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| Dieu solidaire | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Mer 11 Avr 2018, 19:32 | |
| Sur Osée 11,8s, voir supra 11.1.18. L'exégèse du v. 4 est délicate -- comme celle d'une grande partie du livre, il suffit de comparer quelques traductions pour s'en rendre compte. En bref, on hésite surtout ici entre l'image de l'enfant et celle de l'animal (le mot traduit par "nourrisson" pourrait aussi signifier "joug": "enlever le joug" au lieu de "prendre le nourrisson", cf. 10,11) -- l'idée de douceur et de sollicitude fonctionnerait dans les deux cas. Mais le texte hébreu que nous lisons est très probablement déformé. La Septante galérait déjà: "dans la destruction-corruption des hommes je les ai étendus dans les liens de mon amour et je serai pour eux comme un homme qui frappe sur ses joues et je veillerai sur lui et je l'emporterai sur lui" (ce qui suppose notamment un autre découpage des phrases, en retirant la négation du v. 5 qui du coup dit à peu près le contraire du TM: "Ephraïm résidera en Egypte"). On ne peut reconstruire un texte vraisemblable que par pure conjecture (p. ex. en substituant 'mt ou hsd à 'dm, comme le suggère l'apparat critique de la BHS: "liens de vérité" ou "de fidélité" au lieu de "liens d'homme", qui n'a guère de sens en hébreu). Plus généralement, on retombe sur l'éternel problème de la "ressemblance" et de la "différence" entre divinité et humanité (cf. p. ex. ici). Il faut que le dieu soit "humain" et tout autre qu'"humain". Où est la ressemblance, où est la différence, c'est le jeu même de la théologie (et/ou de la mythologie): on peut, par exemple, s'imaginer le dieu plus "juste" ou plus "sévère" que l'homme, ou au contraire plus "clément" ou plus "tendre", au gré de ses inclinations. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Jeu 06 Aoû 2020, 10:29 | |
| La douleur du Dieu qui enveloppe ce qui n’est pas possible d’envelopper
Dès le premier chapitre de son livre, Kitamori expose l’idée selon laquelle le Dieu des chrétiens est le Dieu qui éprouve la douleur :
"Le Dieu de la douleur est le Dieu qui apaise notre douleur humaine par sa propre douleur ; Jésus-Christ est le Seigneur qui guérit notre blessure humaine par sa propre blessure"
Kitamori découvre la notion de douleur chez le prophète Jérémie : « dans mes entrailles, (…), j’éprouve la douleur » (Jr 31,20*). Il considère que « ‘le Dieu sur la croix’ pour Paul est ‘le Dieu de la douleur’ pour Jérémie ». Il s’appuie d’autre part sur un verset du quatrième chant du serviteur dans le livre d’Ésaïe, repris dans la Première épître de Pierre : « dans ses blessures, nous trouvons la guérison » (És 53,5 et 1 P 2,24). C’est la douleur de Dieu qui sauve la douleur des hommes. Pour expliquer le salut apporté à la douleur humaine, Kitamori décrit l’action divine du salut à l’aide du terme « tsutsumu (envelopper) » :
Qu’est-ce que le salut ? C’est la nouvelle selon laquelle Dieu enveloppe malgré tout notre réalité déchirée. Le Dieu qui enveloppe entièrement, c’est Dieu le Sauveur. Quel est le miracle le plus étonnant dans ce monde, sinon que Dieu enveloppe notre réalité si déchirée ? La déchirure de notre réalité est si grande qu’elle est désespérée. Cependant, l’Évangile est le message selon lequel, « bien que désespérés, nous avons l’espérance », ou plutôt le message grâce auquel « puisque désespérés, nous avons l’espérance ». Ceux qui croient en cet Évangile croient « contre toute espérance » (Rm 4,18).
