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 la honte

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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 12:55

"Quant à ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste et ont eu part à l'Esprit saint, qui ont goûté la bonne parole de Dieu et les puissances du monde à venir et qui sont tombés, il est impossible de les amener à un nouveau changement radical. Car, pour leur propre compte, ils crucifient à nouveau le Fils de Dieu et le déshonorent publiquement" (Hé 6,4-6). 

Ce texte prête aux pécheurs (qui ont eu part à l'Esprit saint), la capacité ( le pouvoir) de déshonorer le Fils.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 14:00

Dans ce cas c'est un verbe plutôt rare, paradeigmatizô -- de paradeigma "paradigme", dont on a déjà remarqué les connotations "platoniciennes": c'est l'"exemple", le "type" ou le "modèle" derrière la "copie" ("antitype" ou "hypodigme", cf. 8,5; 9,23) ou l'"ombre" (cf. encore et toujours la "caverne" de La République).

Il peut avoir en grec ce sens péjoratif (déjà dans la Septante, aussi dans certains manuscrits de Matthieu 1,19, dont la variante habituellement retenue est la forme simple deigmatizô, comme en Colossiens 2,15, avec le sens général de "montrer", deiknumi etc.): châtiment exemplaire, dont le caractère d'exposition publique est déterminant.

Toutefois, en raison même du (médio-)"platonisme" du traité, de sa logique générale et du contexte rhétorique du passage, on peut soupçonner quelque chose de plus subtil ou de plus profond, qui ne se substitue pas mais s'ajoute au sens péjoratif ordinaire (faire un exemple, la croix infamante comme châtiment exemplaire, dissuasif, etc.): qui ne reconnaît pas en Jésus le "paradigme" absolu, le modèle unique du passage une fois pour toutes à l'éternel, le rabaisse au niveau d'un "exemple" parmi d'autres, indéfiniment réitérable dans le temps au gré des "fautes" et des "repentances", "exemple" aussi le plus infamant puisqu'il s'agit de la croix, non plus symbole unique du salut mais démonstration de honte au sens le plus misérablement répétitif.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 14:31

Narkissos a écrit:
Ce rapport à la "honte" peut d'ailleurs s'exprimer de façon tout à fait indépendante de la "mort" et de la "croix", par exemple dans l'évangile selon Thomas, en lien avec l'expérience originaire ou édénique de la "nudité" (cf. supra) :  
Thomas 37 a écrit:
Les disciples dirent: Quand te révéleras-tu à nous, et quand te verrons-nous ?
Jésus dit: Quand vous vous dévêtirez sans avoir honte, quand vous prendrez vos vêtements et les mettrez sous vos pieds pour les piétiner comme de petits enfants, alors vous verrez le fils du vivant et vous n'aurez pas peur.

TUNIQUES BLANCHES OU NUDITÉ RACHETÉE ? 

À partir du début du me  siècle jusqu'à la fin du IVe  siècle, les rites essentiels du baptême incluaient la dénudation totale des candidates et des candidats, souvent en présence les uns des autres, pour l'immersion baptismale. En témoignent les écrits des Pères, mais aussi la peinture des catacombes de la fin du Ier  siècle jusqu'au début du Ve  siècle", les bas-reliefs des sarcophages, les mosaïques des baptistères, tout cet art «doctrinal» et didactique ancien. Quoique les évangélistes ne mentionnent pas la nudité de Jésus lors de son baptême par Jean-Baptiste, l'iconographie chrétienne représente un Christ nu au baptême et, à sa suite, des néophytes baptisés nus. Lucien de Bruyne a démontré que l'iconographie baptismale postule deux éléments essentiels au baptême, le bain et le Saint-Esprit. Le premier était signifié sans exception par au moins un des deux éléments suivants : l'eau ou la nudité du néophyte. 

Ayant quitté leurs «vêtements de peau» , les néophytes étaient donc nus. Nudité sans honte. « Ô merveille ! », s'exclamait Cyrille de Jérusalem, « vous étiez nus sous les yeux de tous et vous n'en aviez point de honte». L'étonnant logion 37 de L'Evangile selon Thomas trouve dans le contexte baptismal syrien la seule explication satisfaisante : « Ses disciples dirent (à Jésus) : En quel jour te révéleras-tu à nous et en quel jour te verrons-nous ? Jésus dit : Lorsque vous serez dévêtus et que vous n'aurez pas honte, que vous prendrez vos vêtements, les mettrez sous vos pieds comme les petits enfants et que vous les piétinerez, alors [vous verrez] le fils de Celui qui est vivant et vous ne craindrez pas. » Jean Chrysostome, pour sa part, comparait les deux « nudités », celle du baptême avec celle du Paradis après la chute : « Nudité ici, nudité là. Là , cependant, on est dénudé après avoir péché, puisque péché il y eut ; ici, on est dénudé pour la liberté. Ceux-là furent jadis dévêtus de la gloire qui était la leur; ceux-ci, au contraire, se dépouillent maintenant du vieil homme. »

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1994-v50-n3-ltp2150/400871ar.pdf
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 15:51

Excellent article (que nous avions peut-être déjà lu, mais dans ce cas je l'ai relu avec plaisir parce que j'en avais beaucoup oublié).

A propos de l'évangile selon Thomas et de son rapport aux "Pères" (orthodoxes) d'une part, au "baptême" d'autre part, il faut rappeler que la tradition "gnostique" (dont Thomas relève au moins en partie) suit une trajectoire compliquée, à l'intérieur et à l'extérieur de "l'Eglise" (la "grande Eglise", proto-catholique et proto-orthodoxe, dès lors qu'une telle [id-]entité émerge, vers la fin du Ier siècle, par la fédération d'un certain nombre de proto-christianismes centripètes, dont certains étaient déjà de type proto-gnostique). La "gnose" peut vivre en bonne intelligence avec la doctrine et le rituel relativement exotériques de l'Eglise (en l'espèce le baptême), qu'elle se contente d'interpréter à sa manière (plus "ésotérique"; je dis "relativement" et "plus" parce que "l'Eglise" se comprend aussi, d'abord, comme "mystère" ésotérique, réservé aux initiés, dont les "mystères-sacrements" ne doivent pas être révélés aux "profanes", à ceux du "dehors"; mais plus l'Eglise grandit et finit par embrasser des familles et des populations entières, moins ses "sacrements" sont des "mystères", au sens sociologique de doctrine et de pratique secrètes). En revanche, une fois les "gnostiques" écartés de l'Eglise, ils se retrouvent devant un choix: ou bien se contenter de la "connaissance" en écartant tout rituel (posture anti-sacramentelle), ou bien reproduire dans leurs chapelles les "sacrements" de l'Eglise, ou bien en inventer d'autres, en partie similaires et/ou en partie "contraires". A partir de la diversité des textes "gnostiques" existants et de la critique des "gnostiques" par les Pères (qu'il faut naturellement prendre avec précaution), on ne peut que conjecturer sur la pratique correspondant à tel ou tel texte, ou à tel moment de la lecture de ce texte, dans ou hors "Eglise"; mais il n'est pas étonnant qu'il subsiste un air de famille entre un énoncé "gnostique" (quand même il ne supposerait aucun "sacrement", ou un tout autre "sacrement") et les "sacrements" ecclésiastiques.

En rapport avec le point précédent, il est clair que la "couverture" de la "nudité", aussi bien dans la pratique du baptême (aube ou maillot de bain) que dans les représentations du crucifié (caleçonné), modifie considérablement le symbolisme.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 16:46

Tout un passage du Siracide ( Siracide 41.16-42.8) oppose la honte du péché à la honte qui est un honneur (Siracide 4.21) : 

https://www.levangile.com/Dictionnaire-Biblique/Definition-Westphal-2413-Honte.htm


16 Je vais donc vous donner mon avis sur ce dont il faut avoir honte.
En effet, ce n'est pas bien d'entretenir n'importe quelle honte, et d'autre part, tout le monde n'a pas la même appréciation des choses.

17 Voici de quoi vous devez avoir honte : devant vos parents, de vivre en débauchés ;
devant les gens qui nous gouvernent, de mentir ;

18 devant des magistrats, de commettre un délit ; devant l'assemblée des fidèles, de vivre en marge de la loi de Dieu ;
devant un camarade ou un ami, de leur avoir fait du tort ; 

19 devant vos voisins, d'être des voleurs.
Ayez honte de rompre un serment ou un pacte, de tendre la main pour mendier votre pain ou de refuser ce que l'on vous demande,

20 ou de ne pas répondre à ceux qui vous saluent.
Vous devez aussi avoir honte de regarder une prostituée,

21 de vous désintéresser d'un compatriote ou de prendre à quelqu'un la part qui lui revient.
Ayez honte encore de dévisager la femme d'un autre,

22 de faire des avances à votre servante, plus encore, de vous approcher de son lit.
Ayez honte d'insulter vos amis ou de leur reprocher d'avoir ce que vous leur avez donné ;

1 de répéter ce que vous avez entendu et de dévoiler des secrets.
Ayez donc vraiment honte de ces choses-là, et tout le monde vous approuvera.
Voici des cas où il ne faut pas avoir honte ni se rendre coupable de parti pris :

2 N'aie pas honte d'être soumis à la Loi et au commandement du Très-Haut ; ni d'acquitter un païen s'il est innocent,

3 ni de tenir des comptes avec un ami ou un compagnon de route, ni de partager ton héritage avec d'autres ;

4 ni d'avoir une balance et des poids justes, ni de recueillir un profit, petit ou grand,

5 ou un bénéfice commercial.
N'aie pas honte non plus de corriger sévèrement tes enfants, ni de fouetter jusqu'au sang les côtes d'un mauvais domestique.

