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 Ce que je retiens : de Matthieu

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Narkissos

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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Nov 2009, 14:23

free,
Quelle traduction lis-tu? Le texte ne parle pas de "mauvaises" pensées ni n'implique de lien causal ("qui mènent") à la suite...
Je ne suis pas sûr que l'opposition ici soit celle des "mobiles" et des "actes".
Il faut observer les déplacements que Matthieu opère par rapport au texte très antinomien de Marc (7). Ce qu'il supprime autant que ce qu'il ajoute, et ce qu'il modifie.
Ici l'introduction de la "bouche" (ce qui y rentre, ce qui en sort) oppose plus directement la nourriture à la parole -- notion essentielle pour Matthieu, comme elle le sera pour l'auteur "anti-paulinien" de l'épître de Jacques; un autre texte propre à Matthieu que j'ai toujours trouvé extrêmement frappant est 12,36s: "Je vous le dis: au jour du jugement, les humains rendront compte de toutes les paroles inutiles qu'ils auront proférées. Car c'est par tes paroles que tu seras justifié, et c'est par tes paroles que tu seras condamné." (Avec, dans le contexte, le coeur comme source des paroles, comme chez Luc)
Il y a par ailleurs une opposition entre l'apparence et le secret au chapitre 6: l'équation de "notre Père qui es aux cieux" avec "votre Père qui est dans le secret" est aussi remarquable. Mais il s'agit ici d'éviter de paraître "bon"...
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Nov 2009, 15:57

Merci Didier pour tes excellentes explications, un régal.
La traduction utilisée est de la bible du semeur.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Nov 2009, 12:32

Il me semble que l'évangile de mathieu condamne l'ambition, la hiérarchie, la recherche du pouvoir.
Ceux qui veulent attaquer la hiérachie ecclésiastique des autres religions se servent des versets ci-dessus sans réaliser qu'eux aussi tombent sous la condamnation de ces paroles.

26 Qu'il n'en soit pas ainsi parmi vous. Au contraire: si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur,
27 si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit votre esclave.
28 Car le *Fils de l'homme n'est pas venu pour se faire servir, mais pour servir lui-même et donner sa vie en rançon[a]pour beaucoup.

9 Ne donnez pas non plus à quelqu'un, ici-bas, le titre de «Père», car pour vous, il n'y a qu'un seul Père: le Père céleste.
10 Ne vous faites pas non plus appeler chefs[b], car un seul est votre Chef: le Christ.
11 Le plus grand parmi vous sera votre serviteur.
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Nov 2009, 13:06

L'attitude de Matthieu à l'égard de l'institution et de la structure "hiérarchique" au sens large me semble irréductiblement ambivalente. D'une part il les justifie en principe (à travers les personnages des Douze et de Pierre notamment), d'autre part il les soumet à un jugement critique radical (p. ex. l'"esclave fidèle et avisé" placé au-dessus des domestiques est toujours susceptible de s'inverser en "mauvais esclave" qui va les dominer au lieu de prendre soin d'eux). La justification de l'autorité est donc conditionnelle, et la condition paradoxale (le plus grand doit être le serviteur). Cette ambiguïté me semble typique de la "subversion du fonctionnaire" (scribe de la première "grande Eglise" en l'occurrence, cf. la discussion de la page précédente; on considère souvent 13,52 comme une sorte de "signature" matthéenne), forcément voilée mais efficace à long terme. Tous les anti-cléricaux ont trouvé un allié dans les réquisitoires contre les pharisiens.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Nov 2009, 17:52

D'autres tombèrent dans la bonne terre, et ils donnèrent du fruit, l'un cent, l'autre soixante, l'autre trente.
Car on donnera à celui qui a, et il y aura (pour lui) surabondance; mais à celui qui n'a pas, on lui ôtera même ce qu'il a.
Mat 13, 8 et 12

Ces versets montrent l'importance de s'impliquer dans le culte et que les bébédiction de Dieu sont proportionnellles à l'investissement consenti.
Mais N'y a-t-il pas une injustice à ôter le peu que posseder celui qui n'a rien ?
N'est ce pas une vision comptable du culte, bien loin de la grâce Paulienne ?
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Nov 2009, 20:48

Ce principe énigmatique et délibérément scandaleux vient de Marc (4,25), où il est accroché à un autre contexte (la lampe comme révélation irrépressible, avoir des oreilles pour entendre, et "regarder" ce qu'on entend, images plutôt "gnostiques" au sens large, c.-à-d. relatives à la connaissance; voir aussi sa reprise en Thomas 41); les déplacements matthéens, qui transfèrent la partie intermédiaire dans le Sermon sur la montagne (5,15, où la lampe est associée aux "belles oeuvres", et 7,2, où la mesure devient l'emblème du jugement), et rattachent directement le logion sur celui qui "a" ou "n'a pas" à la parabole-allégorie du Semeur, donnent à l'ensemble un tour plus éthique. Ce qu'on "a" est plutôt ce qu'on sait chez Marc et ce qu'on fait chez Matthieu (noter que la parabole de la semence qui pousse toute seule, qui suit immédiatement chez Marc, passe à la trappe chez les autres).

Au passage (c'est le fil cinéma qui m'y fait penser), il y a une superbe illustration comique de cette parole au début de La voie lactée, le film le plus explicitement (anti-)théologique de Bunuel: les deux pèlerins qui partent sur la route de Compostelle croisent un homme à qui ils demandent l'aumône, et celui-ci ne donne qu'à celui des deux qui a déjà de l'argent...
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeJeu 19 Nov 2009, 00:02

spermologos a écrit:

Au passage (c'est le fil cinéma qui m'y fait penser), il y a une superbe illustration comique de cette parole au début de La voie lactée, le film le plus explicitement (anti-)théologique de Bunuel: les deux pèlerins qui partent sur la route de Compostelle croisent un homme à qui ils demandent l'aumône, et celui-ci ne donne qu'à celui des deux qui a déjà de l'argent...

Mouhahahhahaha, je la kiffe grave celle-là ! Excellent ! Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Lol
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 20 Nov 2009, 15:03

Ils lui dirent: " Pourquoi donc MoÏse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce et de la répudier? "
Il leur dit: " C'est à cause de votre dureté de cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes: mais, au commencement, il n'en fut pas ainsi.
Mat 19, 7-8

J'aime ce verset car il suppose que Dieu adapte sa justice ou ces lois au comportement des humains.
A l'origine Dieu n'avait pas prévu que l'homme puisse répudier sa femme ou en divorçer mais la dureté de coeur des hommes a incliné Dieu à changer la règle.
J'apprecie l'idée d'un Dieu qui tient compte, même temporairement, de la "nature" humaine et qui fait des concessions.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 20 Nov 2009, 15:31

Les déplacements de Matthieu par rapport à Marc (10,1ss) sont ici très subtils; ils consistent surtout dans l'inversion de l'ordre de la discussion:
Chez Marc Jésus se désolidarise d'emblée de la Loi ("que VOUS a ordonné Moïse?"), lui OPPOSE la parole de la Genèse (comme Paul, il joue la Torah-livre contre la Torah-loi), et rejette le COMMANDEMENT du Deutéronome comme tel (Moïse l'a ECRIT à cause de votre "dureté de coeur").
Chez Matthieu il commence par affirmer (Genèse), l'autre texte intervient ensuite comme une objection spontanée des interlocuteurs dans le pur style de la dialectique rabbinique, et il harmonise la "contradiction apparente" comme une concession de circonstance... (Moïse a PERMIS et non plus ordonné).
D'un côté, rejet de la Loi au nom de l'Origine; de l'autre, clarification de la Loi au nom d'un Principe unificateur.
Quand on aime les évangiles, une synopse est un bon investissement... Smile
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeLun 23 Nov 2009, 13:30

Et voici que quelqu'un, l'abordant, dit: " Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle? "
Il lui dit: " Pourquoi m'interroges-tu sur (ce qui est) bon? Un seul est le bon. Que si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. "
Mat 19, 16 et 17

Le Jésus Mathéen définit la "perfection" non pas comme une façon de vivre "bonne" mais une existence sous la gratuité de la seule bonté de Dieu.