(*Jr 31,20 : « Éphraïm est-il pour moi un fils chéri, un enfant qui fait mes délices ? Chaque fois que j’en parle, je dois encore et encore prononcer son nom ; et en mon cœur, quel émoi pour lui ! Je l’aime, oui, je l’aime – oracle du SEIGNEUR » (selon la Traduction œcuménique de la Bible). Une traduction japonaise de la Bible (Bungoyaku ou Traduction de langue classique, 1887), à laquelle Kitamori se réfère, traduit l’hébreu hāmū mē’ay par « waga harawata […] itamu (dans mes entrailles, […] j’éprouve la douleur) ». Kitamori fait remarquer que la combinaison du même nom et du même verbe hébreux indique en És 63,15 l’amour de Dieu plutôt que sa douleur (Kitamori, 1986 [1946], Annexe – Jérémie 31,20 et Ésaïe 63,15, p. 271ss).
Le verbe japonais « tsutsumu » peut être traduit par « envelopper», « emballer » ou « cacher ». Il s’agit, par exemple, d’envelopper ou d’emballer un cadeau dans du papier, ou de (ne pas pouvoir) cacher sa joie. Dans tous les cas, l’acte de « tsutsumu » est déterminé par l’intention de couvrir totalement l’objet que l’on préfère ne pas montrer ou ne pas laisser nu. Quoique la réalité de l’homme soit désespérément déchirée, Dieu cherche toujours à l’envelopper et à la protéger. Si nous continuons d’espérer en notre salut malgré notre déchirure, c’est parce que Dieu enveloppe ce qu’il n’est pas possible d’envelopper. Cet acte d’amour de Dieu est pour Kitamori celui de l’amour fondé sur la douleur :
Grâce au Dieu qui embrasse ainsi, notre douleur est apaisée et notre blessure est guérie. Dans la mesure où la douleur de Dieu apaise notre douleur, cette douleur de Dieu elle-même n’est autre chose que l’amour de Dieu fondé sur sa douleur. C’est pourquoi les mêmes termes hébreux peuvent être traduits soit par « douleur de mes entrailles » (Jr 31,20) soit par « tendresse » (Es 63,15). https://www.persee.fr/docAsPDF/rhpr_0035-2403_2014_num_94_2_1823.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Jeu 06 Aoû 2020, 11:49 | |
| C'est très intéressant.
Il est évident que nos façons de "comprendre" ou de "penser" sont à chaque fois tributaires d'un temps, d'un lieu et d'un milieu, d'une langue, d'une "civilisation" ou du moins d'une "culture", et que de l'un(e) à l'autre il n'y a ni supériorité ni infériorité ni équivalence, ni communauté ni somme ni synthèse, seulement des traductions à la fois possibles et impossibles, avec des "pertes" mais aussi des "gains". Cette évidence est d'ailleurs elle-même inégale, elle s'impose pour "nous" (Occidentaux-modernes-mondialisés) plus que de tout autre "point de vue", mais cet avantage panoramique a pour revers de nous occulter tout ce qui ne se voit, ne se perçoit, ne se pense et ne se comprend que dans un horizon plus étroit (borné, limité). De notre "point de vue" en tout cas, il n'y a plus aucune raison de privilégier aucun "point de vue", surtout le nôtre -- grandeur et misère du "relativisme".
"La Bible" (surtout chrétienne) offre l'avantage (relatif) de rassembler un grand nombre de "points de vue" de plusieurs époques, lieux, milieux, langues, civilisations, cultures, et d'instaurer entre eux une sorte de communication intertextuelle qui est aussi une traduction, au sens propre et figuré, qui produit des effets d'"éclairages" et de "sens" divers sans rien perdre de son côté "dialogue de sourds". Ainsi elle se prête elle-même à toutes les lectures, fût-ce les plus "étrangères", tout en ouvrant en sens contraire son lecteur à toutes les lectures, d'autres "textes" dans toute la métonymie infinie de ce mot (théâtre, poésie, roman, cinéma, musique et autres "arts"). Sans aucun privilège "canonique" ou "normatif" -- c'est le plus difficile à admettre pour des théologiens confessionnels -- et sans non plus aboutir à une sorte de "culture universelle", ne serait-ce que parce que chaque lecteur y conservera le "point de vue" unique, quoique mobile et en perpétuel mouvement, de son propre chemin de lecture: le seul fait de lire les mêmes livres (etc.) dans un ordre différent suffisant à différencier irréversiblement deux expériences de lecture et à les rendre incommunicables entre elles, ce qui appelle paradoxalement une certaine "communication" avec les mêmes effets de gain et de perte, de sens et d'équivoque.
