bien identifié : Shams de Tabriz, ce derviche errant qui vécut près de lui moins de deux années avant de s’éloigner pour toujours. La relation entre Shams et Rûmî est réciproque : d’une certaine façon, chacun façonne l’autre. Que s’est-il passé entre eux ? Tout ce qu’on sait et qu’on n’a cessé de répéter, c’est que c’est la rencontre de Shams qui transforma Rûmî, soufi sobre et érudit, en poète, en danseur. La nature même de la transformation est aussi mystérieuse que son processus. Pourtant Rûmî, toujours ardemment concret, laisse deviner le choc de deux personnalités très différentes, dont chacune était le destin de l’autre. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/01/25/tension-mystique-amour-rumi/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 09 Fév 2024, 16:27 | |
| Merci encore pour cette belle notice, où j'ai l'heureuse surprise de retrouver Jean-Claude Carrière à la traduction, que j'ai aimé des scenarii de Buñuel au Cercle des menteurs... Toute l'"aporie" de la "création", si bien ressentie par les gnostiques avant l'islam, et par Platon avant les gnostiques, et par les "présocratiques" avant Platon, c'est: l' un n'est perceptible, sensible, intelligible que par l' autre, qu'il annule ou qui l'annule (au double sens du nul et de l'anneau). Le vrai avéré du phénomène, de la manifestation qui se montre, de la théorie ou du spectacle ( theôria, theatron), est inséparable de l'erreur, de l'illusion et du mensonge, l'apparition authentique (est inséparable) de l'apparence trompeuse. Tout le rapport (in-)essentiel de la "création" et de la "poésie" est là, au-delà ou en-deçà des coïncidences linguistiques et textuelles ( poieô-poièsis de la Septante, en Genèse 1,1), et à même celles-ci. Reste l'antithèse, alternative ou dilemme qui m'est peut-être archi-personnel, idiosyncratique, mais qui m'aura travaillé toute ma vie: il faut de bons auteurs, de bons acteurs et un bon public, qui ont tout à gagner à re-connaître chacun de son point de vue le point de vue de l'autre, sans pour autant lâcher le sien; mais nul ne peut être tous les points de vue à la fois, c'est encore une fois la limite du "sujet", si nécessaire qu'il soit au jeu même. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Sam 09 Mar 2024, 19:45 | |
| Un (sous-)thème que je retrouve au hasard de mes (ré-)visions cinématographiques du moment, très diverses d'ailleurs, c'est celui de l'"artiste sans art": an artist without an art, c'est ainsi qu'est décrit l'antihéros de Night in the City ( Les forbans de la nuit, 1950) de Jules Dassin, personnage à la fois aimable et méprisable, qui erre de combine foireuse en combine foireuse jusqu'à l'issue fatale, elle-même ambiguë puisqu'elle ne (se) décide pas entre suicide et sacrifice (il lui faut accuser de trahison la femme qui l'aime pour qu'elle touche la prime promise pour sa mort, elle n'aura ni la prime dont elle ne veut pas ni la déclaration d'amour qu'elle espérait). Dans Interiors (1978) de Woody Allen, sur le versant grave de ses parodies bergmaniennes, c'est la soeur qui se soucie le plus d'art et de création qui est décrite par les autres comme n'ayant aucun talent. Dans l' Orphée de Cocteau (1950), le poète se flattait de n'être pas écrivain (il n'avait pas de stylo). Je découvre hier The Last Sunset (El Perdido) d'Aldrich (1961), sur un scénario du blacklisté Dalton Trumbo, étrange western bourré de défauts (grand film malade, disait Tavernier citant Truffaut) mais d'une rare profondeur, avec un héros poète et tueur (cf., depuis, Dead Man de Jarmusch, ou dans un tout autre genre Le Créateur de Dupontel) mais inadapté à la vie, contraint au suicide au bord de l'inceste: parce qu'il a immortalisé poétiquement la jeune fille qu'il a aimée, il ne peut pas voir la femme mûre qu'elle est devenue mais tombe amoureux de sa fille (à elle), qui est aussi, sans qu'il le sache, la sienne (à lui): Oedipe en plus d'un sens inversé, dans un Far West où on ne l'attendait pas... En sortant du cinéma (fût-il en DVD), je repense au fameux entretien radiophonique Brassens / Brel / Ferré (1969), très