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 savoir -- son mal

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Narkissos

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MessageSujet: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeDim 26 Mai 2019, 12:02

... parce que tu dis: Je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien, et que tu ne sais pas que c'est toi qui es misérable, pitoyable, pauvre, aveugle et nu... (Apocalypse 3,17; cf. Osée 12,9; Zacharie 11,5; 1 Corinthiens 4,8 etc.)

... si donc la lumière en toi est ténèbres, que de ténèbres ! (Matthieu 6,23)

Une fois n'est pas coutume, je réduis le cadrage de ces citations (dont le contexte est par ailleurs bien connu) pour mettre en évidence le détail qui les rapproche, du moins aujourd'hui dans ma tête -- et les y rapproche en même temps d'une foule d'autres textes bibliques ou non que je ne citerai pas, mais parmi lesquels se détachent, de façon presque parfaitement symétrique, c'est-à-dire à la fois semblable et contraire, les noms de Pascal (misère, misère... "si tu savais ton péché, tu perdrais cœur") et de Cioran (pour ne citer qu'un exemple parmi des dizaines de ce dernier: "tous les hommes sont malheureux, mais combien le savent ?").

L'idée de base est toute simple, voire banale: on peut ne pas connaître son propre mal ou son propre malheur, et cela qui peut passer à bien des égards pour un avantage (tant mieux !) serait à d'autres égards un mal pire que le mal, sinon le mal absolu ou le seul vrai malheur.

Du point de vue "fonctionnel" ou "performatif", c'est sans conteste une parole d'inquiétude, qui a pour but et pour effet d'inquiéter -- quelqu'un: la deuxième personne du singulier commune aux deux phrases est une coïncidence, mais une coïncidence remarquable. L'exégète historico-critique y devinera aisément la polémique d'un christianisme "radical" ou "intransigeant" contre un autre, à ses yeux "trop facile", qui s'illusionne ou se trompe lui-même, et le contexte de l'Apocalypse ou de Matthieu le confirmera amplement dans ce sens; le penseur plus généralement critique du christianisme, nietzschéen par exemple, y démasquera tout aussi facilement un charlatanisme qui doit persuader du mal pour vendre son remède, façon Dr Knock -- là encore, le contexte ne le démentira pas. Analyser ainsi une parole d'inquiétude, répliquera-t-on toutefois, c'est déjà la neutraliser en se neutralisant soi-même, en se rendant "neutre" et "objectif", par cette posture qui pour un Kierkegaard et tant d'autres après lui est l'im-posture même: on évite d'être soi-même inquiété en se plaçant à un autre point de vue que celui du destinataire, que d'ailleurs en tant que lecteur ou auditeur du énième rang on n'est pas directement; mais, par un curieux ressort de l'énoncé, c'est s'en faire d'autant plus évidemment la cible: moins ça me concerne, plus ça me concerne.

Mauvaise conscience de la bonne conscience, malheur de l'inconscience heureuse, on peut retourner le paradoxe dans tous les sens, mais on retombera toujours sur une pointe où il touche et fait mal, comme un rejet épineux et retors de l'arbre de la connaissance. Et peut-être, par là aussi, fait du bien.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 27 Mai 2019, 12:14

Comme l'affirmait Hegel, « les animaux vivent en paix avec eux-mêmes » : ils ne connaissent pas le remords, la morsure de la conscience, le scrupule, la peur de se tromper et la crainte de mourir. L'homme au contraire, parce qu'il est doué de conscience et capable de penser, est voué à l'inquiétude, en sorte qu'il en vient souvent à considérer sa condition comme déchue, voire maudite, et qu'il envie le « paradis perdu » (pour parler comme le poète Milton) de la vie animale. Or si les animaux nous semblent plus heureux que nous, c'est précisément parce qu'ils ignorent tout de leur condition : tout se passe comme si la connaissance devait s'accompagner de la conscience de notre propre malheur, comme si en d'autres termes la connaissance devait être une malédiction et le signe de notre condition déchue. Après tout, dans la Genèse, c'est parce qu'ils goûtent au fruit de l'arbre de la connaissance qu'Adam et Ève sont chassés du Paradis. Et en y goûtant, ils deviennent conscients de leur propre nudité, c'est-à-dire de leur dénuement et pour tout dire de leur misère.

L'ignorance alors ne serait-elle pas le secret d'une vie heureuse ? Si connaître, c'est aussi prendre conscience de la misère de sa propre condition, alors il semble évident que « l'arbre de la connaissance n'est plus l'arbre de la vie » (Byron) et que le sage est celui qui en définitive renonce à savoir. La connaissance est une malédiction et la vérité est un fardeau : nous en sommes tous convaincus. Mais cette attitude, pour naturelle qu'elle soit, est-elle fondée en raison, c'est-à-dire justifiée et rationnelle ? L'imbécile est-il vraiment heureux ou ne fait-il qu'ajouter la bêtise aux malheurs qui sont le lot commun des hommes ? Autrement dit : un bonheur qui reposerait sur des illusions, même réconfortantes, peut-il seulement prétendre être véritable ? Ou n'est-il pas aussi illusoire que les chimères trompeuses sur lesquelles il repose ? Peut-être le bonheur vrai se conquiert-il alors dans un combat douloureux contre l'illusion, et d'abord contre l'illusion d'un bonheur rien moins que réel.