6 Si ta femme n'est pas sûre ou s'il y a chez toi trop de mains indiscrètes,
n'aie pas honte de mettre les choses sous clé.

7 Si tu confies de l'argent à quelqu'un, n'hésite pas à le compter, à le peser.
N'aie pas honte de noter par écrit ce que tu dois ou ce que l'on te doit.

8 N'aie pas honte de corriger le sot ou l'imbécile ou le vieillard accusé de débauche.
Tu montreras ainsi que tu es un homme vraiment bien éduqué, et tout le monde t'appréciera.
(Siracide 41.16-42.8)

21 Car il y a une honte qui conduit au péché,
une autre qui est gloire et grâce. (Siracide 4.21)
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 21 Mar 2022, 17:06

Belle trouvaille (du fait de mon "canon" initial, je n'ai jamais mémorisé les "deutérocanoniques" comme les "proto-"). En grec ce sont presque toujours des mots de la famille aiskhunô, sauf le tout premier (41,16a) qui est une variante de en-trepô (voir supra).

Ici encore la tentative de "catégoriser" la "honte" en "bonne" ou "mauvaise" (ou "légitime / illégitime", comme chez le pasteur baptiste cité supra 18.3.2022) se heurte à l'évidence qu'à rebours de son intention elle fait ressortir: la "honte", on l'éprouve si, quand et comme on l'éprouve, y compris dans des situations et des comportements jugés "légitimes", et la parer de toutes les "vertus" (gloire et grâce, doxa et kharis) n'y change rien. Le décalage des "morales", des époques et des cultures (p. ex. quant au traitement des femmes, des enfants ou des esclaves) ne rend que plus apparent à nos yeux ce qui est déjà implicite dans le texte: l'auteur a bel et bien "honte" de ce qu'il justifie.

J'ajouterais -- mais ça rejoint ce que je disais de sa non-correspondance avec la "culpabilité" -- que c'est son principal intérêt, à la honte, de pouvoir nous saisir au beau milieu d'un chemin balisé, d'un comportement "normal", de l'exercice d'un "droit" ou de l'accomplissement d'un "devoir" dans n'importe quel contexte social et moral: on estime avoir "raison" et on a "honte" quand même (je repense à l'expérience jéhoviste, bien sûr, mais ça peut se retrouver dans bien des domaines). C'est aussi ce qui rend significatives les dénégations de la "honte": chaque fois qu'on (Paul p. ex.) dit plus ou moins crânement "je n'ai pas honte de ceci ou de cela", on est à tout le moins effleuré par la "honte" (de ceci ou de cela précisément).

Au passage, le texte du Siracide illustre bien le caractère de "complexe psychosocial" de la "honte": on a honte de quelque chose ou de quelqu'un (y compris et toujours de "soi") devant quelqu'un ou quelque chose -- de "réel" ou d'"imaginaire", peu importe, il y va structurellement d'un "spectacle" et d'un "public". Comme dans le logion synoptique: on a honte du Christ ou de ses paroles "dans sa génération" ou "devant les gens", réciproquement le Fils de l'homme a honte du disciple honteux devant le Père ou les anges... Puisqu'on parlait ailleurs de Daniel 9 (peu éloigné dans le temps du Siracide), on peut noter les expressions des v. 7s: "honte de la ou des faces" (ou visages -- le terme hébreu ne fonctionne qu'au pluriel), bosheth ha-panim, aiskhunè tou prosôpou.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 22 Mar 2022, 15:48

Entre pudeur & impudeur

La symétrie entre honte et pudeur a été posée par la plupart des auteurs contemporains qui s’emploient à penser la honte. Dans le cadre d’une théorie analytique du traumatisme, S. Tisseron trace une limite très claire entre les deux notions :

Alors que le sentiment de pudeur prévient l'agression, la honte témoigne que les diverses protections qui lui ont été opposées ont échoué. Autrement dit, la pudeur repose sur un risque imaginé et anticipé alors que la honte est la trace d'un traumatisme réel. Soyons plus concis encore : la pudeur protège contre la catastrophe, la honte témoigne qu'elle a eu lieu.

Si la honte est la trace d’une blessure, la pudeur serait une protection contre toute blessure. Aujourd’hui les philosophes rejoignent les psychanalystes dans ce partage. Patrick Hochart propose cette définition de la pudeur :

Si […] la pudeur dérobe l’espace qu’elle sécrète à l’empire de tout pouvoir, ce n’est pas pour consacrer l’avare autarcie de quelque maîtrise de soi. À sa manière, dénuée d’ostentation, elle implique positivement l’affirmation singulière d’une sphère d’intimité ; mais cette assertion farouche ne prend pas la forme d’une revendication qui entende faire valoir un droit.

La pudeur serait un espace de liberté, qui ne retranche pas le sujet derrière des murs défendus de manière autarcique, et revient encore moins à une censure s’imposant de l’extérieur : se dérobant au pouvoir de l’autre, elle permet l’affirmation par le sujet de cette « sphère d’intimité » dont il a besoin pour se sentir pleinement sujet. Pourtant, ceux qui s’emploient aujourd’hui à définir la valeur éthique de la pudeur soulignent également la nécessité de faire une place à la honte :

Savoir se débrouiller avec la honte, la sienne et celle des autres, c’est justement être attentif à ce point de basculement où la honte cesse d’être le vertige de la mort pour devenir un appel à la vie. Dans la honte, nous nous sentons tragiquement seuls et démunis, mais cette tragédie est justement le fil ténu par lequel nous continuons à nous sentir humains.

Finalement, la honte aussi protégerait de l’obscénité : « Non seulement on n’en finit jamais avec elle, mais tout semble indiquer qu’il serait particulièrement dangereux d’en finir avec elle. » C’est peut‑être ce que J.‑P. Martin nous donne à entendre quand il remarque que, chez Genet, « la honte doit subsister, elle est même nécessaire — comme une retenue, une trace du passé jamais abolie » (p. 186). La honte ne peut jamais tout à fait devenir gloire à moins de devenir obscène. Finalement, faire une place indélébile à la honte, pour qui l’a vécue, relèverait d’une nécessité éthique. Mais est‑il seulement possible d’écrire un livre sur la honte qui soit pudique ?

https://www.fabula.org/revue/document10697.php
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 22 Mar 2022, 16:31

Très intéressant. Pour rappel, nous avons vu l'un des textes cités de Tisseron ci-dessus, 15.3.2022.

Parler (ou écrire) de la honte, comme d'un "thème", en général, ou de la sienne, singulière et inavouable par-delà tout aveu, c'est toujours une obscénité. Peut-être pas la même, et on pourrait alors se demander laquelle est la pire, avant de s'apercevoir que l'aveu le plus intime, le plus impudique ou le plus obscène, se dissimule encore dans la généralité et la communauté des mots, à commencer par "la honte", dont tous les locuteurs sont censés partager l'usage, le sens et donc l'"expérience". Dans Une passion (cf. supra 17.3.2022 et le lien), le personnage qui dit le mieux sa "honte" (liée dans ce cas à une humiliation et à une souffrance "injustes") et l'effet de la honte-en-général (réduire au silence) finit, fort logiquement, par se suicider -- mais jusque-là il écrit encore, notamment pour raconter sa dernière humiliation (on l'a battu, insulté, on lui a pissé dessus...).
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeVen 07 Juin 2024, 14:01

