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| Finitude humaine et colère divine | |
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free
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| Sujet: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 10:40 | |
| Tu fais retourner l'homme à la poussière, et tu dis : Etres humains, retournez ! Car mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d'hier, quand il passe, et comme une veille de la nuit. Tu les emportes ; ils sont comme un instant de sommeil, qui, au matin, passe comme l'herbe : elle fleurit au matin et elle passe, on la coupe le soir, et elle se dessèche Nous défaillons à cause de ta colère, ta fureur nous épouvante. Tu mets devant toi nos fautes et à la lumière de ta face ce que nous dissimulons. Car tous nos jours déclinent à cause de ton courroux ; nous achevons nos années comme un murmure. La durée de nos jours s'élève à soixante-dix ans ; — pour les plus vigoureux, à quatre-vingts ans —et leur agitation n'est qu'oppression et mal, car cela passe vite, et nous nous envolons. Qui connaît la force de ta colère et le courroux qui te fait craindre ? - (Ps 90, 3-11)
A première vue, le psaume 90 semble souligner la fugacité de la vie humaine, or en y regardant de plus près, ce texte semble souligner l'idée que le fait que l'homme soit mortel corresponde à la volonté divine originelle : "Tu fais retourner l’homme à la poussière, car tu as dit : « Fils d’Adam, retournez-y ! " (v 3 TOB). Le v 11 relie la durée de vie de l'humain à la "force de colère de Dieu", la finitude de l'homme et la malheur apparaissant comme des sanctions divines. Enfin le v 7, précise : "Oui, nous avons été achevés par ta colère, épouvantés par ta fureur" (TOB). Aussi, peut-être plus qu’une considération sur la fugacité de la vie humaine, c’est une accusation de Dieu qui se fait jour contre les hommes sous la forme d'accusations violentes. Le célèbre texte du v 4 ("Car mille ans sont, à tes yeux, comme le jour d'hier, quand il passe, et comme une veille de la nuit"), oppose la brièveté de l'homme et l'éternité et la puissance divine et indique (ironiquement) que les souffrances humaines paraissent aux yeux de Dieu comme un instant. Ce psaume constitue une accusation contre Dieu, ou l'homme exprime son expérience d’être consumée par la colère divine. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 11:15 | |
| Même sans "Dieu" (tout au moins au sens "monothéiste" du terme) on en arrive à des considérations similaires, témoin l'antique parole d'Anaximandre que Heidegger a souvent commentée -- où le retour de toute ek-sistence, de toute dé-finition, de toute détermination, de toute distinction, de toute différence à l' indifférencié ( apeiron) s'exprime en termes de dikè, "justice" et/ou "vengeance". Tout se passe comme si toute chose, tout "être" dé-fini, distinct, appelait sa résorption ou sa dé-struction dans l'in(dé)fini comme une "justice", comme si son ek-sistence même était une in-justice. La différence, si l'on peut dire, c'est que pour dire cela Anaximandre n'avait pas besoin d'un "Dieu" central, créateur et destructeur: les choses elles-mêmes se rendaient ou se faisaient "justice" les unes aux autres en se ramenant, les unes par les autres, à l'indifférencié. Il n'y en avait pas moins là l'expression d'une certaine violence, congénitale et coextensive à l'"être"; ce que disait autrement Héraclite, polemos patèr pantôn,, la guerre ou le conflit père de toutes choses. Cf. aussi ici ou là. Et, sur la notion de colère moins "personnelle" qu'on ne croit, même quand elle est "divine", ici. --- L'avantage de "Dieu" -- me dis-je après avoir relu tout ce psaume, qui est décidément sublime -- de "Dieu" ou de n'importe quel terme, même impersonnel comme tao ou samsâra/nirvâna dans leur ambivalence, c'est de dire comme en contrepoint ou en contrechamp la permanence de l'impermanence; ici antithèse de "Dieu" et de sa propre "colère", car Dieu est aussi la "demeure" et la "beauté", v. 1, 17, ce qui reste dans ce qui passe (je m'aperçois soudain qu'en hébreu la correspondance tient à la fois de l'anagramme et du palindrome: ma`on / no`am). Ou, comme le disait plus brièvement Rilke: ce qui passe chante. |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 14:50 | |
| "Qui connaît la force de ta colère et le courroux qui te fait craindre ?" (Ps 90,11)
Le v 11 exprime une question rhétorique, portant sur la capacité humaine à connaître la colère divine ... jusqu’où peut aller la colère de Dieu ? Cette question semble faire peser une menace sur l'homme, elle sous-entend que Dieu peut aller très loin dans son courroux et franchir toutes les limites. Si l'homme est incapable d'apprécier l'étendue de la colère divine, la crainte de Dieu peut au moins lui apprendre à compter leurs jours et à acquérir ainsi la sagesse (v 12). Ce raisonnement interpelle, en effet quelle sagesse y-a-t-il à savoir que la vie est éphémère parce que frappée par le courroux divin (v. 9) ?
