Apocalypse 20, 1-15. Entre millénium et jugement.

La vision historienne et "panoramique" de Delumeau est fascinante et souvent éclairante, mais il ne faut pas en attendre une exégèse fine et détaillée de l'Apocalypse.

Le paradoxe de celle-ci, comme j'ai essayé de le montrer dans mon post précédent, serait plutôt de "neutraliser" le millénium au point même où elle l'institue (que cela soit ou non le produit de rédactions successives du chapitre 20, une première annonçant un millénium paradisiaque et une seconde lui retirant ce caractère pour le transférer dans l'après-monde des chapitres 21--22, on ne le saura sans doute jamais mais ça ne change rien à l'effet du texte tel qu'il est: d'un pessimisme historique absolu, contrairement aux "millénarismes" ultérieurs et même à la vision "humaniste" de Delumeau).

Autre bizarrerie de la Watch :


Le Jour du Jugement de mille ans


Qui reste-​t-​il à juger après que l’ancienne terre et l’ancien ciel se sont enfuis ? Personne parmi le reste des 144 000 chrétiens oints, car ils ont déjà été jugés et scellés. Si certains d’entre eux sont encore en vie sur la terre après Har-Maguédôn, ils devront mourir peu après et recevoir leur récompense céleste grâce à la résurrection (1 Pierre 4:17 ; Révélation 7:2-4). Toutefois, les millions de personnes appartenant à la grande foule qui sont maintenant venues de la grande tribulation se tiennent debout visiblement “ devant le trône ”. Elles ont déjà été tenues pour justes en vue de la survie en raison de leur foi dans le sang versé de Jésus, mais leur jugement doit se poursuivre pendant les mille ans où Jésus continuera de les guider vers “ des sources d’eaux de la vie ”. Alors, après avoir été élevées à la perfection humaine puis avoir été éprouvées, elles seront déclarées justes au plein sens du terme (Révélation 7:9, 10, 14, 17). Les enfants qui survivent à la grande tribulation et ceux que les membres de la grande foule engendreront pendant le Millénium devront pareillement être jugés durant les mille ans. — Voir Genèse 1:28 ; 9:7 ; 1 Corinthiens 7:14. https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1101988041

Moment hautement acrobatique, pour la Watchtower, que celui du commentaire, qui consiste à rapporter à un texte particulier (en l'occurrence l'Apocalypse), pris exceptionnellement dans sa séquence naturelle (verset par verset), le scénario-patchwork qui met bout-à-bout des dizaines de versets de toutes provenances sans correspondre à aucun texte. Il faut donner l'illusion de commenter le texte en ne faisant que réciter le scénario, de telle sorte que celui-ci ne soit jamais vraiment confronté à celui-là, dans une écriture quasi hypnotique qui ne fonctionne que sur les "initiés"...

Au passage, depuis 2006 (date du copyright du livre en ligne, mais ce n'est sans doute pas sa première édition) le scénario lui-même a encore été modifié dans le détail (si ça n'a pas encore changé, les "oints" disparaissent désormais pendant, non plus après, la "grande tribulation", avant "Har-Maguédon", ce qui leur donne l'étonnante perspective de débuter leur carrière "céleste" dans le rôle d'exterminateurs; cf. ici).

Bien entendu, tout cela n'a guère de rapport avec le "scénario" que pourrait se construire un lecteur de l'Apocalypse en rapprochant tant bien que mal ses différents passages (ce qui est déjà hasardeux): la "grande foule" du chapitre 7, devant le trône, apparaît en meilleure posture que les "144.000" qui ne sont pas encore scellés (qu'il s'agisse de deux groupes différents ou du même à différentes étapes, ça a pu varier d'une rédaction et d'une lecture à l'autre), et au chapitre 20 tous les "sauvés" sont pris dans la "première résurrection", antérieure au "millenium" qui précède lui-même la "fin du monde" (ciel et terre) et le jugement hors monde des (autres) morts, avant le nouveau ciel et la nouvelle terre (chap. 21).

N.B. J'ai un peu modifié le deuxième paragraphe de mon post précédent (j'ai finalement fait la recherche).

Sur cet article de Cuvillier, voir supra 2-3.12.2020.

Une lecture "optimiste", "progressiste" et "libérale" du "millenium" ("libérale" aussi en ce sens que, contrairement à ce qu'on a appelé "millénarisme" en politique, p. ex. les théories socialistes du XIXe siècle et notamment le marxisme, les "lendemains qui chantent" n'y seraient pas une nécessité au sens "déterministe", un "sens de l'histoire" quasi obligé, mais une simple possibilité ouverte, à exploiter ou dont tirer parti ou non, plus ou moins bien -- précisément à la faveur du "vide" de la "bulle", un "millenium" dont rien n'est écrit, soit un hiatus ou une interruption de l'écriture dans l'écriture, qui rejoindrait notamment l'idée d'"histoire ouverte" d'un Popper p. ex.) suppose de toute façon un déplacement de point de vue par rapport à la rédaction et à la première réception du livre: il faudrait que "Satan" soit déjà lié, comme dans la lecture augustinienne où le millenium correspond au règne présent de l'Eglise (et certes on ne manquerait pas de textes pour soutenir cette affirmation... ailleurs que dans l'Apocalypse). Mais au fond aucune interprétation postérieure à la rédaction (c.-à-d. en toute rigueur aucune interprétation, tout court, mais d'autant moins que l'interprétation "s'éloigne" temporellement de la rédaction du texte, de siècle en siècle) n'échappe à cet effet de "bougé": même les "prémillénaristes" qui voient dans l'Apocalypse le "programme" ou le "scénario" d'une histoire entièrement déterminée, écrite ou filmée à l'avance, sont bien obligés de penser qu'on "avance" dans l'histoire et dans le programme, ou du moins qu'on finira par y avancer; et que dès lors le point de vue de la lecture n'est ou ne sera plus celui du texte. A la limite, il n'y aurait aucune lecture possible, si toute écriture n'impliquait toujours déjà ce genre de différance. Mais l'aporie vaut a fortiori pour la "prédiction": si elle s'accomplit, si ce dont elle parle au futur devient pour le lecteur un événement présent ou passé, le lecteur sort ipso facto des conditions originelles de la constitution et de la compréhension du texte -- texte qu'il lit pourtant, en croyant même le comprendre éventuellement mieux que son "auteur".

