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| concours (de circonstances) | |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: concours (de circonstances) Dim 19 Juin 2022, 15:12 | |
| J'ai vu, moi, que tout labeur et toute réussite, c'est rivalité de l'un contre l'autre; cela aussi est vanité et poursuite de vent.Cette maxime de Qohéleth (4,4, du moins dans cette traduction "standard" sur laquelle on pourra revenir) prendrait tout son relief par rapport à la culture grecque, bien connue comme culture de l' agôn, combat, concours et concurrence, non seulement pratiqués comme partout mais pensés et organisés comme tels à un degré exceptionnel: c'est vrai autant au théâtre, dans et entre les écoles philosophiques ou les corporations professionnelles, artisanales et artistiques, qu'au stade ou à la guerre qui est d'abord entre cités grecques... Polemos, guerre ou combat, père et roi de tout, des dieux et des mortels, des hommes libres et des esclaves, disait déjà Héraclite (fragment 53). Nos "classiques" sont le plus souvent des œuvres de lauréats qui ont éclipsé de peu, mais non moins décisivement, celles de leurs concurrents, de qualité sensiblement égale (voire supérieure, dirait Qohéleth, 9,11s !), dont nous n'aurons jamais entendu parler; pourtant, sans le concours, l'effacement et l'oubli de ceux-ci nous n'aurions pas non plus connu ceux-là. La rivalité n'épargne pas les dieux et leurs œuvres: dans les polythéismes, c'est elle qui fait les plus belles pages des mythologies; l'ironie veut que celui qui dans "la Bible" accède au statut de Dieu unique y parvienne précisément avec son titre de "jaloux" ( qn'), qui perd son sens (faute de rival) en l'accomplissant au-delà de toute mesure (cf. p. ex. ici, 22.3.2022): c'est le substantif correspondant, qin'a, jalousie, zèle, passion jalouse, qui a été traduit par "rivalité" ci-dessus, en Qohéleth 4,4 (cf. aussi 9,6: seule la mort en délivre, comme de tout le reste); pendant qu'on est dans le lexique, je signale aussi que ce que j'ai rendu par "réussite", mot-à-mot "réussite ou avantage de l'œuvre ou du faire" ( kšrwn h-m`sh), dérive de la racine kšr, emprunt tardif à l'araméen qui a donné en hébreu rabbinique le mot et la notion de kasher (cachère, etc.; cf. 2,21; 5,6; 10,10; 11,6; seul autre emploi "biblique" en Esther 8,5), une notion qui est donc, au départ, plus "sapientiale" que "rituelle". Quant au "fond", si l'on peut dire, la "culture" ressemble fort à la "nature": nécessité (physique, vitale, économique, sociale, psychologique) de différer, de se distinguer, qui tourne par moments à l'antagonisme et à la supériorité du plus fort, mais donne aussi lieu à toutes les formes de coopération et de construction commune, de symbiose ou de parasitisme, de détournement de la force du fort ou d'évitement de l'affrontement, art de fuir, de contourner, de ruser, de se cacher ou de passer inaperçu, par quoi les plus faibles aussi ont toutes leurs chances (on peut d'ailleurs lire la suite du texte de Qohéleth selon de telles pistes, bien que ça ne s'impose pas)... Loi de l'étant sinon de l'être, du temps et de l'espace partagés bon gré mal gré par toute sorte de corps physiques, biologiques, sociaux, institutionnels; inéluctable et pourtant vaine, selon Qohéleth, quoique toute "réussite" locale et provisoire en dépende. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 10:50 | |
| A tort ou à raison, ce texte du Qohelet m'a fait penser à à celui de Jac 4 :
"D'où viennent les conflits, d'où viennent les querelles parmi vous, sinon de vos plaisirs qui combattent dans votre corps tout entier ? Vous désirez et vous ne possédez pas ; remplis de passion jalouse, vous assassinez, et vous ne pouvez rien obtenir ; vous multipliez les querelles et les conflits, mais vous ne possédez pas, parce que vous ne demandez pas. Si vous demandez, vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, afin de pouvoir dépenser pour vos plaisirs" (Jac 4,1-3);
Ce qui compte n’est pas le bien-être de l’individu, de sa famille ou de la société en général, mais l’harmonie de la communauté des croyants dans une perspective eschatologique. Dans cette perspective, le salut est moins une affaire individuelle qu’un objectif communautaire. Les valeurs mises en avant dans l’épître sont celles qui peuvent favoriser l’harmonie communautaire : la solidarité, la concorde, la miséricorde, la générosité, l’humilité. L’ambition de l’épître est de promouvoir une communauté largement égalitaire et fraternelle.
L’envie, la jalousie, l’esprit querelleur, l’orgueil, les sentiments de supériorité, l’enrichissement matériel doivent être combattus. Ce sont les valeurs du « monde » (Kosmos) duquel la communauté doit se détacher. Le monde est la proie de toutes les ambitions, les rivalités, les querelles, les oppressions, les hypocrisies. Chacun pour soi est la devise de ce monde où les plus puissants se battent entre eux et s’unissent pour exploiter et opprimer les plus faibles. On peut percevoir la communauté comme un petit îlot d’harmonie et de concorde au milieu d’un océan agité, plein de dangers et de tentations mortelles. Dans cet îlot, certains préceptes sont considérés comme particulièrement importants.