La TOB traduit le v 11, comme suit : "Qui peut connaître la force de ta colère ? Plus on te craint, mieux on connaît ton courroux !"
L'expression, "Plus on te craint, mieux on connaît ton courroux !", semble associer (paradoxalement) la crainte et le courroux, l'un accentuant l'autre. Dans ce contexte, le v 12, pourrait signifier que les humains demandent à la divinité la capacité de compter les jours de malheurs, d'être capable d'évaluer la durée de la colère divine, pour qu’ils puissent de trouver la bonne attitude à manifester. L'auteur dénonce l'agir divin (pervers et ironique) mais accepte néanmoins cette situation (inéluctable) et cherche à s'adapter. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 15:17 | |
| La TOB est ingénieuse sur ce coup-là, c'est en effet un sens possible du texte massorétique (11b), mot-à-mot: "comme ta crainte ton courroux" (où "comme" peut signifier "à proportion de", et les deux possessifs être interprétés en sens inverse, respectivement objectif et subjectif: "ta crainte" = "la crainte qu'on a de toi", "ton courroux" = "celui que tu as, exprimes, montres, etc."). Cela dit, le texte même est, comme souvent, incertain, déjà la Septante le traduit tout autrement, "et de (apo) ta crainte ton courroux", ce qui a naturellement suscité des conjectures textuelles en cascade (p. ex., en parallélisme avec 11a, "... et qui voit une part de ton courroux ?"; cf. BHS).
Quoi qu'il en soit, l'idée d'analogie proportionnelle est extrêmement intéressante: plus tu "crains" Dieu et plus il t'apparaît "colérique", c'est aussi une lecture possible de Job, et de pas mal d'autres textes, bibliques ou non...
(Pour la petite histoire, il y a quelques jours ma fille, en fouillant dans les tiroirs de ma mère, a exhumé une lettre que j'avais écrite à celle-ci vers 1980, à l'occasion de la mort de sa mère -- ma grand-mère maternelle donc, que je n'avais quasiment pas connue: en bon petit TdJ j'y citais abondamment le psaume 90, selon l'imbuvable TMN, sottement et pas si sottement que ça; il y avait en tout cas pour moi quelque chose d'assez vertigineux dans cette mise en abyme multi-générationnelle -- de génération en génération...) |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 15:44 | |
| "Oui, nous avons été achevés par ta colère, épouvantés par ta fureur. Tu as placé nos fautes en ta présence, nos secrets à la clarté de ta face." (90, 7-8 - TOB)
La TOB emploie le terme "achevé" (alors que la NBS : "Nous défaillons à cause de ta colère"), qui souligne le fait que l’accusation contre Dieu se fait plus directe. L'auteur s'adresse à Dieu pour lui dire son expérience d’être consumée par sa colère et la peur qu'il ressent. L'homme sous le regard de Dieu apparait être sous la menace d'un danger mortel, Dieu refusant de détourner son regard des fautes des humains connues et inconnues ce qui rend impossible toute relation apaisante et bienfaisante. Le texte est loin d'exprimer la pensée d'Es 1,18 : "vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendraient blancs comme la neige ; quand ils seraient rouges comme le cramoisi, ils deviendraient comme la laine."