(L'introduction de l'article appellerait d'ailleurs une méditation plus vaste, non sans lien avec ce qui précède: qu'est-ce qu'on fait en temps d'"urgence" ou d'"imminence", réelle ou imaginaire, de bouleversement, de catastrophe, si peu qu'on en ait l'occasion ? Contre toute vraisemblance, on écrit, même si l'on ne sait plus très bien à qui ni pour qui -- jusqu'au condamné à mort sur les murs de sa cellule. De l'émergence de l'écriture "biblique" au moment des basculements d'empires, des conquêtes et des exils des VIIe-VIe siècles av. J.-C., à saint Augustin écrivant La cité de Dieu au moment de la chute de Rome, en passant par la fin du Ier siècle qui voit naître aussi bien l'écriture "chrétienne" que "rabbinique", l'"oeuvre" naît de l'urgence dont elle se détourne autant qu'elle y répond, alors même qu'elle ne se pense pas du tout comme "oeuvre".)

Je reviens au scénario que propose la Watch (désolé  ) :

Comment expliquer que ‘ la terre et le ciel se sont enfuis ’ ? Il s’agit du même ciel qui s’est retiré comme un rouleau à l’ouverture du sixième sceau, autrement dit des puissances dominantes humaines qui sont ‘ amassées pour le feu et réservées jusqu’au jour de jugement et de destruction des hommes impies ’. (Révélation 6:14 ; 2 Pierre 3:7.) La terre est le système de choses organisé placé sous cette domination (Révélation 8:7). La destruction de la bête sauvage et des rois de la terre et de leurs armées, ainsi que de ceux qui ont reçu la marque de la bête sauvage et de ceux qui adorent son image, signifie la fuite du ciel et de la terre (Révélation 19:19-21). Le jugement ayant été exécuté sur la terre et le ciel de Satan, le Grand Juge ordonne un autre jour de jugement.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1101988041

Outre le fait que le jargon de la Watch est étrangère au texte ("puissances dominantes humaines", "le système de choses organisé placé sous cette domination" ...), il me 
semble que le verset 11 du chapitre 20 de l'Apocalypse nous décrit une scène qui se déroule "après" ("Alors je vis") les évènements des versets 7-10 or la Watch (si j'ai bien compris) les rends concomitants. Autre bizarrerie (si j'ai toujours bien compris) la Watch indiquerait qu'Apocalypse (19,19-21) correspondrait à la scène de (20,11 : "La terre et le ciel s'enfuirent devant lu") qui se situe à la fin des mille ans, alors qu'Apocalypse 19 se situerait selon la Watch pendant la grande tribulation ... 

Comme dit la phrase célèbre attribuée à de nombreux auteurs, quand on a dépassé les bornes il n'y a plus de limite...

La Watch a décrété une fois pour toutes que "la Bible" n'enseignait pas la destruction de la terre (à la lettre c'est vrai, parce que "la Bible", en tant que telle, "enseignant" tout et son contraire, n'"enseigne" rien), voire (ce n'est pas tout à fait la même chose) qu'elle enseignait (positivement, bien qu'il s'agisse d'une négation) que la terre ne serait jamais détruite: il faut bien qu'elle interprète autrement tous les textes qui paraissent aller à l'encontre de "l'enseignement biblique" ainsi (pré-)défini (2 Pierre et l'Apocalypse en l'occurrence). Mais pour le lecteur initié (au jéhovisme) cela conduit à ne lire aucun texte "biblique" pour ce qu'il dit vraiment: les références renvoient, non aux textes tels qu'ils sont écrits (ou traduits, même dans la NWT/TMN), mais à leur interprétation officielle, présumée connue et explicitement rappelée à toute occasion. Dans ce système de lecture-interprétation en circuit hermétiquement fermé, tout contact avec le sens obvie d'un texte biblique ne peut être qu'un accident.

Il est certain que le scénario jéhoviste ne résiste pas une seconde à une lecture simple et suivie d'Apocalypse 19ss, nonobstant les difficultés du texte; mais cette lecture ne se produit quasiment jamais dans l'univers jéhoviste, tout du moins jamais de façon à faire apparaître les contradictions "scénaristiques", pourtant flagrantes. Ou quand elle se produit c'est déjà trop tard: on ne peut plus croire au scénario (ou plus généralement à la doctrine), même si on peut continuer à faire semblant...

Que devient Satan selon l'Apocalypse ???

"Le diable qui les égarait fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où sont la bête et le prophète de mensonge. Ils seront tourmentés jour et nuit, à tout jamais" (20,3).

Verset 10

C’est au tour de l’incitateur, le séducteur, le Diable, d’être éliminé et de rejoindre la bête (= l’Empire) et le faux prophète (= le prêtre du culte impérial) qui l’ont déjà été (voir Ap  19, 20). Le faux prophète (voir Ap 16, 13; 19, 29), c’est la seconde bête qui exerce un rôle de nature plus religieuse: elle apparaît toujours en Relation avec la double accusation d’inciter à l’adoration de la bête et d’imposer sur les hommes la marque de celle-ci (voir Ap  13, 16; 14, 9.11; 16, 2;19, 20).