Je repensais à ce thème, qui me paraît décidément "névralgique", nodal sinon central (triangle connaissance-savoir-science-conscience / nudité / honte au coeur du récit de l'Eden, et au milieu du jardin), à partir d'une foule de choses disparates: ce qui me frappe c'est justement la multitude des "contraires", antonymes, contradictions, réfutations, démentis, négations, dénégations, qui se précipitent sur la honte nue et la nudité honteuse, honte de la nudité et nudité de la honte, pour la couvrir comme autant de cache-sexes ou de cache-misères, de vêtements ou d'habits rudimentaires ou somptueux. Il y a la gloire et son revers moins glorieux, l'opinion de l'apparence (doxa); la fierté dont on a beaucoup parlé à propos du kaukhaomai (etc.) paulinien, mais qui (dans cette traduction française) n'a rien perdu de son actualité: je voyais affiché un peu partout ces jours-ci un "mois des fiertés" LGBTQI++ (sans doute inspiré de la Gay Pride où la proximité phonétique de pride = fierté, orgueil, et parade n'est audible qu'aux anglophones): l'impératif universel, et néanmoins particulariste, ce serait d'être inconditionnellement fier de soi, de son propre, de son identité, de son caractère, des siens, de sa famille, de son pays, de son histoire, de sa civilisation ou de sa barbarie, de sa culture ou de son inculture, de sa religion ou de son irréligion, de ses semblables, de sa communauté en tout genre, de sa race, de son sexe de naissance ou d'élection, de sa sexualité ou de son absence de sexualité, de sa santé ou de sa maladie, de son infirmité, de sa taille, de son poids, de sa force ou de sa faiblesse, de sa richesse ou de sa pauvreté. Et parallèlement à cela le jeu politique, médiatique, la lutte des classes sociales ou sociétales consiste d'autant plus à faire honte: au riche, au fort, au raciste, au sexiste, à l'exploiteur, à l'agresseur, à l'oppresseur, par retour de ressentiment des victimes. Fier d'être victime, ce serait peut-être le fond ou nadir du "ressentiment" nietzschéen, qui n'en exprimerait pourtant pas moins la "volonté de puissance" de la victime. On pourrait en dire à peu près autant de l'"honneur" qui s'oppose en français à la honte autour du vieux verbe honnir, bien qu'en réalité tout ce vocabulaire se regroupe par hasard à partir d'étymologies latines ou germaniques différentes; et en oubliant au fil du temps ses traditions, aristocratiques puis bourgeoises: l'honnête homme n'était pas n'importe qui, mais n'importe qui peut être aujourd'hui sommé de "déclarer sur l'honneur", même s'il n'a aucun "honneur" à y perdre, chose aussi absurde que le "serment" sans "dieu" ou sans "foi". Ou encore de la "dignité" qui a subi un parcours semblable pour devenir "dignité humaine", essentielle et inaliénable, inséparable en principe de tout individu "humain" (même s'il a menti sur l'honneur, s'il s'est parjuré, s'il a commis les crimes les plus abominables, il n'en perdra pas sa "dignité humaine") -- quand j'entends le mot "dignité" je ne sors pas mon revolver, d'ailleurs je n'en ai pas, mais je pense plutôt à un félin qu'à un homme, allez savoir pourquoi. D'un animal l'autre, du coq à l'âne ou le contraire, je me souviens que ma génération plaisantait sur le symbole national, le coq gaulois toujours prêt à chanter triomphalement sur un tas de fumier.

Par rapport à ce trait quasi universel de l'humanité et de ses cultures, y compris chrétiennes et post-chrétiennes -- cacher sa honte sous un luxe bariolé de contraires, ce qui n'est d'ailleurs peut-être qu'une traduction de la richesse des formes, des couleurs, des parfums et des sons de la "vie" autour de la sexualité animale ou végétale -- la "croix" ne peut jamais perdre sa pertinence subversive, à condition qu'on la ramène à sa connotation honteuse. Mais une culture de la honte resterait à inventer, si ce n'était pas une contradiction dans les termes, condamnée d'avance, non viable, mort-née.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 12:48

Citation :
Et parallèlement à cela le jeu politique, médiatique, la lutte des classes sociales ou sociétales consiste d'autant plus à faire honte: au riche, au fort, au raciste, au sexiste, à l'exploiteur, à l'agresseur, à l'oppresseur, par retour de ressentiment des victimes. Fier d'être victime, ce serait peut-être le fond ou nadir du "ressentiment" nietzschéen, qui n'en exprimerait pourtant pas moins la "volonté de puissance" de la victime. On pourrait en dire à peu près autant de l'honneur qui s'oppose en français à la honte autour du vieux verbe honnir, bien qu'en réalité tout ce vocabulaire se regroupe par hasard à partir d'étymologies latines ou germaniques différentes; et en oubliant au fil du temps ses traditions, aristocratiques puis bourgeoises: l'honnête homme n'était pas n'importe qui, mais n'importe qui peut être aujourd'hui sommé de "déclarer sur l'honneur", même s'il n'a aucun "honneur" à y perdre, chose aussi absurde que le "serment" sans "dieu" ou sans "foi". 


Le retour en force de la morale du ressentiment

La faculté d’oubli

Quels seraient les principaux agents de cette morale ? Le ressentiment et la défaillance de la faculté d’oubli.

Le ressentiment, ou « la rancune des faibles », c’est le sentiment de celui qui souffre à cause des autres. « C’est bien la faute à quelqu’un si je vais mal » (Généalogie de la morale). Cette sorte de raisonnement est propre à tous les offensés maladifs, aux « micro-agressés », dirait-on maintenant. Le ressentiment est une forme de vengeance qui risque de se retourner contre soi-même, de se traîner en « mal chronique comme un empoisonnement du corps et de l’âme » (Humain, trop humain). C’est d’une profonde tristesse. Le seul pouvoir du ressentiment, c’est celui de la dépréciation. Le bonheur n’est pas vu comme une joie, mais plutôt comme une passive médiocrité, et le malheur, lui, il vient des autres. Le ressentiment est d’un tel sérieux que l’humour est impossible. « L’homme de ressentiment », victime de la faute des autres, a besoin que les autres soient méchants pour pouvoir se sentir bon. L’agneau reproche à l’oiseau de proie de l’attaquer… Non seulement l’oiseau de proie est-il coupable d’être un oiseau de proie, mais l’agneau devient méritant d’être simplement un agneau fragile et de ne pas agir comme son prédateur. Mauvaise conscience et culpabilité. Certitude de mauvaise foi. « Ce n’est pas parce qu’on a souffert qu’on a raison. Ou qu’on doit faire souffrir les autres. Il ne faut pas placer la douleur au cœur de la rédemption », disait récemment Dany Laferrière.

Cette attitude victimaire découle aussi d’une défaillance de la faculté d’oubli. La personne saine et active oublie : la vie, même pénible, est assimilée, digérée, oubliée. Résilience. L’oubli permet de passer à autre chose plutôt qu’à la réaction ; l’oubli permet de passer à l’action, à la réparation, à la création, au renouvellement, à la rédemption. Avec le ressentiment et la défaillance de la faculté d’oubli, la mauvaise conscience qui s’ensuit devient une sorte de blocage : la faculté d’oubli ne fonctionnant plus, on tombe dans les traces mnésiques où la dyspepsie (la difficulté de digestion) se fait sentir telle une obsession. Nietzsche dit : « La mauvaise conscience est une digestion qui n’en finit pas. » Un peu comme si l’on ne réagissait qu’aux automatismes imprégnés en soi, ou comme si l’on ne réagissait qu’au conditionnement reçu sans pouvoir s’en libérer. Stigmatisation. Dans le ressentiment, on reste coincé dans sa mauvaise conscience ; on rumine son venin de vengeance tel un esclave réprimé qui n’oublie pas. Alors que l’homme, maître de lui-même, use de sa faculté d’oublier pour garder intacte sa puissance d’agir. Sa puissance de créer. Le faible, tel un névrosé, reste coincé dans son passé, le fort, tel un artiste (écrivain, comédien ou humoriste), saute dans son devenir. L’oubli est le remède pour que les dommages passés ne continuent pas à empoisonner le présent et à contaminer le futur. « Nous sommes tellement tributaires d’une culture de la commémoration, du “devoir de mémoire”, de la croyance en la vertu curative du ressouvenir, que l’amnésie volontaire nous semble nécessairement un trait de faiblesse », écrit Balthasar Thomass dans S’affirmer avec Nietzsche.

La réparation du passé ne se mendie pas. La vie est tragique, on ne s’en sort pas indemne. Mais elle n’empêche ni l’humour ni la joie. Adieu, le discours victimaire ! Cessons de nous voir comme des victimes ! Nietzsche a vécu profondément et amoureusement cette tragédie : « Bâtissez vos maisons au bord du Vésuve », crie-t-il aux philosophes pour les aiguillonner vers une conscience plus haute de la destinée. N’oublions pas qu’« il y a autant de sagesse dans la douleur que dans le plaisir ». Et qu’« il faut porter du chaos en soi pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante », croyait Nietzsche.

https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de/591578/devoir-de-philo-le-retour-en-force-de-la-morale-du-ressentiment#:~:text=Avec%20le%20ressentiment%20et%20la,fait%20sentir%20telle%20une%20obsession.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 13:29

Pour un article de journal "grand public", c'est excellent.

Le pire, en ce qui concerne notre "thème", c'est que la victimisation qui tend à faire honte (aux coupables, aux bourreaux réels ou supposés, aux complices, aux spectateurs, aux indifférents) ne parvient pas pour autant à éviter ou à cacher sa propre honte, bien au contraire -- car on a aussi honte de faire honte, et en plus d'un sens de cette expression. Je disais "fier d'être victime", mais quel que soit l'artifice moral, social ou médiatique dont on l'entoure la honte ne disparaît pas de se retourner dans tous les sens et de se rejeter sur autrui, sur Dieu ou sur le monde entier, elle se démultiplie.

