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| de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments | |
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Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Dim 07 Mai 2023, 17:05 | |
| "Mon âme ( psukhè) est triste ( perilupos) jusqu'à la mort ( eôs thanatou): demeurez ici et veillez." (Marc 14,34). Diverses choses, que je ne discerne pas toutes, me ramènent sans doute à ce texte bien connu. Parmi elles, quelques remarques de Ducasse ( alias Lautréamont) lues hier dans les Poésies, qui désavouent en partie -- mais ambigument -- les Chants de Maldoror, par exemple: "Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public. (...) Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous." (Dans le même contexte la prière, tant de complainte que de demande, est disqualifiée, dans un sens très "spinoziste".) Banalité sans doute, de la tristesse ou de la souffrance qui se cachent sous peine d'être indécentes, en réaction à un siècle littéraire très larmoyant -- mais les Chants y réagissaient déjà en prenant, avec plus d'humour (noir, c'est ce qui séduira Breton) et de mauvaise foi, le parti de la cruauté. Sur ce fond très anachronique, je note que la confidence du Christ à Gethsémani est réservée au "premier cercle" des disciples, Pierre, Jacques et Jean, qui d'ailleurs ne s'endormiront pas moins. Reste que la "tristesse" m'a toujours paru quelque peu décalée par rapport à l'ensemble du récit, qui met plutôt en scène la peur ou l'angoisse, lesquelles me semblent incompatibles, du moins simultanément -- c'est tout à fait "subjectif", je l'avoue, donc infiniment discutable dans un sens et rigoureusement indiscutable dans un autre: plus il y a de tristesse, pour moi, moins il y a de crainte ou d'espoir, plutôt une résignation, un consentement ou une résolution au "pire", d'où sa contiguïté avec "la mort", "jusqu'à la mort", qu'on peut interpréter comme une hyperbole intensive, triste à mourir, mais aussi bien dans le sens temporel de la durée et du devenir, comme une sorte d'eschatologie affective: jusqu'à la fin il n'est plus question que ça change. La tristesse, somme toute, heureuse transition vers la mort avec qui ou quoi elle serait déjà presque de plain-pied, ou descendant en pente douce, sans résistance ni précipitation, sans "agonie" au sens étymologique (= lutte, combat) du terme (j''entends en écrivant ça Les désespérés de Brel, c'est d'une tristesse absolue et par là même apaisée: tellement naufragés que la mort paraît blanche). . Ce qui est décrit au verset précédent de Marc (14,33), c'est un état de stupeur et d'étrangeté ( ek-thambeô, a-dèmoneô, c'est presque l' un-heimlich allemand, l'in-solite du non-familier, le "pas-chez-soi" au coeur du "chez-soi", comme l'irruption discrète, mais définitive, de "la mort" dans "la vie"). Matthieu (26,37) remplace le premier verbe par lupeisthai, qui introduit déjà la "tristesse" et facilite ainsi la transition vers le logion, repris presque à l'identique (v. 38 ... veillez avec moi). En revanche, Luc, selon les plus anciens manuscrits, ne reprend pas le logion (pour rappel, les développements sur l'angoisse, pour être pittoresques, sueur de sang et ange, sont des ajouts secondaires), mais il transfère pour ainsi dire le motif aux disciples, qui s'endorment "de tristesse" ( apo tès lupès, 22,45). Quant à Jean, après avoir parodié négativement toute la scène de Gethsémané (Jésus n'a rien à demander, et surtout pas d'être épargné, 12,27ss), il en reprend peut-être quelque chose dans le développement ultérieur du chapitre 16 (v. 6.20ss), avec la tristesse des disciples qui se change en joie et l'image des douleurs de l'accouchement, où la "tristesse" semble aussi un peu décalée là où l'on attendrait plutôt la souffrance ou l'angoisse. L'âme triste, entourée de tristesse ou uniment triste ( perilupos psukhè), renvoie probablement au refrain des psaumes 42--43 (LXX 41--42: 41/2,6.12; 42/3,5), où perilupos traduit l'image hébraïque d'une âme "prostrée" (et par ailleurs agitée ou troublée, d'après le parallélisme); à Jonas 4,9 (où la Septante tire la "colère" du texte hébreu vers la "tristesse", en maintenant celle-ci dans un même rapport à "la mort": lelupèmai egô eôs thanatou: on pourrait en somme mourir de tristesse comme de colère, ou de rire, ou d'ennui, qui sait ce qui serait préférable...); ou à Siracide 37,2: "La tristesse ( lupè) n'est-elle pas jusqu'à la mort ( eôs thanatou) quand un compagnon et ami devient un ennemi ?" Toujours est-il qu'à l'approche de la limite que marque "la mort", les sentiments et les émotions tendent à se confondre, comme les concepts au bout de toute "pensée". On pourrait poursuivre dans bien des directions, de la tristesse qui fait descendre Jacob au she'ol et dont il ne veut pas être "consolé" ( nhm, verbe qui est aussi celui des "regrets" ou "repentirs", de Yahvé notamment, et de tous les changements d'attitude ou d'humeur, cf. ici), de l'hébraïsme de l'"âme ( nps qui peut aussi être comprise comme gorge ou gosier) amère" associé plus ou moins directement à la mort (1 Samuel 1, Job 3, Proverbes 31 etc.), mais aussi à des sentiments apparemment fort différents du désespoir tranquille, comme la fureur (Juges 18,25; 2 Samuel 17,8 etc.); amertume qui s'accorderait sensoriellement (trop bien ?) avec un autre idio(ma)tisme, "goûter la mort",.. à la distinction paulinienne de la tristesse "selon le monde" qui mènerait justement à la mort et "selon Dieu"... On n'avancera pas, dans un sens ou dans un autre, sans y risquer un minimum de sensibilité, et d'indécence. |
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Mar 09 Mai 2023, 14:25 | |
| Pascal et l’agonie du Christ à Gethsémani
19Cette interprétation de la formule « en agonie jusqu’à la fin du monde » se trouve confirmée – s’il en était besoin – par le dernier affleurement de l’Agonie dans les œuvres pascaliennes. Celui-ci se produit en novembre 1659 ou 1660 dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies. Son douzième paragraphe s’ouvre sur la contemplation actuelle de Gethsémani : « Seigneur, ne permettez pas que je sois dans un tel éloignement de vous que je puisse considérer votre âme triste jusqu’à la mort, et votre corps abattu par le mort pour mes propres péchés, sans me réjouir de souffrir et dans mon corps et dans mon âme. Car qu’y a-t-il de plus honteux, et néanmoins de plus ordinaire dans les chrétiens et dans moi-même, qui, tandis que vous suez le sang pour l’expiation de nos offenses, nous vivons dans les délices. » C’est bien aujourd’hui, je le souligne, pendant la vie de Pascal, pendant que celui-ci le trahit, que le Christ traverse un supplice à nul autre pareil, qui lui fait « suer le sang », supplice infligé librement par « une main toute-puissante » et qu’ « il faut être tout-puissant pour soutenir », pour supporter, pour y résister (c’est l’ouverture même du « Mystère de Jésus »). Un peu plus loin, la Prière reprend un énoncé du « Mystère » : « Vous vous êtes exposé à la colère de Dieu », qui renvoie au « Jésus était délaissé seul à la colère de Dieu » (verset 4).
20C’est à cette Agonie actuelle du Christ que le chrétien peut demander à être associé, sans toutefois que sa douleur intérieure pour ses péchés et pour ceux du monde puisse être réellement comparable à l’Agonie de Jésus. De là la fervente supplication qui clôt la Prière :
Entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y souffrir mes souffrances, et pour continuer d’endurer en moi ce qui vous reste à souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres jusqu’à la consommation parfaite de votre Corps ; afin qu’étant plein de vous, ce ne soit plus moi qui vive et qui souffre, mais que ce soit vous qui viviez et qui souffriez en moi, ô mon Sauveur ; et qu’ainsi, ayant quelque part à vos souffrances, vous me remplissiez entièrement de votre gloire, dans laquelle vous vivez avec le Père et le Saint-Esprit, par tous les siècles des siècles.
21Il s’agit là de la reprise d’un verset célèbre de saint Paul : « Ce qui manque aux souffrances du Christ, je l’achève en ma chair. (Colossiens 1, 24). Cette reprise reste ici très générale, mais elle est spécifiée dans deux autres passages de la Prière, où l’orant supplie le Christ de plonger son âme « dans la tristesse » pour ses propres offenses (§ 10). Cette tristesse est bien celle de l’Agonie : « Mettez en moi une tristesse conforme à la vôtre. » (§ 13). C’est cette communion dans la tristesse pour les péchés qui rend compte d’une notation hardie du fr. 751 : « Loin de m’abhorrer, il se trouve honoré que j’aille à lui et le secoure. » (notation 19), contrairement aux trois apôtres endormis au Jardin des oliviers.