Et Jésus dit à ses disciples: " Je vous le dis en vérité, difficilement un riche entrera dans le royaume des cieux.
Je vous le dis, il est plus aisé pour un chameau d'entrer par le trou d'une aiguille, que pour un riche d'entrer dans le royaume de Dieu. "
En entendant (ces paroles), les disciples étaient fort étonnés, et ils dirent: " Qui peut donc être sauvé? "
Et Jésus, les yeux fixés (sur eux), leur dit: " Cela est impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu. "
Mat 19 , 23-26

La perfection selon le Jésus mathéen apprait comme difficile " difficilement un riche entrera dans le royaume des cieux.", voir inatteiganble ou inaccessible
" plus aisé pour un chameau ".
En fait j'ai le sentiment que en disant que c'est "impossible aux hommes" que l'évangile de Mathieu paradoxalement nie les mérites humains, la faveur de Dieu ne se mérite pas, elle ne se gagne pas, elle est accordé par Dieu gratuitement.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeLun 23 Nov 2009, 15:34

Là aussi les déplacements par rapport à Marc sont significatifs.
La question de la "bonté" ne porte plus sur le Maître (Bon Maître -> pourquoi m'appelles-tu bon, Dieu seul est bon) mais sur l'acte (que dois-je FAIRE de bon -> pourquoi m'interroges-tu sur le bon, Dieu seul est bon); Jésus confirme que la pratique des commandements débouche sur la vie (il s'en garde bien chez Marc); la dépossession est la clé de la PERFECTION, elle parachève l'obéissance à la loi au lieu de la remplacer...
De même, à mon sens, pour la grâce: c'est la grâce d'AGIR et non la grâce AU LIEU ou INDÉPENDAMMENT DE L'ACTE (comme chez Paul).
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 24 Nov 2009, 13:32

" la dépossession est la clé de la PERFECTION "

Car il y a des eunuques qui sont venus tels du sein de leur mère; il y a aussi des eunuques qui le sont devenus par le fait des hommes; et il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne! "
Mat 19, 12

Il semble que l'evangile Mathéenne suggère le dénuement, le renoncement à la possession matérielle, à la sexualité, au mariage. Une influence Essenienne ???
L'idée de renoncement ne me séduit pas mais j'apprécie dans une certaine mesure la notion de renoncement dans le boudhisme comme un moyen de réduire notre attachement aux plaisirs en réalisant qu’ils sont trompeurs et ne peuvent pas donner de satisfaction réelle.
Le renoncement comme une voie spirituelle, moyen de la libération.
L'attachement aux choses comme une forme d'aliénation et le detachement qui libère.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 24 Nov 2009, 16:22

Une intuition aussi élémentaire que celle-là peut avoir de multiples "sources", d'autant qu'elle n'est pas propre à Matthieu mais fait partie du "fonds commun" (cf. Marc et Luc)... à l'arrière-plan du christianisme on la retrouve aussi bien chez les stoïciens ou les cyniques que chez les "esséniens" (si du moins on identifie à ces derniers les textes dits "sectaires" de Qoumrân).

Cela dit, le concept de "perfection" accessible ici et maintenant, par dépassement de la morale ordinaire dans l'obéissance absolue, est bien une spécificité matthéenne. Et je le trouve fascinant justement par son refus de l'à-peu-près, des "petits arrangements", de tout le "raisonnable", du sens pharisien de l'accommodement pragmatique et de la "marge de sécurité" (la fameuse "haie" dressée à distance de la loi pour ne pas courir le risque de la transgression). La voie matthéenne est étroite comme un chemin de crête, où l'on a tout juste la place de mettre un pied après l'autre (selon l'image de 4 Esdras). Il n'y a pas de "safe side", la justice est aussi justesse, si l'on a le sentiment d'être "du bon côté" c'est qu'on est déjà... à côté.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 24 Nov 2009, 16:30

L'on retrouve également cette spécificité de Matthieu au chapitre 7 versets 13 et 14.
C'est vrai que Matthieu est radical mais en un sens il ne laisse pas les lecteurs sur leur faim et ne fait pas de compromis ou du moins présente un Christ ne faisant pas de compromis.

La porte étroite, le chemin resseré ces notions veulent bien dire les efforts que doit accomplir celui désirant s'approcher de ce modèle qu'est le Christ.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 24 Nov 2009, 16:31

Merci Didier pour tes commentaires.
Il me manque cette vue d'ensemble de l'évangile Mathéenne, indispensable pour commencer à comprendre cet évangile.
Merci pour ton aide.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 24 Nov 2009, 17:04

Ce n'est pas celui qui m'aura dit: " Seigneur, Seigneur! " qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui aura fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux.
Mat 7 , 21

Faites donc et observez tout ce qu'ils vous disent; mais n'imitez pas leurs actions, car ils disent et ne font pas.
Ils lient des fardeaux pesants et difficiles à porter, et les mettent sur les épaules des hommes; mais eux, ils ne veulent pas les remuer du doigt.
Mat 23, 3 - 4

L'évangile Mathéenne met en evidence une méprise entre le "dire" et le "faire", entre le "croire faire" et le "faire".
C'est celui qui fait la volonté du père qui entre dans le royaume de Dieu, ce n'est pas celui qui dit la faire mais c'est lui qui agit.
C'est pourquoi les collecteurs d'impots, les prostituées précèderont les menbres de la classe religieuse.
Tous le monde est sur un pied d'égalité.

" Mais que vous en semble? Un homme avait deux fils. Abordant le premier, il lui dit: " Mon fils, va travailler aujourd'hui dans la vigne. "
Il répondit: " Je (vais), seigneur, " et il n'alla pas.
Abordant le second, il (lui) dit la même chose. Il répondit: " Je ne veux pas "; mais par la suite, s'étant repenti, il y alla.
" Lequel des deux a fait la volonté du père? - Le dernier, " disent-ils. Jésus leur dit: " Je vous le dis en vérité, les publicains et les courtisanes vous devancent dans le royaume de Dieu.
Mat 21, 28-31
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 07 Aoû 2020, 14:33

« Aimez vos ennemis »

Jésus, dans l'Évangile (Mt 5,43-47; Le 6,27-28), prescrit à ses disciples d'aimer leurs ennemis et il appuie cette consigne d'une série d'arguments. L'un consiste à faire ressortir la banalité d'un amour fondé sur la réciprocité; le second en appelle au stimulant qu'est la perspective de la rétribution divine; un troisième, propre à Matthieu, invoque l'exemple de Dieu répandant ses bienfaits sur tout homme, quelle que soit sa valeur morale.