En Ap 20, 10, Satan est définitivement éliminé alors qu’en Ap 12, 9 il a été précipité du ciel et qu’en Ap 20, 2 il a été attaché: autrement dit, il est à jamais écarté, chassé, du monde. Satan sort du temps, il passe dans la marge du monde: le plan divin ne lui laisse aucune place et ne lui réserve que le feu et la souffrance éternelle. Satan ne meurt pas à la différence de Jésus: la mort ne peut valoriser son action passée, de ce fait il ne connaît donc qu’une mort éternelle dans la souffrance sans aucune possibilité de résurrection.

https://www.academia.edu/8752379/_Apocalypse_20_1-15._Entre_mill%C3%A9narisme_et_jugement_dans_S.C._MIMOUNI_A._SERANDOUR_ED._La_litt%C3%A9rature_apocalyptique_entre_proph%C3%A9tisme_messianisme_et_mill%C3%A9narisme_Paris-Louvain_2010_p._135-174_Revue_des_%C3%A9tudes_juives_169_1-2_

Sur cet article, cf. supra 27-28.11.2020.

Les analogies de structure (non seulement entre les chap. 12 et 20, chute du dragon encore actif sur terre ou libéré de l'abîme pour "un peu de temps", mais aussi, p. ex., entre le dragon et la bête, qui était, n'est pas, remonte de l'abîme pour "un peu de temps", cf. 17,10) empêchent précisément de lire l'Apocalypse comme une simple suite linéaire d'"événements", du genre "scénario": on ne peut pas mettre les différents tableaux bout à bout sur le mode de la frise, du storyboard ou de la bande dessinée, on ne peut pas non plus les superposer comme des descriptions différentes de la même "chose", car dans le détail ils ne se correspondent pas exactement et se présupposent souvent les uns les autres. Cela rejoint ce que nous avons déjà remarqué sur les "cycles" et notamment les "septénaires" (sept sceaux, sept trompettes, sept coupes-fléaux) qui ne tournent pas rond, qui se répètent sans se répéter, et qui par cette différence même passent de l'un à l'autre, sur un mode quasi spiral ou hélicoïdal, en retardant continuellement la "fin" à mesure qu'ils s'en rapprochent (processus doublement dilatoire, au double sens de la dilation et de la dilatation, car le délai augmente avec le texte, tout en se donnant l'air de se raccourcir sans cesse).

Dieu transfigure le désir de l’être humain

La deuxième dimension que Jacques Ellul développe, c’est que le choix de Dieu de passer du projet du jardin à la promesse de la ville n’est pas rien. Il est même essentiel. Le projet de Dieu était de faire vivre l’être humain dans son milieu naturel, là où il se sent le mieux – et d’expérience nous savons que, souvent, la nature nous ressource. Mais l’être humain a construit les villes, et Dieu, dans son amour, tient compte de cela ; il assume cette réalité, il prend en charge l’histoire humaine, même ses aspects les plus fous, même les révoltes de l’être humain, pour les transcender, les transfigurer. Il accepte de réviser son projet, il prend acte du désir de l’être humain d’avoir une ville. Mais, en Jésus-Christ, il apporte une autre vérité à l’être humain, celle d’un lieu où la vie avec Dieu peut se vivre en plénitude. Et cette vérité, il l’incarne dans la réalité de ce que vit l’être humain : la ville. Il accepte la ville, mais, là où l’être humain veut en faire l’absence de Dieu, il en fait le lieu de sa présence.

Ainsi est-ce une ville qui est donnée par Dieu, et cette ville est le lieu de sa présence ; toute la symbolique de la Jérusalem nouvelle dans l’Apocalypse indique cela. Elle est le fruit d’une vision, c’est-à-dire qu’elle est hors de portée de notre intelligence. Elle vient du ciel, c’est-à-dire qu’elle est donnée par Dieu. Elle a la forme d’un cube, c’est-à-dire qu’elle est solide. Ses douze fondations portent le nom des douze apôtres, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur la Parole de Dieu. Ses douze portes portent les noms des douze tribus d’Israël, c’est-à-dire qu’on y entre par l’histoire du premier testament. Ses portes sont toujours ouvertes, c’est-à-dire que tous peuvent y entrer. Elle est garnie de pierres précieuses, les mêmes que celles que le grand prêtre portait dans le livre de l’Exode, c’est-à-dire qu’elle est le lien à Dieu. Elle est sur une grande et haute montagne, c’est-à-dire qu’elle est point de repère pour toute la création. Elle est l’épouse de l’agneau, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se concevoir hors de Jésus-Christ. Elle est pleine de lumière, c’est-à-dire de la présence de Dieu. En son sein, un arbre de vie et un fleuve d’eau de la vie, c’est-à-dire l’abondance de l’amour donné pour tous… et un écho du jardin d’Eden !

On pourrait multiplier les détails symboliques de cette fin de l’Apocalypse, qui tous disent que cette ville est le lieu de la présence en plénitude de Dieu, et qu’en ce lieu l’être humain est accueilli, pleinement. Il ne s’agit pas de la restauration de l’ordre ancien, mais une Jérusalem nouvelle, un ciel nouveau, une terre nouvelle, toutes choses nouvelles : une nouvelle création. Dieu s’adapte à nous pour nous rejoindre en plénitude !

https://www.epupl.org/spiritualite/la-parole/predications-du-pasteur-christian-baccuet/la-terre-en-partage-3-2013-du-jardin-a-la-ville

Belle prédication (homélie, sermon).