Mais ce qui rend la "communication" ou la "traduction" possible et nécessaire malgré son impossibilité foncière, c'est bien ce que nous appelons pathos, émotion, sentiment, etc., dont la souffrance, douleur, etc. constitue en quelque sorte la "tonalité fondamentale" ou la "basse continue", celle qui se reconnaît sans faute chez l'autre comme en soi-même, et peut-être surtout dans ce qui ne parle pas (l'"animal" étonnamment absent du texte ci-dessus). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Jeu 19 Mai 2022, 14:51 | |
| L'affirmation du verset 5, selon laquelle Baruch "poursuit de grandes choses", n'évoque pas de fait connu par le lecteur ... même si les circonstances générales connues dans Jérémie permettent d'imaginer une reconstitution probable : en acceptant de servir le prophète contesté qu'est Jérémie, il aurait mis en péril sa carrière te sa réputation. En revanche la structure d'affirmation suivie d'une interdiction est ici mise en œuvre (tu rechercherais de grandes choses ? Ne les recherche pas !), peut évoquer le récit de la vocation du prophète au premier chapitre, qui se voyait contredit par Yhwh d'une manière syntaxiquement similaire :
"je ne saurais pas parler, je suis trop jeune ! ... : Ne dis pas : « Je suis trop jeune".
la structure syntaxique est proche, de même que la signification : un personnage se voir contredire par Yhwh à, propos d'une affirmation de caractère existentiel. cela contribue à associer davantage Jérémie et Baruch ... L'affirmation finale "je te donnerai ta vie pour butin, dans tous les lieux où tu iras", rappelle encore la vocation de Jérémie. Le sens général affirme en effet, comme au chapitre 1, une protection divine en tout lieu, donc indépendamment des épreuves possibles. Les mots employés renforcent cet écho : L'association de "tout" + pronom relatif + "tu iras" ne s'était retrouvé précédemment qu'en 1,7 :
"Mais le SEIGNEUR me dit : Ne dis pas : « Je suis trop jeune. » Car tu iras vers tous ceux à qui je t'enverrai, et tu diras tout ce que je t'ordonnerai".
Qui aura sa vie comme butin ?: Échos narratifs et révélation dans la lecture ... De Erwan Chauty |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Jeu 19 Mai 2022, 16:56 | |
| Lien. Si la recherche automatique sur GoogleBooks ne me trompe pas, ce serait amusant de constater qu'une thèse de doctorat multi-sponsorisée et consacrée à un très court chapitre arrive à rater le "parallélisme" qui saute aux yeux de n'importe quel "lecteur de la Bible" tant soit peu attentif et/ou sensible, avec le Psaume 131 d'où nous revenons (cf. supra 29.5.2013 et le lien). Il est pourtant beaucoup moins discutable, verbalement ( gedoloth pour "de grandes choses" dans les deux cas) et quant au sens ("de grandes choses", voilà ce qu'il ne faut pas chercher), que les rapprochements très approximatifs évoqués ci-dessus ("dans tous les lieux", kol-maqomoth, ce n'est pas "vers tous ceux = les gens", Jérémie 1,7)... Comme on l'a montré plus haut (toujours 29.5.2013, d'après un billet d'oudenologia que j'avais complètement oublié), la promesse est une lapalissade (tant que tu vivras, tu auras ta npš-nephesh, ta "vie" ou ton "âme"), qui ne promet rien, ni durée ni qualité de "vie" -- ce seraient encore de (trop) "grandes choses", face à ce dieu qui lui aussi perd tout, ne garde rien, et seulement ainsi est ce qu'il est au fil du temps, de l'histoire, du devenir et des relations (cf. encore Exode 3). Pour rappel, nous avons vu il n'y a pas longtemps ( ici 4.4.2022) que Bonhoeffer en prison (dont il n'est pas sorti vivant) aimait particulièrement ce chapitre (apparemment il n'en est pas question non plus dans la thèse)... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Mer 05 Juil 2023, 17:08 | |