Une question se pose avant toute autre : qui sont ici les « ennemis »? La réponse est qu'on ne peut songer aux ennemis privés, ceux envers lesquels l'Évangile recommande la réconciliation et la patience (Mt 5,21-26.38-42; Le 6,29; 12,57-59). D'une part en effet, le terme « ennemi » fait défaut dans ce contexte, qui parle seulement d'« adversaire » (en justice : Mt 5,25; Le 12,58). En outre, ces sentences sont rédigées au singulier, alors que celles qui visent l'amour des ennemis sont au pluriel. Cet indice d'une portée collective se renforce grâce à un troisième argument : les verbes qui expriment la manifestation d'hostilité sont, d'après Le 6,27, « haïr », « maudire » et « maltraiter ». Or, le premier de ces verbes figure quelques versets plus haut (6,22) ainsi qu'en Le 21,17, où la perspective est celle des persécutions que les chrétiens endurent en tant que tels. Le troisième se lit, entouré d'un même contexte, en 1 Pi 3,16. Matthieu est encore plus clair dans ce sens puisqu'il résume le tout par un seul verbe, Sicokciv, terme technique pour exprimer la persécution religieuse que fomentent les adversaires de la communauté.

La haine n'a donc ici rien de privé; elle n'est pas non plus pur sentiment. Il en va de même pour l'amour qui doit lui répondre, amour actif et concret : « faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Le 6,27). Mais, avant tout, cet amour se caractérise par sa gratuité absolue : non « aimable », parce qu'il s'oppose au dessein de Dieu se réalisant dans le cercle des croyants, l'ennemi n'offre du reste rien en échange : ni l'amour ni la fin de la haine; rien non plus ne suggère en ces passages que l'amour soit ordonné à une conversion au christianisme, de sorte que nul esprit de propagande n'entre en ligne de compte. https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1977_num_8_2_1550
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 07 Aoû 2020, 15:27

Il suffit de lire cet article jusqu'au bout, en étant encore plus attentif aux textes cités qu'aux commentaires, pour se rendre compte qu'avec cet amour sans limite on a affaire à un "esprit du temps" qui n'épargne personne, aucune des tendances juives ou "païennes", "religieuses" ou "philosophiques", de la "littérature" contemporaine, hébraïque ou araméenne, grecque ou latine. Nonobstant, bien entendu, de violentes réactions, des reflux et des contre-courants qui s'inscrivent éventuellement dans les mêmes textes: il n'y a pas plus "ouvert" et "infini" que l'"amour" de Matthieu, il n'y a pas plus violent et plus cruel non plus que sa vindicte contre le judaisme, les pharisiens, la "nation" même (le royaume de Dieu vous sera enlevé et donné à une nation qui en produira les fruits, que son sang soit sur nous et sur nos enfants), au point que l'évangile le plus "juif" est aussi le plus "antijudaïque", dans un sens qui ne peut qu'embrayer sur tous les "antisémitismes" à venir; tout cela sans que la moindre contradiction y soit ressentie, notée ou expliquée comme telle, alors que la contradiction atteint là, "objectivement", son intensité maximale.

L'erreur à mon sens, mais je n'y échappe pas, c'est de juger tout cela d'un point de vue moral surplombant, comme si nous savions ce qui est bien et mal, et de distribuer de là les bons et mauvais points, de parler ici de "progrès" et là de "rechute", de "déjà" et de "pas encore".
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 08 Mar 2024, 11:51

La parabole des noces

1Jésus leur parla encore en paraboles ; il dit : 2Il en va du règne des cieux comme d'un roi qui faisait les noces de son fils. 3Il envoya ses esclaves appeler ceux qui étaient invités aux noces ; mais ils ne voulurent pas venir. 4Il envoya encore d'autres esclaves en leur disant : Allez dire aux invités : « J'ai préparé mon déjeuner, mes bœufs et mes bêtes grasses ont été abattus, tout est prêt ; venez aux noces ! » 5Ils ne s'en soucièrent pas et s'en allèrent, celui-ci à son champ, celui-là à son commerce ; 6les autres se saisirent des esclaves, les outragèrent et les tuèrent. 7Le roi se mit en colère ; il envoya son armée pour faire disparaître ces meurtriers et brûler leur ville. 8Alors il dit à ses esclaves : Les noces sont prêtes, mais les invités n'en étaient pas dignes. 9Allez donc aux carrefours, et invitez aux noces tous ceux que vous trouverez. 10Ces esclaves s'en allèrent par les chemins, rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mauvais et bons, et la salle des noces fut remplie de convives. 11Le roi entra pour voir les convives, et il aperçut là un homme qui n'avait pas revêtu d'habit de noces. 12Il lui dit : Mon ami, comment as-tu pu entrer ici sans avoir un habit de noces ? L'homme resta muet. 13Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-lui les pieds et les mains, et chassez-le dans les ténèbres du dehors ; c'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. 14Car beaucoup sont appelés, mais peu sont choisis (Mt 22,1-14).


Venez car tout est prêt : Non, il n’y a aucune menace dans cette invitation
Matthieu 22:1-14 , Thomas 64:1-12

UNE 2NDE LECTURE POSSIBLE CONSISTE À S’INTÉRESSER À L’APPEL DE DIEU ET À LA RÉPONSE DE L’HOMME

Il y a une petite difficulté, c’est que la grâce de Dieu ne semble pas très équitablement répartie dans ce texte. Il n’est pas dit que le roi inviterait tout le monde, au contraire. Dans la logique d’une invitation au mariage de son fils, Dieu invite ses proches. Or, comme le dit Jésus, il est bien difficile d’être prophète en son pays (Mt 13:57). Et c’est un risque pour nous. Plus quelqu’un est déjà engagé dans la foi, dans l’église, dans la théologie et dans une vie vraiment de qualité… plus nous sommes proches du Christ et plus c’est difficile d’entendre la nouveauté de ce que Dieu nous adresse. Nous croyons connaître Dieu par cœur et nous sommes dans une telle confiance en lui que nous pouvons lui répondre : « attends un peu, là je suis sur un truc important »… et manquer une occasion essentielle.

Mais les pires parmi ces invités du 1er cercle sont ceux que le texte appelle « ceux qui restent ». Dans la Bible, normalement le terme de « reste d’Israël » est très positif, il exprime ceux qui tiennent bon, les purs, les incorruptibles. Tout dépend à quoi on est ainsi très attaché, si c’est à une vraie relation vivante à Dieu et au bien, c’est parfait. Mais le risque est d’être attaché aux moyens et non au but, follement attaché à sa chapelle, à son interprétation de la Bible, à sa foi… au point de tuer la dynamique de l’Esprit de Dieu en nous. Ces invités évoquent notre part d’intégrisme à nous, source d’injure et de mort.

Le roi invite alors « tous ceux qui sont aux carrefours des routes ». Le seul critère est d’être sur la route, là où elle s’ouvre sur les grands espaces. Mieux vaut être bon que méchant, bien sûr, mais là n’est pas un critère pour être sur la liste des invités. Le critère est d’être en recherche. Ceux-là sont disponibles à la nouveauté de Dieu, et effectivement, en répondant à l’invitation, en goûtant à ce « tout est prêt » que Dieu nous offre, la plupart de ceux qui entrent alors dans cette démarche vivent effectivement les noces.

La foi est donc d’abord et avant tout une recherche ouverte et une disponibilité à l’appel. Mais ce n’est pas tout, car un des participants à la noce va être disqualifié. Le roi constate qu’il n’a pas mis l’habit de fête qui était offert à chaque invité à son arrivée à la noce. Peut-être que l’on peut rapprocher cette attitude de cet enseignement de Jésus « Ceux qui me disent: Seigneur, Seigneur! n’entreront pas tous dans le royaume des cieux, mais seulement celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Matthieu 7:21). La foi n’est pas juste une question de dire oui à Dieu, ni de se réjouir de son amour, mais d’en vivre réellement. Dieu recruterait donc les méchants et les justes, mais encore aurait-on intérêt à changer, et vite ?