22On le voit, aucun autre « mystère » de la vie de Jésus n’a suscité chez Pascal un ensemble de textes qui approche des affleurements de l’Agonie. Le jeune théologien est visiblement habité par Gethsémani. Il nous faut maintenant nous interroger sur les lectures dont a été nourrie cette floraison, avant de passer à l’approfondissement de la théologie qui l’inspire.
https://journals.openedition.org/ccibp/1156 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Mar 09 Mai 2023, 16:31 | |
| Merci, beaucoup, pour cet excellent article de l'excellent Philippe Sellier, qui mérite comme toujours une lecture très attentive. Je m'aperçois d'ailleurs que nous étions revenus il n'y a pas si longtemps sur l'épisode de Gethsémani ici (notamment depuis septembre 2022) -- si je l'avais relu plus tôt, je n'aurais peut-être pas ouvert ce nouveau fil. Cependant le rapport de Gethsémani à la Passion vaut la peine d'être médité: dans un sens (narratif) ce n'est qu'un prélude à la Passion "proprement dite", "souffrance morale" si l'on veut, "auto-imposée" ( self-inflicted) ou non (en ce sens les analyses de Pascal et de ses prédécesseurs sont précieuses), opposable aux "souffrances physiques" et "subies" du lendemain qui peuvent passer pour les seules "sérieuses" (on repense à O. Wilde, selon son habituelle citation française qui est presque meilleure que l'original: mon Dieu épargnez-moi les souffrances physiques, les souffrances morales je m'en charge) -- et pourtant c'est bien là le plus "pathétique" (cf. le sacristain des Communiants de Bergman: je crois bien que j'ai souffert plus que Jésus sur la croix, mais la solitude, l'incompréhension, la détresse de Gethsémani, c'est autre chose...). Et puis il y a cette intuition que ce qu'on appelle "tristesse" n'est pas un sentiment distinct des autres et opposable aux autres, mais l'essence même du sentiment, son fond sans fond, à quoi tout sentiment si défini, précis et intense qu'on puisse le croire, amour, haine, joie, colère, retourne comme à la mer, la mère, l'amère, ou la mort tout-embrassante, perilupos, comme à une indifférence sensible, voire au fond impassible de toute passion (le sous-titre "la confusion des sentiments" était, bien sûr, emprunté à Zweig). |
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Mer 10 Mai 2023, 12:53 | |
| Retour de l'âme : immortalité et résurrection dans le christianisme primitif
Jésus
32Si nous essayons de découvrir le point de vue de Jésus sur la question en cherchant dans une concordance du texte grec le mot psychè (« âme », « vie » ou « personne »)[60], nous trouvons en particulier une référence à la parole la plus importante en ce qui concerne notre sujet, car elle présume la survie de la personne d’une manière ou d’une autre après la mort ; elle souligne l’importance de l’« âme » en concomitance avec la réalité du « corps » ; elle donne la force et l’espérance à tous les chrétiens en période de persécution ou de détresse ; c’est en outre la parole expliquée par Jean Calvin, auteur déjà mentionné dans ce texte. Sachant que la crainte peut submerger n’importe qui en de nombreuses circonstances différentes, Jésus dit : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut faire périr âme et corps dans la géhenne » (Mt 10, 28). Nous découvrons ici que Jésus croit et présuppose que la vie humaine ne s’arrête pas au moment de la mort, et que ce qu’il appelle « âme » peut survivre après la disparition du corps. Cette parole confirme aussi l’importante dimension morale de la vie éternelle : la rédemption des chrétiens n’est pas qu’une douce promesse de délices éternelles, mais le don – qui n’est pas sans exigences – de la résurrection et de l’immortalité dans les limites de la foi et de la persévérance
[60] Selon Marc 10, 45, quand Jésus dit que le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir, et donner sa psychè en rançon pour la multitude, il est quasi certain qu’il veut dire sa « vie ». Mais quand à Gethsémani il soupire, disant « mon âme [psychè] est triste à en mourir », il parle de son âme et de son esprit, la part de lui-même correspondant à l’affectivité et au mental (Mt 26, 38). Comparé à Luc 22, 37, Marc 10, 45 – tel que formulé avec l’allusion sotériologique à la rançon – correspond plus probablement à la manière de s’exprimer de la première communauté qu’aux paroles prononcées par le Jésus historique. Voir aussi Lc 21, 19, Ac 20, 10 et He 4, 12.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2011-4-page-433.htm#re61no61 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Mer 10 Mai 2023, 14:32 | |
| Bovon est décidément passionnant dès qu'il lève le nez du guidon, je veux dire du commentaire détaillé du NT, et surtout de Luc-Actes, qui l'a occupé trop longtemps... Cet article intéresserait encore plus d'autres fils de discussion, comme celui-ci -- il intéressera aussi plus particulièrement ceux d'entre nous qui sont passés par le jéhovisme, qui niait la conception "classique" de l'âme dans la perspective de l'adventisme, lequel reflétait un certain "scientisme" matérialiste du XIXe siècle: comme le montre bien l'introduction de l'article, cette tendance est parvenue à une certaine hégémonie dans la philosophie, la théologie et les "sciences bibliques" du milieu du XXe siècle, de ce côté-là au moins nous n'étions pas dépaysés. Je note une petite erreur probable dans l'extrait que tu reproduis, note 60: il s'agit de Luc 22, 27, comme parallèle (partiel) à Marc 10,45 (// Matthieu 20,28), plutôt que de 22,37. C'est bien principalement par l'"affectivité" (sentiment, émotion, etc.), plus encore que par les considérations sur l'après- mort, que l'"âme" résiste à la tentation des traducteurs de l'escamoter, en la remplaçant par "vie", "être", "personne", ou par de simples pronoms personnels (mon âme = je, me, moi, etc.). Résistance que j'ai éprouvée moi-même, ou que mon âme a éprouvée, même si je n'y ai pas été toujours assez attentif, je m'en suis déjà amplement confessé (y compris dans le fil ci-dessus référencé)... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 11:14 | |
| - Citation :
- Ce qui est décrit au verset précédent de Marc (14,33), c'est un état de stupeur et d'étrangeté (ek-thambeô, a-dèmoneô, c'est presque l'un-heimlich allemand, l'in-solite du non-familier, le "pas-chez-soi" au coeur du "chez-soi", comme l'irruption discrète, mais définitive, de "la mort" dans "la vie"). Matthieu (26,37) remplace le premier verbe par lupeisthai, qui introduit déjà la "tristesse" et facilite ainsi la transition vers le logion, repris presque à l'identique (v. 38 ... veillez avec moi).
Phénoménologie de la surprise et de l’étonnement face au miraculeux Présentée et soutenue par Yves MILLOU A. Le lexique de la surprise et de l’étonnement dans le Nouveau Testament 6. Le verbe (...) Notre dernier verbe grec est (...). Les 11 occurrences (Marc surtout, et Luc) des deux verbes sont traduits en gros par les mêmes termes : être stupéfait, saisi de stupeur, troublé, terrifié, saisi d’effroi, remué, déconcerté (angl. amazed, filled with wonder, astounded, astonished, perplexed). Il s’agit d’une surprise très violente, pénible, avec une composante de consternation, de désorientation émotionnelle profonde, plutôt de nature négative. Le sens traverse les notions de saisissement, de trouble, d’effroi, de stupéfaction. À nouveau, l’idée de blocage, d’empêchement de fonctionner prédomine chez les sujets auxquels le verbe s’applique, mais la nuance de peur est plus marquée, liée sans doute à l’idée de perte de repères (la traduction par amazed, déboussolé, en anglais, est très fréquente). Les quelques cas (7 occurrences, mais seulement (...), le composé (...) étant propre à Marc) dans la LXX confirment ce sens : 1Macc 6,8 frappé de stupeur ; Sag 17,3 en proie à la frayeur. Voici nos exemples néotestamentaires : a - Et Jésus le menaça en disant : "Tais-toi, et sors de lui." Et le précipitant au milieu, le démon sortit de lui sans lui faire aucun mal. Tous furent saisis d’effroi, et ils se disaient les uns aux autres : "Quelle est cette parole ? Il commande avec autorité et puissance aux esprits impurs et ils sortent !" (Luc 4, 35-36) b - Pierre se mit à lui dire : « Voici que nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi. » Jésus déclara : « En vérité, je vous le dis, nul n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, au temps présent, en maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers. » Ils étaient en route, montant à Jérusalem ; et Jésus marchait devant eux, et ils étaient dans la stupeur, et ceux qui suivaient étaient effrayés. (Marc 10,28-32) c - En rejoignant les disciples [après la Transfiguration], ils virent une foule nombreuse qui les entourait et des scribes qui discutaient avec eux. Et aussitôt qu'elle l'aperçut, toute la foule fut très surprise et ils accoururent pour le saluer. » (Marc 9,14-15) d - Ils parviennent à un domaine du nom de Gethsémani, et il dit à ses disciples : « Restez ici tandis que je prierai. » Puis il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et il commença à ressentir effroi et angoisse. (Marc 14,32-33) e - Étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d'une robe blanche, et elles furent saisies de stupeur (evxeqambh,qhsan). Mais il leur dit : « Ne vous effrayez pas ». (Mc 16,5-6) f - Tout le peuple le vit marcher et louer Dieu ; on le reconnaissait : c'était bien lui qui demandait l'aumône, assis à la Belle Porte du Temple. Et l'on fut rempli d'effroi et de stupeur au sujet de ce qui lui était arrivé. Comme il ne lâchait pas Pierre et Jean, tous, hors d'eux-mêmes, accoururent vers eux au portique dit de