Tôt ou tard il faudrait se résoudre à porter, assumer, voire afficher ou exhiber, sa "honte" comme sa "croix", ce qui pour le coup ne paraîtrait plus du tout nietzschéen... non pas comme une énième astuce pour s'en débarrasser par une pirouette ou un tour de passe-passe, mais peut-être avec l'effet minimal d'en arrêter ou d'en limiter la prolifération spéculaire, fantasmatique et exponentielle: ne plus avoir honte d'avoir honte, ce serait un bon début, si la honte n'était pas essentiellement la co(-i)mplication d'un jeu de miroirs et d'illusions potentiellement infini (cf. le début de ce fil, de l'épître aux Hébreux à Solaris).
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 14:23

Citation :
Tôt ou tard il faudrait se résoudre à porter, assumer, voire exhiber, sa "honte" comme sa "croix", ce qui pour le coup ne serait plus du tout nietzschéen... mais peut-être un moyen d'en neutraliser la démultiplication spéculaire, fantasmatique et exponentielle: ne plus avoir honte d'avoir honte (cf. le début de ce fil, de l'épître aux Hébreux à Solaris).

Quel programme ambitieux ... Mais l'origine problématique de la honte n'est-il pas d'être sous le regard de l'autre ???

Être capable d'exhiber sa "honte", n'est-ce pas déjà, ne plus avoir honte ???



Le regard de l’Autre et son impact sur notre existence : notre honte face au regard de l’Autre
Estéban Riffaud

Ainsi, le sentiment de la honte, cher à Sartre, est honte de soi devant Autrui car un « Pour-soi » solitaire ne pourrait éprouver un tel sentiment. De plus, nous ne pouvons jamais, y compris dans la « réflexion impure », nous appréhender comme objet au sens d'un être qui est ce qu'il est. Ainsi, quel est le résultat sur notre être face au regard moqueur si ce n’est pas un sentiment de honte. Une semblable objectivation suppose nécessairement une « autre conscience », un « autre Pour-soi » se temporalisant. Ainsi, il suffit qu'Autrui nous regarde semble-t-il pour que nous soyons ce que nous sommes. C'est à la perception, au regard d'autrui, pour autrui, que nous sommes amoureux, désirant, généreux ou médisant[4]. Ainsi, de deux choses l'une, soit Autrui nous regarde et, ce faisant, il nous constitue comme objet, notre transcendance devient alors une transcendance constatée ou une « transcendance transcendée ». Soit, nous regardons Autrui et celui-ci subit à son tour une dégradation de son être. Sa liberté devient alors une liberté en soi ou liberté objectivée. Telle est nous le remarquons bien, la racine des multiples formes que prennent les relations concrètes entres les consciences animées du même désir d'être, et que Sartre illustre avec brio avec sa célèbre réplique de Garcin dans Huis Clos :

« Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… [il se tourne brusquement.] Ha ! Vous n'êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. [Il rit.] Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres[5]. »

Toute la question en effet, est de savoir s'il n'est pas possible d'échapper à cette infernale aliénation et d'établir avec autrui d'autres relations, par-delà la lutte des consciences et les conflits. Comprendre l'altérité ce n'est pas se mettre à la place de l'Autre, mais c'est entreprendre une compréhension de cet Autre en tant qu'Autre. Pour ce faire, analysons dans un premier temps cette objectivation de soi par l'Autre et de l'Autre par soi par le regard. Nous avons vu plus haut qu'Autrui était une médiation. En effet, par l'apparition d'Autrui dans le sentiment de la honte, nous sommes en mesure de porter un jugement sur nous-mêmes comme sur un objet, puisque c'est ainsi que nous apparaissons à lui. Mais pourtant cet objet que nous sommes, apparu à Autrui, ne semble pas nous affecter[6]. Même si nous reconnaissons que nous sommes comme Autrui nous voit, il ne s'agit nullement d'une comparaison entre ce que nous sommes pour nous, et ce que nous sommes pour Autrui. Cette comparaison ne peut se trouver en nous, car « la honte est un frisson immédiat qui me parcourt de la tête aux pieds sans aucune préparation discursive[7] », nous dit Sartre. En effet, ce type de comparaison est impossible, nous ne pouvons mettre en rapport ce que nous sommes dans notre immédiate présence à soi, et cet « être injustifiable » et étranger, que nous sommes pour Autrui au travers de son regard et de son regard « moqueur » de surcroît[8].

Nous percevons bien ici, que la honte est honte de soi devant quelqu'un, ce qui implique que nous ayons besoin d'Autrui pour saisir entièrement toutes les structures de notre être. Le Pour-soi renvoie au Pour-autrui, notre présence à soi nous renvoie à notre présence à Autrui, et si donc nous voulons saisir dans sa totalité la relation d'être de l'homme avec Autrui, nous devons tenter de répondre à cette question : quelle est la structure du rapport entre notre être et l'être d'Autrui ? Que peut-il y avoir de plus troublant que le regard de l'Autre ? Une personne que nous ne connaissons pas nous dévisage en un regard et notre être tremble dans son entièreté. Il y a semble-t-il un phénomène captivant dans la perception visuelle de soi par Autrui, car en effet nous nous sentons regardés. Il y a effectivement semble-t-il une présence qui nous regarde, qui pose sur notre existence un poids d'une densité incroyable. Cette densité nous « saute » au visage et, de proche en proche, pénètre au plus profond de notre intériorité : nous nous sentons comme nu, sans aucune défense face à cette intrusion du regard de l'Autre. Qu'il soit expressif ou non, le regard d'Autrui nous amène à penser que nous sommes en présence de « quelque chose » qui nous échappe. Comment appréhender cette présence qui n'est pas la nôtre ? Dès l'instant où nous portons notre attention sur le monde nous y trouvons des objets. Certes ces objets se donnent dans des modalités toutes différentes, mais somme toute, ils restent dans un rapport similaire avec le Pour-soi que nous sommes. En définitive, pour que notre compréhension d'Autrui ne soit plus seulement objectale, il faut que son objectité ne renvoie pas à un être hors de notre atteinte, mais bien plus à une liaison fondamentale où il se donne autrement que par la seule connaissance que nous en prenons. Pour comprendre ceci, il nous faut interroger Autrui dans le champ de la réalité humaine c'est-à-dire dans le champ de notre perception. Dans la vision que nous avons de l'Autre, nous voyons à la fois un objet et un homme. De fait, nous voyons un objet particulier et nous le caractérisons, nous lui donnons la qualité d'être « Homme ».

https://u-bourgogne.hal.science/hal-02058955/document
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 10 Juin 2024, 15:04

Tu as raison, c'était (trop) ambitieux...: tu remarqueras qu'entre ta première citation (prélevée plus tôt sur mon post précédent) et ma formulation définitive (désormais) j'ai un peu nuancé; mais en fait la honte est inextricable, on ne peut que s'y empêtrer ou s'y enliser. Et parfois en sortir, partiellement et provisoirement, mais sans savoir comment.

Le commentaire "mono-sartrien" d'E. Riffaud est d'autant plus intéressant que sa référence unique paraît aujourd'hui bien lointaine. Il me fait penser, pour ma part, aux analyses de Levinas qui à partir d'une autre lecture de Heidegger ont beaucoup affiné celles de Sartre sur ce point, en distinguant notamment 1) "le visage d'Autrui" comme vis-à-vis toujours unique dont et devant qui je suis originairement, archi-initialement responsable, avant toute constitution de "sujet" ou d'"objet" et toute décision "existentielle", et 2) le tiers, en plus et en trop par rapport au vis-à-vis à deux mais toujours déjà là, lui aussi, supplément ou excédent potentiellement infini -- ce qui paraît rétrospectivement très pertinent à la lecture de Huis clos où le nombre trois n'est pas là par hasard, mais en fait le tiers est en nombre infini, à partir du troisième il ne s'arrête plus, il devient millions et milliards. Tout cela est évidemment essentiel à la honte, car on n'a pas honte, on ne fait pas honte, sans convoquer implicitement, ne serait-ce qu'en levant les yeux au ciel, un "public" infini de témoins réels et imaginaires devant qui ou quoi on a ou fait honte. Ce qui complique infiniment la notion même d'une "conscience" ou d'un "for intérieur", comme son nom l'indique -- for > forum > fors = hors, dehors "forensique" du tribunal et de son public, de la place publique ou de la porte de la ville, où se décident l'inclusion et l'exclusion, le monde et l'immonde, l'innocence ou la culpabilité, le pur et l'impur, la honte et tous ses "contraires": du dehors même dedans, foule innombrable au secret d'une "con-science", qui n'en finit pas de se refléter et de se répéter, en miroir ou en écho, d'une scène à l'autre.