Et bien je ne crois pas que ce soit ce qui est marqué. Bien sûr qu’il est appréciable que notre foi se manifeste par de vrais bons fruits. Presque toujours, nous dit ce texte, et c’est vrai, une recherche sincère qui se nourrit de l’amour de Dieu permet d’avancer et que cela se manifeste dans la vie de tous les jours. Mais ici le manque d’habit de noce n’est qu’un signe pour le roi, et cela ne suffit pas pour qu’il le jette dehors. Au contraire, cela conduit le roi à s’intéresser à lui et à lui dire :

« Ami, comment es-tu entré ici sans avoir un habit de noces ? » Cet homme eut la bouche fermée.

Là est le problème. L’homme n’a rien à répondre. La foi n’est pas juste une obéissance, elle est une réponse personnelle. Dieu nous veut libre et responsable. L’homme aurait pu dire que la couleur ne lui plaisait pas, on a le droit de discuter avec Dieu. Si tel était le cas, il aurait pu expliquer qu’il n’a pas trouvé les manches pour les enfiler, on a le droit de ne pas être performant devant Dieu, évidemment. Mais si l’on ne sait même pas pourquoi on a fait ce que l’on a fait, pensé ce que l’on a pensé, on est effectivement comme cet homme, pieds et poings liés dans les ténèbres. Et ce n’est pas par la volonté de Dieu, qu’il est ainsi en mauvaise posture mais malgré tout ce que Dieu a pu faire.

Donc d’accord pour cette lecture de la circulation de la grâce de Dieu et de la foi dans une démarche sincère, libre, et responsable qui se nourrit de la grâce de Dieu.

Mais cette lecture n’explique pas tout le texte, tant s’en faut, et elle pose certains problèmes.

Par définition, la grâce de Dieu est un amour gratuit pour chacun. Or, si l’on prend ainsi littéralement cette parabole, le but de Dieu n’est pas tant l’épanouissement des quelques invités qu’il a sélectionnés, mais que sa noce soit réussie. Et dans cette lecture insistant sur la foi de l’homme, la puissance de salut de Dieu est bien limitée.

Et le second problème, c’est la conclusion qui ne cadre pas du tout avec cette lecture :

« Il y a une multitude d’appelés, mais peu d’élus. »

Cette conclusion est tout à fait étrange, alors que toute la parabole nous parle de l’appel de Dieu adressé à certaines personnes seulement, la conclusion parle d’une multitude de personnes appelées par Dieu, c’est-à-dire tout le monde (Mat 28:19,1 Tm 2.4…).

Autre chose étrange, c’est que dans la parabole il y a finalement une foule respectable dans le Royaume et non seulement « bien peu d’élus ».

Ce qui est étrange encore c’est que la parabole laisse penser que la foi serait la condition du salut d’une personne individuelle, alors que dans la conclusion, le critère n’est pas la réponse de l’homme, mais le choix de Dieu, un choix sélectif.

Et pourquoi Dieu appellerait tout le monde pour n’en choisir que quelques-uns ensuite ?

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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeVen 08 Mar 2024, 13:00

Je ne commenterai pas le commentaire de Pernot (à ne pas confondre avec celui de Genève), qui me semble toujours assez consternant; j'étais heureusement surpris a priori qu'il cite le "parallèle" de Thomas, mais il n'en fait pas grand-chose; en évitant celui de Luc (14,16ss) il évite aussi une addition fameuse depuis saint Augustin, compelle intrare, "contrains-les à entrer" (v. 22s). A noter que nulle part dans ces textes (contrairement au commentaire) il n'est question de "foi".

Nous avons remarqué dès le début de ce fil l'insistance de Matthieu sur une sorte d'indifférence éthique, ou axiologique: bon(s) et mauvais, juste(s) et injuste(s), etc. (5,39.45; 7,11; 12,33ss; 13,47ss; 19,16ss; 22,10; voir aussi ici). Paradoxale parce que c'est aussi l'évangile de l'exigence éthique radicale et absolue, qu'illustre le "Sermon sur la montagne"; logique pourtant, voire triviale, puisque par définition l'absolu tend à annuler ou à neutraliser toutes les différences, relatives aussi par définition (cf. encore ici). Le paradoxe éthique d'ailleurs ne s'arrête pas là, puisqu'il faudrait s'arracher un oeil ou un bras pour éviter la géhenne (5,27ss), mais que même le don d'un verre d'eau sera récompensé (10,42, d'après Marc 9,41).

Ni "foi", ni "intention", ni "désir", ni "conscience": ceux qui sont au festin n'ont rien fait pour y être, pas plus que celui qui en est exclu, et qui se trouve seulement ne pas avoir ce qu'il faudrait avoir (ce qui rappelle aussi tout une série de paraboles); comme les moutons et les chèvres du "jugement dernier" (chap. 25) ne savaient pas ce qu'ils faisaient ou ne faisaient pas en faisant ce qu'ils faisaient ou en ne faisant pas ce qu'ils ne faisaient pas.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Sep 2024, 12:54

Le Discours sur la montagne (Mt 5, 1-7.21)
Connivences entre théologie dogmatique et discours éthiquee
Par Geneviève Médevielle

La portée éthique du Sermon sur la montagne se discerne par la christologie

Or, il faut se souvenir combien le Sermon sur la montagne, véritable Charte de la vie chrétienne pour saint Augustin, a été recueilli, médité, interprété et vécu de diverses façons au cours des âges [6]. Sermon perdu et oublié tant par les catholiques que par les protestants après la Réforme [7], interprété comme un texte de spiritualité adressé à une élite, il est redécouvert avec ses accents eschatologiques sur fond de question sociale à la fin du xixe siècle. Sous le choc de l’actualité, il se trouve dans une situation herméneutique nouvelle, qui oblige à des remises en cause, permet des lectures différentes de la révélation et réoriente la réinterprétation de la tradition et de l’éthique. En 1971, le moraliste Franz Böckle osait même parler, pour l’interprétation du Sermon sur la montagne, de « pomme de discorde idéologique », certains osant en faire un programme d’action d’un humanisme chrétien d’après la mort de Dieu [8]. Même si l’exégèse de ce Sermon a été profondément renouvelée ces dernières années, le modèle proposé par Joachim Jérémias [9] est demeuré représentatif des manières chrétiennes de le comprendre dans l’histoire, sur fond d’attente du Royaume. Dans un article sur « Les implications éthiques du Sermon sur la montagne » de janvier 1987, la théologienne moraliste Lisa Cahill [10] résumait les trois grandes manières d’interpréter ce texte dès lors qu’on y cherche un énoncé moral. La première interprétation voit le Sermon sur la montagne comme un code de perfection dans la ligne du légalisme rabbinique. À cette interprétation correspond la question : s’agit-il d’une morale de perfection pour tous ou d’une morale à deux niveaux ? S’agit-il des commandements pour le peuple ou des conseils pour les disciples ? Ou encore s’agirait-il d’une morale du sentiment mettant l’accent sur la pureté du cœur et des intentions au détriment de l’unité entre les actes et le cœur ? La deuxième interprétation du texte matthéen que l’on rencontre dans la littérature est celle de l’expression d’une loi équivalant à un impossible idéal à atteindre. Cette interprétation correspond à la question : s’agit-il d’un simple appel à la conversion, dont le principal but serait la prise de conscience de l’incapacité à faire le bien ? Enfin, héritière des découvertes de l’exégèse historico-critique sur l’eschatologie du Sermon, une troisième interprétation en a fait une éthique provisoire valable dans l’attente de la Parousie des premiers chrétiens, mais devenue aujourd’hui obsolète. En fait, ces trois types d’interprétation ont en commun de voir le Sermon sur la montagne comme expression de la loi morale, que celle-ci soit une « autre loi » que celle du Décalogue ou que le Sermon parle « autrement » de la loi.