Elle concerne plutôt le chapitre 21 de l'Apocalypse, mais c'est l'occasion de rappeler que celui-ci dépend de la rupture absolue du chapitre 20 (fin du monde au sens le plus "cosmique" du terme, disparition des cieux et de la terre, résurrection des morts et jugement dernier), préalable au "nouveau ciel" et à la "nouvelle terre", et à la "nouvelle Jérusalem" qui descend du (nouveau) ciel toute prête, à l'inverse d'une "construction". Même si l'on interprète les tableaux des chapitres 21--22 comme une transfiguration idéale du "monde" ancien, seul "monde" réel ou effectif, celle-ci (la transfiguration) n'en passe pas moins par une "fin du monde", ou par la pensée d'une "fin du monde". Autant on peut discerner de préfiguration (prolepse, anticipation, espérance, etc.) de ce "monde idéal" dans le "monde réel", autant la rupture entre celui-ci et celui-là reste décisive: à l'égard de la "ville réelle" quelle qu'elle soit (Babylone-Rome des chap. 17--18, Sodome-Jérusalem du chap. 11, et même les villes des Eglises ou des anges destinataires des lettres des chap. 1--3), l'attitude de l'Apocalypse (toutes rédactions et tendances confondues) reste uniformément hostile.

Au-delà (?) de l'Apocalypse, on peut méditer le fait que l'"écologie" contemporaine demeure un phénomène essentiellement urbain, comme l'ont toujours été la "politique" (de polis, la ville, cité-Etat avant d'être "métropole d'empire" ou "capitale" d'Etat-nation) et la "religion" organisée autour de temples et de "villes", même s'il ne s'agit pas de sanctuaires royaux ni de cités-Etats -- cela vaut éminemment pour le christianisme qui s'est développé dans les villes de l'empire romain avant Rome ou Constantinople. Même dans le second récit de la Genèse, le "jardin" n'est pas la "campagne", encore moins la "nature sauvage" (qui est plutôt la malédiction de l'extérieur), sans parler des sources plus ou moins lointaines du texte qui présupposent explicitement la ville (Gilgamesh-Atrahasis, l'"éducation" ou la "civilisation" de l'homme sauvage passe par la femme, l'aubergiste-prostituée qui l'envoie à la ville et au temple). Accessoirement, on peut noter que le nom et le personnage d'Hénoch se dédoublent en Genèse 4--5, comme l'ensemble des noms des généalogies opposées de Caïn et de Seth (mais celui-là est identique dans les deux et pas seulement ressemblant): il y a le Caïnite qui nomme la première ville et le divin-solaire que le dieu "prend" au terme de la "grande année" (365 ans), ce qui correspond également à un jeu distinct des noms divins (Yahvé-'Elohim): deux types de renouvellement, d'inauguration ou de dédicace (selon les sens de la racine hnk) qui pour s'opposer plus ou moins symétriquement ne se renvoient pas moins l'un à l'autre.

Sur Apocalypse 20 et le millenium, voir ici l'excellent article de Christine Dumas-Reungoat référencé aujourd'hui même (7.2.2022).

Espace et temporalité mythiques

Ap 20 suggère donc l’idée d’un règne intermédiaire, commençant et se terminant par une véritable ridiculisation de Satan : il est d’abord lié dans l’abîme comme un vulgaire animal domestique que l’on met en laisse ; ensuite, une fois libéré de ses chaînes, il remonte sur terre pour être vaincu en un clin d’oeil et retourner dans un espace infernal. L’objet de son enchaînement est précisé : « afin qu’il ne séduise plus les nations pendant mille ans » (v. 3b). Ainsi, pendant ce temps intermédiaire, plus de déterminisme du mal dans l’espace mondain, plus d’humain objet d’une force mauvaise qui l’instrumentalise. Espace et temporalité mythiques et utopiques évidemment, et, à cause de cela même, offrant un autre horizon que le tragique de ce monde, sans pour autant l’identifier au Royaume de Dieu. Espace et temporalité ouvrant une brèche, une fenêtre sur la possibilité d’une autre réalité au coeur du monde, fenêtre que les mouvements utopistes d’inspiration post-millénariste ne cesseront d’ouvrir pendant près de deux mille ans : un âge d’or où Satan, et avec lui le Mal, est vaincu pour un temps très long, mais non définitif, car l’âge d’or n’est pas le dernier mot de l’histoire des hommes. Un rêve à portée d’humanité en quelque sorte et qui suscitera deux réactions. D’abord, le refus des chrétiens prémillénaristes (essentiellement dans les mouvances évangéliques) d’envisager un règne des élus avant le retour du Christ, dit autrement, le refus de l’utopie d’une humanité apaisée avant la Parousie : rapport pessimiste au monde (le règne est seulement céleste). Ensuite et surtout, depuis Augustin, le refus de l’idée de toute forme de millénarisme par la « grande Église » : le seul règne terrestre visible étant celui de l’Église comme puissance détentrice du pouvoir spirituel.

Quoi qu’il en soit de sa réception dans l’histoire, Ap 20 complexifie le schéma apocalyptique traditionnel des deux éons. Pourquoi la défaite de Satan est-elle mise en récit en deux temps (d’abord enchaîné pour mille ans puis relâché et jeté dans l’étang de feu) et comment interpréter les conséquences de son enchaînement, à la fois dans l’espace céleste (Règne des élus) et sur la terre (fin de la séduction des nations) ? C’est ce dont il nous faut maintenant essayer de rendre compte.