"Porter sa honte", ns' klym(tw) etc., c'est notamment une expression d'Ezéchiel, bien connu par ailleurs pour ses traits "pornographiques" et "scatologiques": 16,52ss; 32,24s.30; 34,29; 36,6s; 39,26; 44,13. Mais la "honte" dans l'AT c'est aussi ce dont on se couvre ou dont on est couvert, comme d'un vêtement ou d'un voile -- comme de ses "contraires", de ce qui vient couvrir, cacher ou dissimuler la honte... cf. Jérémie 3,25; 51,51; Ezéchiel 7,18; Psaume 44,16; 69,8; 71,13; 89,46 etc.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 11 Juin 2024, 11:24

Précis katéchontique : la honte comme sentiment politique
Panagiotis Christias

En 1935, Emmanuel Levinas écrivait :

Ce qui apparaît dans la honte c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est patente à notre être, elle est son intimité ultime. Et celle de notre corps n’est pas la nudité d’une chose matérielle antithèse de l’esprit, mais la nudité de notre être total dans toute sa plénitude et solidité, de son expression la plus brutale dont on ne saurait ne pas prendre acte. [...] C’est notre intimité, c’est-à-dire notre présence à nous-mêmes qui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant mais la totalité de notre existence. [...] Ce que la honte découvre, c’est l’être qui se découvre.
(Levinas, 1982, pp. 116-117)

1 – Du mythe à la philosophie

Dans ce dialogue de jeunesse (322a-d), Protagoras associe la honte (αἰδώς) à la rétribution (δίκη). La finalité du don de Zeus aux hommes est claire : les hommes vivaient dispersés sans être en condition de fonder des cités (322b3), ce qui aboutissait à une extermination du genre humain, incapable de se défendre car dans l’ignorance de l’art de la guerre, qui est une partie de l’art politique. Pour remédier à ce manque et à cette ignorance, Zeus envoie Épiméthée distribuer à chaque individu humain l’aidôs et la dikè (322c), et le transformer ainsi de simple individu du genre humain en citoyen, petite partie d’ensembles plus grands que sont les cités. Ce cadeau est alors, en quelque sorte, la conscience enracinée dans le thumos que chaque individu est une partie d’une unité plus grande qui le dépasse et dont il dépend. C’est cette dépendance qui prend ensuite les couleurs de la crainte, de l’honneur et de la colère. Ces sentiments primitifs sont la traduction thymique de la honte et la rétribution, qui instaurent, dans un premier temps, l’interdépendance et, à la fin d’un long parcours du genre humain, la solidarité civique et politique. Il faut donc abandonner les considérations de l’être seul pour revêtir celles de l’être ensemble : voilà ce à quoi nous oblige le don de Zeus. Dans son commentaire de ce passage, Fréderique Ildefonse écrit :

Aidôs et dikê apparaissent comme les deux seuls freins qui puissent arrêter les passions humaines ; si elles disparaissent, celles-ci pourront se déchaîner sans limite. À ce titre le don de Zeus, dans le mythe de Protagoras, rétablit l’aidôs et la dikê parmi les hommes, qui sont les conditions affectives et sociales de la solidarité civique et politique parce qu’elles apparaissent comme les garde-fous qui préservent de tout débordement passionnel – ce que vient confirmer l’énoncé de la loi que Zeus demande à Hermès d’instaurer en son nom : « Qu’on mette à mort, comme un fléau dans la cité, l’homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la Justice ».
[322d]

Une fois la distribution finie, Zeus ordonne à Hermès de procéder à l’institution de la peine de mort comme fondement de la loi. La peine de mort n’est pas ici la rétribution ou la punition pure et simple : elle est le fait même de se mettre hors communauté en ne participant pas de la passion de l’aidôs, de ne pas ressentir de honte. Le lien entre la honte et la loi qui sert de prélude à la loi est le hors communauté auquel condamne toute attitude dévergondée.

Zeus, dans le mythe de Protagoras, donnerait aux hommes l’aidôs et la dikê à la place de la loi. Or donner la loi n’eût en rien changé la situation des hommes : il fallait leur donner le rapport à la loi, et un certain rapport positif et affectif à l’égard de la loi. Pour que la loi soit respectée, il fallait qu’en tout homme, quelque chose vînt fonder ce respect de la loi.

Le « rapport à la loi », le « respect » de la loi est le rapport à la communauté, qui inspire une certaine attitude craintive vis-à-vis de la loi et de la communauté. L’aidôs est une peur primitive qui n’implique ni la justice institutionnelle ni le tribunal de la raison : elle est le sentiment d’être en communauté politique, la passion politique primitive. En effet, c’est grâce à Socrate et à Platon que la philosophie réussira à tirer l’aidôs vers la conscience morale par l’intermédiaire de l’elenchos, de la réfutation dialectique, et la transformation que ce processus entraîne à la définition de la chose politique. De plusieurs points de vue, la conscience morale est l’équivalent intellectuel de l’aidôs thymique auquel on arrive par la médiation de la raison et la mise en œuvre du processus de réfutation dans la cité sous la forme de l’examen philosophique des actions des citoyens. L’action philosophique dans la cité tente alors sinon de substituer la raison à la vergogne craintive, au moins de mélanger l’intellect au thumos pour privilégier l’élément divin qu’est la raison.

*****

C’est cet état de choses qui incite Calliclès à être en accord avec lui-même et, sans gêne aucune, à énoncer et à défendre ses positions avec les arguments les plus aboutis qu’il puisse inventer. Même si pour cela il doit abandonner toute décence et toute honte et défendre des positions qui ne sont pas acceptables dans une société humaine : « Donc, bien sûr, si l’on a honte, si l’on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire » (482e6-483a2). Contrairement donc à ses prédécesseurs, il ne fera aucune concession, il luttera jusqu’au bout. Et c’est là justement le triomphe de Socrate : il vaincra l’ennemi le plus fort à son moment le plus fort. Ce fait contribue à sa renommée et accroît son autorité publique. Car il faut savoir que ce qui se dit entre Socrate et ses interlocuteurs se répète et parvient aux oreilles du plus humble des Athéniens tout comme à celles des enfants. C’est peut-être la raison pour laquelle Platon commence ses dialogues par une introduction où quelqu’un demande à un ami de lui réciter ce qui arriva dans telle ou telle rencontre entre Socrate et ses amis – et ennemis. Battre l’argument le plus fort en en faisant le plus faible, n’était-ce pas justement l’accusation du tribunal d’Athènes contre Socrate ? Or, dans le Gorgias, Calliclès, en surmontant la honte qui accompagne le fait d’énoncer la véritable intention de l’amant vulgaire, se retrouve tout nu face à Socrate pour défendre une position connue : « Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste » (483d5-6). Il s’agit d’ailleurs de la même position que celle de Thrasymaque dans le premier livre de la République : le juste, c’est le droit du plus fort. L’argumentation de Calliclès, comme chacun sait, sera l’argumentation préférée de Nietzsche : il oppose nature et loi (482e-483a), en mettant en avant le fait que la loi, c’est la loi du moins fort (483b4-c5), du faible, pour opprimer la nature du fort : « Car ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont inférieurs » (483c5-6). Jusque-là l’argument peut encore se défendre. L’aimé, d’une certaine manière, acquiesce à l’autorité et à la suprématie de l’amant, tel est l’ordre de la nature.

https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2017-1-page-11.htm
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 11 Juin 2024, 12:17

Excellente étude -- que je goûte d'autant mieux que j'ai finalement pris le temps de lire, ces dernières années, quelques dialogues de Platon dont je n'avais vraiment lu, jusque-là, que de trop rares passages. Mieux vaut tard que jamais, et quelquefois que tôt, car je ne les aurais probablement pas appréciés autant auparavant.

Inutile de préciser que l'aspect "politique" de la chose est d'une "actualité" brûlante, toujours, partout, ici, maintenant.

Pour rappel et pour favoriser la lecture de l'article de Christias (qui comme son nom l'indique est hellénophone), kat-ekhô, d'où "katéchontique", signifie "re-tenir", comme dans 2 Thessaloniciens 2, ce/celui qui retient (katekhon/ôn). Quant à elegkhos (à prononcer elenkhos, si on tient à le prononcer), c'est l'opération rhétorique, commune à la philosophie, à la sagesse populaire ou au sophisme, à la politique, au tribunal ou au journalisme, qui consiste à révéler, dévoiler, démontrer, prouver, manifester, faire apparaître, mettre au jour, bref "convaincre quelqu'un de quelque chose", y compris d'une faute, d'une erreur, d'un péché, d'une injustice, ce qui ne va jamais sans honte. Revoir le texte d'Ephésiens 5 dont on parlait ce matin même, où elegkhô (v. 11, 13) joue avec la honte, les ténèbres et la lumière, au propre, au sale ou au figuré...