Le débat initié par le théologien Jean Ansaldi dans un article publié en 1987 dans le no 183 de Lumière et vie sur l’interprétation éthique du Sermon sur la montagne, est exemplaire de ce type de lecture où le sens de la loi est capital. Choisissant la ligne théologique luthérienne de la justification par la foi et privilégiant l’Évangile de Paul pour sa définition de la loi, Jean Ansaldi refuse toute normativité éthique au Sermon sur la montagne parce que celle-ci contredirait la théologie paulinienne de la justice offerte par la foi. Comme l’avait bien vu le moraliste Éric Fuchs dans son article offert pour les Mélanges à René Simon, un tel choix reposait la question fondamentale du sens du Sermon sur la montagne, « sa visée est-elle kérygmatique ou éthique ? », ainsi que de « la place que la Loi occupe dans cette proposition théologique [11] ». De son côté, Éric Fuchs, en prenant, à la suite des exégètes [12], le Sermon comme un ensemble, observe le déplacement de la compréhension de la loi qui s’y produit. Le Sermon dans sa rédaction finale organise les paroles de Jésus en un tout qui fait écho au don de la Loi par Moïse. « Comme Moïse, Jésus libère son peuple, le guide et lui donne la loi qui le maintiendra dans l’alliance de liberté [13]. » Le Sermon s’ouvre, comme le Décalogue, sur le don et la promesse, ici celle du bonheur. Puis, après les Béatitudes (Mt 5, 3-12) et un appel aux disciples à faire briller leurs actions pour rendre gloire à Dieu (Mt 5, 13-16), Jésus donne la clé de sa venue et de sa prise de parole (Mt 5, 17-19) avant de commenter le Décalogue avec les formules paradoxales antithétiques : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens » « et moi je vous dis ». Le chapitre 6 est capital pour comprendre alors le rapport du disciple à Dieu. Les pratiques juives de l’aumône, de la prière et du jeune (Mt 6, 1-18) doivent être marquées par le secret et se garder de tout utilitarisme social. Aimer Dieu de tout son cœur implique de se garder de toute idolâtrie du désir et de s’ouvrir à autrui (Mt 6, 14-7, 11), avec pour point culminant, la règle d’or « voilà la Loi et les Prophètes ». Les dernières exhortations à garder la loi en marchant « toujours sur le chemin que le Seigneur vous a prescrit, afin que vous restiez en vie, que vous soyez heureux » (Mt 7, 14) rendent patentes l’analogie avec la loi de Moïse et obligent à comprendre l’intention matthéenne.

Que le Sermon sur la montagne soit capable d’éclairer la question de la Loi pour l’éthique chrétienne est légitimé par l’inclusion qui encadre le discours : « N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir » (Mt 5, 17), et « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites le vous-mêmes pour eux : voilà la Loi et les Prophètes » (Mt 7, 12). En fait, les antithèses du Sermon sur la montagne (Mt 5, 21-48) déplacent la conception de la vie morale prônée par les Pharisiens. La véritable vie morale ne consiste pas dans l’ascèse ou la pureté, mais dans la relation au frère (5, 22), à l’adversaire (5, 25), à la femme (5, 28), au méchant (5, 39) ou à l’ennemi (5, 44). Même lorsque Jésus reprend clairement les préceptes du Décalogue (Tu ne tueras pas, Tu ne commettras pas d’adultère, Tu ne te parjureras pas), il prend du recul par rapport aux interprétations de son temps. « Il renforce les trois qui reprennent le Décalogue (Mt 5, 21.27.33) ; il écarte les trois qui le restreignent (Mt 5, 31.38.43) [14]. » Comme l’a souligné Paul Beauchamp, « Jésus prend le Décalogue tel qu’il se présente à lui-même et à son temps, puisqu’il le prend assorti des clauses qui avaient été jugées nécessaires pour en permettre et en régler l’application en société [15] », et il « situe sa propre voix au même niveau que celui où le Décalogue a été prononcé [16] ». En se donnant comme l’homme venu accomplir la Loi et les Prophètes, Jésus annonce non seulement une doctrine, mais un acte. « Il assume la force de la loi dans sa propre personne [17]. » Mais ce faisant, il prescrit des gestes si démesurés qu’on se demande s’il est possible de les pratiquer. En effet, si l’exposé sur la justice nouvelle commence par des préceptes négatifs comme éviter l’adultère ou le mensonge, tout le passage sur les préceptes positifs réclame l’excès, la surabondance. Quelqu’un veut-il te prendre ta tunique ? Laisse-lui ton manteau. Te requiert-il pour une course d’un mille ? Fais-en deux avec lui. Aimez vos ennemis. Priez pour ceux qui vous persécutent. C’est pourquoi, comme le rappelle Paul Beauchamp, « de grands docteurs, comme saint Augustin et saint Thomas, ont enseigné que les préceptes du Discours sur la montagne valaient pour la disposition de l’esprit. Ils ne dictent pas les gestes qu’ils décrivent, mais font une obligation d’aller, s’il le faut, aussi loin que ce qu’ils suggèrent, sans s’y conformer matériellement. C’est là une réponse de bon sens. Jésus lui-même, qui a accompli la totalité de sa propre loi dans la Passion, n’a pas donné à voir dans ses propres gestes la concrétisation littérale de ce qu’il avait enseigné : souffleté sur une joue, il n’a pas tendu l’autre joue, mais demandé Pourquoi me frappes-tu ? (Jn 18, 23) [18] ».

À partir d’une telle lecture, ouvrir la proclamation de l’Évangile par ce Sermon n’a pas pour but de décourager le disciple en le confrontant à son impuissance éthique, comme le pense Ansaldi, mais plutôt, comme l’a souligné Éric Fuchs, de « lui montrer ce que signifie l’Évangile pour sa vie et comment l’interprétation de Jésus, et la référence à Jésus, transforme la signification même de l’exigence de Dieu exprimée par la Loi [19] ». On passe ainsi de la Loi du code social à la « métaphore christique », exigence absolue du respect de l’autre. « Fondée sur la promesse des Béatitudes, l’éthique du Sermon sur la montagne est bien une éthique positive et non une démonstration par l’absurde de l’impossibilité de toute éthique des œuvres [20]. » Pour prouver cette assertion, Éric Fuchs revient sur les différentes conceptions de la loi chez Paul et Matthieu :

Paul s’en prend à la Loi en tant qu’elle serait par elle-même un chemin de salut ; en réalité, ce qu’il dénonce, c’est la prétention, la kauchèma de l’homme croyant, illusionné sur lui-même et s’emparant de la Loi pour en faire le motif de son autoglorification. Matthieu, lui, situe la Loi dans l’optique de la justice que les disciples de Jésus doivent manifester par leur vie. « Justice » ici ne signifie pas « Justification », mais vie ordonnée à la (juste) volonté de Dieu [21].