https://www.cairn.info/revue-pardes-2001-1-page-27.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 12:03 | |
| Sur cet article de Bernheim, voir ici 22.7.2021 et là 14.10.2021. Le rapprochement est tout à fait justifié: la Septante de Qohéleth traduit (presque automatiquement) qin'a par zèlos et on retrouve zèloô en Jacques 4,2 ( zèlos 3,14.16). Cela ne signifie pas nécessairement qu'il y ait une réminiscence particulière de Qohéleth dans l'épître de Jacques, car les termes sont courants, mais on parle bien de la même chose avec le "zèle-jalousie", à savoir le jeu social du "désir" (ou de "la vie la mort"). Mais l'autre élément que je trouve intéressant par rapport à ce que j'écrivais hier, c'est la dimension (à la lettre) "cosmique" que Jacques donne à la chose: au-delà de ce qui pourrait passer pour une hyperbole morale (rivalités et disputes assimilées à la guerre et au meurtre, comme dans les surenchères du Sermon sur la montagne), c'est bien une "loi du monde" ( kosmos, v. 4; cf. 1,27; 2,5; 3,6) qui est en vue, comme dans la "sagesse terrestre-animale-démoniaque" de 3,14ss. Différer, diverger, se différencier, se distinguer, se diversifier, se diviser, se disperser, se disséminer dans un même espace et dans un même temps, mais aussi par là se rencontrer comme autres et s'opposer dans des rapports de force, se combattre et se vaincre, négocier, conclure des alliances, bâtir des hiérarchies, etc. c'est le principe même de la construction d'un "monde", pour le pire mais aussi pour le meilleur (réussite, excellence, etc.); et paradoxalement refuser ce principe, s'inscrire contre la "loi du monde" dans "le monde", c'est encore le confirmer, puisque le "contre", l'ant(i)-agonisme, fait partie intégrante de son jeu. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 12:52 | |
| Le syndrome de l’agôn
Sans doute la perspective évolutionniste qu’adopte Huizinga n’est-elle pas pour rien dans le fait qu’il donne à la dimension compétitive une place primordiale parmi les éléments constitutifs du jeu. L’histoire de l’Occident chrétien illustre en effet la primauté croissante de cette dimension, qu’Huizinga appelle « agonale » et qui motive le titre de son chapitre III (le premier à aborder la « fonction sociale du jeu », sous-titre du livre) : « Le jeu et la compétition comme fonction créatrice de culture. » Si loin que l’auteur remonte dans le temps – récits mythologiques, procès publics, concours de poésie, joutes oratoires ou chevaleresques – si loin qu’il aille s’informer dans l’espace – à tous les bouts du monde –, il en retire le constat que ce qui compte est de « faire mieux que l’autre » (p. 111). Le cheminement de son argument le mène à afficher une vision chevaleresque du jeu comme compétition réglée qui vaut au gagnant d’acquérir prestige et honneur (p. 90-91, passim) : « La culture est fondée sur le jeu noble, et elle ne peut manquer de teneur ludique, si elle veut déployer sa qualité suprême de style et de dignité » (p. 335). Aussi a-t-il bien de la peine à définir, en fin d’ouvrage, ce qu’il reste de ludique dans la vie sociale et politique de son époque.
Le jeu n’a guère intéressé Claude Lévi-Strauss, qui ne lui consacre qu’un bref passage dans La Pensée sauvage, et encore en l’envisageant non pour lui-même mais comme le pendant du rite dans une configuration d’ensemble où prennent place le mythe, le bricolage, l’art et la science. Dans cette configuration, le jeu est disjonctif, parce qu’« il aboutit à la création d’un écart différentiel entre des joueurs individuels ou des camps que rien ne désignait au départ comme inégaux. Pourtant, à la fin de la partie, ils se distingueront en gagnants et perdants » [1962, p. 46].
L’accent mis sur l’aspect agonistique du jeu a pour corollaire la référence à la notion de règle dans sa définition. Jeux, combats, échanges, tout est réglé chez Mauss. Huizinga a « […] posé comme une des conditions et caractéristiques essentielles du jeu, un espace ludique, un cercle expressément délimité où les règles ont force de loi » [1951 (1938), p. 324]. Et pour Lévi-Strauss, « tout jeu se définit par l’ensemble de ses règles » [1962, p. 44]. Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples en faisant appel tant à d’autres auteurs qu’à d’évidentes réalités.
https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2015-1-page-75.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 13:52 | |
| Excellent article, qui précise très utilement ce que j'essayais de suggérer en parlant d' agôn: bien sûr celui-ci qui n'épuise pas le domaine ou le phénomène du "jeu" ne s'y limite pas non plus, ce sont plutôt les limites du "jeu" qui sont problématiques, ou aporétiques -- l' agôn relève du jeu comme de la guerre, le jeu n'est pas la guerre, mais il y a du jeu dans la guerre et de la guerre dans le jeu, et de l' agôn partout. Je soulignerais davantage que l' agôn est aussi présent dans des jeux "représentatifs" comme le théâtre grec (cf. post initial: concours des dramaturges, des acteurs, etc.) et les autres "arts": même si la "représentation" et l'"art" en général n'impliquent en soi aucune "rivalité" (et inversement), l'association des deux (art "représentatif" ou non et rivalité) est éminemment féconde ou productive, d'une façon aussi qualitative que quantitative: c'est elle qui génère de la "réussite" et de l'"excellence" (ce que me semble dire aussi Qohéleth). La réciproque étant que tout "jugement de valeur", toute axiologie esthétique ou morale, sanctionne (au sens "positif": valide, justifie, cautionne), entretient et perpétue la lutte sous-jacente, celle qui produit sans cesse du "bon" et du "moins bon", du "meilleur" et du "pire" (cf. aussi ici). Enfin, c'est un détail, je signale qu'en anglais game a aussi le sens de "gibier" à la chasse (cf. fair game, gibier licite ou autorisé, celui qu'on a le droit de chasser). Là encore la limite du "jeu" et du "non-jeu" est tout sauf nette, les notions mêmes de "sport" ou d'"art" se jouent dans cette zone indécise... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 14:58 | |
| "J'ai vu, d'autre part, toutes les oppressions qui se commettent sous le soleil ; les larmes des opprimés — et personne pour les consoler ! la force du côté de leurs oppresseurs — et personne pour les consoler ! (...) J'ai vu que tout travail et tout succès d'une œuvre ne sont que jalousie de l'homme à l'égard de son prochain. Ce n'est encore là que futilité et poursuite du vent" (Qo 4,1.4).
« Et j’ai vu que cette ardeur provient de l’envie que l’homme porte à son semblable » (SGI)
Enfants, nous vivons cette situation d’impuissance. Nous dépendons de la « force » de ceux qui me permettent de grandir. Cette force nous en bénéficions et dans notre impuissance nous l ’ apprécions, mais nous la subissons également. Soumission volontaire s’il en est. Impossible de faire autrement en tous cas pour « l’opprimé ». Pour « l’oppresseur » il semble toujours possible de ne pas exercer sa puissance mais dans ce cas la vie de l’enfant ne vaut pas cher. Il n’y survivra pas, à moins que quelqu’un ait la « force » à son tour de lui permettre de poursuivre son existence. Ainsi la première chose que nous expérimentons, c’est cette situation d’impuissance qui fait de nous forcément des opprimés. Impuissance totale ? Non, tant s’en faut car dès le début nous agissons poussés par notre désir du « bon » (טוב tov) avec la force déjà d’établir une relation avec notre environnement. Force du sourire en réponse à l’attention ressentie, force des larmes comme appel dans le sentiment de faim ou de mal être. Oui, nous avons les larmes, celles d’une souffrance ressentie et larmes de rage face à l’oppresseur. Ces dernières sont l’expression de ce ressenti, de la force de l’autre qui sans même le vouloir nous fait éprouver notre impuissance. Larmes qui à leur tour peuvent devenir pouvoir sur la faiblesse de l’autre réduit à son tour à l’impuissance face à notre souffrance ou à notre opposition d’enfant. Très tôt, bien sûr, nous réagissons et il nous faut jouer ces rapports de force’ pour apprendre à vivre par nous-même.