Sans rapport direct avec ce qui précède, je repensais à l'oxymore d'Actes 5,41, "être jugé digne(s) (kat-axioô) d'être déshonoré(s, a-timazô) pour le nom"... Formellement c'est le contraire, avec d'autres jeux de "contraires", de celui d'Hébreux 12, "mépriser la honte", mais ça revient au même: comme tout ce qui s'approche de la honte, fût-ce pour s'y opposer, s'y empêtre. Cf. aussi au chapitre précédent de l'épître aux Hébreux, 11,16.38: Dieu n'a pas honte d'être le Dieu de ceux dont le monde n'est pas digne...
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeVen 14 Juin 2024, 12:45

Alievtina Hervy
Le corps de la honte

1. Visibilité et reconnaissance : le regard d’autrui

Cette dimension profondément mystérieuse du corps, décrite comme la « force énigmatique » de la nature en nous, Fink la célèbre en la rapprochant de la poésie. La poésie n’explique pas ; elle préserve le mystère tout en le dévoilant. Sur un tout autre mode, Sartre nous renvoie aussi à la dimension mystérieuse du corps, lorsqu’il s’interroge sur la vulnérabilité profonde de l’être-vu dans l’expérience du regard. Dans la troisième section de L’Être et le Néant, Sartre présente généralement le phénomène de la honte en le rapportant à une structure ontologique du pour-soi à part entière. Dans celle-ci, le pour-soi découvre un être qui est son être sans être pour-soi. Il écrit :

Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte4.

L’expérience de la honte que décrit Sartre dans ce passage apparaît indissociable de sa structure sociale, ou en tout cas intersubjective, dans la mesure où l’on ne peut avoir honte que devant quelqu’un. Le geste évoqué par Sartre a beau être déplacé, si l’individu qui l’accomplit est seul dans la pièce, s’il est assuré de pouvoir l’être, il ne vivra probablement pas l’effectuation de ce geste sur le mode de la honte. La honte est étroitement liée au phénomène de la visibilité ; elle révèle la structure ontologique de l’être pour autrui. Toutefois, il semble également que la dimension sociale de la honte dépasse le seul fait de la présence physique d’autrui.

La présence d’autrui signale en effet quelque chose de plus que Sartre thématise sous le terme de « reconnaissance ». Il écrit ceci : « La honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit »5. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre ce terme, la reconnaissance qui a lieu ne procède pas d’une opération réflexive. Cette reconnaissance se caractérise par son immédiateté ; elle apparaît comme une épreuve aussi surprenante qu’évidente. Cette remarque est importante car elle indique que le phénomène de la honte est intrinsèquement lié à l’intimité, à la corporéité, sans détour préalable par le spirituel. Dans cette perspective, si l’idée d’une reconnaissance immédiate, d’une reconnaissance sur-le-champ peut sembler paradoxale, l’usage du terme reconnaissance permet de manifester que l’expérience de la honte s’accompagne d’une certaine violence, ne serait-ce que par son caractère brutal. Sartre insiste bien sur cet aspect lorsqu’il indique que si j’apparais, dans la honte, comme objet sous le regard d’autrui, cet objet

n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas, mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles6.

En d’autres termes, l’expérience de la honte est la découverte de mon intimité exposée et révélée dans et par la présence d’autrui. Et c’est dans mon corps que j’éprouve cette intimité dévoilée dans le mouvement même où mon corps pour moi devient corps pour autrui.

D’une part, la reconnaissance telle qu’elle se déploie dans la honte renvoie à la découverte de la vulnérabilité essentielle de mon être en tant que mon corps est toujours potentiellement un corps pour autrui. Plus précisément, ce corps que je suis, parce que je ne peux que le vivre sur le mode du pour-soi, m’échappe ; il est « le point de vue sur lequel je ne puis plus prendre de point de vue »7. Si je suis atteint jusqu’aux moelles dans la honte, c’est qu’autrui me révèle à moi-même un point de vue qui m’échappe absolument. Qui plus est, c’est la découverte d’un point de vue que je ne peux seulement vivre et ressentir qu’à l’occasion du regard d’autrui. La vulnérabilité foncière de mon être visible pour autrui se donne avant tout comme l’expérience d’une nudité originaire. Pour reprendre le mot d’Agamben, je me vis comme tout à coup « exproprié »8 d’un point de vue qui me manque radicalement, mais qui se donne à vivre — et c’est loin d’être un détail — de « l’intérieur ». La reconnaissance qui a lieu est celle de l’épreuve douloureuse que seul autrui constitue « le médiateur indispensable entre moi et moi-même »9. Aussi, avant d’être l’image de quelque chose, avant que de porter la signification d’un geste vulgaire, la honte que je ressens est avant tout honte d’avoir été vu. Comme l’analyse parfaitement Sartre dans le cadre de l’embarras, je peux chercher tant bien que mal à maîtriser mon corps pour autrui ; cependant, je ne peux jamais l’atteindre : « C’est au contraire parce qu’il n’est jamais là, parce qu’il demeure insaisissable, qu’il peut être gênant »10. À notre sens, cette dimension mystérieuse du corps peut être rapprochée du corps utopique que Foucault décrit sur un mode phénoménologique dans une conférence du même nom en 1966. Le corps utopique rend compte en effet de ce paradoxe saisi par Sartre dans L’Être et le Néant : c’est justement parce que le corps est lieu absolu — je ne peux pas m’en défaire, comme le dit Foucault, je ne peux m’en aller et le laisser derrière moi — qu’il m’échappe de toutes parts. Seules l’expérience du corps pour autrui (Sartre) et celle du miroir (pour Foucault) semblent pouvoir le localiser, le spatialiser, sans pour autant jamais épuiser les pans entiers de visibilité et d’invisibilité du corps.

https://popups.uliege.be/1782-2041/index.php?id=939
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeVen 14 Juin 2024, 14:48

Merci, beaucoup, pour cet article remarquable, qui me touche par tant de côtés que je ne sais pas par où commencer. Peut-être par l'anecdotique: dans sa partie sociologique (Brossat) il m'a rappelé un dialogue de sourds avec des hauts-fonctionnaires de "Pôle-emploi" (ex-ANPE qui a encore changé de nom depuis), à qui j'essayais d'expliquer ce que je voyais de pervers dans leur traitement des "chômeurs" en "clients" plutôt qu'en "usagers" (d'un "service public" de surcroît soumis à une "économie privée"), où l'effet de "dignité" (le client est roi) renforçait la honte et la mettait en abyme... C'était un entretien d'embauche, autant dire que je n'ai pas été retenu (bien qu'un au moins des examinateurs m'ait parfaitement compris...). D'autre part il me donne fort envie de découvrir ce texte de Foucault (Le corps utopique) que je n'ai pas lu.

Avec mes lunettes "bibliques", il me confirme surtout à quel point le récit de l'Eden est génial: du rapport connaissance-regard-corps-nudité-cachette-secret tout est dit, et à vrai dire la rédaction de la Genèse qui juxtapose les deux récits ne fait qu'approfondir le problème, ou l'aporie spéculaire: "Dieu" se voyant enfin dans son "image" visible, visible de tous autant que de lui-même, ne peut plus qu'aller se cacher, ou se coucher... Ici aussi la honte rejaillit, comme on dit, de l'un sur l'autre, d'autant que c'est le même, et que dans un jeu de miroirs on ne sait jamais où ça commence ni où ça finit.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeVen 14 Juin 2024, 15:29

Honte et pauvreté
Shame and poverty
Vincent de Gaulejac

Du pauvre au «pauvre type»

H. Miller raconte, dans Tropique du Cancer, comment, alors qu'il est sans ressources, il cherche asile et réconfort chez plusieurs nantis qui le mettent à la porte. En évoquant cette période de pauvreté, il ajoute :

«Je pensais à toutes les choses que j'aurais pu dire ou faire, que je n'avais ni dites ni faites, dans ces moments amers et humiliants où demander une croûte de pain, c'est se faire moins qu'un ver. L'estomac creux et la tête bien à moi, je pouvais encore sentir la douleur cuisante de ces insultes et de ces injures d'autrefois» (1972, 368).

La misère et la faim laissent d'abord des traces physiques. Mais le manque physique peut être comblé par la nourriture et l'argent. Par contre, l'humiliation et la haine, elles, ne passent pas. Elles sont à tout jamais gravées dans le psychique. 

L'humiliation peut provoquer la haine. Elle peut aussi engendrer le silence, la passivité, le repli sur soi. L'agressivité se retourne alors contre soi dans le sentiment d'«être moins qu'un ver».

«Le malheureux tombe au-dessous de toute classe. Il n'est ni pathétique ni pitoyable, il est ridicule, il inspire dégoût, mépris, et il est pour les autres l'horreur qu'il est pour lui-même» (Blanchot, 1954, 174).

 Lorsque l'image négative est socialement partagée par tous les autres, lorsque le mépris est collectif, c'est le pauvre lui-même qui justifie sa propre misère par le fait qu'il est lui-même «mauvais» et pas digne d'être traité autrement. C'est dans ce retournement contre soi des effets de la misère que la pauvreté devient une question de santé mentale.

On est ici au carrefour de deux phénomènes qui se conjugent :

- Un processus de projection par lequel une image sociale négative et invalidante est projetée sur le pauvre.

- Un processus d'introjection par lequel le pauvre tend à intérioriser l'image qui lui est renvoyée et à retourner contre lui-même la révolte que sa situation entraîne.