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2019-v75-n3-ltp05637/1073188ar/

Voir supra 2-3.12.2020 et 4.10.2021 un autre lien au même article de Cuvillier (ou à une autre mouture du même texte, je n'ai pas vérifié mot à mot), et les discussions qui s'en sont suivies. On y retrouvera aussi ce que l'image de l'enchaînement du dragon-Satan, dans Apocalypse 20 (qui prolonge déjà la chute du ciel au chap. 12), doit aux représentations antérieures (Hénoch, Jubilés, etc.) de l'abaissement et de l'enfermement des "veilleurs" ou "anges" déchus, d'après le mythème des "fils de(s) dieu(x)" en Genèse 6. A cet égard l'"eschatologie", présente ou future, absolue ou relative (dans le cas du "millenium" d'Apocalypse 20 elle est future et relative, puisque ce n'est pas encore la "fin du monde" ni le "monde nouveau"), recycle consciemment ou non les motifs d'une mythologie qui s'écrivait au contraire sur le fond d'un passé immémorial (le déluge, et le "mieux" très relatif du monde post-diluvien qui se traduit en "millenium"). On comprend aussi à partir de là que le "millenium", encore à peu près vide de "contenu" dans l'Apocalypse, se prête ensuite à des interprétations futures et idéales (comme dans les millénarismes patristiques ou hérétiques) OU présentes et décevantes (comme dans l'interprétation augustinienne: le millenium c'est le présent du "règne" de l'Eglise, mais ce n'est que ça), qui n'en finiront plus de se relancer mutuellement par leurs excès et leurs défauts respectifs.

4 Comment expliquer que ‘ la terre et le ciel se sont enfuis ’ ? Il s’agit du même ciel qui s’est retiré comme un rouleau à l’ouverture du sixième sceau, autrement dit des puissances dominantes humaines qui sont ‘ amassées pour le feu et réservées jusqu’au jour de jugement et de destruction des hommes impies ’. (Révélation 6:14 ; 2 Pierre 3:7.) La terre est le système de choses organisé placé sous cette domination (Révélation 8:7). La destruction de la bête sauvage et des rois de la terre et de leurs armées, ainsi que de ceux qui ont reçu la marque de la bête sauvage et de ceux qui adorent son image, signifie la fuite du ciel et de la terre (Révélation 19:19-21). Le jugement ayant été exécuté sur la terre et le ciel de Satan, le Grand Juge ordonne un autre jour de jugement.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1101988041

Selon cette article,  l'expres​sion(au présent) "la terre et le ciel se sont enfuis" du chapitre 20 de l'Apocalypse,  décrirait un évènement passé (selon la chronologie de la Watch) décrit au chapitre 19. L'auteur est obligé de faire cette pirouette, car au chapitre 20, il n'est pas question de "puissances dominantes humaines", ni d'un système de choses organisé placé sous cette domination, la seule domination exercée, c'est celle des fidèles martyrs ressuscités.

Pour moi "se sont enfuis" c'est un passé composé, non un présent, en tout cas en grec ephugen c'est un aoriste, correspondant plutôt en français classique (ou écrit) à un passé simple (s'enfui[ren]t), ponctuel dans un récit séquentiel... En fait, le lecteur non prévenu qui se contente de suivre le texte sans aller chercher midi à quatorze heures comprend très bien que l'"événement" intervient après la fin des "mille ans". L'interprétation de la Watch remplit les "mille ans" (qui, il est vrai, restent assez vides dans le texte) de ce qui se passe après les "mille ans" (entre deux mondes, entre la fin de l'ancien ciel et de l'ancienne terre et l'arrivée du nouveau ciel et de la nouvelle terre) dans le texte de l'Apocalypse... Je ne me souviens plus très bien du détail (qui a certainement changé en cours de route), mais il me semble que la Watch ramenait aussi les chap. 21--22, "nouveau ciel et nouvelle terre", au début du millenium...

CQFD, vérification faite, début du chap. 42 du bouquin: "l'ange ramène Jean au début du Règne millénaire", c'est gratuit, péremptoire, ça ne se discute pas et ça ne se justifie pas...

Citation :

Je ne me souviens plus très bien du détail (qui a certainement changé en cours de route), mais il me semble que la Watch ramenait aussi les chap. 21--22, "nouveau ciel et nouvelle terre", au début du millenium...

Effectivement :

Citation :

LA GLORIEUSE vision se poursuit tandis que l’ange ramène Jean au début du Règne millénaire  Que décrit-​il ? “ Et j’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car l’ancien ciel et l’ancienne terre avaient disparu, et la mer n’est plus. ” (Révélation 21:1). Un spectacle captivant s’offre au regard.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1101988042

Rien dans le texte ne fonde ou ne justifie cette affirmation : "l’ange ramène Jean au début du Règne millénaire"

Pourtant comme tu l'avais déjà précisé :

En tant que monde, "ciel et terre", le monde nouveau du chapitre 21 ressemble forcément au monde ancien (il s'y trouve ainsi des "humains", des "peuples", des "nations" et même des "rois", 21,3.24.26; 22,2 -- mais non les "nations" du chap. 20 ni les "rois" déjà disparus au chap. 19); cependant le texte insiste principalement sur les différences (plus de nuit, plus de mer, plus de temple, plus de soleil et de lune, plus de mort, plus de malédiction

Le monde nouveau du chapitre 21, bénéficie de la présence de Dieu parmi les humains ("La demeure de Dieu est avec les humain"), le chapitre 20 ne décrit pas un tel monde, tu avais noté :

Ce n'est toutefois pas la grammaire qui décide le sens, mais plutôt le contexte (narratif et descriptif) de l'Apocalypse qui implique à la fois la rupture avec le "monde ancien" (dans le récit du chap. 20) et la ressemblance différenciée du "nouveau" avec l'"ancien" (dans les descriptions des chap. 21--22).

Nous sommes retombés à peu près en même temps sur la même chose -- le temps, chez moi, que la curiosité ou l'ennui l'emporte sur la paresse d'aller voir...