Dernière édition par free le Mar 25 Juin 2019, 16:09, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 16:02 | |
| Pour ma part je ne vois pas ici la moindre trace d'"accusation contre Dieu" -- contrairement à Job par exemple. Plainte et complainte, oui, mais sans aucun appel à une "loi" ou à un "critère" qui puisse donner tort à "Dieu", même si -- comme chez Anaximandre -- la "faute" se confond avec l'"existence"; parce que "Dieu", comme "l'être", tend à anéantir la particularité, que pourtant aussi il crée, ou fait être. |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 16:18 | |
| a) Le motif de la fragilité humaine comme une stratégie rhétorique Le motif de la fragilité humaine dans plusieurs livres bibliques est imprégné d’un certain pessimisme. Cependant, dans le Psaume de Moïse, elle est appréhendée dans une vision positive. Elle se présente sous les traits de l’acceptation plutôt que du rejet. Elle relativise l’apparente souffrance humaine, et suggère la reconnaissance positive du destin de l’homme, comme une voie de sagesse. En effet, préoccupé par la question du retour de YHWH qu’il sollicite dès le début du Psaume, le psalmiste utilise le motif de la fragilité humaine, comme un trait de différence entre YHWH et l’homme, dans le but de persuader ce dernier à reconnaitre la grandeur de YHWH, comme maître du temps et de l’histoire. Dès lors, les limites du temps qui s’imposent à la nature de l’homme, ne doivent nullement être appréhendées comme un mal, ni comme le résultat d’une quelconque punition de l’homme, mais plutôt comme une caractéristique de la condition humaine. En ce sens, dans ce Psaume, le motif de la fragilité humaine apparait comme un code-cryptogramme de la sagesse. Comme le note Robert Alter, ce motif est ici un thème fondamental, qui offre un accès significatif, pour véhiculer une perception tout à fait originale de la foi à l’époque post-exilique.
La mise en lumière de cette stratégie de l’auteur éclaire le contexte de l’utilisation du motif de la fragilité humaine dans le Psaume 90 et dans le quatrième livre du Psautier. En effet, à la suite de la catastrophe de l’Exil, et de la monarchie davidique, qu’il vit comme la conséquence de la colère de YHWH, le psalmiste reprend le motif de fragilité de l’homme des Ps 88-89 dans le Psaume 90 et dans le quatrième livre du Psautier, dans le but d’amener l’homme à assumer les échecs, et les souffrances dues à la chute de la monarchie d’une part, et d’autre part, à amener l’homme à renouer avec la foi de l’époque où Israël comptait sur l’intervention de Dieu. En ce sens, au cœur de ce Psaume, le motif de la fragilité humaine cesse d’être un concept péjoratif. https://journals.openedition.org/rsr/1274 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mar 25 Juin 2019, 17:45 | |
| Miracle du commen(t-)taire: remplaçons les mots et les concepts du texte (p. ex. faute, châtiment, colère) par les nôtres (p. ex. finitude ou fragilité de la condition humaine), et il n'y a plus de problème -- il n'y a même plus de texte à commenter.
On s'émerveillerait presque, par contraste, que la pensée humaine, chrétienne en l'occurrence, soit parvenue à énoncer quelque chose d'aussi absurde et d'aussi profond que le "péché originel", par où précisément la "culpabilité" devient indiscernable de l'"existence"...
Sur un tout autre mode, entre mythe et épopée, la séquence création-déluge, dans la Genèse, toutes rédactions (ci-devant J et P) confondues, dit sensiblement la même chose: ce que le dieu crée il veut aussitôt le détruire, et la suite de l'histoire tient à un subtil désajointement, une infime asymétrie de ces deux mouvements symétriques, qui en différant (aussi temporellement) l'un de l'autre laissent toujours échapper des survivants provisoires au lieu de réduire une bonne fois tout à rien... |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 26 Juin 2019, 10:16 | |
| Le psaume 90 correspond (donc) à un texte de lamentations et de de supplications adressée à Dieu pour qu’il mette un terme à une longue période de colère."Avant que les montagnes soient nées, et que tu aies donné le jour à la terre et au monde, depuis toujours et pour toujours tu es Dieu. Tu fais retourner l'homme à la poussière, et tu dis : Etres humains, retournez !" (v 2 et 3).L'idée que l'homme a été créé mortel est évoquée dans le contexte de la création de l’univers, cela renvoi peut être à la décision originelle de créer les humains mortels, destinés à retourner à la poussière :"A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras." (Gn 3,19)L’influence de l’épopée de Gilgamesh sur la Bible se fait de plusieurs manières. D’une part, il y a en Qo 9, 7-10 une citation quasiment directe du discours de la tenancière, mais il faut tout de même noter que des réflexions comparables se retrouvent également chez Horace et Épicure. D’autre part, la position adoptée par l’épopée de Gilgamesh face à la mort est assez comparable au récit dit « de la chute » en Gn 3. À l’origine de l’interdit, c’est bien d’une question de vie et de mort qu’il s’agit. En effet, Dieu dit au couple humain en Gn 2, 17 : « Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal car le jour où tu en mangeras tu mourras. » À cela le serpent va répliquer en 2, 4-5 : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Dieu le sait : le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux. » Finalement, la sanction qui suivra la transgression se situera entre ces deux affirmations. L’homme et la femme ne meurent pas immédiatement, mais la mort devient désormais le destin inéluctable de l’humanité ainsi que l’exprime Gn 3, 19 : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque c’est d’elle que tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière. » Le récit de Gn 3, qui n’est pas forcément un conte pessimiste, insiste ainsi sur le fait que la mort fait partie de la condition humaine et que c’est justement la mort qui distingue l’homme de Dieu. Voir également Ps 90, 7-9, où la mortalité de l’homme est mise en relation avec la colère ou le jugement de Dieu. https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-3-page-347.htm#no10 Dans un fragment de la version paléo-babylonienne (éditée par Meissner), Siduri donne un conseil à Gilgamesh qui, curieusement, n’a pas été repris dans la version canonique : - Citation :
- 2 Marhîtum, terme rare, signifiant une femme fécondée (George, 284 ; Ziegler, 304, n. 60).