Le pauvre est perçu comme un «pauvre type» et il est porté à se voir ainsi.

https://www.erudit.org/fr/revues/smq/1989-v14-n2-smq1231/031522ar.pdf
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeVen 14 Juin 2024, 16:11

A qualité comparable, on saute de près de trente ans en arrière (ou en avant: 2017 -> 1989) et dans un texte moins "philosophique" et plus "psychosocial"... Sans préjudice de la différence des "auteurs" et des lieux (Belgique / Canada), qu'est-ce que cela dirait de la différence d'"époque" ? Qu'est-ce qui a changé entre-temps, si on remet le temps à l'endroit, de l'avant à l'après, à supposer que ce soit ça l'endroit, et non l'envers ? Peut-être une certaine perte de l'espérance ou de l'illusion sociopolitique, de l'idée que ça s'arrangerait si les pauvres étaient moins pauvres, que ça s'arrangera quand les pauvres seront moins pauvres. La honte n'épargne peut-être personne, pas plus les riches que les pauvres, même s'ils n'ont pas les mêmes raisons d'avoir honte et qu'ils s'en donnent mutuellement, des raisons d'avoir honte, s'ils se font honte les uns aux autres; mais les raisons ici sont peut-être secondaires, ce sont moins des raisons que des "rationalisations" au sens anglais du terme, des "justifications après coup" d'une honte qui est originairement sans cause ni raison et qu'on ne saurait "surmonter", sinon provisoirement, par hasard, par oubli, par distraction. "Grâce" et "légèreté" ne sont peut-être jamais rien d'autre.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 17 Juin 2024, 13:13

Arrêtons l’humiliation !
Olivier Abel

Les mécanismes de l’humiliation

Qu’est-ce donc qu’humilier ? L’humiliation atteint en même temps les deux racines de la dignité humaine : celle de l’estime de soi et celle du respect d’autrui. Bernard Williams, philosophe américain de la morale, affirmait qu’il y a des émotions rouges, celles qui apparaissent sous le regard d’autrui, et des émotions blanches, qui se condensent sous notre propre regard intérieur. Ainsi la honte est-elle une émotion rouge, la culpabilité une émotion blanche. Mais l’humiliation serait une émotion rouge-blanche. Elle touche à la fois à l’estime de quelqu’un à ses propres yeux et au respect que les autres ont de lui. L’humiliation est une atteinte à l’estime de soi. On se moque de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin. On lui fait honte de son expression, ce qui est le fond de la honte. Bref, on empêche quelqu’un de se montrer, de montrer « qui » il est, de quoi il est capable. Car ce qui fait le cœur de l’estime de soi, c’est bien l’orientation vers ce que nous estimons bon, vers une « vie bonne ». Cette orientation est une visée éthique mais elle est aussi simplement de l’ordre du désir. C’est aussi tout cela qui me rend capable de ce « bon », le sentiment de porter en moi les capacités qui tissent la confiance que j’ai en moi-même. Le plus grave, dans l’humiliation, c’est la manière dont on peut amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe, etc. Cela est aussi valable à l’égard d’un groupe particulier dans une société qui cherche à l’exclure, à le rabrouer, à le ramener à sa conformité. On fait honte aux gens de leur appartenance, de leur identité. Des groupes ont été harassés, leur forme d’expression a été rejetée ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives : ce fut le cas de minorités religieuses, sexuelles, linguistiques ou simplement idéologiques, qui ont fini par intérioriser excessivement le regard négatif porté sur elles. Ces groupes réprimés en garderont une incapacité à se montrer, à montrer « qui » ils sont. Ce premier mécanisme est fondamental.

Le second ne l’est pas moins. L’humiliation est ici plutôt une atteinte au respect de soi, à la décence, à la vie privée. Cela se produit chaque fois que quelque chose qui nous est intime est dévoilé dans l’espace public. La société civilisée a érigé des espaces d’intimité à l’abri des médisances et des rumeurs. D’où l’importance de la ville comme lieu où la médisance disparaît grâce à l’anonymat. Il y a là une libération de la pression de devoir sans cesse s’expliquer, se justifier. À cet égard, le droit d’habiter me semble une garantie fondamentale de ce droit de retrait : ceux qui sont « sans domicile fixe » sont en permanence forcés de se montrer. Ils sont ainsi privés de la possibilité de se soustraire au regard d’autrui.

On peut toujours basculer dans une société de surveillance, où cette séparation entre vie publique et vie privée est délibérément abattue – c’est ce qui caractérise les sociétés totalitaires. Avec l’emprise de l’internet et l’accélération numérique, nos sociétés ont été soumises à un principe d’échange universel et d’ouverture générale : les calomnies et les amalgames, les insultes et les mensonges circulent en toute impunité – les sociétés orales traditionnelles étaient extrêmement sévères avec tout ce qui pouvait porter atteinte au crédit de la parole. Face à ce trop puissant processus, l’humanité semble se rétracter, dans un besoin d’abris, de frontières. Certains font sécession, d’autres se retirent de l’espace commun, dans une dépolitisation générale.

https://www.cairn.info/revue-projet-2016-5-page-77.htm
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeLun 17 Juin 2024, 13:43

J'aime bien Olivier Abel, mais je le trouve ici contradictoire, et pas assez contradictoire: à mon sens il ne s'arrête pas suffisamment sur la contradiction que pourtant il signale dans la première partie, autour de la citation de Simone Weil (§ 5). On peut le comprendre: c'est une aporie, une impasse qui paralyserait toute sa volonté parénétique, de prescription ou d'exhortation. A quoi bon le cohortatif "arrêtons", en titre, les recommandations, les voeux, les "il faut" ou "il faudrait", si la honte ou l'humiliation (dont on a aussi beaucoup parlé ici) sont partie intégrante du rapport de force dont on ne sort jamais, en tout cas jamais définitivement ? Si elles sont essentiellement inarrêtables, si elles ne font que "rejaillir" de l'un sur l'autre, contaminant et se propageant sans fin ? Si on ne peut même pas parler de honte ou d'humiliation sans faire honte à ceux qui font honte ? Si même tendre l'autre joue au lieu de rendre la gifle humilie l'agresseur (cf. Dostoïevski, L'Idiot, où le prince rougit de recevoir une gifle, de honte pour celui qui la lui a donnée) ? Si des mots ou des notions comme la pitié, la compassion ou la condescendance glissent irrésistiblement du laudatif au péjoratif, justement parce qu'ils font honte ou humilient (cf. Nietzsche, Zarathoustra et "l'homme le plus laid" assassin de Dieu) ?  On n'en sort pas, sinon par exception, par hasard ou par distraction, et provisoirement... et entre-temps il faudrait (!) porter sa honte, comme sa croix ou comme le vêtement qui la cache tant bien que mal (cf. supra).

Soit dit en passant, le christianisme ne s'est jamais gêné (autre quasi-synonyme de la honte) pour humilier et faire honte, à ses pécheurs, à ses ennemis, à ses infidèles, à ses incroyants, à ses hérétiques, à ses apostats, à ses "païens", à ses pauvres ou à ses riches... (cf. déjà supra Ephésiens); même en stigmatisant (encore un !) la honte ou l'humiliation il continue...
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 18 Juin 2024, 14:26

La pudeur, un bilan
Gaëlle Deschodt

« À tes yeux l’unique parure, la beauté suprême et qui nargue toutes les atteintes du temps, l’ornement le plus glorieux d’une femme, c’est la pudeur. »
Sénèque

Dans la Consolation à , Sénèque évoque la pudeur comme une vertu, la vertu féminine par excellence. Dans notre société occidentale contemporaine, la pudeur semble être a contrario une valeur démodée. Depuis mai 68, au prétexte de la liberté de l’individu à disposer de son corps et de son esprit , le terme prend alors souvent le sens de « pudeur excessive », de pudibonderie : « réserve excessive et généralement déplacée notamment en ce qui concerne les choses relatives à certaines parties du corps et au sexe » . Ainsi la pudeur est-elle une notion variable selon les lieux et les époques, et il nous intéresse ici d’en révéler la temporalité, le « genre » – elle ne concerne pas que les femmes, n’en déplaise à Sénèque –, ainsi que d’étudier son traitement par les sciences sociales.

Une définition unique de la pudeur est difficile à donner. En effet, la pudeur peut être une attitude de retenue empêchant de dire ou de faire ce qui peut choquer les codes sociaux. Elle est liée au corps, à la sexualité, et au rapport à l’autre, régi par des règles de comportement à adopter en société. Elle se distingue de la décence, qui obéit à des codes de conduite ; elle borne l’apparence du corps ou la démonstration des émotions et détermine des réactions lorsque la limite est franchie. La décence est donc déterminée par la société, là où la pudeur affirme une limite relative à chacun ; la nudité du corps est son lieu d’expression privilégié. Lorsque les limites de la pudeur sont franchies , un sentiment de honte se manifeste. La honte suit l’inconduite, alors que la pudeur la précède, permettant des stratégies d’évitement. Elle secrète ainsi de l’espace entre les êtres, et apparaît comme un prélude à l’entente intime, comme à la vie sociale.