« La vérité est peut-être triste », affirmait Renan ; et effectivement, il est certain que les illusions sont souvent plus réconfortantes que la connaissance. Au reste, si elles ne l'étaient pas, pourquoi en aurions-nous ? Si la vérité est triste, l'illusion est consolatrice : celui qui recherche avant tout son bonheur devra donc se méfier d'une connaissance qui apporte toujours avec elle son lot de déconvenues, de déceptions et de blessures. Davantage même : il y a peut-être dans la quête de la « vérité à tout prix » une haine de la vie, telle est du moins la thèse de Nietzsche quand il relit Œdipe, la tragédie de Sophocle. Selon Nietzsche en effet, cette pièce est l'exposition même de la tragédie de la vérité : Œdipe est l'homme qui cherche la vérité à tout prix, fût-ce au prix de sa propre perte, de sa propre mort. Vouloir se débarrasser de nos « illusions vitales », vouloir la vérité et au nom de cette croyance (la vérité vaut mieux que tout) se débarrasser de toutes nos autres croyances, même celles qui rendent la vie supportable, c'est à proprement parler faire montre d'un acharnement des plus suspects. Et si derrière la passion de la vérité se cachait une haine de la vie elle-même ? Et si la vie était quant à elle erreur, illusion, tromperie, dissimulation ? Et si nous recherchions la vérité à tout prix pour des raisons morales, c'est-à-dire par haine du mensonge ? Mieux vaut la vérité que l'erreur, mieux vaut subir l'injustice que la commettre : tels sont les préceptes fondamentaux des « morales ascétiques », morales des anciens esclaves chez qui la volonté de domination s'est retournée contre elle-même. https://www.lemonde.fr/revision-du-bac/annales-bac/philosophie-terminale/l-ignorant-peut-il-etre-heureux_t-irde81.html
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 27 Mai 2019, 12:39

Merci !

Supplément philosophique "élémentaire" mais clair (ce n'est pas toujours le cas !), et à ce titre très utilement complémentaire (la suite aussi, qui n'est pas très longue, mérite d'être lue).

Tout le problème est de "point de vue" ou de perspective, de situation du regard et/ou de l'écoute (j'aurais pu inscrire aussi la citation de Matthieu dans la longue et vaste tradition de la vue aveugle ou de l'audition sourde, avoir des yeux et des oreilles, des prophètes de l'AT à Nietzsche entre autres en passant par le NT).

En retournant la dialectique hegelienne contre Hegel, avec autant de mauvaise foi que de génie et de passion, Kierkegaard ne fait au fond que la reprendre d'un autre point de vue ou plutôt d'écoute (cf. N. Viallaneix, Ecoute, Kierkegaard): d'une subjectivité non absolue mais existentiellement située, moi, ici, maintenant, non quelqu'un d'autre, bien qu'il puisse toujours s'agir de quelqu'un d'autre. D'où l'importance décisive de la deuxième personne du singulier de l'interpellation, que je soulignais plus haut: qu'est-ce que j'entends quand j'entends tu ? Moi, un autre, une généralité ? Je peux répondre, je peux ne pas répondre, je peux ou non me sentir concerné, telle est la décision qui fait en définitive que je suis "concerné" ou non (cf. aussi la réplique de Kafka à Kierkegaard, sur la réponse d'Abraham à l'interpellation divine, et sa méditation par Derrida, notamment dans Donner la mort).
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 27 Mai 2019, 13:52

"Leurs yeux à tous les deux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus. Ils cousirent des feuilles de figuier pour se faire des pagnes. Alors ils entendirent le SEIGNEUR Dieu qui parcourait le jardin avec la brise du soir. L'homme et sa femme allèrent se cacher parmi les arbres du jardin pour ne pas être vus par le SEIGNEUR Dieu. Le SEIGNEUR Dieu appela l'homme ; il lui dit : Où es-tu ? Il répondit : Je t'ai entendu dans le jardin et j'ai eu peur, parce que j'étais nu ; je me suis donc caché. Il reprit : Qui t'a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ?" Gn 3, 7 ss

Les exégètes contemporains remarquent à peine le grand symbole de nudité qui sert de toile de fond au récit. Représentative, cette longue recension de l'exégèse
catholique sur les caractéristiques littéraires de Genèse 2-3 par John McKenzie en 1954. Il consacrait des pages au symbolisme des arbres et à celui du serpent. Il écrivait dix lignes sur la nudité — la « honteuse », naturellement — pour gloser sur la fausseté de la promesse du serpent qui a produit la honte plutôt que la communion. Quelques exceptions heureuses, pourtant. André-Marie Dubarle signalait comment « la nudité sans honte de l'éden suppose [...] un état de confiance où les rapports entre personnes humaines ne sont pas troublés par la crainte ou le mépris ». Voilà l'état qu'ébranlerait la chute plutôt qu'un désordre surgi dans la sensibilité. Une douzaine d'années plus tard, Benjamin Wambacq ira plus loin : la nudité dont il est question dans Gn 2-3 n'aurait rien à voir avec la sexualité. Elle se rattacherait au vocabulaire néotestamentaire de la nudité comme indigence, une indigence qu'Adam et Eve acceptaient facilement alors que Dieu les comblait de ses dons, mais qui les remplit de crainte après la chute. Il faut attendre les années quatre-vingt, le tabou anti-nudiste s'étant suffisamment estompé et les méthodes exégétiques s'étant renouvelées, pour qu'on s'amène à proposer des remarques plus pertinentes sur la nudité dans Genèse 2-3. Particulièrement éclairantes, celles qui la présentent comme le symbole de la vérité de la condition créaturale, cette « limite » qu'il est véridique de reconnaître et faux de refuser. Dons de Dieu, les « tuniques de peau » rétabliraient la confiance d'une créature qui n'a pas su supporter, pour son plus grand malheur, la vue de ses propres limites.
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1994-v50-n3-ltp2150/400871ar.pdf



 



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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 27 Mai 2019, 14:52

Article extrêmement intéressant sur le thème de la nudité (paradisiaque et baptismale), quoiqu'il n'élucide pas tellement le rapport à la "conscience" qui serait aussi son rapport à notre sujet...