Salomon. (Ac 3,9-11) Nous pourrions, pour commencer, nous appuyer sur la nuance de peur ou d’effarement présente dans les sens du verbe : quand on voit que (...) est utilisé de façon privilégiée par Marc, dont la théologie se construit autour du mystère de la foi au Messie qui se révèle petit à petit, à travers les expériences des disciples, et que jusqu’à la fin prédomine cette peur d’une révélation, dont ils peuvent à juste titre penser qu’elle va les bouleverser complètement, ce verbe prend une importance accrue. Il est utilisé au tout début de l’évangile (1,27) et trois fois à la fin (14,33 ;16,5 et 16,6). On peut donc dire qu’il encadre l’expérience de révélation telle qu’elle est rapporté dans l’évangile de Marc. Cette stupeur effarée, qui rappelle celle qui entourait les épisodes de présence divine dans l’AT, est notée dès l’arrivée de Jésus sur la scène galiléenne, quand, par son enseignement extraordinaire, il se démarque de l’attitude religieuse des scribes. C’est par exemple la valeur que l’on trouve dans l’exemple lucanien (a). Elle est aussi décrite par Marc au moment de l’observation du visage de Jésus au jardin de Gethsémani, et enfin au tombeau vide, dans l’attitude des femmes devant l’ange qui leur annonce la résurrection. Par ce verbe, Marc fait transparaître le saisissement de l’homme devant l’irruption du divin dans l’homme : la peur est présente, mais on voit, grâce à la citation (b), que l’auteur utilise le verbe avoir peur (...) immédiatement après (...) : c’est donc que ce dernier décrit d’abord une stupéfaction, sans doute teintée de crainte, mais où celle-ci n’est qu’un sous-produit, ou qu’une composante.Dans l’exemple (c), la scène se situe après la Transfiguration, Jésus revient parmi ses disciples et se joint à la foule. Or celle-ci, dès qu’elle le voit, en est toute retournée. La BJ traduit (...) par « très surprise » (le verbe est à l’aoriste passif, donc la traduction est logiquement plutôt du côté de la surprise); la TOB par « remuée » ; une traduction anglaise propose « overcome with awe » (beaucoup d’autres ont amazed ou greatly amazed). La dimension de retentissement corporel de cette surprise vaut la peine d’être soulignée : les idées de saisissement et de remuement, la peur par manque de repères : autant d’indications que cette forme de surprise joue au niveau du ressenti corporel et pas seulement de l’intellect. L’évangéliste entend retranscrire l’impact qu’a dû avoir, selon lui, la révélation de la Transfiguration dont on doit comprendre (selon l’archétype mosaïque) qu’elle est encore visible en quelque façon sur Jésus. Son apparition/apparence surprend et suspend ce qui se passait avant qu’il n’arrive ; mais la peur n’est pas si grande qu’elle n’empêche l’approche, puisque le texte indique « ils accoururent pour le saluer ». La même remarque vaut pour l’extrait (f) tiré des Actes. L’association saisissement + effroi centripète ("tous, hors d'eux-mêmes, accoururent vers eux") pourrait ainsi caractériser une surprise paradoxale où le blocage statique se compose avec le sentiment en principe distanciateur, de l’effroi (cf. la crainte de Dieu, caractéristique de l’attitude de foi face à Yahvé), mais sans que ce dernier n’éloigne les sujets de la surprise de la cause surprenante, au contraire : cette peur semblerait ici agir dans le sens inverse. Elle habite les foules de sa composante d’effroi, lesquelles n’éprouvent pas le besoin de s’enfuir mais à l’inverse accourent vers cet individu si surprenant. La question se poserait de savoir ce qui, dans ce personnage si stupéfiant et même si terrifiant, attire cependant les foules. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 12:13 | |
| Lien. La thèse a beau être en partie étrangère à la "discipline" exégétique, ses analyses lexicographiques (vocabulaire) et narratives semblent tout à fait pertinentes (je n'ai pas tout lu). Accessoirement, ça m'a aussi rappelé ceci. Bien sûr, il ne s'agit pas ici (à Gethsémani) d'étonnement devant le "miracle" (émerveillement, admiration, tous ces mots aujourd'hui positivement connotés et galvaudés ne signifiaient jadis rien d'autre qu'un étonnement devant l'extra-ordinaire, heureux ou malheureux, merveilleux ou terrible), mais devant l'absence de tout "miracle", surprise de l'absence de surprise, à l'arrivée d'une "fin" annoncée (par trois fois chez Marc, 8,31ss; 9,31s; 10,32ss), provoquée (au moins depuis l'épisode du figuier et de la purification du temple, chap. 11) et d'autant plus attendue que l'évangile est lu et relu, récité et mémorisé (surtout selon le dispositif de Marc, qui au lieu d'apparition du ressuscité et de débouché sur une "suite" ecclésiale et/ou historique renvoie de la fin au début, en Galilée, soit à un nouveau cycle de lecture...). Mais cela contribue aussi à la "confusion des sentiments", dans la mesure où tous les affects et leurs circonstances épisodiques tendent à se superposer dans la répétition du parcours: impossible de ne pas savoir, deviner, pressentir et se rappeler le désarroi et la tristesse sans fond du Christ abandonné (des siens comme de son dieu) "derrière" tous les émerveillements qui le précèdent, ce qui donne une autre profondeur, infiniment ambiguë, à la "merveille". |
| | | free
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 13:44 | |
| L'AGONIE DU CHRIST Il devait subir la mort de tout le monde
Jésus devant sa mort
C'est à la lumière de ces réflexions qu'il nous faut relire le récit de l'agonie de Jésus au jardin des Oliviers. Jésus, d'abord, ne se résigne pas devant sa mort comme un agneau immolé pour satisfaire le courroux d'un père vengeur. Il donne au contraire pleinement sa vie, en prenant sur lui le refus des hommes envers leur propre Dieu. Jésus, ensuite, n'affronte pas non plus la croix comme une épreuve sublimée par la certitude de sa résurrection. Il s'abandonne seulement en toute confiance entre les mains du Père, par fidélité à son lien de filialité et non par le savoir d'un scénario dont il connaîtrait d'avance le déroulement. Jésus, enfin, ne parachève pas sa vie par son acte de mort, comme l'ultime signature d'une œuvre qui aurait à perdurer dans la mémoire des hommes. Le sens d'une vie donnée et totalement offerte disparaîtrait alors derrière l'héroïsme triomphateur de celui qui, faisant mine de donner sa vie, la reprendrait aussitôt pour lui conférer le sens que lui-même et lui seul a voulu. Le texte évangélique résiste donc en tous points à de telles interprétations et impose que l'on se taise devant une agonie qui, pour eue unique par la personne du Fils qui l'affronte pour tous, n'en est pas moins d'abord profondément humaine. Ni résigné dans sa disparition, ni certain de sa résurrection, ni héroïque dans son achèvement, le Christ souffre en réalité l'angoisse de la mort « tout court », celle de tout le monde dans l'imminence pressentie de sa propre fin : « Arrivé à un domaine appelé Gethsémani, il dit à ses disciples : " Asseyez vous ici pendant que je prierai. " Et, ayant pris avec lui Pierre, Jacques et Jean, il commença à être envahi d'effroi et d'angoisse » (Me 14,32- 33). L'effroi ou la peur en grec (thambos) a pour triple particularité, pour celui qui l'éprouve, de le faire d'abord reculer devant la menace qui survient (assassinat, accident, maladie, condamnation à mort...) ; ensuite de l'abandonner au sentiment de la précarité de sa propre existence (comme le condamné ne sachant plus pourquoi vivre dans la perspective de la seule sentence de mort) ; enfin de vouloir la partager avec autrui (à l'instar des passagers d'une embarcation de fortune d'autant moins effrayés qu'ils sont plus serrés). En de tels sens, comme pour tout un chacun, le Christ probablement « eut peur » à l'orée de sa propre mort. Ainsi lui fallut-il, par exemple, reculer devant la menace d'une « coupe » qu'il savait pourtant devoir boire jusqu'à la lie : « Abba, Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe » (Me 14,36). Aussi bien — deuxième trait de l'effroi — s'abandonna-t-il à la tristesse ou au délaissement d'une vie qui ne se console jamais de ne s'achever que dans la mort : « Mon âme est saturée de tristesse, à mort » (14,34). Mais, à l'heure du partage de la peur — troisième trait —, personne, ni de ses proches disciples ni de ses apôtres, ne répond à l'appel si urgent d'une présence lorsque tout sombre dans l'absence. Par trois fois, en effet, Jésus vient auprès de ses disciples, et par trois fois il supplie dans une même invocation : « Simon, tu dors ! » (14,37.40.41). A la dernière reprise pourtant, soudainement, la victoire est acquise : « Dormez désormais, et reposez-vous. C'est fait. » Qu'est-ce donc qui « est fait » pour que Jésus maintenant leur dise : « Reposez-vous », sinon précisément ce douloureux passage de l'effroi à l'angoisse (adêmonia), éprouvé cette fois seul à seul mais dans un dialogue ininterrompu avec son Père ?
https://www.revue-christus.com/article/l-agonie-du-christ-1251
L'expression "Mon âme est triste jusqu'à la mort" traduit bien l'intensité des sentiments qu'éprouve Jésus à ce moment là, il ressent le besoin de partager ces émotions avec des intimes et peut-être de leur demander de l'aide. La pensée de la passion se présente à lui avec une telle force (inattendue) que Jésus en est surpris et terrifié, tout en étant plongé dans l'effroi et la stupeur. Il me semble que l'auteur a voulu insisté sur la violence des sentiments et sur l'aspect inattendue de la réaction de Jésus (Il en est lui-même surpris). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 14:44 | |
| Très belle méditation (jésuite: à propos de surprise, il faut s'attendre à tout; je plaisante).