Cette condition d’enfance nous finissons toujours par en sortir (dans le meilleur des cas) mais elle nous marquera à vie. Pas besoin de psychanalyse pour savoir que nous continuons à vivre par la suite dans notre vie sociale cette expérience fondamentale du rapport enfants-parents.
Cette situation du ressenti de l’impuissance et de la force, vécue dans l’enfance s’accompagne d’une autre expérience fondamentale, celle du mimétisme. Le mimétisme est la clef majeure de l’apprentissage, c’est ce type de lien à autrui qui nous permet de réaliser notre potentiel humain en une personne consciente d’être ‘une’ parmi d’autres. Le mimétisme intervient dans tous les domaines culturels. Dans la manière d’utiliser son corps (il suffit d’évoquer la marche) dans l’apprentissage de l’utilisation des objets de notre environnement, et bien sûr pour nous humain, dans l’acquisition d’un langage, de mécanismes mentaux (déduction, résolution de problèmes), du jugement (goût, valeurs) etc… Le mimétisme est un des ressorts fondamentaux nous permettant de vivre notre humanité. Par lui nous nous construisons grâce aux autres et en rivalité avec eux.
Qohélet me rappelle donc ici ce lien fondamental nous reliant aux autres. Nous ne faisons rien en dehors de cette relation. Ce n’est pas, comme le souligne certaines traductions, par « jalousie » que nous agissons mais, s’il nous faut utiliser le mot « envie » comme traduction, par « envie » de devenir un humain parmi d’autres. Ce lien à autrui nous le vivons avec « ardeur ».
Ce rapport aux autres dont parle Qohélet apparaît donc sous deux facettes : l’une positive, l’autre négative.
L’aspect négatif qui semble le seul que les exégètes semblent avoir retenu de ce passage est celui que j’ai déjà évoqué pour le 4,1. Il se manifeste dans diverses dimensions. Notre désir de devenir ‘grand’ comme disent les enfants, nous pousse à faire notre place aux dépens des autres. Effectivement, nous avons dans le désir de nous dépasser celui également de dépasser les autres. Nous ne sommes jamais suffisamment sûrs d’être pleinement humains pour ne pas en chercher la confirmation dans le regard d’autrui. Nous avons fondamentalement ce besoin d’être reconnu tant sur le plan de notre intimité, de l’estime que nous nous apportons à nous même, qu’au niveau social, dans l’estime que les autres peuvent nous apporter.
C’est ce que nous recherchons dans les relations amoureuses. Nous y recherchons la reconnaissance de notre humanité. L’autre, vécu comme être humain, me confirme dans mon propre être. Bien sûr, il peut n’y avoir ici qu’un effet de projection ou l’autre me permet de m’apprécier à travers lui mais il y a aussi cette reconnaissance de l’humain en l’autre qui échappe à mon propre vécu. Cette relation qui me permet la découverte d’un humain ‘autre’ devient une ouverture à l’être humain’. Elle me permet de prendre conscience de la manière dont ma propre manifestation de l’humain n’est qu’une incarnation particulière (que je dois à tous les autres), d’une dimension d’être qui me dépasse infiniment. L’ardeur qui me pousse me révèle ce souffle, cette énergie vitale qui porte mon désir de me réaliser comme humain grâce à l’autre.
https://ecclesiaste.fr/qohelet/2%20-%20Chapitres%201%20%C3%A0%2012/Chapitre%204/Verset%204,4/4,4%20R%C3%A9flexions%20.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Lun 20 Juin 2022, 15:45 | |
| En parcourant ce commentaire "artisanal", dont l'auteur est déjà décédé, je me dis que l'"avantage" de Qohéleth (qui dit et répète qu'il n'y a d'avantage, yithrôn ou kishrôn, pour rien ni pour personne), par le hasard ou la providence qui en a fait une partie de "la Bible", ç'aurait été d'offrir un (vrai) chemin de pensée à beaucoup plus de gens que n'en auront atteints la plupart des "philosophes" patentés (ou, du moins, pas aux mêmes)...
Impossible de distinguer un "bien" d'un "mal" dans un "système" ("monde") qui repose sur la distinction constante du "bien" et du "mal" ("bon" et "moins bon", "meilleur" et "pire"), c'est l'aspect épuisant de la chose (vanité, vapeur, poursuite ou pâture de vent ou de souffle, peu importe les métaphores qui reviendraient toutes au même, s'il y avait là assez de substance pour parler de même).
Savoir tout ce qu'un "bien" implique de "mal", toute "bonté" ou "beauté" de travail, de peine, d'oppression, de répression, de lutte à mort, et des motivations les plus "moches", ce n'est sans doute pas une raison de mépriser le "bel et bon" -- ce n'est en tout cas pas ce que dirait Qohéleth qui se montre en tous points esthète et amateur de belles et bonnes choses. Ce serait au contraire une façon de mieux l'apprécier, avec une certaine distance, sur le fond sombre dont toute beauté se détache, comme une grâce qu'elle n'est jamais du point de vue de sa "production".