Gilgamesh pourquoi erres-tu ? Tu ne trouveras pas la vie que tu cherches. Lorsque les dieux ont créé l’humanité, Ils ont attribué la mort à l’humanité, la vie, ils l’ont gardée pour eux-mêmes. Réjouis-toi jour et nuit, Chaque jour fais la fête, jour et nuit, danse et joue de la musique, Que tes vêtements soient purs, Que ta tête soit lavée, purifiée par l’eau. Regarde le petit qui te tient par la main, Qu’une femme se réjouisse dans ton sein, Car tel est le destin [de l’humanité] (III, 1-13) L’homme, « image de Dieu » ou « pécheur dès les origines » ?Il y a plusieurs modèles pour décrire les origines. En Égypte, on trouve souvent l’idée que les dieux enfantent le monde, ce qui est aussi le cas dans le Psaume 90 : « Yhwh, d’âge en âge tu as été notre abri. Avant que les montagnes soient enfantées (ודלי) et que tu aies accouché4 la terre et le monde, depuis toujours et pour toujours, tu es dieu » (v. 1-2). Dans ce psaume, Yhwh est décrit à la manière d’Atoum, un dieu préexistant, qui donne naissance à la terre, mais à la manière d’une femme, en l’enfantant.(...)L’expulsion du jardin est une réflexion sur l’autonomie de l’homme face au monde des dieux. L’homme a une certaine liberté face à dieu, mais il faut aussi en assumer les conséquences. En même temps cette liberté est quelque peu limitée, car si le serpent est un agent provocateur, on peut se poser la question de savoir si ce n’est pas Yhwh lui-même qui pousse l’homme à la transgression, pour qu’il occupe son espace à lui. https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/2480 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 26 Juin 2019, 11:53 | |
| Par rapport à cet océan d'intertextualité biblique et antique, il me semblerait aussi intéressant, sinon plus, de remarquer en quoi notre texte (Psaume 90) se distingue, précisément sur le thème que tu as (bien) choisi: "finitude humaine et colère divine". Il établit en effet une sorte d'équivalence générale entre ces deux notions qui n'ont a priori aucun rapport entre elles, SANS expliquer en quoi consisterait le rapport. D'une part la "mortalité" humaine peut être décrite comme naturelle, ou créationnelle (p. ex. Psaumes 103 ou 104, cf. mes liens supra): l'homme est mortel par nature ou par création, comme les animaux ou l'herbe des champs, et cela ne résulte d'aucune faute de sa part ni d'aucun châtiment divin; d'autre part il y a aussi des récits de faute et de châtiment pour expliquer la mort humaine, emblématiquement celui de l'Eden (sinon "péché", du moins "transgression" précise). Or ici rien de tel: on ne sait pas quelles "fautes" déterminent la "colère divine", dont le résultat, du coup, ne se distingue pas d'une mortalité naturelle. Le "péché" devient ainsi coextensif à et quasiment synonyme de l'"existence humaine"; cf. Psaume 51 où la confession d'une faute particulière, rattachée par la su[per]scription tardive à une circonstance précise de la vie de David, est comme noyée dans le concept d'un "péché de naissance ou de conception" qui servirait plutôt d'excuse, ou de circonstance atténuante, à toutes les fautes particulières... ici, la suscription qui rattache le Psaume 90 à Moïse pourrait jouer un rôle similaire: il y a dans les traditions mosaïques l'idée d'une faute de Moïse, obscure et diversement expliquée, qui lui interdit l'accès à la Terre promise. En tout état de cause, l'idée qui se dégage est que l'homme est toujours en faute, même s'il ne sait pas comment ni pourquoi, et que sa mort est toujours un châtiment mérité: le péché, la culpabilité et l'existence humaine ne font qu'un: on a là une tradition de pensée spécifique qui aboutira, dans le christianisme surtout augustinien, à la doctrine du "péché originel", mais qui vient de très loin et n'est même pas seulement biblique, ni chrétienne ni juive (cf. Anaximandre; et a contrario Job qui, dans la Bible, combat violemment cette idée, ou les nombreuses "protestations d'innocence" d'autres psaumes -- ou du Livre des morts égyptien...). On peut encore songer au "discours édifiant" de Kierkegaard à la fin d'Enten-Eller: devant Dieu nous avons toujours tort.