Pour contextes, ton avant-dernière citation (de moi) vient de ci-dessus (20.11.2020), la dernière de là (15.2.2022). (Je ne me souvenais pas du tout d'avoir écrit ça, ni à quel sujet, ce n'est pas du luxe de relire au moins en partie les discussions correspondantes pour savoir de quoi on parlait.)

A la décharge de la Watch (mais aussi de l'auteur ou des auteurs de l'Apocalypse), toute prédiction qui fait intervenir ce qui est par définition l'extra-ordinaire, ce qui n'aurait de précédent dans aucune histoire réelle ni aucune mémoire effective, une intervention divine à l'échelle d'une fin du monde ou de l'histoire, se retrouve aussitôt, si elle veut en concevoir une suite, devant le vertige d'une page blanche où l'imagination s'évapore, sauf à retomber dans les travers qui relanceraient une autre histoire du même genre que la précédente et rendraient la rupture inutile... Une fois les méchants en tout genre écartés, on peut ajouter autant de séquences supplémentaires qu'on veut (millenium, jugement dernier, monde nouveau), on n'a pas pour autant de quoi les remplir et encore moins de quoi les différencier; il devient plutôt urgent d'en finir, en tableau immobile ou cyclique...

Beaucoup de choses intéressantes, malgré un certain flou qui tient sans doute en partie au fait que le texte n'est pas de l'auteur(e) du séminaire, mais une "synthèse" réalisée par quelqu'un d'autre... (Je ne sache point, par exemple, que Joachim de Flore eût été condamné à mort.)

Comme on l'a souligné à plusieurs reprises, les "mille ans" d'Apocalypse 20 se caractérisent surtout par leur vide relatif, un manque de "contenu" qui a créé un formidable appel à l'imagination pour les "remplir" de toute sorte de choses, depuis le IIe siècle jusqu'à présent (soit bientôt deux fois mille ans, avec des périodes d'inventivité plus remarquables que d'autres, comme la fin du moyen-âge ou le XIXe siècle, religieux ou politique, des adventismes aux socialismes).

Plus généralement, je ne suis pas sûr que l'Apocalypse soit d'un grand secours contre l'"anthropocentrisme" -- on parlait récemment des "animaux" ici (depuis le 21.9.2022), mais ils restent à la périphérie (décor, environnement, symboles plus ou moins transparents) de la scène principale qui demeure essentiellement divino-humaine (la christologie, fût-ce sous la forme de l'agneau-bélier, étant aussi conçue selon cette polarité: en dernière instance, c'est du dieu et des humains qu''il s'agit, comme le dit expressément le chap. 21).

D'autre part, la pensée des "structures" est importante (quoique en déclin continu sur la scène intellectuelle européenne depuis son apogée dans les années 1950-60) et l'Apocalypse, fortement quoique bizarrement "structurée", peut y contribuer dans une certaine mesure. Mais elle se marie mal, à mon avis, avec la perspective morale et métaphysique qui domine par ailleurs le livre et l'"apocalyptique" en général, un dualisme symétrique qui vise à séparer le "bien" et le "mal", voire à faire triompher absolument l'un sur l'autre (voir p. ex. ici) -- alors qu'une pensée de la "structure", et plus largement de l'"économie" ou de l'"écologie" (loi-nomos ou raison-logos de la maison, oikos, du domaine considéré comme un tout durable, viable, fonctionnel selon un équilibre de différences qui s'exprime dans des règles à peu près constantes), oblige à relativiser "bien" et "mal" comme des aspects d'un ensemble complexe dont la modification est infiniment plus délicate... A vrai dire la pensée de la "structure", "synchronique" par définition (suivant un modèle linguistique étendu à la quasi-totalité des "sciences humaines" dans les années 1950 -- de Saussure à Lévi-Strauss, Foucault etc.), n'est possible qu'à la condition de faire méthodiquement et artificiellement abstraction de sa transformation ("diachronique"), fût-elle triomphante ou catastrophique (de quel point de vue l'une ou l'autre, d'ailleurs ?).

Sur les "flashbacks" à répétition de l'interprétation watchtowérienne, cf. supra 23.9.2022. Mais comme on le rappelait ce matin, puisque les "mille ans" du texte n'ont pas de "contenu" substantiel (transposé dans une réalité même imaginaire, c'est long pour un tel vide), il est compréhensible qu'on cherche à les remplir avec quelque chose, et qu'on puise habituellement dans la suite du texte -- depuis le IIe siècle dans les traits "paradisiaques" des chapitres 21--22, pour faire du millenium une sorte de prolepse ou d'anticipation temporelle de l'éternité; en revanche, récupérer le contenu de l'interlude, l'entre-deux-mondes du "jugement dernier" (20,11-15) pour le millénium, c'est plus original -- je ne sais d'ailleurs pas si c'est une invention de Russell ou d'un autre, ça ne semble pas faire partie du "fonds commun" adventiste, si j'en juge par les publications des adventistes du septième jour (SDA) où le millénium ne paraît pas (non plus) servir à grand-chose; mais on retrouverait sans doute des idées similaires dans d'autres courants "prémillénaristes" ou "dispensationalistes".