C'est presque un lieu commun qu'il n'y a pas de préparation à la mort (cf., exemplairement, le Dialogue des Carmélites): qu'on y ait pensé toute sa vie ou jamais, à supposer que l'un ou l'autre soit possible (cas limites tout au plus improbables), elle ne peut que surprendre le vivant -- comme les notaires disent, dans un sens différent quoique connexe, que le mort saisit le vif: violence absolue de l'irruption de la mort, fût-elle par ailleurs la plus paisible, la plus naturelle, la plus attendue, dans le monde et la loi des vivants, clos sur eux-mêmes comme s'ils ne devaient jamais mourir, soi-disant mortels qui jusqu'au dernier souffle inclus s'ignoreront tels.
Cela se discute ou ne se discute pas, comme les goûts et les couleurs de la mort et de ses multiples approches, toutes asymptotes, qui ne peuvent aboutir qu'à échouer: la "tristesse" me paraît plutôt moins "intense" que la stupéfaction, l'aliénation ou l'estrangement qui la précèdent (dans Marc 14), mais plus extensive ou étendue au contraire: peri-lupos, l'âme (psukhè) entourée, environnée, cernée de tristesse comme une île, ou une bulle, dans l'océan, et qui jusqu'au dernier instant ne sait pas qu'elle sera submergée, éclatée, implosée, qu'en tout cas elle ne sera plus -- ce qu'elle est, ce qu'elle était, ce qu'elle a été, ce qu'elle aura été (temps des conjugaisons, notre ultime prise grammaticale et illusoire sur tout cela). |
| | | free
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 15:46 | |
| Lectures romantiques de la Passion du Christ et héritage des Lumières
Le Christ au Gethsémani de Charles Péguy entre Pascal et Renan
Au lendemain de la conversion religieuse de Péguy – qu’il tient d’ailleurs à présenter comme un « retour » aux mœurs et aux croyances chrétiennes dans lesquelles il avait grandi, plutôt que comme une véritable conversio –, un nouveau thème crucial fait son apparition dans ses écrits, celui de la douleur et de la souffrance, du Christ en particulier. Dans le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc de 1910, les trois personnages de Jeanne, Hauviette et Mme Gervaise méditent à plusieurs reprises la question de la souffrance et du mal dans le monde en s’interrogeant notamment sur l’effroyable « cri qui retentira toujours » du Christ sur la croix, dont elles soulignent le caractère problématique : « Il n’avait pas crié sous la face parjure ; / Il n’avait pas crié sous les faces d’injure ; / Il n’avait pas crié sous les faces des bourreaux romains. / Alors pourquoi cria-t-il ; devant quoi cria-t-il. » Ce questionnement se redouble d’une autre interrogation, portant sur les mots de l’Évangile « tristis, tristis usque ad mortem » : ces mots renverraient-ils à une tristesse qui accompagne Jésus jusqu’au moment de la mort, ou bien à une tristesse si grande qu’elle est en mesure de conduire Jésus à la mort ? (« Tristis, tristis usque ad mortem ; / Triste jusqu’à la mort ; mais jusqu’à quelle mort ; / jusqu’à faire une mort ; ou jusqu’à cette date / de la mort »). L’édition critique procurée par Albert Béguin de ce Mystère montre que la réflexion de Péguy sur la Passion de Jésus connaît une évolution…
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2013-2-page-341.htm?try_download=1
L'article n'est pas disponible mais la question suivante méritait d'être lue et analysée : "ces mots renverraient-ils à une tristesse qui accompagne Jésus jusqu’au moment de la mort, ou bien à une tristesse si grande qu’elle est en mesure de conduire Jésus à la mort ?"
Un autre texte :
Lectures romantiques de la Passion du Christ et héritage des Lumières
2 L’épisode évangélique du Christ qui invoque le père dans le jardin du Gethsémani en déclarant que son âme est « triste jusqu’à la mort » (Matthieu, XXVI, 36-46) et en implorant que le calice « passe loin » de lui (un passage qui depuis toujours a fait l’objet de controverses interprétatives, notamment à l’époque humaniste), retient l’attention de nombreux romantiques, qui presque tous transforment la prière de Jésus en un cri de désespoir de l’homme face à l’absence de Dieu. Le poème de Vigny Le Mont des Oliviers, de 1843, présente un Christ abandonné par ses compagnons, mais aussi par Dieu : « Puis regarde le ciel en appelant : “Mon Père !” / – Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas ». Jésus réagit à ce silence d’abord avec stupeur (« Il se lève étonné, marche encore à grands pas »), ensuite avec terreur (« Il recule, il descend, il crie avec effroi »), et finalement avec amertume, parvenant à une conclusion humaine et rationnelle qui exclut le divin (« Il eut froid. Vainement il appela trois fois : / Mon Père ! – Le vent seul répondit à sa voix. / Il tomba sur le sable assis et, dans sa peine, / Eut sur le monde et l’homme une pensée humaine »). La strophe finale, écrite en 1863, une vingtaine d’années après la première publication du poème, invite donc à dédaigner Dieu :
S’il est vrai qu’au Jardin sacré des Écritures, Le fils de l’Homme ait dit ce qu’on voit rapporté ; Muet, aveugle et sourd au cri des Créatures, Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, Le Juste opposera le dédain à l’absence Et ne répondra plus que par un froid Silence Au Silence éternel de la Divinité.
3De même, Nerval dans son Christ aux Oliviers, de 1844, transforme la douleur du Christ en un cri désespéré : « Et se prit à crier : “Non, Dieu n’existe pas !” » : la « nouvelle » n’est plus bonne, mais tragique :
Ils dormaient. « Mes amis, savez-vous la nouvelle ? J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ; Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours ! Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme ! Le dieu manque à l’autel, où je suis la victime… Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! » Mais ils dormaient toujours !5
4 Et encore, Lamartine insère dans son Voyage en Orient le poème célèbre Gethsémani ou la mort de Julia, écrit après la mort de sa fille en 1832 : ici le mont des Oliviers devient le théâtre d’un rêve tragique annonçant la mort de la jeune fille. Le poète, qui se présente en « homme de désespoir » voué à l’agonie, élit comme refuge ce jardin de mort et de souffrance, en le préférant aux lieux saints des miracles de Jésus :
Conduisez-moi, mon père, à la place où l’on pleure ! À ce jardin funèbre où l’homme de salut, Abandonné du père, et des hommes, voulut Suer le sang et l’eau qu’on sue avant qu’on meure ; Laissez-moi seul, allez, j’y veux sentir aussi Ce qu’il tient de douleur dans une heure infinie. Homme de désespoir, mon culte est l’agonie, Mon autel à moi, c’est ici !
5 Le Christ qui prie et sue sang et eau devient pour Lamartine un double du poète, un frère de souffrance : dénouée de toute lumière divine, l’expérience du Christ se réduit à une occasion pour méditer sa propre existence et ses douleurs (« La front dans mes deux mains, je m’assis sur la pierre / Pensant à ce qu’avait pensé ce front divin, / Et repassant en moi, de leur source à leur fin, / Ces larmes dont le cours a creusé ma carrière »), et contribue à ébranler la foi du poète en Dieu, comme en témoigne l’un des derniers vers : « La prière en mon sein avec l’espoir est morte ». De même, Victor Hugo dans le poème qui clôt les Contemplations, À celle qui est restée en France, écrit en 1855, évoque le Gethsémani dans sa complainte pour la fille disparue : à nouveau le lieu de l’agonie du Christ renvoie à la souffrance de l’homme face au mal (« Toujours nous arrivons à ta grotte fatale, / Gethsémani, qu’éclaire une vague lueur ! / O rocher de l’étrange et funèbre sueur ! / Cave où l’esprit combat le destin ! ouverture / Sur les profonds effrois de la sombre nature ! »).
6 Dans cette série romantique, il faudrait insérer aussi Le Reniement de Saint Pierre de Baudelaire, de 1852, qui dans la troisième strophe présente un Christ priant vainement un Père qui l’a abandonné aux souffrances les plus atroces (« – Ah ! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives ! / Dans ta simplicité tu priais à genoux / Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous / Que d’ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives »)8, passage qui introduit le thème de la révolte de l’homme contre un Dieu méchant.
https://journals.openedition.org/rief/246?lang=it |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Jeu 11 Mai 2023, 18:14 | |
| Je n'ai pas pu lire (non plus) le premier article -- il faudrait que j'aille à la bibliothèque, car je n'ai pas d'"accès distant" à Cairn -- mais j'ai apprécié le second, qui est visiblement de la même autrice, ou auteure...
J'ai repensé, de mon enfance lointaine, à Astérix et les Normands: ignorer la peur, ce n'est pas du courage, qui ne connaît pas la peur ne connaît pas non plus le courage; en poussant un peu, on ne saurait être courageux qu'à la mesure de sa peur, à la limite il ne saurait y avoir de plus grand héros que l'anti-héros, le plus lâche... De ce genre de paradoxe le sophisme n'est jamais bien loin, mais la vérité non plus.