Mais ce rapport n'est pas difficile à saisir, dans la Genèse comme partout ailleurs: être nu n'est pas une faute, mais on ne se sait pas nu sans faute, comme on ne connaît pas sans se connaître et se savoir nu... Miroirs, miroirs, l'innocence ne peut pas se savoir, ni s'avoir, sans se perdre.

Il reste fascinant de voir comment les christianismes anciens, orthodoxes ou hétérodoxes (cf. Thomas), ont joué avec tout cela, d'une façon que ne laisseraient pas deviner nos baptêmes, par aspersion ou par immersion, en aube ou en maillot de bain... (comme l'invraisemblable culotte ou pagne du crucifié d'ailleurs, malgré les récits de la Passion: même nudité, même symbole, mais sans le jeu du corps et du vêtement il ne nous en reste que des mots qui sont à peine des "images", comme "dépouiller" ou "revêtir"; cf. aussi ceci).
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 11:04

"Une âme enténébrée ne peut, par sa seule initiative s’arracher aux ténèbres. L’erreur dont le propre est de s’ignorer comme telle, de se tenir pour vérité, l’erreur, par le sortilège d’une ignorance “double”, d’une ignorance qui s’ignore, tend en fait à se poursuivre indéfiniment. Expliquer le péché par l’erreur n’est pas, on le voit, diminuer sa puissance mais rendre compte plutôt de sa décourageante opiniâtreté…Il faut donc que le salut vienne d’ailleurs. La lumière ne peut se faire en moi que par illumination transcendante"

(lien)
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 12:09

Le mal est le remède et inversement, de miroir en miroir la "connaissance" n'en finit pas de se renverser et de changer de sens -- de signe au sens algébrique du terme, de valeur "positive" ou "négative". Quand on s'étonne que certains gnostiques lisent "à l'envers" le récit de l'Eden (la connaissance est salvatrice, le serpent par la femme sauve l'homme d'un dieu jaloux et ignorant), on oublie que ce récit lui-même inversait les canons d'une "sagesse optimiste" (cf. les Proverbes : la connaissance est l'arbre de vie) au profit d'un pessimisme sapiential qui est lui-même vieux comme le monde et se renouvelle sans cesse (de la plus ancienne littérature mésopotamienne à Qohéleth par exemple). La sagesse oscille entre malheur et bonheur de savoir: saisons, vagues ou marées de la pensée du sapiens sapiens qui non seulement se succèdent mais se compliquent: bonheur de savoir son malheur de savoir, par exemple... et ainsi de suite, hélas !
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 13:14

"Il leur dit une parabole : La terre d'un homme riche avait beaucoup rapporté. Il raisonnait, se disant : Que vais-je faire ? car je n'ai pas assez de place pour recueillir mes récoltes. Voici, dit-il, ce que je vais faire : je vais démolir mes granges, j'en construirai de plus grandes, j'y recueillerai tout mon blé et mes biens, et alors je pourrai me dire : « Tu as beaucoup de biens en réserve, pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois et fais la fête. » Mais Dieu lui dit : Homme déraisonnable, cette nuit même ta vie te sera redemandée ! Et ce que tu as préparé, à qui cela ira-t-il ? Ainsi en est-il de celui qui amasse des trésors pour lui-même et qui n'est pas riche pour Dieu." - Luc 12, 16 ss 

Ce texte ne mentionne pas l'ignorance/inconscience de l'homme riche mais il la sous-entend en décrivant l'homme riche plein de projets d'enrichissements et de désirs de fêtes, or cette "Homme déraisonnable" ignore que 'cette nuit même sa vie lui sera redemandée'. Ignorance /inconscience aura permit à cette homme de profiter pleinement de la vie, sans redouter le futur et les aléas de la vie (le texte ne précise pas QUI lui redemande sa vie) et dans le même temps, cette inconscience va tout lui faire perdre, il travaillait à sa perte, sans le savoir.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 14:12

C'est en effet un bon exemple du renversement permanent de la "connaissance" (conscience, sagesse, etc.) qui est aussi un déplacement de point de vue ou de perspective: l'homme riche est à tous égards un exemple de "raison" -- calculatrice, spéculatrice, industrieuse, économique, gestionnaire, mais pas seulement, puisqu'il pense aussi à se reposer et à jouir de son bien: il satisfait donc aussi bien à la sagesse partiellement contradictoire des Proverbes et de Qohéleth, ce qui en soi est déjà un exploit... et voilà que la mort le récuse comme "déraisonnable" (aphrôn), sans qu'on sache au juste de quel point de vue elle le fait: ambiguïté vertigineuse de la psukhè, "âme" OU "vie" perdue -- ou bien c'est "la vie", et alors la "morale" est aussi bien "qohéléthique" ou épicurienne: à quoi bon travailler, calculer, prévoir puisqu'on va mourir et qu'on ne sait pas à qui ni à quoi ça servira... ou bien c'est "l'âme", et cet homme riche se confond avec celui du chap. 16, qui reçoit dans l'Hadès le châtiment de sa richesse... Le texte ne le décide pas, sa morale reste indécidablement ambiguë, perdre sa vie ou perdre son âme ce n'est pourtant pas la même chose, ça peut même être le contraire, surtout dans un évangile où il faut perdre sa vie, OU son âme, pour la sauver... Bref, un affolement tous azimuts du "sens" sous une parabole de la plus grande banalité, qui peut justement être exploitée dans tous les sens et ne décide pas de son sens, malgré l'accumulation des "morales" qui s'y ajoutent.