Mais on peut aussi, de là, revenir à l'intertextualité antique pour observer (ou rappeler) encore autre chose: le monothéisme, par définition, rassemble en un seul "Dieu" des forces que le polythéisme pouvait faire jouer de façon antagoniste, les unes contre les autres; là où les "cosmogonies" violentes opposaient un dieu "créateur" aux puissances océaniques du chaos (Baal-Haddad vs. Yamm-Lothan = Léviathan, Mardouk vs. Apsu-Tiamat, etc.), un "Dieu" unique doit jouer tous les rôles à la fois, ou successivement: il n'est pas créateur sans être destructeur... et comme il est aussi législateur et juge, les motifs de la faute et du châtiment se combinent forcément, quoique peu logiquement, avec ceux du combat créateur ou destructeur. |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 26 Juin 2019, 15:20 | |
| Jusqu'à quand, SEIGNEUR, te cacheras-tu sans cesse, et ta fureur s'embrasera-t-elle comme le feu ? Souviens-toi de ce qu'est la durée de ma vie, et pour quelle illusion tu as créé tous les êtres humains. Quel est l'homme qui peut vivre et ne pas voir la mort, ou échapper à l'emprise du séjour des morts ?" Ps 89, 47-49
Dans ce texte on retrouve le "Jusqu'à quand... ?" du psaume 90, 13 (un "jusques à quand" dont l’objet n’est même plus précisé et qui demeure sans réponse) qui traduit une incompréhension face à la colère divine. Le v 48, affirme que Dieu a créé les humains "pour une fin si dérisoire" (TOB) ou pour une vie illusoire. L'auteur fait valoir la brièveté de la vie humain, pour demander à la divinité de réagir et de ne pas maintenir son courroux. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 26 Juin 2019, 19:58 | |
| Cf. ici (jusqu'au dernier post inclus...). En effet, quand la colère divine se confond avec l'existence humaine, le "jusqu'à quand" pointe fatalement vers la mort -- et même si celle-ci n'est pas a priori conçue comme une "délivrance", faute de croyance positive en un au-delà plus gai que le terne she'ol, même si elle apparaît au contraire comme la punition suprême, la bien-nommée peine capitale, elle ne saurait tarder à être parée de toutes les vertus, tout au moins du point de vue de l'individu que pourtant elle ferait disparaître... Paradoxalement cela rejoint la rengaine de la Sagesse pessimiste, plus aiguë que jamais chez Qohéleth qui refuse toute consolation de l'au-delà: mieux vaut la mort que la naissance, mais mieux vaudrait encore ne pas être né (ce qui, comme le remarquera Cioran, n'est précisément à la portée de personne). Sur un fond si sombre, ce sont justement les touches lumineuses qui pourraient étonner: qu'un Dieu aussi hostile puisse être dit également hospitalier, demeure ou refuge, grâce ou beauté (v. 1,17), et donner accès à une autre façon de percevoir le temps humain (v. 12): sinon de le rendre "tout bon" (v. 14), de faire en sorte que le "bon" vaille ou compense le "mauvais" (v. 15). Là encore, on n'arrive pas très loin, quoique par un tout autre chemin (colère vs. indifférence ou inconnaissabilité divines), du carpe diem de Qohéleth et de tant d'autres... |
| | | free
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| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Jeu 27 Juin 2019, 09:51 | |
| Mais ce commentaire se révèle assez complexe. Si le 28 répond parfaitement, et sur le même plan au v 27, en revanche les v 29-30 radicalisent lia méditation : ce n'est plus seulement au plan de la nourriture que l'homme est entre les mains de Dieu, mais au (plan de l'existence. Car la nourriture est essentielle à la vie : ne plus manger conduit à la mort. Les v 29-30 présentent cette affirmation théologique de la dépendance radicale à l'égard de Dieu, sous la forme d'un double parallélisme contrasté, construit en forme de chiasme :