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A propos du "contexte" (cf. post initial): on peut imaginer tous les rapports qu'on veut, y compris l'absence de rapport, entre 4,4 et ce qui précède (v. 1-3: l'oppression qui rend la mort préférable à la vie, et la non-naissance encore préférable à la mort) et ce qui suit (v. 5 compris comme dénonciation de la paresse, "croiser les bras" comme Proverbes 6,10; 24,33, OU de l'attachement, cf. "embrasser" Qohéleth 3,5, auquel cas on entendrait presque Aragon, "et quand il croit serrer son bonheur il le broie"; v. 6 éloge du contentement et de l'absence d'ambition qui contredirait dans une certaine mesure un v. 5 interprété comme anti-paresse; puis l'absurdité d'une richesse solitaire, l'avantage de l'amitié, du compagnonnage ou de l'association, etc.); tout cela peut se relier de bien des manières, y compris par l'antagonisme de propositions contraires, par exemple celles de la sagesse traditionnelle auxquelles Qohéleth répondrait; ou ne pas se relier du tout, en tout cas par aucune connexion "logique", seuls des "mots-crochets" expliquant formellement la juxtaposition des maximes. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mar 21 Juin 2022, 12:32 | |
| De la perfection à l’excellence
L’excellence qui affecte tant de domaines et motive d’incessantes compétitions, est désormais un absolu auquel il n’est pas de substitut possible (pas même le succès, selon T. Boswell), mais ce n’est plus la qualification d’un degré de perfection, sans doute inégalé jusque-là. Ce déplacement, cette absorption de la perfection dans l’excellence marquerait-elle la sécularisation, la laïcisation d’une expérience religieuse qui visait à acquérir, au prix d’un cheminement patient et laborieux, ascétique, la perfection, une tâche à laquelle se vouaient les instituts de vie religieuse ? Déplacement qui accuse la contradiction : car si l’excellence se vante et plastronne, se réclame de son arrogance, la perfection, elle, emprunte les voies de la modestie et de l’humilité. Non sans ambiguïté : car si la perfection se réalise comme accomplissement, s’agit-il d’un acquiescement ou d’un dépassement des limites inhérentes à notre finitude ? Dépassement – mais avec la menace de l’hybris, réprouvée par la sagesse des Grecs – ou bien assentiment, avec le risque évident d’une résignation. Or cet assentiment est avant tout consentement, prise en compte de ces limites, afin de les réaliser dans une harmonie retrouvée (si elle avait été perdue) : il y a une esthétique de la perfection qui est ajustement réaliste à l’indépassable, pleinement, sereinement intégré comme un horizon inéluctable et reçu parce que donné (comme grâce) ou bien – version sécularisée – pallié par une batterie de moyens techniques réparant les insuffisances et défaillance constatées : n’est-ce pas la problématique de l’homme augmenté ?
Dépassement : revient quand même en mémoire la méditation de la tragédie, où ce dépassement est décidé par les puissances divines au détriment du héros qui le réalisera au prix de sa propre perte. La perspective chrétienne est différente : partager la perfection de Dieu – rappelons l’injonction évangélique : « Soyez parfaits comme votre Père du ciel est parfait » (Mt 5, 48) – n’aboutit pas au malheur mais à la joie.
Or, le premier mouvement divin avait été, semble-t-il, d’une défiance jalouse (Gn 3, 22) ; mais cette humeur spontanée aura été corrigée par le don de la filialité et de l’héritage ; un héritage qui n’est pas à déplorer, mais au contraire auquel nous pouvons assentir dans la joie (Rm 8, 17). Mais, comme héritage et filialité il y a, la perfection n’est pas conquise, mais reçue puisque donnée ; l’excellence serait-elle alors d’établir les conditions propices à une fructueuse réception ? Générosité de ce don qui ne sélectionne ni ne restreint ses récipiendaires : la modalité effective de cette perfection est la miséricorde, et non – Thérèse de Lisieux y aura suffisamment insisté dans son Acte d’offrande de 1895 – la justice, inéquitable parce que calculatrice des équivalences jusqu’à s’abâtardir dans les mesquineries comptables. Mieux qu’une intégrité restituée ou reconquise, la perfection est intégralité donnée comme le soleil et la pluie pour tous.
La perfection, avant d’être reçue, est d’abord désirée. Est désiré en effet ce qui est au-delà de tout ce qu’on possède sans manque aucun (comme le rappelle le psaume 22 : « Je ne manque de rien »). Le désir se nourrit de la plénitude de l’attention, comme le souligne Simone Weil, et non pas du manque, alors que le consumérisme contemporain entretient, exaspère et aggrave une pathologie du manque. Per-fectio, par-fait : le préfixe invite à le penser, la perfection désire au-delà, elle inclut dans son génome un excessus . La perfection ne se contente donc pas de ce qui est satis-faisant. Vouloir plus : comme David, au harem fourni, mais qui désire en plus la femme de son officier ; il le reconnaîtra d’ailleurs lorsque il échafaude le projet de tirer son Dieu de sa misérable condition de nomade, voué à n’habiter qu’une tente mobile et précaire, provisoirement sédentarisée, alors que lui possède tout ce qui peut être envié. La leçon sera retenue par Salomon qui demande ce qui est au-delà du politiquement désirable (longévité, richesse, élimination des ennemis) : la sagesse et le discernement d’un cœur intelligent.
https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2015-4-page-199.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mar 21 Juin 2022, 15:30 | |
| Excellent (!) article, qui montre autant d'esprit que de savoir, et mérite d'être lu entièrement et attentivement -- on y retrouvera, outre le "thème" que j'avais en tête en ouvrant ce fil, celui du "présent" dont nous discutons ces jours-ci en parallèle...Pour rappel, la "perfection" dans les traductions classiques du NT (pour teleioô, teleios, teleiotès etc.) dépend de l'idée de "fin" ( telos, aussi au sens de "but" ou d'"objectif"): est "parfait", "achevé" ou "parachevé" ce qui a atteint sa "fin" -- aussi bien, en principe, le mort par rapport au vivant que l'adulte par rapport à l'enfant. "Accompli(r)" est la traduction la plus commode en français moderne, sauf qu'elle se confond avec celle de plèroô, "remplir", d'où plèrôma, plérôme ou plénitude. Bien sûr, remplir s'entend aussi par rapport à une certaine "fin", le "plein" qui ne se constate guère que par l'excès d'un dépassement: quand ça déborde, on sait que c'est plein... Par rapport à ces termes, l'"excellent", superlatif absolu du "bon", marque de nombreux déplacements plus ou moins subtils: axiologiques d'abord, dans le sens du "bien" (moral, esthétique, qualitatif en tout cas): on pouvait être un parfait crétin ou un salaud accompli, l'excellence dans ces registres paraît plus délicate (mais on y viendra sans doute). On peut être excellent (parfait aussi) dans toute sorte de domaines; on peut être excellent sans être parfait, et réciproquement; excellent sans être le meilleur, et réciproquement encore: il y a comme une ouverture de l'excellence dans plusieurs directions qui rend plus discrets, et plus retors, les mécanismes comparatifs sous-jacents au superlatif, si "ouvert" qu'il paraisse: toute la rivalité (ambition, émulation, compétition, concurrence, jalousie) nécessaire à la production d'une "excellence" qui n'a pas l'air comparative. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mar 21 Juin 2022, 16:07 | |
| - Citation :
- La rivalité n'épargne pas les dieux et leurs œuvres: dans les polythéismes, c'est elle qui fait les plus belles pages des mythologies; l'ironie veut que celui qui dans "la Bible" accède au statut de Dieu unique y parvienne précisément avec son titre de "jaloux" (qn'), qui perd son sens (faute de rival) en l'accomplissant au-delà de toute mesure (cf. p. ex. ici, 22.3.2022): c'est le substantif correspondant, qin'a, jalousie, zèle, passion jalouse, qui a été traduit par "rivalité" en Qohéleth 4,4 (cf. aussi 9,6: seule la mort en délivre, comme de tout le reste); pendant qu'on est dans le lexique, je signale aussi que ce que j'ai rendu par "réussite", mot-à-mot réussite ou avantage d'œuvre ou de faire (kšrwn h-m`sh), dérive de la racine kšr, emprunt tardif à l'araméen qui a donné en hébreu rabbinique le mot et la notion de kasher (cachère, etc.; cf. 2,21; 5,6; 10,10; 11,6; seul autre emploi "biblique" en Esther 8,5), notion qui est donc au départ plus "sapientiale" que "rituelle".