L'obsession des "riches" chez Luc (outre celui de 18,23ss qu'il hérite de Marc et Matthieu, cf. 1,53; 6,24; 8,14; 12,13ss; 14,12; 16,1ss.11.19ss; 19,2; 21,1) est moralement ambiguë. On peut y voir une critique de l'"égoïsme", mais il suffit de réfléchir un peu pour comprendre que ce qu'il lui oppose, sous la forme d'un "trésor dans le ciel" compris comme "salut" après la mort, est tout aussi "égoïste", sinon davantage.

Il y a assurément un rapport, mais infiniment ambigu, avec ce qu'on disait précédemment de la réflexion ou régression virtuellement infinies de la "connaissance" ou de la "conscience" spéculaires, c.-à-d. en miroir (cf. le "mauvais infini" et la "conscience malheureuse" chez Hegel), qui sont aussi connues comme illusion. Il y va du caractère indécidablement "naturel" ou "surnaturel", "humain" ou "divin", "immanent" ou "transcendant" de la "connaissance". On peut toujours opposer une connaissance "naturelle" à une connaissance "surnaturelle", comme celle du "sage" à celle du "prophète", mais cette distinction s'effondre dès lors qu'on re-connaît l'une dans l'autre (de ce qui reste de "transcendance" dans le "sujet transcendantal" de Kant, p. ex., malgré toutes les définitions ou dénégations qui les distinguent).
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 20:16

Je me demande si être raisonnable, pour cet homme, au sens de Dieu, n’aurait pas consisté à distribuer un peu de son bien qu’il avait semble-t-il en abondance voire en surabondance ?

A travers le regard de celui qui avait écrit le texte selon sa compréhension du culte à rendre à Dieu Mat. 22.37-40
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 28 Mai 2019, 23:50

Ça paraît "raisonnable", en effet... on peut d'ailleurs entendre dans ce sens la conclusion (ou la morale) de Luc 12,21, bien qu'elle ne s'accorde pas très bien avec celle de la parabole proprement dite: thésauriser pour soi-même vs. être riche envers Dieu, qui renvoie à la tradition du "trésor dans le ciel", v. 33s; 18,22 -- dans ce dernier cas hérité de Marc et Matthieu il s'agirait de tout donner, mais dans les textes proprement lucaniens c'est moins "radical": pour Zachée au chapitre 19 le don n'est que partiel; quant à l'intendant du début du chapitre 16, il donne carrément ce qui n'est pas à lui... en revanche le riche de Lazare, dans la suite du même chapitre, n'est pas explicitement blâmé pour manque de générosité, c'est un simple renversement de situation, comme dans les béatitudes renversées en malheurs, sinon en malédictions, du chapitre 6. (Matthieu 22,37ss, qui vient de Marc 12,28ss, a aussi un parallèle décalé chez Luc, 10,25ss.)

En tout cas, là où il y a "raison" il y a précisément calcul, tout aussi "égoïste" en principe, d'un avantage supérieur (le trésor dans le ciel, le salut, etc).

---

Pour revenir (peut-être?) un peu plus près du sujet initial tout en restant dans Luc, je repense à la fameuse formule "rentrer (littéralement venir) en soi-même", dans la parabole dite du fils prodigue (15,17) -- elle me rappelle invariablement la tirade de Marcel Herrand alias Lacenaire dans Les enfants du paradis ("et mon directeur de conscience qui me répétait sans cesse : 'Vous êtes trop fier, Pierre-François, il faut rentrer en vous-même !' Alors je suis rentré en moi-même... je n'ai jamais pu en sortir ! Les imprudents ! Me laisser tout seul avec moi-même... et ils me défendaient les mauvaises fréquentations...")

Et à deux proverbes assez proches l'un de l'autre, par le thème et l'emplacement (14,10.13):

"Le cœur connaît l'amertume de son âme, et nul étranger n'a part à sa joie."

"Même dans le rire le cœur souffre, et triste est la fin de la joie."

---

Se connaître ne va pas de soi, Socrate ne l'a pas inventé et Freud n'en a pas dit le dernier mot. Mais dans cette longue et vaste tradition il y a une variante chrétienne remarquable, augustinienne, pascalienne, kierkegaardienne en particulier, qui lui assigne deux conditions antithétiques et paradoxalement corollaires: une connaissance de Dieu plus intime à moi-même que ce que j'ai de plus intime (interior intimo meo) et une connaissance de mon péché (faute, mal, misère, etc.). Je ne connais pas l'un sans l'autre, je ne me connais pas sans connaître à la fois l'un et l'autre.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 11:21

Se connaître soi-même n’est-ce pas en un sens connaître ses limites, de ce que l’on peut supporter, de ce qu’il est insupportable. Ne le pas communiquer à autrui permet de garder un quant à soi nécessaire à la vie en communauté.