Dans le texte d'Apocalypse 20, les livres ne font pas mystère, ce sont les registres des (bonnes et mauvaises) actions des morts sur lesquelles ceux-ci sont jugés, selon une imagerie assez fréquente dans l'AT (Isaïe 65,6s; Jérémie 17,1; Psaume 56,9; Daniel 7,10; 10,21) et encore plus ailleurs (Egypte p. ex., mais en cherchant bien on retrouverait des choses semblables dans la plupart des mythologies). Pour éviter cette évidence (qui là encore s'impose à n'importe quel lecteur non prévenu), il faut que la Watch postule beaucoup de choses: que les morts jugés par leur mort même ne puissent plus être jugés ensuite sur les actes antérieurs à celle-ci (Romains 6,7 hors contexte !), que par conséquent ce sont de nouvelles actions qui sont jugées, de ressuscités reprenant leur histoire de vivants comme si de rien n'était (contrairement à la notion même de jugement dernier, à la situation de l'entre-deux-mondes, hors temps et hors histoire, et au fait que les morts jugés ne cessent pas, jusque dans le texte, d'être des morts -- debout mais morts quand même); ainsi les "livres" deviennent miraculeusement disponibles pour signifier n'importe quoi, pourquoi pas une nouvelle loi ou des "instructions"...

Le plus étonnant dans le texte d'Apocalypse 20, c'est plutôt "le livre de vie", qui ne contiendrait pas d'actes mais seulement des noms (cf. 3,5; 13,8; 17,8; 21,27; Exode 32,32s; Isaïe 4,3; Malachie 3,16; Psaume 69,29; Daniel 12,1; Luc 10,20; Philippiens 4,3; voir aussi ici): les morts sont jugés d'après leurs actions (évidemment passées), mais ce jugement ne détermine aucune issue: livre de vie ou seconde mort, c'est encore autre chose et qui vient de loin, d'"avant la fondation du monde". Façon sans doute de réintroduire un certain jeu de la "grâce" dans les clichés du jugement dernier, mais au risque de réduire ce dernier à une inutilité absolue (cf. supra 30.11.2020), qui peut d'ailleurs aussi être lue comme une "gratuité"...

En Ap 20, comme dans la littérature judéenne, Gog et Magog sont seulement les représentants des rebelles de la fin. Il ne faut donc pas chercher à identifier des hommes ou des peuples: il s’agit de la terre entière qui manifeste pour la dernière fois son inexpiable hostilité au Dieu d’Israël. On peut dire que Gog et Magog ne sont pas radicalement différents des rois de la terre et de leurs armées qui se sont rassemblés pour combattre le cavalier (il s’agit du Christ) et son armée en Ap 19, 19 et dont les entreprises ont été antérieurement mentionnées en Ap  18, 3.9; 17, 2; 16, 14 etc

Lien (cf. ci-dessus 27-8.11.2020 et 29.10.2021).

L'apocalypse mentionne de nombreuses guerres que Dieu/Christ mènent contre les nations, les rois de la terre, chaque fois cela donne le sentiment d'un "déjà vu". On se demande bien quelle est l'utilité de ces guerres qui n'aboutissent à rien de concret en terme de renouveau, c'est presque un éternel recommencement. Comme nous l'avons déjà remarqué, il y a une rupture de cohérence entre les chapitres 19 et 20, l'extermination universelle décrite au chapitre 19, fait de la guerre du chapitre 20, un conflit de trop, un règne de mille ans pour rien, tout ça pour ça. Le règne de mille ans aboutit, lui aussi, à une extermination universelle.  Les mille ans ne sont pas un happy end ou une fin heureuse de l'histoire. L'enchainement de Satan et sa libération posent question, quelle est l'utilité d'un tel scénario. le chapitre 20 pose plus de question, qu'il n'apporte de réponse. Si nous supprimions ce chapitre 20 (jusqu'au verset 10), cela n'affecterait la logique du texte, je dirais qu'au contraire, elle renforcerait sa cohérence (Sauf le motif de la disparition de la terre et ciel qui prépare l'apparition de la nouvelle terre et du nouveau ciel). 

Sur "Gog et Magog", outre l'article de Mimouni (p. 156s) déjà souvent cité dans ce fil, voir supra 21.9.2020 et les liens...

Quant à cette impression d'une structure qui à la fois tourne en rond et ne tourne pas rond, nous l'avons constatée à peu près dans toutes nos discussions sur l'Apocalypse (au moins depuis les "cycles" des sceaux, des trompettes et des coupes qui s'ouvrent les uns sur les autres, mais avec des suspensions et des digressions qui empêchent d'y reconnaître un schéma tout à fait régulier, spiral ou hélicoïdal par exemple: ce qui a déjà été fait, raconté, décrit, n'en finit pas de l'être à nouveau et autrement). Que ce soit volontaire ou involontaire, plus probablement en partie l'un et l'autre -- à cause de la nécessité de combiner des sources différentes, de l'ajout d'une ou plusieurs "couvertures" (introduction + lettres aux Eglises / tableaux finaux + épilogue), et avec des "intentions d'auteur" qui ont pu varier tout au long de la rédaction (un peu comme une cathédrale construite sur plusieurs générations et donc plus d'un plan, les derniers plans étant néanmoins obligés de tenir compte des précédents) -- il est impossible de lire l'ensemble comme un "programme" ou un "scénario" (historique ou même dramatique, liturgique, etc.), ce qui a pourtant été une tentation constante pour ses lecteurs. On ne peut même pas en blâmer ces derniers car au fond c'est le livre lui-même qui invite à le lire ainsi, dès son introduction (ce qui doit arriver bientôt), et qui s'emploie jusqu'à la fin à rendre cette lecture impossible (double bind idéal, quand même personne n'en serait responsable).