À celui qui écoute la parole de Jésus dans la confiance, il est donné de comprendre et d’entendre la Loi comme « l’expression même de l’amour de Dieu cherchant à arracher l’homme à l’enfermement égoïste [22] ». Pour qui a fait l’expérience de la force libératrice de l’amour miséricordieux et réconciliateur de Dieu et qui en vit, l’exigence de fidélité à cet amour devient promesse de salut. Seule la douceur, l’humilité du cœur ouvre la porte du Royaume. « Bienheureux les doux car ils auront la terre en héritage » (Mt 5, 5). Comme l’avait bien vu Franz Böckle, « cette promesse exigeante est également perceptible à la raison dans son contenu matériel, mais elle n’acquiert sa rigueur que par la foi en l’agir gracieux de Dieu en Jésus-Christ [23] ». C’est dire finalement que le fondement, le but du message moral de Jésus, la compréhension de son contenu et celle de la loi se discernent par la christologie [24]. « Le Sermon constitue un bel exemple de la lecture christologique de l’Écriture [25] », écrivait le père Pinckaers dans son commentaire sur le Sermon sur la montagne.

https://shs.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2008-2-page-9?lang=fr#re13no13
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Sep 2024, 14:02

J'ai tâché d'expliquer dès le début de ce fil (2009, presque contemporain de l'article précité, 2008) comment je comprenais Matthieu et en particulier le "Sermon sur la montagne", à la différence d'une "morale" ou d'une "éthique" ordinaires (je ne fais pas de distinction entre ces deux quasi-synonymes, mais on peut faire entre eux celles qu'on veut, arbitraires comme il se doit): morale de l'exception toujours possible à titre exceptionnel, soit le contraire d'une morale si l'on entend par là une règle, une norme, une prescription, un principe, par principe général et universel, un devoir, un "il faut / il ne faut pas" qui surplombe de sa hauteur d'origine et de commandement (arkhè) toutes les situations, sous réserve de son application aux cas particuliers (casuistique): applicable en droit, en principe, sinon en fait. La "morale" en ce sens est à l'évidence une extension exorbitante du modèle de la loi, législatif, juridique et judiciaire, au-delà de toute juridiction possible, qui joue d'ailleurs dans le texte même, quand celui-ci compare par exemple le tribunal, son jugement et ses peines au jugement divin et à la géhenne,; mais non sans ironie -- car toute cette logique para-, archi-, ultra-juridique et judiciaire est aussi subvertie ou déjouée par un "Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés", comme par une indifférence im-morale ou a-morale au "bon" et au "mauvais", au "juste" et à l'"injuste", etc. Outre les contradictions que l'évangile lui-même ménage, volontairement ou non, entre ce que "Jésus dit" et ce qu'"il fait". Saint Augustin notait, en jouant avec Jean, que Jésus ne tend pas l'autre joue, on relève aussi sans quitter Matthieu qu'en traitant de "fous" (môroi) les pharisiens il se condamne lui-même, selon ses propres termes, à la géhenne...

Ma lecture "exceptionnelle" -- ce que dit "Jésus" ne fait pas une "règle", nul ne saurait prétendre s'y conformer toujours à titre individuel, encore moins s'y être toujours conformé; et encore moins un groupe, une institution ou une société quelconque; mais, et c'est par là que c'est brûlant, c'est toujours possible, maintenant, la prochaine fois, ne serait-ce qu'une fois, pour changer, une fois qui resterait sans exemple et sans lendemain, de faire ce qu'il dit, pour une fois -- cette lecture donc est pour moi intuitive, elle m'est venue spontanément quand je relisais le NT à la fin de ma période jéhoviste, sans autre formation que celle que tu connais; et depuis je ne l'ai guère retrouvée dans les commentaires, exégétiques, dogmatiques ou éthiques, je n'ai d'ailleurs pas tellement réussi non plus à la faire comprendre, mais elle me revient toujours comme une évidence quand je relis Matthieu -- c'est au moins approprié à un fil de la série "ce que je retiens de...".

Quant au rapport à la "dogmatique", il est aussi inévitable qu'impossible: soumettre Matthieu à une théologie de la "grâce" paulinienne, augustinienne, luthérienne, comme le fait régulièrement le protestantisme, c'est le contresens assuré; mais vouloir les harmoniser d'une manière ou d'une autre, dans une moyenne de bon sens ou une synthèse englobante, catholique ou orthodoxe, si souple ou astucieuse soit-elle, c'est ne plus entendre ni l'un ni l'autre dans toute sa rigueur. Admettre les différences et les contradictions peut aussi être une façon de se mettre à distance et à l'abri de tous les textes, à moins qu'il ne s'agisse de s'exposer vraiment, mais successivement, aux uns et aux autres -- toujours un seul à la fois. Il faut un peu oublier "Paul" pour lire "Matthieu", et inversement, même si cet oubli passe par une prise de conscience aiguë de leur opposition: "Matthieu" écrit souvent contre "Paul", mais cet antagonisme n'épuise pas ce qu'il a à dire.
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeJeu 19 Sep 2024, 13:18

La christologie de Matthieu à la croisée des chemins
Camille Focant

III. L'intrigue de révélation du premier évangile

Quelle que soit l'importance de l'intrigue de résolution du récit de Matthieu, pour mener une réflexion sur sa christologie, l'intrigue de révélation est plus pertinente, à condition toutefois de ne pas l'isoler de la première, car le récit colore la signification des titres donnés à Jésus. A quel «travail d'intelligence et de compréhension de ce qui advient de Dieu dans la manifestation de Jésus, Christ, fils de David, fils d'Abraham»40 Mt invite-t-il ? S'il y avait déjà des différences entre Mt et Mc au plan de l'intrigue de résolution, celles-ci sont beaucoup plus évidentes encore dans l'intrigue de révélation. Je voudrais les faire apparaître à deux niveaux : celui de la gestion des titres christologiques et celui de l'accomplissement des Écritures et de la Torah comme catégories herméneutiques de la christologie mt.

1. La gestion mt des titres christologiques «Fils de David» et «Fils de Dieu»

Même si les titres christologiques fondamentaux restent identiques à ceux de Me, leur gestion dans l'intrigue diffère. Les deux récits évangéliques les narrativisent de façon différente, ce qui est particulièrement évident pour les titres Fils de David et Fils de Dieu.

a) «Fils de David»

Mt utilise le titre Fils de David appliqué à Jésus directement ou indirectement à dix reprises41, soit trois fois plus que Mc (3 fois) et Lc (3 fois). Parmi les titres christologiques, il est souvent considéré comme celui dont la portée est la plus limitée, son but étant simplement de souligner combien la venue de Jésus accomplit les espérances messianiques d'Israël tout en les transformant, ce qui peut amortir le choc de la séparation entre la synagogue et la communauté attachée à Jésus42. L'attente d'un messie royal, davidique était largement répandue dans le judaïsme43, même s'il est difficile de dire à partir de quand elle s'exprime à l'aide de la dénomination du Messie comme YH p44. Même si c'est sans doute dans la tradition juive que le titre s'enracine au moins indirectement, Mt ne l'applique pas à Jésus dans le sens habituel de la tradition juive. Mt s'inspire plutôt d'une tradition chrétienne, celle de Mc où le titre est déjà utilisé dans une perspective de guérison avec le récit de Bartimée (Mc 10,45-52). C'est toutefois Matthieu qui a largement développé l'image du Fils de David thérapeute et exorciste, qu'on ne trouve guère dans la tradition juive ancienne, si ce n'est à travers la mention occasionnelle de l'activité d'exorciste de Salomon. L'influence de cette tradition sur Mt reste toutefois discutée et il pourrait bien avoir pris ses distances avec elle45. Il me semble qu'on peut relever trois autres caractéristiques propres à Mt dans l'usage de ce titre.