Un peu d'égoïsme certes, mais surtout une protection pour soi-même et autrui.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 12:11

Cf. Matthieu 6: le Père qui est "aux cieux" est aussi "dans le secret".

Au fond de "soi" il y a de l'autre (Rimbaud !), toute sorte d'autre (p. ex. "Dieu" et "le péché" qui ont d'ailleurs en commun d'être "confessés", ou "re-connus"), et pourtant rien d'autre que "soi".
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 12:54

"Puis il se tourna vers la femme et dit à Simon : Tu vois cette femme ? Je suis entré chez toi, et tu ne m'as pas donné d'eau pour mes pieds ; mais elle, elle a mouillé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m'as pas donné de baiser, mais elle, depuis que je suis entré, elle n'a pas cessé de m'embrasser les pieds. Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête ; mais elle, elle a répandu du parfum sur mes pieds. C'est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu'elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui l'on pardonne peu aime peu. Et il dit à la femme : Tes péchés sont pardonnés." Luc 7, 44 ss



Simon ignore sa "misère" , il croit être quelqu'un de bien, il pense qu'il est large d'esprit et ouvert aux idées nouvelles, pourtant il a reçu Jésus avec le minimum d'égards et lorsque la femme rentre, manifestant une confession publique, en offrant à Jésus des marques de reconnaissances, d'affections et de vénération que personne ne lui avait accordé, Simon est étonné de l'attitude tolérante de Jésus. Jésus dira de cette femme : "ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu'elle a beaucoup aimé" et laissera Simon à son jugement et à son ignorance.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 13:46

(Cf. ici.)

Même genre de scène (de genre) lucanien(ne) en 18,9ss -- où l'on voit, au passage, combien la frontière entre récit "réel" et "parabole" est poreuse, plus encore chez Luc que dans les autres évangiles; intéressant aussi parce qu'on y retrouve le concept de "justification" dans un sens à la fois dépendant et éloigné de son usage paulinien (c'est la "confession" et non la "foi" qui "justifie").

(La prière du "collecteur d'impôts" rappellera aussi ceci, qu'elle a d'abord inspiré...)
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 14:21

La Troisième Méditation formule ainsi un Cogito que l’on pourrait qualifier de théologique, puisque l’ego ne se saisit que dans la pensée de l’être divin dont il est, en tant qu’idée de Dieu, l’image. Se connaître est indissolublement se connaître comme imago Dei : « je conçois cette ressemblance (dans laquelle l’idée de Dieu se trouve contenue) par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même ». L’idée de Dieu permet d’unir, dans un seul et même acte d’intellection, connaissance de soi (Sum, existo) et connaissance de Dieu (Deus est). Ou, plus précisément, l’ego trouve dans la pensée de Dieu son être et sa destination véritables, puisqu’il découvre que penser, c’est nécessairement penser Dieu, dont il est à la ressemblance. C’est ce qui explique que l’idée de Dieu précède l’idée de soi-même, que la connaissance de l’infini soit antérieure à celle du fini (« J’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même » ). L’ego fini est idée de l’infini, et c’est cette affirmation qui apporte la conclusion véritable à la connaissance de soi entamée dans la Seconde Méditation à travers l’expérience du Cogito, du Je suis, J’existe : « lorsque je fais réflexion sur moi, non seulement je connais que je suis une chose imparfaite, incomplète, et dépendante d’autrui, qui tend et qui aspire sans cesse à quelque chose de meilleur et de plus grand que je ne suis, mais je connais aussi, en même temps, que celui duquel je dépends, possède en soi toutes ces grandes choses auxquelles j’aspire, (…) et ainsi qu’il est Dieu. » L’ordre méditatif, imposé par notre attachement viscéral au sensible et à nos anciennes opinions , a séparé ce que l’ordre de la connaissance vraie demande de rassembler en une même intuition : le Cogito et Dieu. C’est à cette intuition simultanée de soi et de l’infini divin que doit tendre l’exercice métaphysique de méditation :

Citation :
« … en s’arrêtant assez longtemps sur cette méditation [i. e. l’âme est un être ou une substance qui n’est point corporelle, et sa nature n’est que de penser], on acquiert peu à peu une connaissance très claire, et pour ainsi parler intuitive, de la nature intellectuelle en général, l’idée de laquelle, étant considérée sans limitation, est celle qui nous représente Dieu ».

C’est « en même temps » (simul etiam ) que je me connais comme chose qui pense et comme pensée ou idée de Dieu. C’est par une unique opération intellectuelle que je me connais et que je connais Dieu, ou plutôt : l’idée de Dieu me livre en même temps que la représentation claire et distincte de Dieu celle de ma ressemblance à son égard : elle me fait me connaître comme image de l’infini, en tant que j’en ai et que j’en suis l’idée. https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2009-2-page-293.htm
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 16:26

Merci encore pour cet article passionnant.