intéressant sous ce rapport, notamment sur la considération par des "créateurs" de l'impossibilité de créer et de son lien à la "folie" -- ce qui ressemble furieusement à ce que Foucault nommait quelques années plus tôt "absence d'oeuvre", à partir des fins tragiques d'un autre trio archi-créateur, Nietzsche / Van Gogh / Artaud... Si l'on revenait d'ailleurs à la typologie nietzschéenne, on pourrait dire qu'Apollon et Dionysos sont tous deux "créateurs", par des voies contraires et complémentaires: mesure, équilibre et construction, démesure, déséquilibre et destruction, il n'y a pas de "création" qui ne relève des deux pôles, moments, mouvements, où chacun joue un rôle différent, et pas toujours le même. Inavouable complicité de l'être et de la différence, de l'un, du zéro et du multiple, du simple et du complexe... Le "virtuel" généralisé accélère sans doute superficiellement le tempo du spectacle et des permutations entre acteurs, auteurs, créateurs et spectateurs, sans changer radicalement le principe différentiel de son économie -- on passe de plus en plus souvent de l'un à l'autre rôle, sans avoir le temps d'en approfondir aucun, on n'est pas pour autant partout à la fois ou en même temps: ce serait pour le coup la fin du spectacle, and the show must go on...--- Du côté théologique, le dieu créateur se pense surtout sur le modèle de l'artisan qui ne se distingue pas de l'artiste ni du "technicien" (étant entendu que la tekhnè grecque comme l' ars, artis latine recouvrent indifféremment ce que nous séparons ainsi), et plus généralement encore de l' homo faber, l'homme d'abord conçu comme créateur ou fabricant, avant d'être sapiens et sapiens sapiens, réflexif en miroir: dans le second récit de la Genèse il est jardinier qui plante, potier ou sculpteur qui façonne, ailleurs constructeur, terrassier, maçon ou charpentier (fondations, socles, tenons, mortaises soutenant la terre et la voûte du firmament); et même dans le premier récit la création par la parole, qui se différencie du travail manuel de l'artisan, se rattache à un certain "art" ou "technique", ceux du magicien, mais encore du roi ou du chef quelconque qui "fait" en donnant des ordres, l'architecte par exemple. Mais la "création" dans un sens plus large se dit aussi par la sexualité (génération, engendrement, enfantement, cf. les toledoth de la Genèse) ou le combat (contre les forces océaniques et primordiales du chaos, Yam, Tiamat, Lotan-Léviathan, Rahab etc.), qui se différencient encore des précédents bien qu'ils requièrent aussi un certain "savoir-faire", avec ses analogies artisanales ou artistiques, et des hiérarchies ou "chaînes de commandement" verbal ou écrit, notamment du côté militaire (officiers, état-major)... Mais ce jeu de différences qui n'empêche pas une certaine continuité (métonymie lisse) d'un "art" ou d'une "création" à l'autre crée aussi des jugements de valeur, qui varient d'une culture, d'une époque, d'un lieu et d'un milieu à l'autre. On a pu estimer la création "artistique" ou "artisanale" supérieure à la génération sexuelle ou à la victoire guerrière, mais ce jugement se renverse, par exemple dans la tradition judéo-hellénistique, sous la double influence d'un monothéisme aniconique et de la philosophie grecque, notamment platonicienne: c'est ce qui est "fait à la main" ( kheiro-poièton, chiropoétique), temple ou idole, qui est dévalué par rapport à ce qui ne le serait pas (achiropoétique), alors que la génération sexuelle est au contraire valorisée, fût-ce dans le déni de la sexualité concrète qui fonde la métaphore: du démiurge platonico-gnostique inférieur au "Père" à l'insistance orthodoxe sur le "Fils" ou Verbe "engendré, non pas créé": tout ce que l'islam refusera, sans renoncer à la médiation de la "parole" qui est tout aussi problématique... Evidemment l'antithèse commune à toutes les modalités du "faire", qui relativise leurs différences, c'est le " s(h)abbat", la cessation, le non-agir qui dans la Genèse conclut le premier récit et le sépare du second; et qui par rapport à une création par la parole implique aussi le