"Tu caches ta face, ils sont épouvantés Tu leur 'retires le souffle, ils expirent Tu envoies ton souffle, ils sont crées Tu renouvelles la face du sol" - Ps 104, 29-30
Dans le TM, le terme ruah « souffle » se trouve au milieu du second stique du v 29 et au milieu du premier stique du v 30. De même, « face » est situé au milieu du premier stique du v 29 et au milieu du second stique du v 30. Sans doute, s'agit-il en 29 de la face de Dieu et en 30 de la face de la terre. Mais la construction est prégnante : le sort de la « face du sol », c'est-à-dire la végétation et les vivants, dépend de la manière dont Dieu tourne sa « face ». D'un point de vue thématique, on se rappellera que l'idée de totalité s'exprime en hébreu à travers les contraires. Cette construction souligne encore, si besoin en est, la radicale dépendance des vivants à l'égard de Dieu. https://www.persee.fr/docAsPDF/rscir_0035-2217_1981_num_55_1_2900.pdf
Comme Narkissos l'a souligné, la divinité suscite autant la terreur ("Il regarde la terre, et elle frissonne" v 33 ) que l'admiration et la louange ("Je chanterai pour le SEIGNEUR tant que je vivrai" v 33). La caractéristique des textes que nous analysons, c'est que, nous ne savons pas pourquoi la divinité est en colère, elle ne cherche pas a justifier son courroux et les sanctions qu'il engendre. Cette divinité est ambivalente, elle apporte malheur, secours et joie : "Réjouis-nous autant de jours que tu nous as affligés, autant d'années que nous avons vu le malheur." (90, 15). Les créatures de ce Dieu en sont réduites a supporter ses changements d'humeur en l'aimant et en le redoutant, conscientes qu'elles sont placées sous " la radicale dépendance des vivants à l'égard de Dieu". Dieu donne la vie ou la retire, selon sa volonté et sans justification (ce que Job avait du mal a accepter). |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Jeu 27 Juin 2019, 12:05 | |
| A vrai dire, "Dieu" (le mot, le concept) n'y est pas pour grand-chose: toute pensée digne de ce nom, c'est-à-dire qui comporte au moins un moment d'unité, fût-elle aussi ambivalente que celle de l'Un ou du Zéro; toute pensée qui sait qu'elle ne peut pas penser deux "choses" sans les rapporter l'une à l'autre et les penser ensemble, arrivera forcément à la même expression contradictoire: cela est merveilleux, terrible (génial, absurde, etc.), et merveilleux quand même. Que "cela" ou "X" soit nommé "Dieu", "l'être", "le tout", "le monde", "l'univers", "la singularité", "la nature", "l'histoire", "la vie" importe peu. Ce qui s'est pensé comme "monothéisme" à partir d'une monolâtrie religieuse particulière (p. ex. solaire dans le cas de l'hymne égyptien à Aton adapté au yahvisme judéen par le psaume 104), c'est aussi ce qui s'est pensé dans la philosophie grecque (Anaximandre, Héraclite, Parménide) dans un tout autre contexte culturel, et cela ne pouvait pas ne pas se rejoindre...
Reste que de chaque point de vue situé, pour chaque penseur de l'unité qui est aussi un existant particulier et un seul, cela même appelle des expressions divergentes et contradictoires, comme les voix d'une polyphonie ou les rôles d'une pièce de théâtre: ici émerveillement ou louange béate, là rejet, révolte, mépris ou dégoût (exemplairement Job), et entre les deux toutes les nuances de réserve et de distinction, de sagesse ou de raison, d'ironie ou d'humour...