En tout cas, quant à la tristesse jusqu'à la mort, le grec (de Marc ou de Matthieu) est parfaitement ambigu: si l'on n'évacue pas la formule comme une simple hyperbole, on ne peut qu'hésiter (ou choisir arbitrairement) entre un sens chronologique (désormais, jusqu'à la mort, ce ne sera plus que tristesse) et logique ou causal (une tristesse telle qu'elle conduira à la mort comme une cause à un effet ou à une conséquence); en faveur du second on peut rappeler, chez Marc, l'étonnement que suscite la brièveté de l'"agonie" proprement dite, sur la croix -- comme si le temps et le travail de la mort avaient commencé bien plus tôt, par la "tristesse" et toutes les émotions confuses de Gethsémani précisément. |
| | | free
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Ven 12 Mai 2023, 14:31 | |
| Jésus consent à son Père
Au ch. 12, au moment où des Grecs (...), et non (...) qui désigne probablement des «gentils») venus à Jérusalem pour adorer - ce qui est plutôt surréaliste - demandent à voir Jésus, celui-ci dit à Philippe et André: «L'heure est arrivée que soit glorifié le Fils de l'homme», ce qu'il illustre par l'analogie du grain de blé qui meurt pour porter un fruit abondant (12,20-24). On revient à l'heure au v. 27 : «Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je? Père sauve-moi de cette heure? Mais c'est pour cela que je suis venu à cette heure. Père glorifie ton nom». Le parallèle avec la scène de l'agonie en Mc 14,32-42 est un peu lointain, mais cependant évident. La différence la plus marquante est la dédramatisation qu'opère Jean: Jésus n'y balance pas entre la volonté du Père et la sienne propre, et la prière pour être sauvé de l'heure est purement hypothétique, repoussée dans une sorte de délibération intérieure, qui se termine par un consentement de facture bien johannique («glorifie ton nom»). Celui-ci rappelle la première demande du Pater («Que ton nom soit sanctifié» Mt 6,9; Le 11,2) alors que Mc se rapprochait de la troisième demande («Que ta volonté soit faite», Mt 6,10).
Ce consentement donné, une voix céleste qui échappe aux auditeurs s'adresse à lui et au lecteur: «J'ai glorifié et je glorifierai encore». Le verbe (...) est un aoriste, qui indique une action ponctuelle; on pourrait aussi bien traduire: «Je viens de le glorifier» - dans le consentement de Jésus à l'heure qui, observons-le, est aussi celle de sa propre glorification (12,23). L'unité entre le Père et le Fils est ainsi clairement évoquée. La venue de l'heure, dont le sens est suggéré par l'analogie du grain qui meurt, coïncide avec le consentement de Jésus, la glorification du Père par lui-même, et la gloire du Fils de l'homme. Le seul mouvement est ce mouvement intérieur par lequel Jésus consent à sa mort, et ce mouvement est libre, comme le suggèrent clairement le trouble et la délibération qui le précèdent. L'événement encore à venir est présent déjà, comme le montre la tension entre présent et futur dans le commentaire que Jésus propose aux auditeurs: «Maintenant, c'est le jugement de ce monde. Maintenant, le Prince de ce monde va être jeté dehors...» (12,31).
https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2006_num_37_4_3546 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Ven 12 Mai 2023, 16:25 | |
| Analyse très intéressante, qui malheureusement n'interroge pas assez (à vrai dire pas du tout) son concept central, celui de "liberté" (liberté de Dieu, de Jésus, de Judas, du lecteur, de l'homme en général), comme s'il allait de soi... Non seulement les mots correspondant à "libre" ou "liberté" ( eleutheros, eleutheria, p. ex. chap. 8 ) sont loin d'être "centraux" dans le quatrième évangile, mais surtout leur sens n'a qu'un lointain rapport avec ce qu'un moderne entend par "liberté": est "libre" ce qui l'est essentiellement, ontologiquement, de "nature", "né libre" par opposition à l'"esclave", et se conforme à cette "essence" ou à cette "nature" en la réalisant (devenant ce qu'il est parce qu'il l'a appris, comme dirait Pindare) -- rien à voir avec une "autonomie" ou une "indépendance", ni avec le fameux "libre-arbitre" moral, sans parler de liberté du citoyen, du consommateur, etc., ce serait plutôt le contraire, ou du moins l'un de leurs "contraires"... Le Christ ou le Fils johannique n'est précisément ce qu'il est que de n'être rien d'autre que Dieu, le Père, etc., parfaitement "un" parce qu'il ne fait rien de lui-même. Et ce qui se joue dans la parodie de Gethsémani en Jean 12 (le mot de dédramatisation est juste, mais faible, pour ce qui est en fait un renversement total, cul par-dessus tête, de la dramatisation synoptique), c'est bien cela, une "résolution" de la volonté du Christ à être ce qu'elle est, c'est-à-dire à n'être rien d'autre que celle du Père: "consentement" si l'on veut mais au sens strict d'un "con-sentiment" conforme à la vérité de l'unité originaire. En français il y aurait aussi de la "liberté" dans la "délibération" (comme dans la "livraison" ou la "délivrance", cf. ici), qui ramène la pluralité potentielle d'un choix (alternative, dilemme, etc.) à l'un (= résolution, décision; Entschlossenheit, dirait Heidegger, selon l'ambiguïté d'une fermeture qui ouvre ou d'une clôture qui déclot). Le verbe tarassô (troubler, agiter, vs. "ataraxie") ne vient pas du récit synoptique de Gethsémani -- il viendrait plutôt de la marche sur la mer, Marc 6,50// -- mais il est bien "johannique" (pour l'eau troublée = agitée du bassin, 5,7, de même dans l'ajout ultérieur du v. 4; 11,33ss, Lazare et surtout la réaction aux pleurs de Marie et d'autres, qui entraînent ceux de Jésus; c'est là qu'on trouve la forme réfléchie "se troubla lui-même", etaraxen heauton, sur laquelle insistaient les textes pascaliens et pré-pascaliens, cf. supra 9.5.2023 et l'article de Sellier; 12,27 (dont nous parlons), où c'est la psukhè qui est troublée, au parfait, durablement, voire définitivement (ce qui rejoindrait le "jusqu'à la mort"; cf. Psaume 6,4 LXX, à l'aoriste); 13,21 par rapport à la "trahison-livraison" de Judas, il fut troublé en esprit, aoriste + pneumati, datif; 14,1.27 en recommandation négative, que votre coeur ne se trouble pas... On le retrouve aussi, par exemple, sous forme composée ( sun-tarassô), en parallèle avec l'"âme triste" dans la Septante des psaumes 42/3 (LXX 41/2, voir post initial), par trois fois également: hina ti suntarasseis me, pour()quoi me troubles-tu (avec toi) ? La question, de même structure que le "pour()quoi m'as-tu abandonné" qui vient d'un autre psaume (22), s'adresse à l'"âme" ( npš-nephesh / psukhè); sur le rapport du "moi" et de l'"âme", il faut par ailleurs rappeler que le texte hébreu ne situe pas l'"âme" en "soi" mais sur "soi" (ou contre soi, près de soi, selon les divers usages de la préposition `l; cf. p. ex. ici). Comme on l'a maintes fois remarqué, les mises en scène de la "subjectivité" ou de la "psycho-logie" varient, ce ne sont pas toujours celles d'une "intériorité"... Par ailleurs, du "trouble" à notre "confusion" il n'y a pas loin. En ce qui concerne le "jusqu'à la mort" ( eôs thanatou), en dehors de Jonas qui l'associe à la colère en hébreu et à la tristesse en grec (cf. post initial; Jonas, bien sûr, rappelle à son tour Elie en 1 Rois 19 avec sa demande de mort, suivant une palette de sentiments encore différente, de la peur au désespoir, à l'épuisement ou à la honte), je n'y vois de parallèle que dans la tradition de la maladie d'Ezéchias, dont d'ailleurs il ne mourra pas, du moins pas tout de suite ( eôs thanatou aussi dans la Septante, Isaïe 38,1; 2 Chroniques 32,24); on pense à la "maladie (ou faiblesse, astheneia) à/pour la mort" de Lazare en Jean 11,4, qui a tant inspiré Kierkegaard, mais c'est pros thanaton; les autres formules comparables en français (obéissant jusqu'à la mort, Philippiens 2, fidèle jusqu'à la mort, Apocalypse 2) utilisent d'autres prépositions ( mekhri, akhri), quoique à peu près synonymes et dans une construction similaire (+ thanatou au génitif). Un lecteur moderne peut facilement trouver que le Christ des Synoptiques atteint le comble de l'humiliation à Gethsémani plutôt que dans (la suite de) la Passion, d'autant que le caractère infamant de la croix est perdu de vue... Même sous les insultes, les crachats ou les moqueries il paraît plus "digne", surtout parce qu'il se tait. On comprend que "Luc" (sans les derniers ajouts) et "Jean" aient voulu éviter cette scène (comme d'ailleurs le "pourquoi m'as-tu abandonné"), mais ils ne l'ont pas forcément fait pour les mêmes raisons, en fonction de leur "christologie" au moins implicite: selon qu'ils voyaient dans le protagoniste un "héros" ou un "homme divin" ( theios anèr; c'est plutôt l'idée que donne Luc), ou bien la révélation absolue, im-médiate, quoique paradoxale, du "dieu" même (Jean) -- qui n'empêche pourtant pas le dieu d'être fatigué (chap. 4), de pleurer (chap. 11) ou d'être troublé (11--12), mais limite tout de même sa capacité d'humiliation, qui se transforme aussitôt, par un tour ironique, en élévation ou en glorification... A ce propos, je signale deux curiosités que j'ai remarquées dans la Genèse: l'adjectif perilupos est déjà dans la Septante de Genèse 4,6, à propos de Caïn, en traduction de l'hébreu hrh l- (déjà v. 5, LXX lupeô), dans un dialogue très similaire à celui de Yahvé et de Jonas en Jonas 4, et avec le même glissement, de l'hébreu au grec, de la colère (mécontentement, agacement, irritation, etc.) à la "tristesse"... (ça me rappelle un morceau de dialogue des Amants de Louis Malle: "Pourquoi es-tu triste ? -- Je ne suis pas triste. -- Pourquoi n'es-tu pas triste ?"). D'autre part, là où le dieu était triste en hébreu (Genèse 6,6, 'çb 'l-lbw, cela peina son coeur), la Septante évite cette tristesse: le dieu "réfléchit" ( dia-noeô)...