C'est bien la notion de "péché", moins dans son concept théorique que par l'intensité avec laquelle le "péché" est effectivement ressenti, qui fait la différence entre les "augustinismes" français du XVIIe siècle: faible chez Descartes, extrême chez Pascal, moyenne chez Fénelon. Kierkegaard au XIXe s. y ajoutera sa touche "subjective", "individualiste" et "existentialiste": le péché pour être ressenti comme tel ne peut qu'être ressenti comme sien, et c'est bien cela qui détermine aussi la connaissance de "Dieu" comme sienne: strictement individuelle, subjective et existentielle.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 16:43

Galates 2,14b-21 : « “Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en Juifs“. Nous sommes, nous, des Juifs de naissance et non pas des païens, ces pécheurs. Nous savons cependant que l’homme n’est pas justifié par les oeuvres de la Loi, mais seulement par la foi de Jésus Christ; nous avons cru, nous aussi, en Jésus Christ, afin d’être justifiés par la foi du Christ et non par les oeuvres de la Loi, parce que, par les oeuvres de la Loi, personne ne sera justifié. Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi, Christ serait-il ministre du péché? Certes non. En effet, si je rebâtis ce que j’ai détruit, c’est moi qui me constitue transgresseur. Car moi, c’est par la Loi que je suis mort à la Loi afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis un crucifié ; je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu  qui m’a aimé et s’est livré pour moi. Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu; car si, par la Loi, on atteint la justice, c’est donc pour rien que Christ est mort. »

Pour Paul, l’événement de Jésus Christ constitue un changement d’identité (vv.19-21). Il intègre l’événement de la Croix dans son existence personnelle.

L’existence ne peut être justifiée que par Dieu (v. 16), dans un vis à vis avec Dieu. Ceci est un présupposé commun à l’Ancien Testament, au judaïsme et à Paul, mais Dieu peut justifier l’existence de chacun de deux manières différentes : par le service de la Loi (existence sous la Loi) ; ou par la confiance dans le créateur (existence pour Dieu).

- Par le service de la Loi : Dieu place l’homme devant la Loi, sa responsabilité est de faire tout pour l’accomplir; l’existence humaine trouve sa dignité dans l’accomplissement de cette tâche, c’est là sa vocation. - Par la confiance dans le créateur : c’est-à-dire reconnaître que l’existence n’a pas son origine en elle-même (= “vivre selon la chair”), mais dans le créateur (= “vivre/marcher selon l”esprit’). La vocation de l’homme est l’accomplissement de sa propre individualité devant Dieu. Dit dans une autre langage : «Qu’est-ce que le moi ?»

Dans une de ses pensées, Pascal se demande si l’on peut aimer quelqu’un pour lui-même ?  en dehors de ses qualités ? Je trouve que cette distinction entre la personne et ses qualités est jusqu’à maintenant la meilleure clef que j’ai trouvée pour l’interprétation de ce texte de Paul.

Peut-être direz-vous : “Mais si on fait abstraction des qualités, il ne reste plus rien”. Parce que l’être humain est une combinaison de qualités. Ou plutôt de propriétés. Si on fait la soustraction de toutes les propriétés qui sont celles qui me définissent, alors il ne reste plus rien de moi.

Je crois que c’est exactement le point de Pascal, et je crois que c’est exactement le point de Paul : est-ce que la personne se considère comme une combinaison de qualités - homme et pas femme, juif et non païen, homme libre et non esclave -, ou bien est-ce qu’il y a autre chose dans l’existence humaine que quelque chose qui fait partie des propriétés ou des qualités ? Et au fond, la seule chose qui fait de la personne quelque chose d’autre que la combinaison des qualités et des propriétés, c’est la reconnaissance par Dieu de la personne. Cette reconnaissance de la personne, indépendamment de ses qualités, c’est ce que Paul appelle  la justification par la foi.

C’est un point très important. Tout d’abord, c’est une thèse théologique et pas un constat. C’est-à-dire que si on cherche de manière empirique ce qui fait la qualité d’une personne, indépendamment de ses qualités ou de ses propriétés, on ne trouve rien. Mais c’est une thèse théologique : la confiance en Dieu, la foi -- en tout cas pour Paul- a pour conséquence la conviction que la personne humaine est quelque chose d’autre que la somme ou la combinaison de ses qualités et de ses propriétés. La personne est donc constituée indépendamment de ses qualités. Et ce qui fait le sens de l’existence, ce n’est pas les qualités ou les propriétés, mais c’est le fait d’être reconnu et aimé de Dieu qui constitue la personne.
https://www.bible-service.net/extranet/current/pages/996.html
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMer 29 Mai 2019, 20:00

C'est drôle, avant de cliquer sur le lien j'avais reconnu Vouga -- dont j'avais beaucoup apprécié les travaux antérieurs, notamment sur les épîtres (dites) de Jacques et de Jean...

Mais son analyse du paulinisme me convainc nettement moins; il me semble d'ailleurs que ça ne tient pas tant à son exégèse, toujours très fine, qu'à la "philosophie" (psychologie, anthropologie ?) de référence qu'il a développée entre-temps et qui est devenue chez lui une méthode ou un système (grille, lunettes) d'interprétation -- j'ai ressenti la même chose dans d'autres textes de lui.

Chez "Paul", à mon sens, ce n'est précisément pas en tant que "soi-même", dans son identité de sujet, personne, individu, surtout pas en qualité de "simple créature du créateur", que "x" ou untel est "justifié" et/ou "sauvé", mais en passant d'une appartenance, d'une dépendance, d'un ordre, d'un régime ou d'un empire, voire d'une servitude ou d'un esclavage à un autre (qui est aussi appartenance, etc., jusqu'à l'esclavage inclus; "hétéronomie" ou "aliénation" donc, si l'on veut, après comme avant, même si c'est d'une "qualité" toute différente): de la "chair" à l'"esprit", du "péché" au "Christ", du crucifié au ressuscité, de la "loi" à l'"évangile" ou à la "grâce". On n'est pas forcément plus "soi-même" dans la nouvelle situation que dans l'ancienne, au contraire peut-être (la formule de Galates semble l'avouer: ce n'est plus moi qui vis => avant c'était bien moi ! -- l'épître aux Romains était plus neutre, au sens du ne-uter, ni l'un ni l'autre, cf. chap. 7: dans la chair ou dans le péché non plus ce n'était pas moi; mais alors JE ne suis jamais là, JE n'y suis pour rien ni pour personne, ni avant ni après, c'est à peine si on M'entrevoit, insaisissable, dans le passage de l'un à l'autre). Que l'on soit plus authentiquement "soi-même" en Christ ou en Dieu qu'autrement, c'est saint Augustin qui le dit plutôt (ou du moins plus clairement) que Paul...