« Leurs amours, leurs haines, leurs jalousies ont déjà péri ; ils n’auront plus jamais de part à tout ce qui se fait sous le soleil. » TOB.A ces deux concepts, déjà utilisés en 9.1 mais nulle part ailleurs dans sa traduction, malgré leur importance dans l’existence, Qohélet en ajoute un autre : celui de hanq (qin’ah) un peu moins simple. Ici les traductions divergent. Il n’y a également qu’une seule autre occurrence, en 4.4. Comme pour l’amour et la haine, ce terme représente ces forces en nous dans lesquelles s’enracine notre existence et qui les nourrissent. Mais quel aspect particulier évoque hanq (qin’ah )? ce n’est peut-être pas plus simple qu’avec amour et haine mais ici la palette des traductions est plus ample : « jalousie », « envie », sont les deux synonymes les plus utilisés mais d’autres nuances sont données par les mots « ambitions » (BPG) « rivalités » (ER) « ardeur » (BC) « désirs » (BS). Les deux occurrences s’éclairent mutuellement. En 4.4 il me semble qu’il ne peut s’agir uniquement de la jalousie mais aussi, et même davantage, ce que nous désignons par « ambition », « désir » de briller aux yeux des autres, de dominer dans des relations sociales faites de « rivalités ». Certes on peut parler de jalousie mais il me paraît plus clair de parler de passion compétitive, si exaltée de nos jours comme valeur sociale. Voilà en tout cas une autre grande passion vécue par les hommes.Qohélet, après avoir souligné que pour les morts il n’y a plus la conscience d’exister et que nous disparaissons également de toute vie consciente (dans celle des autres où les souvenirs s’effacent), indique ici que dans la mort il n’y a plus de ‘passion’. Et il conclut en indiquant qu’ils ne sont pas plus dans ‘l’action’ pour autant : « ils n’auront plus jamais part à (tout) ce qui se fait sous le soleil » : à ce qu’éventuellement ils ont réalisé et intégré parmi les vivants. Les morts, eux, ne vivent plus rien de tout cela, quelles qu’aient été leurs œuvres. Ce qui a été n’est que pour les vivants. La rupture est totale avec l’existant qu’ils furent. « Avoir part » c’est bien sûr « participer » comme le traduit BFC. Dans ma propre interprétation nous touchons là au domaine de l’action dans la vie avec les autres, autrement dit à la politique au sens donné par Hannah Arendt. Cela donne un caractère particulier à cette partie du verset. Le mort, non seulement n’existe plus pour lui-même (conscience – intérêt – sentiment) mais aussi dans la fin des rapports aux autres. Je retrouve en 9.6c ce qu’évoque Qohélet en 9.4a où il définit l’homme en vie comme « celui qui est associé à tous les vivants » (NBS). Le mort dans cette conception là est celui qui n’interagit plus avec les vivants. https://ecclesiaste.fr/qohelet/2%20-%20Chapitres%201%20%C3%A0%2012/Chapitre%209/Verset%209,6/9,6%20analyse%20et%20r%C3%A9flexions.pdf |
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mar 21 Juin 2022, 17:15 | |
| J'avais oublié la remarque abyssale (encore plus pour un lecteur chrétien et post-chrétien, avec la surdramatisation de "l'amour") de 9,1: même de l'amour et de la haine l'homme ne sait rien, il ne les (re-)connaît pas, il ne les distingue pas... ça dirait à peu près la même chose, et ça la dirait plutôt mieux, que l'"hainamoration" de Lacan ou la plus banale " love-hate relationship", où la substance de la "relation" l'emporte sur sa qualification ou sur son signe variable (positif ou négatif, amour et haine, tantôt l'un, tantôt l'autre; cf. La nuit du chasseur). Sur ce chapitre voir aussi ici (où l'on trouvera également une petite trace de l'hésitation textuelle, au v. 4, entre "associé" et "élu" ou "choisi", hbr ou bhr -- métathèse ou interversion de lettres, comme dans une contrepèterie). Effectivement, si l'on peut dire, le mort, comme disait Levinas, est celui qui ne répond plus. Beating a dead horse, frapper un cheval mort, ça se dit en anglais (peut-être surtout américain) de tout discours ou entreprise inutile. L'"ambition" comme la "rivalité" se situent tout à fait dans le "champ sémantique" de qn': si l'on préfère une traduction un peu raide ou stéréotypée (comme "jalousie" ou "passion jalouse", NBS), c'est pour éviter de perdre ou tenter de retrouver les correspondances intertextuelles (notamment entre "zèle" et "jalousie" dont le rapport échappe à peu près complètement à la plupart des lecteurs francophones). En Qohéleth 4,4 l'aspect relationnel de la qn'h ("rivalité" donc, plutôt qu'"ambition" purement individuelle, qui ne se comparerait à personne, si tant est que ça existe) est expressément marqué par le complément, qn't-'yš m-r`hw, mot-à-mot " qin'a de l'homme par rapport à son prochain/voisin/compagnon", avec la préposition m- pour "par rapport à", ici certainement dans le sens de la distinction (quoique dans d'autres contextes m- indique l'origine, la provenance autant que l'éloignement, comme pour l'ablatif latin): se distinguer ou se différencier des autres, voilà le fond de l'affaire, qu'il s'agisse d'ailleurs des hommes, des dieux ou de n'importe qui ou quoi (contrairement aux apparences, les formules relationnelles en 'yš / r` pour "l'un / l'autre" ou "les uns / les autres" ne se limitent pas aux "hommes"). Bien entendu, si la "rivalité" et/ou l'"ambition" (comprise comme souci de se distinguer des autres) produisent (quelquefois) la réussite, celle-ci produit à son tour de la "jalousie" au sens le plus courant du mot (ce que le texte pourrait viser aussi)... |
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mer 22 Juin 2022, 12:14 | |
| Caïn et Marthe, cancres ou héros ? Lecture synoptique de deux récits de fratrie
Or yhwh semble être responsable de l’irritation de Caïn. Il excite la colère de Caïn en refusant d’approuver son offrande et en lui préférant celle d’Abel. Ainsi, plusieurs problèmes sous-tendent ce texte important et ils ne doivent pas être écartés d’un revers de main. Certains de ces problèmes résultent cependant d’une lecture superficielle du récit de Gn 4, 1-16. Lorsqu’on lit le texte plus attentivement, il est aisé de remarquer que, à part dans les versets 4 et 5, Caïn est beaucoup plus présent et actif qu’Abel. On serait même tenté d’affirmer, au moins en ce qui concerne le narrateur, que Caïn est préféré à Abel ...