Dernière édition par Narkissos le Lun 15 Mai 2023, 13:34, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 15 Mai 2023, 13:20 | |
| Violence, souffrance, mort et croix... rédemptrices ? Questions de sens et de foi
La Passion de Jésus et sa mort sur une croix concentrent en elles toute la problématique du lien entre violence, souffrance, mort et salut. Mais cela mérite d’être déployé, explicité. D’après les différents récits de la Passion, il est certain que Jésus a été victime de violences multiples: on le frappe, on lui crache au visage, on le flagelle, on le cloue sur une croix. Les violences sont d’ordre physique, mais aussi d’ordre moral: on se moque de lui, on l’humilie. Mais, par-dessus tout, c’est la crucifixion qui est la violence morale par excellence, car le crucifié est identifié à ce qu’il y a de plus honni dans la société. C’est aussi la crucifixion qui est la violence physique par excellence, car la croix est l’une des façons les plus violentes de faire souffrir et mourir quelqu’un. Plus violente sans doute que n’importe quelle autre façon «officielle» de mettre à mort, que ce soit la lapidation, la pendaison, la guillotine, la chaise électrique. Alors, on peut facilement présumer que Jésus a beaucoup souffert dans son corps et dans son âme, pour prendre un langage qui est peut-être plus grec que juif — mais les Juifs souffraient aussi dans leur corps et dans leur âme. Les évangiles, écrits en grec, témoignent de cette souffrance complexe et à de multiples niveaux. De cette souffrance causée par la violence quand on le frappe, quand on le flagelle et qu’on lui met une couronne d’épines; de cette souffrance aussi quand on se moque de lui et qu’on lui crache au visage. De cette souffrance encore plus complexe qui précède les événements de violence quand, par exemple, l’évangile de Matthieu nous rapporte ceci: «Emmenant Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Il leur dit alors: “Mon âme [psuchè] est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez avec moi.”» (Mt 26,37-38) Jésus a souffert dans son corps et dans son âme; il a souffert dans tout ce qu’il est. Et plus encore, si l’on peut dire, car les évangiles nous laissent deviner, ou font miroiter, que cet homme était le «Fils de Dieu» (Mt 27,54). Alors, comment évaluer la souffrance d’un «Fils de Dieu» quand il est livré à l’histoire des humains? Certains diront que cette souffrance était infinie, car elle portait, dans le corps et le cœur d’un homme bafoué et crucifié, l’humiliation ou l’amour déçu de Dieu qui aime infiniment, et souffre infiniment de ne pas être reçu. D’autres diront que cette souffrance était très relative, car cet homme, qui souffrait, savait en tant que Dieu que cette souffrance avait un sens et qu’il allait s’en sortir. De toute façon, la question qui se pose n’est pas d’abord celle de l’évaluation ou de la quantification de la souffrance, mais celle de sa signification: la souffrance a-t-elle du sens, la souffrance a-t-elle un sens ?
https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2005-v13-n2-theologi1385/013603ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 15 Mai 2023, 15:07 | |
| [J'ai rajouté un petit paragraphe à la fin de mon post précédent, qui était déjà bien long.] J'ai trouvé cet article aussi courageux que touchant -- il m'a rappelé la tonalité de ce que j'écrivais sur de pareils sujets vers la même époque, avec moins de risque et de courage d'ailleurs, car déjà déconnecté de tout "public" susceptible d'être "choqué" ou "scandalisé". Le questionnement ne va cependant pas jusqu'à questionner la question elle-même, autrement dit le sens du "sens", la signification de la "signification" -- ce qui d'ailleurs ne revient jamais qu'à mettre les mots entre guillemets (pinces à linge, disait Derrida), en suspens, en abyme, en cascade ou en boucle. Consolation, ou inquiétude supplémentaire: le "sens" lui-même n'est guère thématisé, a fortiori questionné, dans "la Bible" non plus, et pas davantage en grec qu'en hébreu -- encore moins que le " langage": l'un et l'autre vont de soi comme de pair, mais du coup on ne trouve pas non plus (sauf oubli de ma part) d'énoncé du genre "Dieu, Jésus, la foi, la Bible *donne un sens* à la vie, à la mort, à la souffrance, etc.". Et aucune suggestion par conséquent que le simple fait de "donner un sens" serait salvateur, rédempteur, etc. (ce qui par contre paraît aller de soi pour les modernes). Outre que le "salut" dans la tradition "biblique" est lui-même assez "violent" (terme notamment guerrier, le dieu "sauve" son peuple en lui "livrant" ses ennemis, on le rappelait récemment ici, 5.5.2023; c'est moins évident de la " rédemption", terme plutôt économique, encore que ce domaine ne soit pas dépourvu de "violence", du moins selon la métonymie moderne de ce mot). Gethsémani (dans les Synoptiques) peut être aussi lu comme le lieu de l'adieu, encore bavard, au "sens" et au "langage" ( Adieu au langage, c'était un titre de Godard), à la clarté distincte des concepts et des sentiments (affects, émotions, etc.) -- la suite de la Passion retourne au silence, au cri ou au soupir, qui disent autre chose que du "sens". |
| | | free
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 22 Mai 2023, 10:21 | |
| L’angoisse éprouvée du Maître.
Deux verbes expriment les sentiments qui, à ce moment là, s’emparent de l’âme de Jésus.
Le premier verbe est: « pavere ». Il se traduit par « être vivement ému ; être effrayé, épouvanté (actuellement). C’est l’ébranlement profond causé par l’apparition d’un spectacle inopiné ou par un événement inattendu. Et selon la nature de ce spectacle ou de cet événement, la surprise peut-être de l’effroi, de l’étonnement, de la stupeur, de l’admiration. A Gethsémani, tout se passe comme si quelque chosa d’inattendu et de terrible s’était présenté à l’esprit de Jésus, provoquant en lui un choc.
Le deuxième verbe est : « taedere » que l’on traduit par « être ennuyé, fatigué, dégoûté de ». Le nom « taedium » veut dire « ennui, dégoût, fatigue, aversion, répugnance, objet de dégout ». C’est l’état psychologique d’une profonde tristesse. C’est ce qu’il laisse entendre à ses trois disciples qu’il rejoint.
« Mon âme est triste jusqu’à la mort »
Jésus dit aux trois disciples : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ». Dans la suite de la Passion de Jésus, sa souffrance sera à la fois physique et spirituelle. Ici, au jardin de Gethsémani, la souffrance physique n’est pas encore là, mais l’âme de Jésus est envahi par une douleur atroce.
« Mon âme est triste jusqu’à la mort »
Que signifie cette expression : « jusqu’à la mort » ?
On peut lui donner un sens temporel : mon âme est accablée d’une tristesse qui ne prendra fin qu’avec la mort.
On peut lui donner un sens comparatif : mon âme est accablée d’une tristesse telle qu’on ne peut en éprouver une semblable qu’au moment de la mort.
On peut lui donner un sens final : mon âme est tellement triste que je désire mourir
Mais aussi et surtout un sens consécutif : mon âme est accablée d’une tristesse qui serait capable de me donner la mort.
Ces nuances permettent de mieux entrer dans l’âme du Sauveur. Ne prenons pas le sens causal, car Notre Seigneur ne désire pas se soustraire à la mission salvifique que lui a donné son Père. Il veut au contraire exécuter jusqu’au bout la volonté de son Père sur lui. Mais la tache à accomplir lui parait soudain tellement énorme et terrible que sa nature humaine ne peut que crier sa détresse et qu’il va même en venir à se demander tout à l’heure si c’est bien cela que le Père lui demande.
Optons donc plus facilement pour le sens consécutif et faisons de l’expression ; « triste jusqu’à la mort » l’équivalent d’un superlatif : triste au suprême degré, d’une tristesse mortelle : « Mon âme est triste à en mourir »
Marc écrit : « « Et s’étant avancé un peu ; il tombait à terre ». « procedit super terram ».
Ce n’est pas à proprement parler ici un verbe qui exprime l’adoration. Non, il nous dit simplement Que Jésus « tombait » à terre ». Il faut voir là non pas uniquement l’acte de quelqu’un qui veut se mettre en prière, mais encore et surtout le signe d’une détresse sans nom qui enlève toute force et projette sur le sol. Saint Matthieu nous dira dans son récit « qu’il tomba sur sa face ».