“ La ville bien-aimée ” doit être la ville dont parle Jésus Christ glorifié à ses disciples en Révélation 3:12, et qu’il appelle “ la ville de mon Dieu, la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel d’auprès de mon Dieu ”. Puisqu’il s’agit d’une organisation céleste, comment ces forces terrestres pourraient-​elles l’‘ encercler ’ ? En ce sens qu’elles encerclent “ le camp des saints ”. Un camp n’est-​il pas en dehors d’une ville ? Par conséquent, “ le camp des saints ” doit représenter ceux qui sont sur la terre, en dehors donc de la Nouvelle Jérusalem (céleste), et qui soutiennent fidèlement le gouvernement de Jéhovah. Quand, sous la conduite de Satan, les rebelles attaqueront ces fidèles, le Seigneur Jésus le considérera comme une attaque dirigée contre lui (Matthieu 25:40, 45). Ces “ nations ” chercheront à éliminer tout ce qu’aura accompli la Nouvelle Jérusalem en faisant de la terre un paradis. Aussi, en assaillant “ le camp des saints ”, elles s’en prennent aussi à “ la ville bien-aimée ” céleste.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1101988040


Si on laisse de côté la "nouvelle Jérusalem" qui n'appartient qu'à la "couverture" du livre, introduction(s) et conclusion(s) tardives (3,12 / chap. 21--22), et "Babylone" (c.-à-d. Rome, chap. 17--18), il reste un certain nombre d'occurrences du mot (polis) qui ne correspondent ni à l'une ni à l'autre: 11,2.8.13; 14,20; 16,19 et 20,9, où la référence semble bien être à une "Jérusalem" terrestre, sans préjudice de ce que cela signifie dans l'éventuel document original et dans la tête du rédacteur final. On peut facilement lire au chapitre 11 une allusion à la prise de Jérusalem qui sauvegarderait un temple "spirituel" (ce qui est mesuré et non abandonné aux "nations"), susceptible de reparaître intact au ciel (v. 19), le tout étant subsumé dans la "nouvelle Jérusalem" finale où il n'y a pas de temple mais qui est tout(e) temple. Entre les deux la "ville" est un symbole plutôt négatif, sauf en 20,9: mais là elle apparaît dans un télescopage ostensible de métaphores contradictoires, utilisées pourtant en parallèle "synonymique": le "camp" (image du désert) ce n'est justement pas la "ville", mais "le camp des saints" c'est manifestement la même chose que "la ville bien-aimée", dans une représentation de siège et de délivrance miraculeuse qui a d'innombrables précédents littéraires et (pseudo-)historiques: Gog-Magog (v. 8 -> Ezéchiel 38--39) bien sûr, mais aussi 2 Rois 6,14 par exemple, cf. 1,10ss pour le "feu du ciel", ou le siège de Sennachérib au temps d'Ezéchias (2 Rois 18--19 // Isaïe 36--37 // 2 Chroniques 32; cf. Tobit 1,15ss; Siracide 48,18ss; 2 Maccabées 8,19ss; 15,22ss; 3 Maccabées 6,5) qui fournit sans doute le modèle historico-littéraire de base.

https://etrechretien.1fr1.net/t1386-apocalypse-20-1-15-entre-millenium-et-jugement

Lorsque la Watch affirme : "Aussi, en assaillant “ le camp des saints ”, elles s’en prennent aussi à “ la ville bien-aimée ” céleste" ; elle fait dire au texte ce qu'il ne dit pas (le terme "céleste"), puisque (20,9) indique simplement: "ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée", sans faire distinction entre la "ville" et le "camps des saints". Il me semble que dans l'Apocalypse, les "saints" sont les élus ou les "vainqueurs" (8,3-4 ; 14,12 et 20,6), donc selon la Watch, la nouvelle Jérusalem .

N.B.: la citation interne à ce fil renvoie à la discussion du 20.11.2020 (p. 1 chez moi).

La Watch, comme toujours obnubilée par sa doctrine des deux espérances, surinterprète tout ce qu'elle peut dans ce sens -- ici un simple hendiadys, figure de style des plus banales qui consiste à désigner une seule chose (hen) par (dia) la juxtaposition de deux (duo -> dys) expressions synonymes ou complémentaires, et dont la Bible hébraïque ou grecque, avec une bonne partie de la littérature ancienne, est truffée (sa colère et sa fureur, Yahvé et son bras, etc.). Quand ça l'arrange d'ailleurs elle fait aussi bien le contraire, elle fusionne en une seule interprétation des figures distinctes dans le texte (p. ex. les 24 anciens et les 144.000, et en l'occurrence il s'agit de figures distinguées dans la vision et pas seulement de compléments juxtaposés par une conjonction de coordination dans une même phrase, comme "le camp et la ville").

C'est une réflexion qu'on a sans doute déjà faite: si on ne connaissait pas l'histoire accidentée de la doctrine jéhoviste (Russell, Rutherford etc.), on pourrait s'étonner que celle-ci utilise aussi mal l'Apocalypse, alors que c'est à première vue le livre biblique qui devrait offrir le plus d'arguments à un scénario de ce genre (eschatologique, programmatique, cosmique à deux étages, etc.). Ainsi l'opposition ciel / terre joue un rôle essentiel des deux côtés, mais l'interprétation prend presque systématiquement les textes à contresens: en lisant le chapitre 7 on se représente assez naturellement les 144.000 (en train d'être scellés) sur la terre et la "grande foule" au ciel, pour la Watch c'est le contraire; au chapitre 20 les bénéficiaires de la première résurrection occupent la terre pendant le millénium, pour la Watch ils sont au ciel; la Jérusalem nouvelle du chapitre 21 descend explicitement du ciel nouveau sur la terre nouvelle, avec les hommes, eh bien non, il faut qu'elle reste au ciel et que ça ne soit qu'une façon de parler. En définitive, un commentaire (suivi) de l'Apocalypse constitue pour la Watch un exercice particulièrement acrobatique, alors même que  sa doctrine-patchwork repose en bonne partie sur des versets de l'Apocalypse pris hors contexte (la grande foule, la nouvelle terre, etc.).