... Le texte signale encore que Marthe s’inquiète et s’agite beaucoup (v. 41). Elle est si agitée qu’elle ne prend pas garde à ce que dit Jésus. Tout comme Caïn ne semble pas entendre les prescriptions de yhwh en Gn 4, 6-7. Par contre, Caïn est l’interlocteur privilégié, voire exclusif, de yhwh et Marthe de Jésus. Le constat est clair. Marthe est la maîtresse de maison et Caïn le grand frère issu de yhwh (Gn 4, 1). Dans chaque récit analysé, les aînés sont les personnages principaux. D’ailleurs, le prénom de Caïn met en évidence sa supériorité par rapport à Abel. Qayin est issu de la même racine que qanah, signifiant le plus souvent acquérir ou posséder mais aussi créer. Caïn est acteur de ce récit et sa prééminence est flagrante. Son prénom apparaît treize fois en Gn 4, 1-16, contre 6 occurrences seulement pour Abel. Et notre analyse s’arrête au verset 16, mais au-delà la tendance s’intensifie. En bref, « la star, c’est Caïn ».
Seul point noir sur ce tableau idyllique dressé par le texte, Caïn et Marthe semblent également partager une certaine jalousie envers leurs cadets. L’allusion la plus remarquable dans le récit de Gn 4 est au verset 9b : « Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? » À ce sujet, on peut souligner la proximité phonétique entre « QayiN » et le substantif « QiN’?h » (jalousie) . Quant à Marthe, c’est sans peine que le lecteur attentif sera convaincu de ses sentiments à l’égard de sa sœur. N’interrompt-elle pas Jésus, un Rabbi, pour qu’il ordonne instamment à sa sœur de la rejoindre ? La comparaison est probable mais elle n’est pas évidente et nous ne souhaitons pas mettre l’emphase sur elle. Rappelons plutôt que Caïn, bien qu’étant le personnage principal de Gn 4, 1-16, auquel le lecteur pourrait s’identifier sans peine, n’est pas un exemple à suivre. A contrario, c’est Abel que la tradition religieuse met sur un piédestal. Avant de nous attarder sur cette ambivalence, voyons encore les rapprochements possibles entre les cadets, Abel et Marie ...
... De même que pour son frère, le prénom d’Abel est symbolique et illustre la position du cadet dans la confrontation avec son frère. Abel vient de hæbæl qui signifie vapeur ou souffle, ou encore vanité. Ce dernier sens est notamment privilégié dans la traduction française du livre de Qohelet. Néanmoins, ces descriptions ne doivent pas occulter le destin particulièrement heureux que partagent ces personnages si discrets. Abel voit son offrande agréée en Gn 4, 4, contrairement à Caïn. Marie, quant à elle, a choisi la « meilleure part » qu’on ne saurait lui enlever, selon les termes prêtés à Jésus dans le récit, en Lc 10, 42. Ce n’est donc pas par hasard que les jeunes frère et sœur ont excité la jalousie de leurs aînés. D’ailleurs, le temps et la tradition paraissent avoir donné raison à leur présence discrète au récit. A ce sujet, la comparaison est de taille puisque là où Abel est loué dans les écrits néotestamentaires, Caïn, quant à lui, est cité comme exemple à éviter.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2013-3-page-335.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Mer 22 Juin 2022, 16:59 | |
| Rapprochement ingénieux, même si l'étude n'est pas à la hauteur de l'intuition... "Caïn" ( qayin) est (d'abord ?) l'ancêtre éponyme des Qénites (ou Caïnites, cf. Nombres 24,21s où le nom joue avec qn, pour "nid"), mais son intégration aux "récits des origines" (Genèse 1--11), partagés sans doute dans un second temps par le déluge (6--9), le détourne de sa fonction d'étiologie ethnique (nomadisme par malédiction de l'agriculteur sédentaire qui assassine le berger nomade, avec peut-être en prime l'allusion à une marque distinctive de la tribu comme "signe de Caïn") vers un "sens" plus général, qu'on peut bien intituler "l'origine de la violence" à condition de ne pas oublier que c'est nous qui collons ce genre d'étiquette sur des textes qui n'en disent pas tant (ce pourrait être aussi bien l'origine des modes de vie nomades et sédentaires, de l'agriculture et de l'élevage, du culte sacrificiel, de la jalousie, de la justice-vengeance, de la ville et de la civilisation, des techniques et des arts d'après la généalogie qui suit, etc.). Le jeu de mots de 4,1 rapproche "Caïn" de qnh qui est lui-même ambigu (polysémie d'une "racine" ou homonymie de plusieurs, ça se discute): acheter, acquérir (cf. 25,10 etc.) OU créer, procréer (cf. 14,19ss etc.); c'est en tout cas autre chose que qn' = "jalousie" ou "zèle", même si ce rapprochement-là aussi "tombe bien" il n'est pas explicite dans le texte. Voir éventuellement ici. Au-delà du vocabulaire, le thème de la rivalité aîné-cadet (y compris chez les jumeaux !) est une constante narrative de la Genèse (Ismaël/Isaac, Jacob/Esaü, Léa/Rachel etc.), jusque dans le roman de Joseph et ses annexes (Ruben-Juda / Joseph-Benjamin), et bien au-delà (cf. David dans 1 Samuel), avec une préférence quasi systématique pour le second (et par extension le dernier, le plus petit, le plus faible), qui génère aussi de la jalousie... Même chez "Paul", qui s'inspire en la matière des Prophètes, on retrouve l'idée d'un Dieu qui joue de la jalousie dans un sens similaire, en provoquant la jalousie des juifs envers les non-juifs par un retournement de la jalousie (supposée) des non-juifs envers les juifs (Romains 11,11ss; cf. 10,18ss, trois fois para-zèloô, d'après Deutéronome 32,21LXX, en traduction de qn' hiphil; et Jacob-Esaü au chap. 9). On reviendrait par là à la question de l' usage des dualismes: dès qu'on distingue du "bon" et du "mauvais" ou quelque opposition de ce genre, on les retrouve mêlés dans toute "réalité" et dans tout "imaginaire", quoique l'effet de "mélange" concret dépende intégralement de la "distinction" théorique préalable. Un dieu unique créateur du monde doit être aussi un diable, il lui faut du "mal" pour construire autant que pour détruire (ce qu'a bien compris la tradition rabbinique: Dieu crée le bon et le mauvais penchant et il s'en sert, de même que celui qui l'aime ou le sert "de tout son cœur" doit le faire avec son bon et son mauvais penchant). En revanche, qui ne veut que le bien, le bien pur, ou même qui voudrait le mal pur (si cela se laisse penser), est plus unilatéralement destructeur, parce qu'aucune "réalité", aucun "monde" ne lui est supportable -- ce qui oriente aussi bien les dualismes vers l'eschatologie que vers la gnose: deux formes opposées mais foncièrement solidaires d'anéantissement du "monde". |