D'abord, Jésus se présente lui-même comme un messie doux et humble de cœur. Son entrée à Jérusalem constitue l'accomplissement d'une prophétie de Zacharie (Za 9,9), son roi venant à la rencontre de la fille de Sion «doux et monté sur une ânesse et sur un ânon» (21,5). C'est ce roi humble que les foules46 acclament d'un vibrant « Hosanna au Fils de David » (21,9). Par ailleurs, il se décrit lui-même comme «doux  et humble de cœur» (11,29). Propre à Mt, cette christologie de la douceur apporte ainsi un correctif à une fausse christologie de la gloire47. Dans le même sens, il convient d'évoquer la plus longue citation de l'AT proposée par Mt en 12,17-21, à savoir celle d'Is 42,1-4, Jésus apparaissant ainsi sous les traits du serviteur bien-aimé, élu par Dieu et conduisant avec douceur à la victoire du droit (voir aussi la réponse à Jean Baptiste en 11,4-6). Fils de David, Jésus est certes un roi souverain, mais en même temps humble et doux. C'est une caractéristique de l'ethos aristocratique qu'il propose et qui se résume dans la règle d'or et le double commandement de l'amour48.

En second lieu, il est frappant que l'application du titre Fils de David à Jésus par les foules suscite un rejet violent de la part des autorités religieuses. En réaction, celles-ci tentent d'accréditer l'idée que c'est plutôt un magicien et un imposteur49. Cette hostilité est particulièrement liée à la reconnaissance de Jésus comme Fils de David dans quatre passages propres à Mt50. Il y a d'abord l'épisode des mages chez Hérode. Alors que l'appartenance de Jésus à la lignée davidique est affirmée dès le début (1,1) et qu'elle se réalise par adoption (1,16.20-21.24-25), sa naissance est saluée par les mages (2,11-12), tandis qu'elle trouble Hérode et tout Jérusalem avec lui (2,3), les autorités religieuses lui étant associées (2,4-5). Ils se révèlent hostiles à la naissance du messie choisi par Dieu51. Le deuxième passage, c'est la guérison de deux aveugles et l'exorcisme du possédé muet (9,27-34). Les aveugles en appellent à Jésus comme Fils de David et ne peuvent taire ensuite leur guérison. En réaction, les foules s'extasient: « Jamais rien de tel ne s'est vu en Israël » (9,33), tandis que les pharisiens éructent: «C'est par le chef des démons qu'il chasse les démons»52 (9,34). «Le titre Fils de David confirmé par les miracles de Jésus suscite à la fois l'admiration et l'opposition féroce»53. Au début du troisième passage (12,22-32), alors que Jésus vient de guérir un possédé aveugle et muet, les foules s'interrogent: «Celui-ci n'est-il pas54 le Fils de David?» (v. 23). Ce qui provoque de nouveau la réponse irritée des pharisiens: «Celui-là ne chasse les démons que par Béelzéboul, le chef des démons» (v. 24). Enfin, Jésus met son entrée à Jérusalem sous le signe de la venue du roi messianique à la rencontre de la fille de Sion (21,5) et les foules l'acclament: «Hosanna au Fils de David» (21,9). Irrités selon le narrateur par les miracles de Jésus et le fait que les enfants crient dans le temple à nouveau «Hosanna au Fils de David», les grands-prêtres et les scribes manifestent leur indignation, tandis que Jésus confirme l'acclamation en citant le Ps 8,3 (21,15-16). Le fossé est abyssal et conduira Jésus à la croix avec l'indication «Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs» (27,37). Avec Donald Verseput, il faut reconnaître que «dans l'évangile de Matthieu, la catégorie christologique qui a provoqué de manière décisive l'opposition juive est celle du Messie davidique»55.

En troisième lieu, enfin, ce titre n'est pas isolé dans le récit Mt. Il est complété par ceux de Seigneur56 et de Fils de l'homme qui l'élargissent dans le sens de l'universalisme. D'abord, le titre peut être adéquatement remplacé par celui de Seigneur, comme le suggère la controverse de Mt 22,41-46. Ce Seigneur ou ce Fils de l'homme, qui n'est pas seulement présent par ses commandements, mais aussi dans ses petits (10,40-42; 18,5; 25,40-45), viendra lors du jugement universel57 demander des comptes à son Église (25,1-46). Telle est l'interprétation proprement mt de la foi en la résurrection, comme l'a bien noté Mogens Muller58. En effet, finalement «Jésus s'élève de la condition juive de Fils de David à celle du Seigneur de l'univers qui règne sur le monde par ses commandements, par 'tout ce que je vous ai prescrit' (Mt 28,20) »59.

Si Matthieu a développé de manière si originale la titulature Fils de David et son élargissement, c'est probablement dû au contexte dans lequel il a écrit, lui qui, avec sa communauté, se trouvait à la croisée des chemins. Son évangile reflète une situation où la signification messianique de Jésus restait durement contestée, comme c'est d'ailleurs annoncé en 10,25b. Les disciples de Jésus sont accusés, comme leur maître, d'être des magiciens au service de Béelzéboul. Et comme leur maître était accusé d'être un faux messie, eux aussi sont traités comme des imposteurs en 27,63-64, passage propre à Mt. La réponse cinglante du narrateur est que les soldats ont été soudoyés pour colporter la légende juive selon laquelle les disciples auraient dérobé le corps de nuit pendant leur sommeil (28,11-15). Ce qui souligne «le fossé béant qui s'est creusé entre les communautés chrétiennes auxquelles s'adresse l'évangéliste et les synagogues locales»60.

b) «Fils de Dieu» et «Serviteur de Dieu» clés de lecture pour «Fils de David»

Ce qui m'incite à rapprocher les mots (...) et (...), c'est qu'ils ont en commun chez Mt d'être parfois suivis, dans leur application à Jésus, du pronom personnel |iou61. Ce sont les deux seuls titres à partager cette caractéristique. Bien que le titre de Fils de Dieu soit statistiquement le plus fréquent en Mt, contrairement à Jack Kingsbury, je ne pense pas qu'on puisse l'isoler des autres comme titre le plus important dans la perspective du premier évangile. Le titre Serviteur de Dieu que Mt est le seul des évangélistes62 à appliquer directement à Jésus pourrait bien être tout aussi significatif pour lui. Avec Hill63, je pense que tel est le cas et l'application de ce titre à Jésus oriente le sens dans lequel il faut entendre sa filiation divine. La fonction de 12,15-21 où Mt applique le titre Serviteur de Dieu à Jésus ne peut donc se réduire simplement à «enrichir le portrait plus complet de Jésus comme le Fils de Dieu»64.

En 8,16-17, Mt présente les exorcismes et guérisons de Jésus comme accomplissant une parole du prophète Isaïe (Is 53,4), citée non pas selon la LXX, mais traduite directement de l'hébreu par Mt en l'adaptant à son propre récit65 ou reprise par lui à une autre traduction grecque66. Quoi qu'il en soit, Mt introduit ainsi l'idée que le ministère thérapeutique de Jésus s'inscrit dans la logique des chants du Serviteur. Ce motif est repris et davantage développé en 12,15-21 avec la citation d'accomplissement la plus longue du premier évangile. Elle est située au cœur d'une série de controverses avec les pharisiens et elle fournit une clé d'interprétation du ministère de Jésus: il est le Serviteur, le bien-aimé sur qui repose l'Esprit; il est au service du droit pour les nations et il accomplit ce service avec douceur et patience et non par la force ou en haussant la voix. A tous ces titres, il est une espérance pour les nations.