Là où Paul s'approche le plus de cette idée c'est quand il est le plus "gnostique": sur le thème de la "liberté" indissociable de la "filiation divine" (Romains 8; Galates 4), quand en somme il suggère que la condition spirituelle du chrétien n'est ni un don supplémentaire ni une transformation artificielle, mais l'expression de sa nature essentielle: on ne devient pas fils, il apparaît qu'on l'a toujours été. Mais encore là ce n'est pas l'individu particulier qui compte, celui qui passe d'un régime à l'autre, encore moins son choix ou sa décision, car toute la "liberté" dépend de la nouvelle économie, ou de la nouvelle création (même si celle-ci est en un sens plus ancienne que l'ancienne). Dans cette perspective, Dieu n'a qu'un Fils (unique-monogenès, comme dit Jean; Galates parle aussi d'une seule semence-postérité = Christ) et c'est en lui qu'on est  "enfant" et "libre"; même si cela correspond à notre "identité" la plus profonde,  la plus originaire, ce n'est pas cela qui nous différencie les uns des autres en tant qu'individus, c'est au contraire le bien commun qui précède et subsume toute différence (d'où l'unité du "corps" et de l'"esprit", "Dieu tout en tous", etc.). D'un côté la différence est péché, de l'autre elle est grâce (kharis, kharismata), mais elle se rapporte toujours à un "sujet" unique, fût-il à double face (Adam/Christ, Crucifié/Ressuscité).

Il reste bien, au moins logiquement et grammaticalement, une ombre ou un fantôme de "sujet" (individuel ou communautaire) qui passe d'un régime à l'autre, qui ne s'identifie strictement ni à l'un ni à l'autre, ce que disent les pronoms "je", "moi", "nous" ou "vous" quand ils glissent de l'avant à l'après -- l'"ipséité" du sujet qui reste le même sujet même quand il change et ainsi n'est plus le même: un "rien" qui est quand même quelque chose (res, rem), mais chose sans attribut ni prédicat, sans qualité ni propriété essentielle puisque susceptible de revêtir des qualités et des propriétés contradictoires qui ne sont justement pas les siennes, qui ne lui sont pas propres; toutefois cette indétermination foncière n'est pas, comme depuis la Renaissance, synonyme de liberté, c.-à-d. de "libre-arbitre" et d'"autonomie", bien au contraire (cf. le "serf-arbitre" luthérien qui réplique à Erasme); elle est déterminée extérieurement, par ce qu'elle n'est pas, a priori et a posteriori: par la chair ou par l'esprit (et ainsi de suite). Ce que Pascal dit par la figure du vide, Paul le dit par celle de la nudité, qui est à la fois similaire et contraire, en un mot symétrique (vide intérieur vs. nudité extérieure).

Il demeure néanmoins extrêmement hasardeux de systématiser la rhétorique paulinienne, même quand on s'en tient à un corpus très limité. Cf. p. ex. ce que nous avons vu ici et de l'affinité du noûs (intellect), identifié ou non à "l'homme intérieur", avec le pneuma (esprit-souffle, qui peut être de Dieu, du Christ ou "nôtre"), avant et après le "passage", qui vient brouiller ou sérieusement compliquer tout "schéma"...

---

Pour revenir à mon point de départ (savoir - son mal): à mon avis, c'est précisément le côté "négatif" de l'expérience qui la rend tout d'abord accessible et authentique, subjective et existentielle, spécialement pour l'"individu" même si elle n'est pas exclusivement individuelle: mal, malheur, péché, misère, faute, culpabilité etc. Le christianisme, surtout occidental, en a sans doute longtemps trop fait de ce côté-là; toutefois la modernité qui l'ignore ou l'évacue rend tout bonnement incompréhensibles, non seulement le christianisme, mais l'existence.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 03 Juin 2019, 13:24

"Pour certains, qui étaient persuadés d'être des justes et qui méprisaient les autres, il dit encore cette parabole : Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l'un était pharisien, et l'autre collecteur des taxes. Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : « O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou encore comme ce collecteur des taxes : je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tous mes revenus. » Le collecteur des taxes, lui, se tenait à distance ; il n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine et disait : « O Dieu, prends en pitié le pécheur que je suis ! » Eh bien, je vous le dis, c'est celui-ci qui redescendit chez lui justifié, plutôt que celui-là. Car quiconque s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé." Luc 18, 9-14 

Cette parabole dite du Pharisien et du collecteur d’impôts oppose deux comportements, celui d’un homme satisfait de lui-même et qui se croit supérieur en piété (qui n'est pas conscient de sa propre misère) et  celui d’un homme qui n’est pas satisfait de lui-même et qui demande le pardon de Dieu. Jésus conclut en nous disant que le dernier sera considéré "juste" par Dieu parce que "tout homme qui s’élève sera abaissé, mais celui qui s’abaisse sera élevé".
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 03 Juin 2019, 13:45

Cf. supra 29.5.2019, et peut-être aussi ceci.