silence... Folie de dieu alors mais folie douce, catatonique, cataleptique, comme la môria de 1 Corinthiens qui est aussi faiblesse et maladie ( astheneia), et mort par passion passive dont la crucifixion est l'emblème, avec un supplément d'humiliation. --- On pourrait rapporter cela à beaucoup d'autres thèmes par lesquels j'en reviens toujours à la même (non-)chose, quelque chose ou rien ( rem, res), ou au même (non-)lieu ( a-topos, ou-topos, atopie et utopie), parce que je n'ai au fond rien d'autre à dire et que je ne saurais le dire autrement qu'en y revenant et en y échouant (échec et échouage) sous tous les angles et à tout propos: ainsi la foi comme rapport à l' impossible, par là même indiscernable d'une folie, précisément "foi de dieu" selon la lettre de Marc 11,22 dans la leçon rattachée au miracle destructeur du figuier; d'ailleurs la fameuse image de la montagne arrachée et jetée dans la mer est également destructrice, elle renverrait autant au déluge où le dieu créateur tente vainement d'effacer sa création, en amenant plutôt la mer à la montagne, qu'au nivellement général des montagnes et des vallées, dans le deutéro-Isaïe. Le dieu créateur qui dès le premier acte ou dès le premier mot aurait perdu sa toute-puissance, parce qu'il ne pourrait plus faire que ce qui a été n'ait pas été (Agathon, Aristote), aurait aussitôt le regret ou la nostalgie du néant s'il avait créé ex nihilo, du moins de l'indistinction océanique d'avant tout commencement, chaos d'avant tout cosmos, tout ordre, toute différenciation ferme ( apeiron, tohu-bohu, etc.) -- et ce désir de l'impossible s'exprimerait autant par le sabbat que par le déluge... Vouloir, c'est sans doute vouloir quelque chose plutôt qu'autre chose et plutôt que rien, mais c'est également, par un principe réactif et passif aussi simple et sûr que celui d'Archimède (toute action suscite une ré-action et une passion, parce qu'elle est pâtie ou subie autant qu'agi:, là-dessus une "méta-physique" ne se distingue ni de la physique, ni de la logique ni de la grammaire), vouloir aussitôt autre chose ou rien plutôt que ce qui est, ce qu'on a dit ou fait. L'être, c'est le rien déguisé en quelque chose, disait finement Maurizio Manco. On ne peut vouloir que tout et son contraire. Le possible et l'impossible. L'absurde, soit précisément l'objet de la "foi" selon Tertullien -- qui, s'il n'a pas écrit credo quia absurdum, a bien parlé d'inepte et d'impossible: Crucifixus est dei filius ; non pudet quia pudendum est. Et mortuus est Dei filius ; prorsus credibile est quia ineptum est. Et sepultus resurrexit; certum est quia impossibile (le fils de dieu a été crucifié: pas de honte puisque c'est honteux; le fils de dieu est mort: c'est donc crédible parce que c'est insensé; enseveli il est ressuscité: c'est certain parce que c'est impossible; De Carne Christi, V, 5). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 18 Mar 2024, 11:51 | |
| Éléments d’une théologie fondamentale de la création artistique Les écrits théologiques sur l’art chez Karl Rahner (1954-1983) Denis Hétier
2 – L’acte de création artistique
Cette dernière considération est significative de la compréhension intime que Karl Rahner avait de l’expérience créatrice et de sa dynamique interne. Nous la présenterons selon quatre aspects.
La conception rahnérienne de la création artistique repose tout d’abord sur une première définition générale de l’art : tous les arts sont des « auto-expressions de l’homme dans lesquelles l’homme vient d’une manière ou d’une autre à lui-même » . Cette définition est récurrente dans l’ensemble des textes. Elle implique une double orientation : l’art est une expression de l’homme à partir de lui-même, mais l’art est aussi une expression qui lui permet d’advenir à lui-même. Ainsi, les arts participent à l’accomplissement de l’homme, à son effort d’exister, à sa recherche d’interprétation et de connaissance de lui-même. Il appartient constitutivement aux artistes d’exprimer « ce dont ils ont fait eux-mêmes l’expérience », de dire ce qu’ils portent en eux-mêmes, de s’exprimer eux-mêmes en vérité.