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Jeu 23 Juin 2022, 13:29 | |
| - Citation :
- Au-delà du vocabulaire, le thème de la rivalité aîné-cadet (y compris chez les jumeaux !) est une constante narrative de la Genèse (Ismaël/Isaac, Jacob/Esaü, Léa/Rachel etc.), jusque dans le roman de Joseph et ses annexes (Ruben-Juda / Joseph-Benjamin), et bien au-delà (cf. David dans 1 Samuel), avec une préférence quasi systématique pour le second (et par extension le dernier, le plus petit, le plus faible), qui génère aussi de la jalousie... Même chez "Paul", qui s'inspire en la matière des Prophètes, on retrouve l'idée d'un Dieu qui joue de la jalousie dans un sens similaire, en provoquant la jalousie des juifs envers les non-juifs par un retournement de la jalousie (supposée) des non-juifs envers les juifs (Romains 11,11ss; cf. 10,18ss, trois fois para-zèloô, d'après Deutéronome 32,21LXX, en traduction de qn' hiphil; et Jacob-Esaü au chap. 9).
Frères et soeurs dans la Bible. Les relations fraternelles dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament. Le premier chapitre évoque le conflit entre Caïn et Abel en Genèse 4. Contrairement à la lecture habituelle qui voit dans ce récit l’impossibilité de la fraternité, Zwilling considère que « le récit de Gn 4 est un modèle. Non pas parce qu’il fournirait un modèle de conduite à tenir, mais en tant qu’il expose une impasse possible pour qu’on ne s’y aventure pas » (p. 44). En ce sens, Gn 4 précise les conditions de possibilité de toute relation fraternelle. Celle-ci n’est pas une donnée acquise d’avance, mais elle est à construire selon un « projet éthique ». Le deuxième chapitre s’attache à l’histoire de deux sœurs, Rachel et Léa, qui se transforment en rivales en raison de la séduction de l’une et de la procréation de l’autre (Gn 29-31). Si la fécondité de Léa rend évidente la stérilité de Rachel, en revanche, la beauté de Rachel éveille la jalousie de sa sœur Léa. Chacune envie ce que possède l’autre. Pour l’A, cette rivalité est surmontée grâce à la création d’un espace de négociation qui permet à chacune de parvenir à une relation juste, au-delà de ses propres manques. En rétablissant une relation libre et adulte, les deux sœurs surmontent leur rivalité pour devenir des femmes fortes et maîtresses de leur destin.Continuant à étudier la thématique de la rivalité, le chapitre trois se consacre à l’histoire de deux frères jumeaux, Jacob et Ésaü (Gn 25-37), où se trouve davantage développé le thème de l’identité. Pour dépasser l’opposition avec son frère Ésaü, Jacob, qui vient d’obtenir par ruse la bénédiction paternelle, va rechercher son identité en dehors de sa famille. Il apparaît ainsi à l’A. que c’est avec le temps, la distance et la constitution de l’individu en tant que personnalité autonome, que se construit et que peut grandir la relation fraternelle.Dans l’histoire de Joseph (Gn 37-50), analysée au chapitre quatrième, l’A. scrute minutieusement l’évolution de chacun des personnages principaux du récit, à savoir Jacob, Juda et Joseph. « Le récit montre une évolution, de la haine et du désir de meurtre à la possibilité de vivre ensemble. À travers leur propre parcours, parfois leur propre accession à la paternité, les frères sont finalement capables d’appréhender la complexité des relations familiales, ce qui leur permet de la rendre en compte positivement » (p. 114).Le cinquième chapitre reprend l’histoire du frère amoureux de sa sœur (2 Samuel 13,1-22). L’A. voit dans ce récit un échec de la fraternité, à la différence de Gn 4, car on n’y trouve aucune relation entre les frères, aucune communication familiale. Dans cette histoire « il y a excès d’amour au début, excès de haine à la fin » (p. 132).L’analyse de l’épisode de la visite de Jésus chez Marthe et Marie (Luc 10,38-42) au chapitre six opère un changement majeur. Ce récit ne met pas le lecteur devant le choix entre l’action et la contemplation, selon l’interprétation courante, mais il rend attentif à la demande manipulatrice de Marthe (« Dis-lui donc de m’aider ») et à la réponse en décalage de Jésus (« C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part »). Aux dires de Zwilling, « Jésus refuse l’injonction de Marthe, il n’accomplit pas le programme qu’elle avait demandé. Il ne la rejette pas, ne l’exclut pas non plus de la “bonne part” à laquelle elle n’aurait pas accès. Mais il établit une radicalité de la suivance, au nom de laquelle les liens familiaux perdent de leur force » (p. 154). La fin de ce chapitre est une comparaison du texte de Luc avec celui de Jean (11,1-44) où Marthe et Marie sont mentionnées comme les sœurs de Lazare. https://www.erudit.org/en/journals/ltp/2012-v68-n2-ltp0394/1013438ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: concours (de circonstances) Jeu 23 Juin 2022, 14:23 | |
| Le livre d'Anne-Laure Zwilling était abondamment cité par l'article précédent (L. Bulundwe).