Si la signification de tout le ministère de Jésus est éclairée par cette clé, il en va de même non seulement pour les divers titres utilisés pour caractériser Jésus lui-même, en particulier pour le titre Fils de David, mais aussi pour celui de Fils de Dieu. Contrairement au premier, le second n'est pas appliqué à Jésus dans un cadre polémique. Il apparaît pour la première fois en Mt 2,15 dans une citation d'accomplissement, sans que cela suscite de réaction particulière. Le sens dans lequel Mt l'applique à Jésus s'inspire sans doute au moins partiellement du sens juif commun où cette appellation est utilisée soit à propos du Messie, dans la ligne de 2 S 7,14, soit à propos de l'homme juste qui se montre fidèle à la volonté de Dieu, une ligne d'interprétation qui se retrouve en Mt 27,43 dans la bouche des grands prêtres, des scribes et des anciens67.

Mais le titre acquiert une autre portée68, dans la mesure où Jésus n'est pas seulement, pour Mt, un Fils de Dieu, mais bien l'unique Fils de Dieu, le porte-parole de la volonté eschatologique de celui qu'il appelle avec une constance inégalée dans les évangiles synoptiques «mon Père»69. L'accord complet entre le ministère de Jésus et le plan divin est ainsi pleinement manifesté.

Des trois synoptiques, Mt est incontestablement celui qui insiste le plus sur la relation intime entre le Père des cieux et son Fils. D'une part, l'observance de la volonté divine est recommandée par Jésus à ceux qui se centreraient sur lui et penseraient pouvoir se contenter de l'appeler «Seigneur, Seigneur» (7,21), et elle est la condition pour être son disciple, faire partie de sa famille (12,49-50). D'autre part, il est capable de se déclarer pour ou contre quelqu'un devant son Père des cieux (10,32-33), étant donné la connaissance approfondie qu'il a du Père. Celui-ci lui a tout remis70, ce qui lui permet de révéler le Père (11,27).

C'est au moment où se manifeste l'hostilité d'Israël envers le ministère messianique de Jésus (ses œuvres, 11,2 [voir aussi 1 1,19]) qu'intervient la prière de louange de Jésus en 11,25-27. Mt insiste délibérément à ce moment de manière maximale sur l'intimité entre le Fils et son Père et sur le mandat confié au premier par le Père. La filiation davidique est ainsi redéfinie à partir de la filiation divine lue elle-même dans la logique du Serviteur de Dieu. Comme le montre la suite (11,28 -12,21), la mission du Fils, celle qui plaît à Dieu, est celle d'un Messie doux et humble de cœur qui appelle les hommes à lui en leur présentant un joug facile à porter et un fardeau léger (11,28-30). Elle est bien loin de certaines attentes de victoires poli¬ tiques et guerrières. La figure qui ressort est celle d'un Messie qu'on pourrait qualifier de «non messianique», un Messie vu de manière nouvelle à partir de son obéissance filiale au Père, ou plutôt à son dessein caché, un Messie conforme à l'attente de Dieu. Que telle soit bien la compréhension de la mission du Fils transparaît à travers tout le texte de l'évangile71.

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2010_num_41_1_3810
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MessageSujet: Re: Ce que je retiens : de Matthieu   Ce que je retiens : de Matthieu - Page 2 Icon_minitimeJeu 19 Sep 2024, 15:18

Encore une étude passionnante de Focant -- que nous avons aussi lu hier sur Marc. Celle-ci m'inspire quelques remarques méthodologiques, qui n'entament d'ailleurs nullement sa qualité et son intérêt.

Un des problèmes du "synchronisme" de l'analyse narrative, c'est que, comme son nom l'indique, elle fait l'impasse sur tout l'aspect diachronique de l'histoire de la rédaction, qui ne s'est pas faite en un jour, ni probablement d'une seule main. Cela n'affecte sans doute pas le "point de vue du lecteur", mais quand on entend de là revenir à l'"histoire" pour déterminer un point de vue de l'"auteur" et/ou des "destinataires", les lacunes apparaissent, béantes: les conflits d'une "communauté matthéenne" avec un "judaïsme" pharisien-rabbinique et avec un "christianisme" (post-)paulinien et/ou proto-catholique n'auraient certainement pas été simultanés, même s'ils ont tous laissé des traces dans le texte. Mais le seul point de vue "synchronique" sur ce texte est son état "final", pour nous "canonique", quoique quelque peu réduit par la "critique textuelle" moderne: à ce stade il est clair que "Matthieu" n'a plus affaire à aucun judaïsme réel, de sorte qu'il peut impunément caricaturer des "pharisiens" imaginaires, utiliser même des arguments typiquement pharisiens contre ces "pharisiens", et ainsi de suite; de même l'"antipaulinisme" apparent, comme celui de l'épître de Jacques, vise en fait les travers d'une Eglise qui n'est que très partiellement (post-)paulinienne. Mais ce point de vue final n'efface pas les contradictions qui restent prises dans le texte (p. ex. celles que Focant énumère p. 12) et qui ne s'expliquent que de façon diachronique, que la diachronie soit celle d'une histoire réelle ou fictive (car dans les évangiles comme dans les Actes, le "christianisme" réinvente aussi l'histoire de sa "séparation" du "judaïsme", avec une vision anachronique des deux [id-]entités).

Il faudrait aussi souligner que le rapport au "récit" n'est pas le même pour celui qui "invente" le récit (a priori "Marc", ou un proto-Marc, sans préjudice de "sources" ou de "traditions" antérieures dont nous ne savons strictement rien), et pour celui qui, comme "Matthieu", en hérite, tout en ayant à l'évidence les plus grandes différences "idéologiques" avec sa "source" (Marc, ou un proto-Marc), sur la "loi" par exemple. Là où le premier organiserait tout, ou presque, comme il l'entend, selon ses propres "intentions" (ce qui d'ailleurs, contre toute attente, ne produit pas un récit lisse et cohérent, mais fantasque, heurté), le second n'a plus qu'une marge de manoeuvre marginale, aisément observable grâce à la canonisation des deux, aux synopses, etc.: retrancher (peu), ajouter (davantage), modifier et infléchir la rédaction dans le détail. Il a sans doute en vue l'effet général de "son" récit, comme si celui-ci pouvait annuler et remplacer le précédent, il vise des effets qu'il réussit plus ou moins, mais il n'a pas la liberté du premier, ses choix sont en grande partie guidés, dictés, y compris dans ses réactions, par le texte qu'il "corrige" en le réécrivant.

Il faudrait enfin s'interroger sur l'irruption de la catégorie dogmatique de "christologie" dans une analyse littéraire et/ou narrative avec laquelle elle n'a a priori rien à voir -- un domaine, une région, une boîte, un dossier ou un tiroir prédéterminé de la discipline "théologie" auquel tous les textes du NT devraient émarger et apporter leur contribution, fût-elle qualitativement et quantitativement inégale. Non seulement la "christologie" des uns et des autres n'a pas le même contenu, mais elle n'aurait pas pour tous la même importance. Pour une théologie "pratique" comme celle de Matthieu (ou de Jacques, très proche sur ce point), une "christologie" ("haute" ou "basse", là n'est pas la question) est structurellement inutile: s'il s'agit de faire (ou de ne pas faire) ce qui est dit, l'identité ou la qualité de celui qui le dit devient accessoire (ainsi ce que dit "Jésus" dans Matthieu se retrouve sans "Jésus" chez Jacques).
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