Le christianisme, toutes tendances confondues, implique une sorte de mouvement perpétuel dont il n'est pas toujours conscient (mais quand même assez souvent, au moins depuis les évangiles: premiers derniers, qui perd gagne, etc.): on est pécheur, sauvé par grâce, etc., mais dans la mesure même où "ça marche" et où "ça sert à quelque chose", fût-ce de façon purement "subjective", on devient par là même "meilleur" qu'avant, donc meilleur que les autres, en meilleure posture, plus avancé qu'eux... et tout est à recommencer.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 03 Juin 2019, 13:57

Merci Narkissos pour cette analyse toute en nuance.



Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir,
d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ;
aujourd’hui je connais en partie,
mais alors je connaîtrai comme j’ai été connu.

— Épîtres de saint Paul, 13, 12.

En bon moderne, Pascal sait que les choses ne sont plus étales sous nos yeux comme une plaine de haut contemplée, mais qu’elles apparaissent en fonction du regard qui les perçoit : nul savoir qui ne soit perspective. Nul savoir donc qui n’implique des angles morts. Il s’agit alors pour lui de favoriser une perception ordonnée des angles morts du savoir – un regard par conséquent latéral et non panoramique, ou, plus précisément, oblique et circulaire, déterminant par l’obliquité des coupes transversales le cône du savoir moderne. Ces figures du savoir, Pascal en dessine l’ombre portée sur la vie de tous les jours. Car le savoir n’est pas simple affaire de lumières : il faut y discerner des leçons de ténèbres. Pascal recherche ce que l’homme rejette dans l’ombre, puisque l’ombre est ce qui rend humaine la lumière. Dieu seul est Lumière, mais il sait s’accommoder à nous, il entend se proportionner à notre état, pour mieux nous le faire voir et l’illuminer tout ensemble. C’est ainsi qu’il se révèle autant par ce qu’on en voit que par ce qu’il nous cache. À la passion de savoir doit s’accorder la générosité de l’ombre. La lumière n’est avant tout qu’un espoir, l’espoir d’être autre ; l’obscurité est le simple sentiment d’être – tous deux sont nécessaires et font l’humain : « S’il n’y avait point d’obscurité, l’homme ne sentirait pas sa corruption ; s’il n’y avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède. Ainsi, il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu . » On doit céder à son ombre jusqu’au point où la vision s’y ordonne : kairos du point de vue dont il faudrait trouver l’organisation secrète. Ce point imperceptible n’est autre, pour Pascal, que le péché originel : « folie devant les hommes, mais on le donne pour tel [...] cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, “sapientus est hominibus”. Car, sans cela, que dira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible. » (§ 589) https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2009-3-page-46.htm
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeLun 03 Juin 2019, 14:37

Très beau texte -- qui me donne à penser, par ce qu'il tire des Pensées, qu'on lit trop et qu'on ne relit pas assez.

Le grand malheur et le petit bonheur -- la chance -- de la "conscience", c'est qu'elle ne se laisse pas arrêter ni stabiliser, ni comme "bonne conscience" ni comme "mauvaise conscience": de celle-ci elle se laisse distraire (ou divertir, comme dit Pascal), de celle-là elle se laisse inquiéter.

D'où effet de yoyo ou de montagnes russes: du fond de l'abîme, ou de l'enfer, on peut rebondir au plus haut des cieux, et inversement. Et d'une antithèse faire une contradiction ou un scandale, une alternative ou une décision, un paradoxe ou un miracle, une dialectique ou un système, une somme, une soustraction ou une moyenne, selon son goût et son humeur...
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 04 Juin 2019, 11:59

"Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous. Purifiez vos mains, pécheurs, et nettoyez votre cœur, âmes partagées ! Reconnaissez votre misère, menez deuil, pleurez ! Que votre rire se change en deuil et votre joie en tristesse ! Abaissez-vous devant le Seigneur, et il vous élèvera." - Jac 4, 8-10

 Pour pouvoir s'approcher de Dieu, il est nécessaire de s'humiliez devant le "Seigneur", de reconnaitre sa propre misère avec larmes et chagrin.
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MessageSujet: Re: savoir -- son mal   savoir -- son mal Icon_minitimeMar 04 Juin 2019, 12:23

Le verbe talaipôreô, "reconnaissez votre misère" en Jacques 4,9 (cf. aussi talaipôria 5,1, opposé très concrètement à la richesse; idem Romains 3,16 dans la citation d'Isaïe 59,7), est en effet formé sur l'adjectif talaipôros d'Apocalypse 3,17 (cf. post initial) ou de Romains 7,24 (l'épître dite de Jacques étant directement inspirée, souvent à contresens mais pas toujours, par l'épître aux Romains).

On retrouve aussi, comme souvent dans cette épître, un langage très proche des Synoptiques et notamment de Matthieu et de son "Sermon sur la montagne" (ici les "Béatitudes", éminemment paradoxales).

Sur l'"âme partagée" ou "double" (dipsukhos), cf. aussi 1,8. Comment "gérer les contradictions", et en particulier les siennes, telle est la sempiternelle question (cf. fin de mon post précédent).

(Je retombe en passant sur ce vieux fil qui a plusieurs points communs avec celui-ci.)
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