La pudeur peut également s’apparenter à la dissimulation d’une vulnérabilité, en particulier du corps, mais aussi des sentiments . D’où l’image du voile, du masque qui protège l’intime. La pudeur implique donc une frontière entre ce qui est voilé et ce qui est dévoilé, une limite liée au regard, aux gestes, aux mots.

https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2010-1-page-95.htm
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMar 18 Juin 2024, 15:46

Sans préjudice des fluctuations d'usage d'un champ lexical, des distinctions qui se font et se défont entre des quasi-synonymes selon les temps, les lieux, les milieux, les locuteurs ou les auteurs, et des traductions d'une langue à l'autre elles-mêmes tributaires d'une époque et d'un milieu, c'est un tour d'horizon très intéressant si l'on tient compte de son "point de vue" (daté, situé, signé, genré...). J'aime bien, en particulier, l'idée que plus le corps se dévoile plus le regard se voile (§ 15) -- et inversement. Autre exemple du caractère "contagieux" de la honte...

Le "sans vergogne" (qui est en espagnol un adjectif ou un nom en un seul mot, sinvergüenza pour impudent, effronté, éhonté) me rappelle toujours cette superbe chanson de Brassens. Et, de fil en aiguille, ma grand-mère (née au XIXe siècle) qui m'appelait "petit malhonnête" si je disais un "gros mot"... Les langues et les expressions changent, plus que les sentiments ou les émotions qui changent seulement de sujets ou de coeurs.

Dans le NT aidôs (cf. aussi l'article de Christias, supra 11.6.2024) s'applique aux femmes en 1 Timothée 2,9 -- mais à tout le monde, au sens de décence, de réserve ou de respect, dans une variante d'Hébreux 12,28 (au lieu de deos, la crainte, peut-être par attraction d'aidios, "éternel"). La "pudeur" serait encore une "honte" qui se propage, cette fois aussi dans le temps, du futur au présent par le souvenir du passé: qui s'anticipe pour se prévenir et/ou s'éviter. Là encore, la médiation de la peur (peur de la honte future, éventuelle, anticipée de la mémoire de hontes passées ou imaginaires) est décisive.
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMer 19 Juin 2024, 11:42

Le féminin, le voile et la honte dans le discours ecclésiastique (xiie-xiiie siècle)

Le double visage de la honte

20La femme, dans les commentaires de 1 Cor. 11, semble prise dans une spirale de la honte. Une des raisons les plus fréquemment invoquées pour justifier le port du voile est d’éviter de troubler la sérénité angélique des prêtres et la crainte qu’ils n’aient ainsi à « rougir »50. Mais l’essentiel concerne la honte de la femme elle-même qui prend un double visage. Tout d’abord celui de la culpabilité que rappelle le voile : « Elle a été voilée, écrit Jean de La Rochelle (†1245), afin de se savoir soumise et en position d’accusée »51. Peu avant lui, la Postille dominicaine avait comparé le voile au bandeau que portaient les condamnés à mort52. Il est ainsi naturel, ajoute Pierre de Tarentaise, que la femme rougisse de honte (erubescat)53, terme qu’avait déjà employé le Pseudo-Bruno en le liant à l’état de soumission54. Ce visage de la honte qui suit la faute fait bien sûr écho au récit de Gn. 3, mais le voile n’a pas ici pour fonction de voiler la honte comme Adam et Ève avaient eu le tort de le faire55 : il l’exhibe au contraire et c’est dans cette exhibition assumée que la honte accueille une valeur rédemptrice qui dessine son second visage56.

21C’est ce qu’exprime la Postille qui se situe ainsi dans le sillage de Richard de Saint-Victor (†1173)57 :

Il est donc conforme à la nature et à l’honneur que le voile soit donné à la femme en signe de soumission à cause du péché ; et ainsi, en soi, c’est pour elle une marque d’ignominie. Cependant, si elle accepte cette situation avec humilité, c’est une gloire pour elle car sa honte (verecundia) elle-même est pour elle une grande gloire58.

22Avec un sens du paradoxe qu’affectionne le discours chrétien médiéval, et que les femmes ont souvent su utiliser à leur profit59, l’ignominie se change ainsi en gloire par la médiation d’une forme particulière de la honte, une de ces hontes valorisées, “aidonomiques” pour reprendre le néologisme forgé par Damien Boquet60, en l’occurrence la verecundia souvent rapprochée du pudor61. Celle-ci fonctionne comme un bon usage de l’ignominie (ignominia) qui la transforme en gloire. Et d’ailleurs, les pieuses femmes laïques en quête de sainteté, éventuellement guidées par leur confesseur, ne s’y sont pas trompées qui, telle Angèle de Foligno, ont pu tirer leur gloire d’un amour de cette verecundia62. Pourtant, la verecundia telle qu’elle est brièvement décrite dans nos textes exégétiques ne correspond pas à la “honte admirable” du Livre d’Angèle. Celle des exégètes soulève deux questions connexes : s’agit-il d’une émotion et peut-elle être considérée comme une forme de honte ?

23S’il ne fait aucun doute que la verecundia désigne parfois la honte et notamment celle liée à la soumission (d’où le lien avec le voile), il est frappant que les commentaires tendent plutôt à utiliser les dérivés d’erubescentia pour désigner cette forme de honte. La verecundia indique plutôt ici une attitude de réserve. Elle est manifestée par le port du voile et une composition du visage opposée à toute forme d’effronterie63. Au lieu de s’exposer, elle se cache64 : c’est la vertu de la « femme gardée » chère aux prédicateurs65. Cette analyse est confirmée par un glissement du vocabulaire. Si certains textes, comme la Postille, utilisent largement le vocabulaire de la honte/verecundia, les commentaires postérieurs tendent à remplacer ce registre par celui de l’honnêteté et de la modestie. Ainsi, des trois formes de la honte louable que Damien Boquet identifie dans les vies de femmes semi-religieuses du xiiie siècle – la pudeur réservée mâtinée d’humilité, l’« émotif sacramentel » et l’« impudeur admirable »66 – c’est seulement la première que mettent en avant les commentaires bibliques sur Paul, ce qui ne surprend pas dans la mesure où c’est à la fois la plus aisée à imiter et la plus sûre socialement en ce qu’elle garantit la soumission. Les autres formes, notamment la dernière, correspondent à une réappropriation féminine de la verecundia probablement peu fidèle à celle qui leur était prêchée. Si la verecundia « est le fruit du mariage ombrageux de la honte et de la pudeur67 », celle de nos textes exégétiques penche notablement du second côté.

24Et c’est probablement d’autant plus le cas que la verecundia qui dans d’autres discours n’est pas spécifiquement genrée68, est ici construite comme féminine, ce qui est favorisé par l’écho de 1 Tim. 2, 9 (Que les femmes aussi prient dans un habit soigné en se parant de réserve [verecundia] et de sobriété) à propos duquel Thomas d’Aquin justifie cette application spécifique de la verecundia aux femmes :

La verecundia se rapporte aux actes honteux, et elle est donc louable chez ceux qui tombent facilement dans les actes honteux, groupe dont font partie les jeunes et les femmes. C’est pourquoi elle est louée chez eux mais pas chez les vieillards et les parfaits69.

https://journals.openedition.org/clio/14015?lang=en#tocto2n3
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MessageSujet: Re: la honte   la honte - Page 2 Icon_minitimeMer 19 Juin 2024, 13:31

Merci pour cette étude passionnante, d'autant qu'à une analyse très fine des textes médiévaux et scolastiques elle n'épargne pas la confrontation anachronique avec nos propres élucubrations sur le "genre" (largement universitaires aussi, quoique relayées tant bien que mal par les politiques, les médias et les réseaux sociaux; donc, par une ironie de l'histoire, dans la droite ligne de l'enseignement clérical, et de son ruissellement des "docteurs" aux "prédicateurs", ou "influenceurs"). Cela intéresserait beaucoup d'autres discussions, sur "l'image de Dieu" notamment. Je remarquais d'ailleurs en (re-)lisant les sermons allemands d'Eckhart (qui a aussi enseigné à la Sorbonne et prêché dans les couvents) un traitement similaire (affaire d'époque et de milieu) des motifs et des textes évoqués ici (en particulier 1 Corinthiens 11). Sauf que lui comme toujours va plus (trop ?) loin, car dans le "fond sans fond" où il n'y a plus ni homme ni femme il n'y a non plus ni "Dieu" ni "âme", ni "Père ni Fils", puisque l'"être" aussi bien est indiscernable du "néant".

Si on ne sort jamais définitivement de la "honte" (on aura remarqué dans verecundia l'aïeule de notre "vergogne", devenue désuète en français mais bien vivante dans d'autres langues romanes ou latines, verguenza, vergogna, vergonha), on n'en finit pas de la retourner dans tous les sens, dans une multitude de "contraires" qui l'affectent en retour d'une différence infinie, la différencient infiniment d'elle-même, pour autant que la définition d'un mot ou d'une notion dépend précisément de ses "contraires". Autant d'occasions d'interprétations doctes ou spontanées, profondes ou superficielles, dogmatiques ou mystiques, orthodoxes ou hérétiques, autoritaires ou subversives, de la part de ceux qui écrivent, lisent et parlent comme de celles et ceux qui écoutent et n'en pensent pas moins.
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