N’oublions pas que Saint Pierre a vu Jésus s’effondrer, que saint Marc reprend sa prédication. Nous sommes conviés à assister au même terrifiant spectacle ce qui nous permet de comprendre, comme le dit saint Paul, « à quel grand prix nous avons été rachetés (1 Cor 6 27 : 7,23)
http://www.revue-item.com/7287/deuxxieme-dimanche-de-careme-recit-de-lagonie-de-jesus-a-gethsemani-en-saint-marc/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 22 Mai 2023, 11:32 | |
| Les adeptes de la messe en latin commentent logiquement la Vulgate, mais il y a peu d'écarts de sens par rapport au grec original. Le plus intéressant serait peut-être l'"ennui" (taedium, encore connu par l'expression taedium vitae dans les pages roses des vieux dictionnaires: lassitude et dégoût de la vie), qui a un sens plus fort en français classique (sens sur lequel jouaient encore les romantiques et post-romantiques, notamment Baudelaire: "... sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis"), pour le sentiment d'"étrangeté" ou d'"estrangement" (adèmoneô) dont on parlait plus haut (post initial). A noter aussi, juste avant ta citation, le commentaire sur "commencer" qui vaudrait aussi en grec: le verbe correspondant (arkhomai, apparenté à arkhè, "commencement" et "commandement", "principe" et "principat" ou "autorité") est particulièrement fréquent chez Marc (2,23; 4,1; 5,17.20; 6,2.7.34.55; 8,11.31s; 10,28.32.41.47; 11,15; 12,1; 13,5; 14,19.33.65.69.71; 15,8.18 ), ce qui relativise évidemment son potentiel de signification ou de connotation dans tel ou tel cas (ça tient autant du "tic de langage" que d'une intention particulière); malgré tout la nuance initiale (inchoatif, comme aussi en français "se mettre à" + infinitif) est quelquefois intéressante, d'autant qu'elle se répète (entrer dans la décision de la Passion, dans la résolution à la tristesse, etc., c'est à chaque fois à peu près la même chose et ça paraît à chaque fois définitif, une fois pour toutes, et pourtant c'est toujours à refaire). |
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 11:08 | |
| Les disciples à Gethsémani (Mc 14,32-42). Une faillibilité à revisiter ?
L’ordre de s’asseoir arrête la marche du groupe. Le lecteur croit être devant un temps de pause qui va durer tant que la prière de Jésus durera (ἕως προσεύξωμαι). Mais Jésus divise encore ses compagnons et n’en prend (παραλαμβάνει) avec lui que trois, Pierre, Jacques et Jean, les mêmes qu’il avait choisis pour deux autres moments cruciaux de sa mission : la résurrection de la fille de Jaïre (5,37) et la Transfiguration (9,2). Le récit n’explicite pas la raison de ce choix, mais le lecteur peut en déduire la gravité du moment présent : devant ces trois, Jésus « commença » (καὶ ἤρξατο) à s’exprimer librement et à dévoiler son état d’âme, pour la première fois dans le récit de la Passion. Le lecteur sent tout de suite la contradiction avec la scène de la Transfiguration, où Jésus « fut transfiguré devant eux » (9,2) : ceux qui étaient témoins de la gloire exceptionnelle de Jésus, témoignent ici de sa tristesse exceptionnelle, de sa « défiguration ». Alors que les trois disciples avaient réagi auparavant d’une manière ou d’une autre (9,6 ; voir aussi 5,42), ils restent ici silencieux et passifs.
Après avoir dévoilé l’intériorité de Jésus, le narrateur le cite en dramatisant davantage la narration et en donnant plus de poids aux termes dans lesquels le locuteur choisit de s’exprimer : « Triste est mon âme jusqu’à la mort, demeurez ici et veillez » (14,34). C’est l’unique fois où Jésus s’exprime de cette façon devant ses disciples. Lue à la lumière de Si 37,2, la tristesse de Jésus est probablement due, en partie, à la dispersion imminente de ses disciples. Sa tristesse prolonge ainsi la leur, celle expérimentée au début du repas (14,19). Au groupe plus large, Jésus demandait qu’il demeure là où il est, pour qu’il prie, tandis qu’aux Trois, il demande de demeurer là où ils sont et de veiller.
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2015_num_95_4_1961 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 12:36 | |
| Quand l'analyse narrative, qui fut pendant des millénaires l'art, artisanal ou artistique, modeste ou virtuose, de la paraphrase, pratiqué plus ou moins consciemment et habilement par tous les prédicateurs, enseignants ou conteurs, se veut "science" (fût-elle "humaine"), discipline méthodique et champ de débat rationnellement argumenté, elle gagne assurément en précision et en technicité métalinguistique mais perd de sa légèreté, au point de devenir souvent assommante -- mais ce faisant elle sert aussi de "repoussoir", car après elle la lecture du texte, quoique enrichie de l'analyse, n'en paraît que plus facile et agréable (autrement dit, ça fait du bien quand ça s'arrête). Remarque générale, car je trouve que cette étude-ci ne s'en sort pas mal, en dépit ou à cause du nombre de points de vue (et de langues) qu'elle convoque (en particulier dans ses notes).
Ton extrait rejoint plusieurs éléments évoqués plus haut, depuis le post initial (p. ex. Siracide 37,2, § 5 -- qui vaudrait davantage pour Judas devenu "ennemi" que pour les autres disciples qui se contentent d'"abandonner", mais ce n'est pas le seul texte sous-jacent à la "tristesse à la mort") jusqu'à notre échange précédent (22.5.2023, sur "commencer à "). Le thème de la "dé-figuration" (d'après Chamard-Bois, cf. note 7; pour rappel, c'est aussi un motif traditionnel, inspiré d'Isaïe 52--53) opposé à la "trans-figuration" est intéressant, mais à part le fait qu'il aurait les mêmes "témoins" (le groupe de trois) il a peu d'appuis lexicaux dans le texte: le vocabulaire visuel de la trans-figuration, trans-formation ou méta-morphose ne contraste qu'approximativement avec le vocabulaire mental et affectif de la stupeur ou de l'étrangeté (estrangement, dépaysement, cf. encore le post initial). Toutefois il y a bien une sorte d'antithèse dans l'économie générale du récit, d'un "sommet" positif à un négatif (cime et abîme, zénith et nadir, etc., qui jouent aussi de la topographie, "haute montagne" et "mont des Oliviers"; curieusement le quatrième évangile, qui évite à la fois la Transfiguration et Gethsémani, est le seul, si je ne m'abuse, à parler à cet endroit de "vallée du Cédron", donc de "creux", 18,1). |
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 13:11 | |
| Dans l’Évangile de Luc, le sommeil des apôtres est mentionné à une seule reprise, et avec une explication un peu énigmatique : "Il se releva de sa prière et vint vers les disciples, qu'il trouva endormis de tristesse" (Lc 22,45) |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 13:16 | |
| Cf. post initial, § 4: de Marc (et Matthieu) à Luc (sans les derniers ajouts) la "tristesse" passe de Jésus aux disciples. En y regardant de plus près, je remarque que l'adjectif perilupos était aussi passé au "jeune homme riche" (18,23s); cf. encore, avec un autre vocabulaire, 19,41; 23,28; 24,17 (p. ex.). |
| | | free
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| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 14:07 | |
| - Citation :
- En revanche, Luc, selon les plus anciens manuscrits, ne reprend pas le logion (pour rappel, les développements sur l'angoisse, pour être pittoresques, sueur de sang et ange, sont des ajouts secondaires), mais il transfère pour ainsi dire le motif aux disciples, qui s'endorment "de tristesse" (apo tès lupès, 22,45). Quant à Jean, après avoir parodié négativement toute la scène de Gethsémané (Jésus n'a rien à demander, et surtout pas d'être épargné, 12,27ss), il en reprend peut-être quelque chose dans le développement ultérieur du chapitre 16 (v. 6.20ss), avec la tristesse des disciples qui se change en joie et l'image des douleurs de l'accouchement, où la "tristesse" semble aussi un peu décalée là où l'on attendrait plutôt la souffrance ou l'angoisse. (Cf. post initial, § 4: de Marc (et Matthieu) à Luc (sans les derniers ajouts) la "tristesse" passe de Jésus aux disciples).