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| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Jeu 27 Juin 2019, 12:41 | |
| "S’il ne pensait qu’à lui-même, s’il concentrait en lui son souffle et son haleine, toute chair expirerait à la fois et l’homme retournerait en poussière" (Job 34, 14-15)
"Tes mains m'ont façonné, elles m'ont fait tout entier... Et tu m'engloutirais ! Souviens-toi, je t'en prie, que tu m'as fait comme avec de l'argile ; voudrais-tu me faire retourner à la poussière ?" (Job 10,8-9)
"avant que la poussière retourne à la terre, selon ce qu'elle était, et que le souffle retourne à Dieu qui l'a donné." (Ecc 12,7)
Job et l'Ecclésiaste expriment l'idée que Dieu peut à chaque instant retire son souffle des humains et précipiter leur mort, "le souffle retourne à Dieu qui l'a donné". Job souligne le fait que si Dieu "ne pensait qu'à lui-même", "toute chair expirerait", or j'ai le sentiment que cet éventuel Dieu égocentrique correspond (peut-être) à l'image que Job se fait de Dieu, une divinité qui ne se préoccupe que de elle. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Jeu 27 Juin 2019, 23:49 | |
| C'est tout le problème de la "personnalité" qui va de pair avec la notion "religieuse" de "Dieu" (dans la mesure où l'on entend malgré tout par là "un dieu", a priori un parmi d'autres, qui se trouverait accidentellement être le seul de son espèce): "il" est "gentil" ou "méchant", "généreux" ou "égoïste", et ainsi de suite. Une pensée de type "philosophique" évite cela, même quand elle parle de "Dieu", parce qu'elle le considère au fond comme un principe impersonnel, "quelque chose" plutôt que "quelqu'un". On peut s'en émerveiller ou s'en horrifier, on ne peut pas lui en vouloir ou l'insulter, mais pas non plus le remercier, pour la bonne raison qu'on ne lui parle pas à la deuxième personne, ni le "tu" ni le "vous" de la prière, et qu'on ne le fait pas non plus parler à la première personne...
ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα. L'un, seul sage, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus. (Héraclite, fr. 32). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 13 Nov 2019, 14:40 | |
| "SEIGNEUR, ne me châtie pas dans ta colère, ne me corrige pas dans ta fureur ! Fais-moi grâce, SEIGNEUR, car je dépéris ; guéris-moi, SEIGNEUR, car mes os sont dans l'épouvante. Je suis tout épouvanté ; et toi, SEIGNEUR, jusqu'à quand... ?" Ps 6,2-4
Le Ps 6, exprime le cri d'une personne qui souffre, sans que cela soit le résultat d'un péché (apparemment). On retrouve le même cri en Jé 10,24 : "Corrige-moi, SEIGNEUR, mais avec équité ! Non pas dans ta colère,de peur que tu ne me réduises à rien". Dans ces deux textes les auteurs expriment la volonté de ne pas être traités comme ceux qui abandonnent Dieu ou comme des pécheurs (alors qu'ils sont innocents de tout péché). Les auteurs souhaitent que la colère de Dieu soit mesurée et redoutent une correction excessive. Dans le Ps 6, on retrouve la même expression qu'au Ps 90 : "et toi, SEIGNEUR, jusqu'à quand... ?". La colère divine parait pesante et sans fin. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Finitude humaine et colère divine Mer 13 Nov 2019, 22:37 | |
| En relisant tour à tour ces textes et cette discussion -- ils le méritent -- je ne vois pas grand-chose à y ajouter, sinon que ceux-là s'insèrent très bien dans celle-ci...
P.S. Peut-être quand même ceci, à la réflexion: le maintien d'une mesure, d'une justice ou d'une justesse, d'une vérité, d'une loi ou d'une norme -- mais aussi de leurs contraires, démesure, injustice, fausseté, anomie ou anomalie, etc. -- en un mot d'une différence significative, quantitative et qualitative, devient proprement impensable dès lors que toutes ces notions et leurs oppositions réciproques s'abîment dans un rapport à l'absolu (qu'on l'appelle Dieu, être, existence etc.): là où tous sont "coupables", personne ne l'est, le plus et le moins paraissent dérisoires, et si l'on peut encore parler de justice (p. ex.) celle-ci ne se distingue plus d'aucun "contraire"; dans un sens elle n'a plus de sens, elle ne veut plus rien dire, pourtant elle veut toujours dire quelque chose. En définitive, cela ne s'exprime plus que comme désir dans la prière et ce qui lui ressemble (souhait, voeu, etc., eukhè ni vraie ni fausse comme le remarquait Aristote), où demander la justice et la grâce cela revient au même, contre toute logique apparente. |
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