Karl Rahner explicite et analyse une autre dimension tout à fait essentielle à la création artistique : sa dimension éthique. En effet, l’acte de création est avant tout un acte libre au sens le plus radical du terme, c’est-à-dire un acte en lequel l’artiste engage le tout de sa personne par rapport au tout de sa vie. Cette dimension de la liberté est déterminante . De plus, il est un acte qui d’une manière ou d’une autre concerne l’homme et s’adresse à lui. Karl Rahner explicite aussi une triple responsabilité de l’artiste au sein même de son acte de création et dans son rapport à son œuvre. La première responsabilité qui incombe à l’artiste est celle d’une « concordance [Übereinstimmung] » entre ce qu’il crée et ses convictions, une sorte d’ajustement fondamental entre lui-même et sa création : il s’agit de la « véracité [Wahrhaftigkeit] » de l’œuvre. La seconde est une « congruence [Deckung] » entre ce que l’artiste cherche à exprimer et exprime effectivement, une justesse et une pertinence entre ce qu’il veut dire et ce qu’il dit : il s’agit alors de la « vérité [Wahrheit] » de l’œuvre. La troisième concerne une prise en compte des conditions de réception de son œuvre dans un contexte humain et spirituel donné. La liberté, la responsabilité et la vérité font de l’acte de création artistique un acte « moralement pertinent [sittlich relevant] », intrinsèquement éthique . C’est précisément en cela, nous le verrons, que l’acte de création artistique se rapporte de manière inéluctable et originaire à Dieu et qu’il est un acte qui a radicalement et intimement à voir avec le christianisme.
Dans ses analyses, Karl Rahner insiste à plusieurs reprises sur le caractère propre du processus de l’acte de création artistique. Il différencie farouchement la création littéraire ou artistique de ce qui n’en serait qu’une parodie. Pour cela, il souligne que l’acte de création artistique n’est en aucun cas une manipulation, une application ou un habillage de principes abstraits : « la poésie doit parler du concret et non faire danser des principes abstraits comme des poupées ». En effet, l’artiste crée et façonne [bilden] le concret de l’existence, et c’est à partir de celui-ci qu’il crée. Il en résulte que l’intention d’un auteur doit se chercher et se découvrir avant tout et en premier lieu dans l’œuvre elle-même. Karl Rahner parle précisément d’ « ‘‘intention’’ de l’œuvre [‘‘Absicht’’des Werkes] ». Cette intention de l’œuvre, qui est la dynamique immanente et inhérente à l’œuvre elle-même, peut ne pas être explicitement consciente chez l’artiste : en effet, dans l’article de 1960 sur l’écrivain-auteur, Karl Rahner fait remarquer que « les œuvres dans l’inspiration poétique véritable dépassent de loin les intentions réflexives de l’écrivain ». C’est ainsi qu’une œuvre, à travers des questionnements radicaux, peut dissimuler une acceptation non-explicite du Mystère de Dieu ou être anonymement chrétienne dans l’ordre de l’accomplissement existentiel. L’intention de l’œuvre se découvre au lecteur et se comprend comme une « convocation »que l’œuvre elle-même lui adresse. Du côté de l’auteur, Karl Rahner parlera plus précisément de « décision préalable [Vorentscheidung] » ou encore d’ « option fondamentale [en français dans le texte] ». Cette décision préalable ou cette option fondamentale d’un auteur n’est pas justifiable ni démontrable, elle est en lui comme une « évidence interne [innere Evidenz] », elle est existentielle. Celle-ci est à l’origine de l’intention de l’œuvre, elle traverse l’œuvre de part en part. Cette option fondamentale relève de la liberté la plus secrète et la plus profonde de l’artiste. Karl Rahner développe une autre notion encore, celle d’un « initial [Anfang] » qui se tient en arrière de l’artiste dans son propre fond silencieux. L’initial signifie la manière tout à fait singulière dont chacun existe dans son humanité, dans son ouverture à la transcendantalité, au mystère, à la grâce ; il exprime l’unicité de chacun dans son advenir à lui-même, et ce, dans toutes les dimensions de son être-là humain et chrétien. Notons que dans ses premiers écrits sur l’art, Karl Rahner accordait une grande importance à la notion « cœur ». En effet, il affirme que la création poétique et artistique s’origine dans le cœur, jaillit du cœur de l’homme. Si la question du cœur apparaît moins dans les écrits plus tardifs, nous pouvons, toutefois, légitimement considérer qu’elle recouvre et concentre en elle les grandes dimensions de l’acte de création artistique explicitées ci-dessus. En effet, le cœur signifie l’identité profonde et singulière de l’homme, le centre de toutes ses aspirations et de ses émotions, de tout ce qu’il vit et pâtit, de sa liberté, de ses décisions libres, de ses engagements et de ses responsabilités ; c’est dans le cœur que se joue l’option fondamentale de l’homme, il est le lieu de l’initial. Ces différentes analyses sur la création artistique rendent intimement compte de la dimension éthique de la création artistique.