Claire Clivaz, L’ange et la sueur de sang (Lc 22,43-44) ou comment on pourrait encore bien écrire l’histoire La seconde partie est consacrée à l’ange et à la sueur de sang. Elle débute par un état de la recherche qui passe en revue la critique textuelle, la critique des sources et la critique rédactionnelle, avant de présenter une typologie des interprétations de l’ange et de la sueur de sang débouchant sur un bilan des interprétations poétiques et réalistes de la sueur «comme des gouttes de sang». Le texte lucanien est ensuite resitué dans son contexte. Il apparaît ainsi que «si la crucifixion lucanienne a des accents de noble death, la parole sur la coupe y fait obstacle» (p. 451). Juste après cette parole sur la coupe, c’est la prière intense de Jésus (...) (Lc 22,44) qui est présentée. Tout en reconnaissant l’ambivalence sémantique du mot (...) qui peut signifier «angoisse» (lecture la plus courante) ou «lutte», l’A. opte résolument pour ce second sens dans son exégèse. À ses yeux, elle rend mieux compte de la séquence narrative: fortifié par l’ange, Jésus lutte dans sa prière jusqu’au sang (expérience religieuse ou mystique). On est loin de l’image de Jésus comme un sage antique dominant ses émotions. Celui-ci apparaît plutôt comme un être de désir (Lc 22,15) qui va très loin dans son combat spirituel. En finale, l’A. revient à la critique textuelle. Elle s’oppose à l’hypothèse classique selon laquelle les v. 43-44 du chapitre 22, qui manquent dans nombre de manuscrits anciens, auraient été ajoutés dans un esprit anti-docète. Selon elle, «ces versets ont été omis d’une partie de la tradition manuscrite égyptienne, dans le premier tiers du deuxième siècle, en réaction à l’appropriation de ce passage par les tenants d’une christologie séparationiste gnostique» (p. 4; cf. p. 479).https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2011_num_42_4_3964_t6_0598_0000_2La peur et l'angoisse10La forme la plus saisissante peut-être dans la Bible se trouve dans le Deuxième Testament : celle de Jésus à Gethsémani. Après le repas pascal, il se retire dans le domaine qui porte ce nom. Il dit aux disciples : « Restez ici tandis que je m’en irai prier là bas ». Et prenant avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi » (Matthieu, 26,36-39). Selon Luc, il leur dit : « Priez pour ne point entrer en tentation ». Puis il s’éloigna d’eux à la distance d’un jet de pierre, et fléchissant le genou il priait : « Père si tu le veux, éloigne de moi cette coupe. Cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse mais la tienne ». En proie à la détresse il priait de façon plus instante et la sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre » (Luc, 22,40-44).11L’angoisse est ici liée à la tentation en général – plus précisément à la tentation que, selon les évangélistes, Jésus lui-même éprouve de ne pas faire face à la nécessité d’assumer sa mission et d’affronter la mort. Angoisse d’autant plus fascinante qu’elle concerne un personnage considéré par les premières communautés chrétiennes où furent rédigés ces textes comme le seigneur et le sauveur.https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2008-2-page-161.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 16:04 | |
| Sur la recension de la thèse de Claire Clivaz (dont j'avais apprécié quelques années plus tôt, par un concours de circonstances qui était aussi un concours académique, le mémoire de maîtrise -- on ne disait pas encore "master" -- sur Marc): les arguments "théologiques", ou plus généralement idéologiques -- tous ceux qui en appellent à l'"intention" de l'auteur, du rédacteur, du réviseur, du correcteur, du glossateur, du copiste -- sont à double tranchant en matière de critique textuelle; il y a toujours de bonnes raisons pour ajouter, retrancher ou modifier quelque chose dans un texte. Comme disait C.B. Amphoux quand il s'en tenait à sa discipline, les faits ce sont les variantes, le "texte original" n'est jamais qu'une hypothèse. L'addition des passages controversés de Luc (22,43s) peut s'expliquer, leur suppression aussi, selon ce qu'on imagine de la position des "auteurs" (etc.), mais aussi de leurs adversaires supposés. Une orthodoxie peut en rajouter sur l'"humanité" (animalité, corporalité, matérialité) du Christ contre un "docétisme" qui en fait une pure apparence, mais ce "docétisme" n'est lui-même qu'une des stratégies d'un "gnosticisme" protéiforme qui peut aussi bien jouer du dualisme (dans "Jésus-Christ" il y a l'homme, aussi animal, corporel et matériel qu'on voudra, et l'esprit ou le "Christ" qui est tout autre chose). Il suffirait d'un pas de recul pour mettre tout le monde d'accord: l'"évangile" n'est une bonne nouvelle, et un message de salut, que parce que TOUT n'est pas perdu, et que l'"essentiel", peu importe comment on l'appelle, esprit, Christ, Fils, logos, ne l'est jamais (perdu). Que cela se dise par la mort et la résurrection du corps, par la mort du corps et l'élévation de l'âme ou de l'esprit, ou parce que la mort n'est qu'apparence -- toutes questions sur lesquelles on a pu se déchirer pendant des siècles -- c'est de ce point de vue accessoire. Quant à l' agonia, ce n'est ni l'"agonie" au sens où nous l'entendons (malgré l'étymologie, au départ simple transcription du grec via le latin), ni la "peur" ou l'"angoisse" spécifiquement (ce qui intéresserait plutôt ce fil-ci); le sens de base est la lutte ou le combat (= agôn, d'où antagonisme, agonistique, etc.), qui évoque par extension toute sorte de conflit ou de trouble, y compris "psychologique". Cela nous amène au second texte, de Natanson, qui récapitule utilement une distinction classique (du moins au XXe siècle) entre "peur" et "angoisse" (comme peur sans cause définissable, "la mort" elle-même étant indéfinissable comme cause de peur) -- à condition de ne pas trop s'arrêter sur le détail, car les inexactitudes y sont nombreuses (p. ex.: Heidegger n'est pas resté dix ans recteur sous le nazisme, il a démissionné l'année suivante, en 1934; en revanche il est bien resté, sur le papier, membre du parti nazi jusqu'au bout). Syndrome de l'intellectuel célèbre qui, à force d'être sollicité, parle et écrit d'abondance et ne prend plus le temps de se relire ni de vérifier ce qu'il raconte... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 16:27 | |
| Pourtant, quel poids repose sur les épaules de Jésus! Sa vie éternelle et celle de tous les humains sont en jeu. La tension est très forte. Aussi Jésus prie-t-il avec plus de ferveur encore; et sa sueur devient comme des gouttes de sang qui tombent sur le sol. “Bien qu’il s’agisse d’un phénomène très rare, déclare une revue médicale (Journal de l’Association des médecins américains), il peut arriver de suer du sang (...) sous le coup d’une émotion intense.”
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1990723?q=sueur+de+sang+j%C3%A9sus&p=par
Jésus à Gethsémané. À propos de Jésus Christ et de la dernière nuit de sa vie terrestre à Gethsémané, Luc 22:44 déclare : “ Mais étant pris d’angoisse, il continua à prier de façon plus ardente ; et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient à terre. ” L’écrivain ne dit pas que la sueur de Jésus était réellement mélangée à son sang. Peut-être faisait-il seulement une comparaison pour montrer que la sueur de Christ formait comme des gouttes de sang, ou bien qu’elle tombait goutte à goutte comme le sang qui coule d’une blessure. Mais il est possible aussi que le sang de Jésus ait suinté au travers de sa peau et se soit mélangé à la sueur. On a constaté l’apparition de sueur sanguinolente dans certains cas de tension mentale extrême. Par un phénomène appelé diapédèse, du sang ou des éléments sanguins exsudent par les parois intactes des vaisseaux. Dans les cas d’hématidrose, il y a une excrétion de sueur teintée de pigments sanguins ou de sang, d’un liquide corporel mêlé de sang, de sorte qu’‘ on sue du sang ’. Tout cela ne constitue que des hypothèses concernant ce qui a pu arriver à Jésus.
Le passage de Luc 22:43, 44 ne figure pas dans le Vaticanus 1209, l’Alexandrinus, la Version syriaque sinaïtique et le texte corrigé du Manuscrit sinaïtique. Il apparaît en revanche dans le Manuscrit sinaïtique original, le Codex Bezae, la Vulgate, la version syriaque Cureton et la Peshitta.
https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200004273 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: de la tristesse à la mort, ou la confusion des sentiments Lun 05 Juin 2023, 17:04 | |
| Je remarque en cliquant sur tes liens la présence sur le site jw.org/wol d'une rubrique "Document similaire", qui -- pourvu qu'on s'en serve avec un minimum de "mauvais esprit" -- met admirablement en évidence les variations de la Watch, au fil des années et des publications, sur tous les sujets... En l'occurrence sur les problèmes textuels et exégétiques de Luc 22, exposés ou tus d'un document à l'autre. Du point de vue "historico-bibliciste" du TdJ moyen, toute décision "textuelle" (que dit "Luc") et "exégétique" (qu'est-ce que ça veut dire) est une décision "historique" (si c'est dans le texte, peu importe lequel, et que ça veut dire ce que ça dit ou ce que la Watch dit ce que ça veut dire, ça s'est vraiment passé comme ça), de sorte que le lecteur TdJ et apologiste potentiel se retrouve à hésiter entre trois voies d'explication possibles, mais logiquement exclusives les unes des autres (un peu comme dans le fameux argument du chaudron: tu ne m'as jamais prêté de chaudron, d'ailleurs il était déjà percé, etc.): 1) ce n'est pas dans le texte original et rien de tel n'a jamais eu lieu; 2) c'est dans le texte mais c'est une simple comparaison, sueur abondante, comme du sang qui coule; 3) c'est bien une "sueur de sang" et alors on sort l'argumentaire médical pour montrer que c'est possible (on évacue au passage une quatrième possibilité logique, celle du "miracle" ou de la singularité absolue). Mais devant un tel carrefour, que peut-on prétendre croire quand on doit avouer, face à chaque piste possible, qu'on ne sait pas ? Pour revenir de ces arguties superficielles au fond sans fond de la "tristesse", dont le champ lexical ne se borne pas à la famille de lupè ( lupaomai, perilupos etc.), je repense aux larmes, par exemple à celles, éminemment paradoxales, des "béatitudes". C'est Luc qui dit "heureux qui pleurez ( klaiô) maintenant, car vous rirez ( gelaô)" (6,21b), là où Matthieu (5,4) parlait de "deuil" opposé à une "consolation" ( pentheô / parakaleô) -- le "malheur" réciproque sur le rire, propre à Luc (6,25), combine les deux verbes pentheô et klaiô, deuil et larmes (pour rappel, ce "malheur"-là n'est pas forcément une " malédiction, c'est l'interjection polyglotte ouai = oï, vae, veh, etc., qui signifie plutôt "hélas" ou "quel malheur pour X", lamentation plutôt). C'est dire qu'il y va de la perte, toujours irréversible, définitive, de l'adieu à jamais ( nevermore, plus jamais, comme le répète le Corbeau de Poe) qui se joue et se rejoue discrètement à chaque instant, fût-il heureux, à même le passage du temps quel qu'il soit, bien que cela n'affleure que par moment à la surface de la "conscience", des mots, des yeux ou du visage, sous l'espèce de la "tristesse". |
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