| Ce qu'on n'a peut-être pas assez souligné quant au rapport des deux textes rapprochés au début de ce fil (l'oracle à Baruch, de Jérémie 45, et à Jonas, en Jonas 4), c'est qu'il serait, en plus d'un sens, de "symétrie" plutôt que de "parallélisme": il y a le dieu qui perd tout, qui ne garde rien, et qui appelle à se montrer solidaire avec lui en acceptant de tout perdre et de ne rien garder (si ce n'est sa propre "âme-vie" tant qu'elle est et où qu'elle aille, soit une tautologie en définitive assez semblable à l'auto-définition de Yahvé lui-même selon Exode 3, je suis ou serai -- avec toi ! -- ce[lui] que je suis ou serai); et il y a le dieu qui ne perd rien, ni ville ni personne ni animal ni plante ni ver ni moineau ni cheveu, et qui se montre solidaire avec tout... com-passion à double sens, qui correspondrait aussi au double " aspect du temps" que la grammaire distingue comme inaccompli et accompli, qui en un sens défait tout ce qu'il fait, comme Kronos ses enfants ou Pénélope son ouvrage, et dans un autre rend tout éternel et irréversible, l'avenir comme le passé pour autant qu'il aura eu lieu, fût-il totalement oublié. Que tout se perde pour que rien ne se perde, ça rappellerait, outre le quatrième évangile, Le Guépard de Visconti (d'après Lampedusa: que tout change pour que rien ne change).
Dernière édition par Narkissos le Mer 05 Juil 2023, 22:17, édité 1 fois |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: Dieu solidaire Mer 05 Juil 2023, 21:23 | |
| Extraordinaire texte aspect du temps qui a gardé toute sa valeur, qui n'a rien perdu de ce qu'il énonce et dénonce. Avant de le relire avec plus d'attention il me vient quelques pensées générales à propos de la violence.
Toute révolte parait nouvelle à l'observateur inattentif, pourtant à y regarder de plus près les combats passés emportaient déjà cette violence qui nous étonne. Sans doute le passage obligé par le Covid, puis le conflit déclenché par la Russie contre l'Ukraine nous ont laissés croire que nous pourrions regarder la violence subie par des "voisins" comme des spectateurs intéressés mais pas concernés.
C'était oublié trop vite que nous nous trouvons tous sur le même bateau, la Terre et subissons les contrecoups que nous le voulions ou non des conflits se déroulant à notre porte. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Dieu solidaire Mer 05 Juil 2023, 22:11 | |
| Je ne voyais pas trop le rapport avec le présent fil, avant de comprendre que c'était moi qui m'étais emmêlé dans mes liens (url): le texte que tu as lu est celui-ci, auquel j'avais renvoyé un peu plus tôt dans l'autre fil, et qui s'est malencontreusement re-collé ici à la place des "aspects du temps" qui sont un tout autre sujet (je corrige trop tard mon post précédent, avec mes excuses). On peut cependant toujours trouver un rapport, car la "violence" est évidemment omniprésente dans le contexte de Jérémie (siège et prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, exils), et bien qu'elle soit moins évidente dans Jonas le nom de Ninive rappelle quand même l'Assyrie, qui a laissé un souvenir de cruauté inégalé dans la région (il en est aussi question dans le texte que tu as lu)... Je copie tes réflexions d'actualité de l'autre côté. |
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