https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2018-3-page-467.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Lun 18 Mar 2024, 13:10 | |
| Un discours théologique sur l'art -- surtout s'il ne s'agit pas spécialement d'"art religieux" ou "sacré" -- paraîtra à la plupart des gens une tentative outrecuidante, voire scandaleuse, de "récupérer" pour le compte d'une "religion" particulière (confession, Eglise, ici chrétienne et catholique) ce qui serait au fond le bien commun, et aussi bien le mal commun, de l'"humanité". Une façon de "baptiser" les païens, les hérétiques, les incroyants ou les mécréants malgré eux -- ce qu'on a beaucoup reproché au "christianisme anonyme" de Rahner, en dépit de ses bonnes intentions, surtout quand on ne l'a pas lu attentivement. En somme, tous les hommes ou presque seraient des chrétiens qui s'ignorent, vision chrétienne bienveillante mais qui ne va pas sans condescendance, aussi au sens moderne et péjoratif du terme -- les "chrétiens explicites" se pensant toujours d'une manière ou d'une autre plus avancés que les "implicites", ceux-ci leur fournissant même un marchepied pour s'élever davantage à leurs propres yeux. Mais on peut entendre le même discours d'une autre oreille si l'on considère que toute tradition religieuse particulière vise autre chose qu'elle-même et entend dire à sa façon une vérité de l'homme, du monde, ou de l'être. Alors une théologie ne se distingue plus vraiment d'une anthropologie, d'une physique, d'une cosmologie ou d'une ontologie, si ce n'est par sa méthode et son langage traditionnel: elle n'a assurément rien de "scientifique" au sens moderne du cloisonnement régional des "disciplines" et des "champs" (à chacun son métier et les vaches seront bien gardées), elle devient alors à sa façon poétique ou artistique, quand même elle est formellement "prosaïque" ou "technique". A cet égard une "théologie fondamentale" ne se distinguerait plus d'une "théologie dogmatique", comme au sens classique où elle prétendait définir de façon plus ou moins philosophique les conditions générales d'une révélation particulière. La doctrine trinitaire ou christologique "orthodoxe", sommet d'un édifice doctrinal archi-spécifique, peut ainsi devenir le paradigme opératoire d'une lecture universelle de l'homme, du monde ou de l'être; mais on peut en dire autant a priori de la doctrine de n'importe quelle autre religion, hérésie, philosophie ou idéologie quelconque, sous réserve de l'exercice où il apparaîtra peut-être que toutes les doctrines ne se valent pas, quant à leur capacité de dire une "vérité" du monde, esthétique et/ou intelligible. Evidemment il faudrait aussi mettre un théologien comme Rahner en relation avec les philosophes contemporains, de Heidegger à Derrida par exemple dont nous avons déjà parlé plus haut -- l'article le fait pour Maldiney en passant par J.L. Chrétien, cf. la très intéressante note 53, un peu aussi pour Foucault sur la parr(h)èsia note 44. De même avec des théologiens non catholiques: du côté protestant, Barth, Tillich, Jüngel ont dit autrement des choses assez semblables. En sens contraire, un discours théorique sur l'art, qu'il soit théologique, philosophique ou "technique", est souvent décevant par rapport à son "objet", même quand il vient des "artistes" eux-mêmes -- beaucoup de ces derniers l'évitent (si je pouvais dire autrement ce que j'écris en poésie ou en fiction, ce que je joue, ce que je filme, ce que je peins, ce que je sculpte, ce que je chante ou compose musicalement, je ne ferais pas ce que je fais), bien qu'il y ait d'illustres contre-exemples de théoriciens créateurs et de créateurs théoriciens: en règle générale le theos n'est pas le logos, ni Dionysos Apollon, même si toute "création" implique l'un et l'autre... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 22 Mar 2024, 11:23 | |
| La création : un risque pour Dieu et pour l’homme ? Alain Saudan
Du Dieu artiste à l’homme créateur
10 Cette rivalité entre Dieu et l’homme peut être précisée à travers le rapport entre un Dieu artiste et un homme créateur, décrit et analysé par Jean-Louis Chrétien dans son livre Corps à corps (Paris, Les Editions de Minuit 1997) qui révèle une double transformation :