Pour rappel, on a en 2 Samuel 13,15 un des renversements les plus spectaculaires de l'"amour" ('hbh-'ahava/agapè) en "haine" (sn'h-sin'a/misos; cf. supra 21.3.2022), et dans la suite un (demi-)fratricide (Absalom / Amnon, presque comme Caïn / Abel). |
| | | free
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Ven 24 Juin 2022, 15:45 | |
| Les héritiers de Caïn et Abel
Dans un commentaire très détaillé et documenté de cet épisode de la Genèse, Véronique explique que le récit de la chute qui précède, tout autant que le meurtre fratricide qui suit ne peuvent que se compléter et s’éclairer mutuellement, sous le signe de l’envie, qui englobe, selon un grand nombre d’auteurs, et surtout saint Augustin, jalousie, convoitise et orgueil. Si, en effet, jalousie et envie se différencient (l’envie désignant la tristesse ou la colère ressenties devant le bien ou le bonheur d’autrui, tandis que la jalousie est un amour passionné qui n’admet pas de partage), dans la pratique, la jalousie est si souvent pénétrée d’envie qu’elle en épouse autant la tristesse que la fureur. Car l’envie vise toujours le bonheur de l’autre ou ses privilèges qui font le malheur de l’envieux mais la jalousie, à travers ce désir d’exclusivité commandée, et le plus souvent teinté de paranoïa (cf. le délire de jalousie), se situe en réalité sur le même plan. Cette façon pervertie de désirer et d’aimer selon la théologie (saint Augustin parle même du « péché » de celui qui se met à haïr son frère de lait) renvoie en réalité à une strate éminemment archaïque de la psyché que la notion kleinienne d’« envie » a illustrée de façon on ne peut plus pertinente, d’autant plus qu’elle lui confère un caractère inné et constitutionnel comme manifestation sadique-orale et sadique-anale des pulsions destructives, intervenant dès le commencement de la vie.
https://www.cairn.info/revue-topique-2011-4-page-171.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: concours (de circonstances) Ven 24 Juin 2022, 17:25 | |
| N.B. "Véronique", c'est Véronique Donard (toutes indications bibliographiques disponibles à partir du lien ci-dessus). La distinction entre "envie" (d'autrui ou de ses biens) et "jalousie" (de soi-même et de ses propres biens) fonctionnait à peu près en français "classique" (disons du XVIIe au XIXe s.), mais elle est tout à fait perdue dans la langue contemporaine, où l'"envie" se confond avec le "désir" quel qu'il soit, légitime ou non (j'ai ou je n'ai pas envie), et où chacun est plutôt "jaloux" d'autrui et de ses avantages que de sa propre propriété, si je puis dire... La jalousie au sens classique ne s'entend plus guère que sur le registre conjugal ou sentimental, dont on ne perçoit plus forcément la connotation possessive (mari jaloux de sa femme comme de son propre bien); on comprendrait encore dans un sens analogue la formule "un tel est jaloux de sa réputation", mais elle est plus "littéraire" que "courante". Par ailleurs, il n'est pas non plus certain que cette distinction recouvre exactement la distribution des (quasi-)synonymes grecs, entre phthonos et zèlos par exemple, qui se différencient surtout par leur usage: le premier toujours employé en mauvaise part dans le NT, le second tantôt en bonne et tantôt en mauvaise part, comme une qualité ou un défaut (d'où "zèle" ou "jalousie" dans les traductions françaises traditionnelles, encore que la "jalousie" soit aussi "positive" et notamment attribuée à "Dieu"): la traduction quasi systématique de qn' par zèloô dans la Septante y est pour beaucoup (ainsi dans Qohéleth 4,4 où qn'h ET zèlos désigneraient plutôt l'"envie" que la "jalousie" au sens "classique"; en revanche, c'est bien de cette "jalousie" qu'il est question dans le rite ordalique et apotropaïque de Nombres 5, pour l'"esprit de jalousie", rwh-qn'h / pneuma zeleuseôs). Je repense à Sagesse 2,24 qui de toute évidence est écrit directement en grec, bien que ce grec soit fortement marqué par (le reste de) la Septante, et utilise phthonos: "par (l')envie-jalousie du (ou d'un) diable ( diabolos, diviseur, etc.) la mort est entrée dans le monde..." (cf. Romains 5,12). On peut imaginer un "diable" envieux ou jaloux (au sens moderne) d'un autre (p. ex. Adam selon la tradition judéo-islamique dont nous avons déjà parlé ici), ou éventuellement jaloux de ses propres prérogatives (façon keroub ou "chérubin" d'Ezéchiel), ou encore l'envie-jalousie elle-même comme "diable" ou cause de division... Quoi qu'il en soit, au regard de la philosophie hellénistique (platonicienne, aristotélicienne, cynique, stoïcienne, épicurienne même), le zèlos est aussi suspect que le phthonos, en tant que ce sont des passions ( pathèmata, dont il ne faut pas perdre de vue le sens "passif" de choses pâties ou subies, voire souffertes -- pathos, pathologie, etc.), jugées indignes des hommes (libres) et des dieux -- ce qui conduit aussi bien à la critique moraliste des "classiques" grecs, comme Homère ou Hésiode, qu'à celle du "dieu jaloux" de la tradition juive, et à l'interprétation "allégorique" de toute cette littérature où la "jalousie" ne peut plus s'entendre à la lettre, sinon en lui donnant le sens d'une "vertu" active (du genre "zèle"). |
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