« Comment l’acte créateur, lequel n’appartient en propre qu’à Dieu pour la Révélation biblique, en vint-il à être pensé grâce à des schèmes empruntés à l’acte humain, proprement humain, de la production et de la transformation ? Et comment le producteur humain en vint-il à se désigner lui-même sous le nom divin de créateur ? Par un étrange échange, aux conséquences sans mesure pour l’histoire de l’art, un modèle humain fut transféré à Dieu et un modèle divin à l’homme ? » (Jean Louis Chrétien, op. cit. p 91)
11 Cette transformation est étudiée par Jean-Louis Chrétien d’abord en théologie. Celle-ci doit-elle faire nécessairement du Dieu créateur un artiste ? N’est-ce pas là une forme de réduction ? Que des hommes soient des artistes, on ne peut le nier mais tout artiste humain est-il vraiment créateur sur le modèle du créateur divin ? Si Dieu est pensé comme l’artiste suprême, on fera, ou on risquera de le faire, en conséquence, de l’artiste, un être, en son ordre, divin et distingué des autres producteurs, comme un Dieu parmi les hommes. Quant à Dieu il est pensé à travers les schèmes humains de l’artiste. Dieu risque de perdre de sa divinité et l’homme de son humanité ! On assiste à une double transformation. Un créateur (divin) qui devient artiste, mais pensé sur le modèle humain de l’art, et un artiste (humain) qui, devient créateur. Par ailleurs, lorsque les penseurs chrétiens feront de Dieu le créateur artiste, on aura un renversement radical du rapport nature-art des Grecs puisque le monde sera l’œuvre de l’art divin et renverra donc à son auteur, supérieur à son œuvre, à l’inverse des Grecs pour qui l’art était évalué à partir de l’œuvre et non de l’artiste. Le moment décisif à cet égard est celui de Saint Augustin, qui expose une véritable doctrine de l’art divin, mise en relation avec l’art humain. Parler d’« art » divin à propos de la « création » divine permet en effet de le comparer avec l’ « art » humain, référé à l’acte « créateur » lui-même. « Cet art souverain, art par lequel tout fut tiré du néant et qu’on nomme encore sa « sagesse », c’est également lui qui agit par les artistes, pour leur faire produire des œuvres belles et proportionnées. » (Saint Augustin, cité par Jean-Louis Chrétien p 99). Un autre changement s’opère. L’œuvre change de statut. Si l’artiste est Dieu, il est évidemment supérieur à son œuvre. La plus haute fonction de celle-ci est d’exprimer son auteur. Derrière la beauté de l’œuvre nous devons célébrer son auteur divin, mais Saint Augustin considère aussi que dans l’art humain, il faut plus considérer l’auteur que l’œuvre. La Renaissance accentue ce mouvement vers l’homme créateur. Selon Marcile Ficin, l’homme, dans son activité artistique, est comme Dieu. Puisque l’homme connait le mouvement des cieux, il possède presque le même génie que le créateur de ces cieux. « Qui peut faire un planétarium pourrait faire des planètes ». Nous sommes de virtuels créateurs auxquels il ne manque que les moyens. L’art devient le lieu d’une divinisation de l’homme. Conséquences de ces transformations : Dieu est pensé comme artiste et décrit à partir des schèmes de l’art humain. Une telle représentation modifie le statut et la dignité de cet artiste humain qui devient créateur. Dans l’expérience de l’art, l’artiste devient supérieur à l’œuvre puisque Dieu n’a pas besoin d’œuvrer pour être artiste. La transformation est double : l’homme en tant qu’artiste devient créateur, ce qui était jusqu’alors réservé à Dieu et, dans cette création, le rôle essentiel est tenu par l’artiste. Au début du mouvement, la référence à Dieu subsiste pour ensuite s’estomper et proposer ainsi tacitement une conception profane et anthropologique de la création qui se développera dans une attitude de conflit et de rivalité avec Dieu. Un artiste créateur, à l’égal de Dieu et qui, par ailleurs, n’aura même plus besoin d’une œuvre pour se revendiquer artiste, pas plus qu’une référence à la beauté. Ce constat est négatif pour Jean-Louis Chrétien. Il évoque une inflation de « créations » et de « créateurs » dans la modernité, le surmontement de « l’œuvre » par « l’artiste », la désastreuse victoire du « créer » sur le « faire œuvre » et parle d’un désœuvrement de l’homme qui en se prenant pour Dieu devient un « dieu oisif, capricieux, arbitraire ». Selon lui il n’y a pas de véritable créateur humain, au sens propre car aucun artiste n’est à l’origine de la beauté.
https://books.openedition.org/pupvd/40684?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles Ven 22 Mar 2024, 12:19 | |
| De bonnes questions, mais assez mal traitées à mon goût.
Je n'insisterai pas sur l'aspect "biblique" de la chose dont nous n'avons que trop parlé, sinon pour rappeler que contrairement à ce que l'auteur récite il n'y a pas vraiment de creatio ex nihilo dans la Bible hébraïque, même si le judaïsme tend vers une telle notion à la fin de la période (dite) du "Second Temple" (autour du tournant de l'ère "chrétienne"): à cet égard la citation (§ 5) de 2 Maccabées 7,28 (Saudan ne sait visiblement pas qu'il y a plusieurs livres des Maccabées et qu'il s'agit du deuxième) est intéressante, parce qu'en grec la formulation est négative: mot à mot, ce n'est pas d'étants (ouk ex ontôn) que le dieu a fait (poieô) les choses, le ciel et la terre -- formulation très proche de celle de Romains 4,17, celui qui appelle le non étant comme étant, texte qui parle pourtant de résurrection et non de création initiale -- en 2 Maccabées 7, la création n'était évoquée qu'à l'appui de la résurrection des "martyrs" (de la "persécution" d'Antiochos IV).
Même en dehors du "biblique", par exemple dans l'extrait que tu cites, les références "classiques" (saint Augustin, Marsile Ficin, etc.) sont de seconde main (via un Jean-Louis Chrétien certainement plus attentif à ses sources). Surtout l'auteur tient pour acquise -- et n'interroge pas -- la distinction moderne entre l'"art" et toutes les activités humaines qui de l'Antiquité au moyen âge n'en étaient pas distinctes (tekhnè, ars, artis, voir supra dès le début): la "création" c'est aussi bien l'artisanat, l'industrie, la technique, que ce que nous appelons l'"art"... Ce qui repose assez différemment le rapport du "créateur" à la "création". Les artisans-artistes de l'Antiquité ou du moyen-âge ne signaient pas leurs oeuvres, les dieux ou "Dieu" non plus.
Ledit rapport ne se réduit d'ailleurs pas à une affaire de "valeur" (axiologie conçue sur un modèle commercial ou mercantile, économique et financier, monétaire et comptable, où tout devient comparable et échangeable): le créateur vaut-il plus que la création, ou le contraire ? C'est un rapport dynamique et asymétrique: assurément la création dépasse le créateur, c'est le sens même (directionnel) de la création, on ne créerait que pour se dépasser, vers un au-delà de "soi", ailleurs, plus loin, dehors. Mais comme par la même occasion la création échappe à son créateur, celui-ci ne s'y dépasse pas, ce n'est pas lui qui se dépasse. Le créateur au contraire se retire derrière sa création, il s'efface, il disparaît, ce que dit aussi bien le "sabbat" de Genèse 1--2,3a que le çimçoum de la Qabbale (que là encore Saudan ne semble connaître que par Moltmann, § 7). Inutile de souligner les analogies chez un Heidegger qui rejette le mot et le concept "judéo-chrétien" de "création" mais reproduit le même schéma avec un "E(s)tre" (barré, crucifié, inconceptualisable, ineffable) qui se retire derrière l'étant, le phénomène, la vérité, comme la lèthè derrière l'a-lètheia, le caché derrière le manifeste, le celé derrière le décelé.
On retrouve, comme d'habitude, tous les thèmes par celui-là: le prétendu sujet, ce(lui) qui crée, ce(lui) qui donne, qu'on l'appelle "Dieu", "l'Être" ou "le temps", qu'on le désigne d'un simple pronom comme le Es d'un es gibt, l'insaisissable "il" d'un "il y a" ou "il arrive" non seulement impersonnel, mais qui à la lettre ne signifie ni ne désigne rien, celui-là ou cela ne se garde pas, a fortiori ne s'augmente pas, ne s'enrichit pas, ne reçoit rien en retour, rien ne lui revient, ni revenu ni salaire ni récompense: dans un sens il se perd, dans un autre il se retire, éventuellement se re(-)pose, se ressource et se renouvelle. |
| | | Contenu sponsorisé
| Sujet: Re: arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles | |
| |
| | | | arts, techniques, créations, po(ï)étiques, spectacles | |
|
| Permission de ce forum: | Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
| |
| |
| |