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| Lumière et ténèbres | |
| | Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Lumière et ténèbres Sam 09 Jan 2010, 19:52 | |
| Voilà un couple de métaphores dont la danse a dominé l'histoire de la pensée. En religion, en philosophie, en idéologie, on parle et on pense toujours du point de vue de la lumière; comprendre c'est éclairer. Même si les lumières d'hier sont l'obscurantisme de demain. Mais s'il y a quelque chose à voir c'est parce qu'il n'y a pas que de la lumière; l'objet (Gegenstand) est ce qui résiste à la lumière, lui fait obstacle en lui offrant sa surface et en lui dérobant sa profondeur. Cependant les idéologies de la lumière n'entendent pas en rester à la surface des choses: il leur faut encore et encore percer, creuser, mettre au jour. La dissection du vivant est l'emblème de la connaissance scientifique classique -- et de ce qui lui échappe. La vie se joue à la faveur des replis et des clôtures qui lui assurent une certaine obscurité à l'abri des regards. (Je laisse à de plus savants ou à de plus audacieux le soin d'invoquer ici l'horizon imposé à l'observation par le principe de Heisenberg en physique quantique.) J'ai évoqué ailleurs, plus d'une fois, la religion et plus particulièrement la foi sous l'angle de la quête d'intelligibilité (credo ut intelligam, fides quaerens intellectum). C'était parler du point de vue de la lumière. J'éprouve le besoin de corriger ou de compléter cela en évoquant l'autre pôle du religieux (le sacré opposé à la foi chez Derrida p. ex.), qui consiste à arrêter l'intelligence pour respecter et garder l'inintelligible. C'est une autre dimension de la notion de "mystère" -- même "révélé".
Yhwh a dit qu'il demeurerait dans l'obscurité épaisse. (1 Rois 8,12).
A darkness shining in brightness which brightness could not comprehend (James Joyce, Ulysses.) |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Dim 10 Jan 2010, 00:44 | |
| la devise du canton de Genève après l'arrivée des premiers protestants et la conversion de la ville à la nouvelle religion: Post Tenebras Lux. |
| | | VANVDA
Nombre de messages : 1610 Date d'inscription : 09/05/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Dim 10 Jan 2010, 14:32 | |
| - Citation :
- Post Tenebras Lux.
La devise de moi tout seul: "Et vice versa" (d'accord, elle était un peu facile... raison de plus pour ne pas s'en priver!) |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Dim 10 Jan 2010, 16:11 | |
| On pourrait sur ce thème multiplier les références bibliques -- de la première à la dernière page de notre Bible incluses.
De la création qui consiste d'abord à faire de la lumière dans les ténèbres incréées, en lui assignant une "place" et une limite. Lux in tenebris plutôt que post tenebras, comme encore dans le prologue de Jean.
Au rêve de transparence universelle, panoptique avant la lettre, de la nouvelle création qui évacue la nuit comme la mer, dans l'Apocalypse.
En passant par la vision du buisson ardent, fantasme d'un feu qui ne dévorerait pas.
Le sens du mystère, n'est-ce pas (aussi) que la (con)science se surprenne à jouir de sa limite autant qu'à en souffrir? Et qu'elle s'invente une manière poétique de se rapporter à ce qu'elle ignore? L'amor che muove il sole e le altre stelle -- n'est-ce pas le seul langage possible à une "docte ignorance"? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Jeu 11 Nov 2021, 13:23 | |
| Il y a toujours quelque chose à prendre dans une insulte -- peu importe qui la lance ou la jette et qui elle vise, atteint ou manque -- si tant est qu'on se donne la peine de la ramasser et de l'examiner attentivement: ainsi de l'"obscurantisme", qui a connu son heure de gloire, si l'on peut dire, dans la rhétorique anticléricale, des "Lumières" du XVIIIe au début du XXe siècle, mais qui revient régulièrement depuis, contre le "fondamentalisme" ou l'"intégrisme" religieux et contre toute sorte de "réaction" à toute sorte de "progrès", politique, juridique, moral, économique, social ou "sociétal", scientifique ou technique. En ce qui me concerne ce mot-là me plaît depuis déjà longtemps, comme en témoigne ce fil commencé et oublié voici plus de dix ans, ou d'autres textes (où je remarque avec amusement une référence "sanitaire" dès 2013). L'obscurité ou les ténèbres sont au "champ" et au "sens" optiques (vue, vision, visuel etc.) ce que le silence, dont nous reparlons sans crainte du ridicule depuis quelques jours, est au "champ" et au "sens" acoustiques (ouïe, audition, etc.): de purs "négatifs" pour une pensée logique, rationnelle ou scientifique, par rapport à des "positifs" (respectivement lumière, formes, couleurs, ou son, bruit, musique, voix, etc.); tout de même pensés et énoncés, surtout dans les textes anciens, mais encore dans les langues modernes qui en restent imprégnées, comme des "positifs" ou des "réels", des "choses" ( res) paradoxales: les ténèbres, comme le silence, on a beau savoir et se dire que c(e n)'est "rien", ce n'est jamais tout à fait "rien" ( rem > res). Dans les deux cas, bien sûr, le rapport au "rien" est asymptote, on s'en approche sans jamais l'atteindre, ce qui transforme l'absolu théorique en relatif pratique, le rien en presque rien (comme dans la langue courante le "pratiquement" se confond avec le "quasiment"): le silence phénoménal, vécu, ressenti, expérimenté, c'est (ce n'est que) moins de son, de bruit, de voix, de parole, et l'obscurité ou les ténèbres moins de lumière. Dans les traditions "bibliques", entre autres (voir le début de ce fil et les liens), la divinité s'associe sans doute plus souvent aux "ténèbres" qu'au "silence", quoique ce soit également à contresens, en contrepoint ou en contrechamp d'un discours dominant (lumière et parole, dès les premiers versets de la Genèse, révélation, dévoilement, manifestation, épiphanie, etc.). Du côté de la "lumière", il y a certainement plus à dire (cf. p. ex. ici, là, là ou là), mais il n'y aurait rien à dire sans ce rapport constant, implicite ou explicite, du "positif" au "négatif" (ne serait-ce que sous l'espèce relative et différentielle du "plus" au "moins"). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Ven 12 Nov 2021, 11:53 | |
| À cette vue Salomon célèbre le Dieu qui s’enveloppe d’obscurité (Exode 19.9 ; Lévitique 16.2 ; Psaumes 97.2) parce que nul ne pourrait le voir tel qu’il est et vivre.
https://www.levangile.com/Bible-Annotee-1Rois-8-Note-12.htm
L'association nuée et obscurités est-elle pertinente ? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Ven 12 Nov 2021, 12:50 | |
| Relativement (c.-à-d. quand on entend obscurité au sens d'obscurcissement et non comme "noir" absolu, s'il y a jamais "phénomène" ou "expérience" d'une telle "chose"), sans aucun doute -- il suffit d'avoir éprouvé ce qu'on ressent au sommet d'une montagne quand un gros nuage arrive d'un coup dans un ciel clair et se traduit en brouillard, qui réduit en un instant la visibilité de centaines de kilomètres à quelques pas (ce qui d'ailleurs n'empêche pas une luminosité variable, selon l'épaisseur des nuages et l'heure de la journée)...
Il faut quand même dire un mot du terme `rpl-`araphel, quasi-synonyme de hšk-hoshekh qui signifie plus couramment les ténèbres ou l'obscurité (dès les premières lignes de la Genèse), mais avec une connotation plus "matérielle" ou "tangible", si l'on peut dire: nuée, nuage, brouillard, à ce titre quasi-synonyme aussi des termes plus fréquents pour la "nuée" ou les "nuages" (`nn etc.): on peut hésiter entre deux types de traduction, d'une part "obscurité" ou "ténèbres" éventuellement qualifiées ("épaisses", "profondes", etc.) pour le distinguer de hšk, au risque de la surtraduction, d'autre part "nuée" (obscure, épaisse, etc.), au risque cette fois de la confusion avec `nn (etc.). En tout cas ce mot est particulièrement rattaché aux traditions de l'Exode (Exode 20,21 seul, comme en 1 Rois 8,12 // 2 Chroniques 6,1; Deutéronome 4,11 et 5,22 avec hšk; voir aussi, sans rapport avec l'Exode et dans des contextes plus ou moins "mythologiques", 2 Samuel 22,10 // Psaume 18,10; 97,2; Job 22,13; 38,9; ou "eschatologiques" au sens "prophétique" et relatif du terme, jour de Yahvé, de colère, de jugement, de malheur, Isaïe 60,2; Jérémie 13,16; Ezéchiel 34,12; Joël 2,2; Sophonie 1,15).
Rappelons par ailleurs que la tradition de la "nuée" (`nn etc.) de l'Exode est expressément ambivalente du point de vue "optique" (pléonasme): colonne de nuée se changeant en colonne de feu (Exode 13,21s), nuée obscure d'un côté et lumineuse de l'autre (14,19ss), "gloire" (a priori lumineuse) apparaissant dans la nuée (16,10), et ainsi de suite; cf. 19,9.16; 24,15ss; 34,5; 40,34ss. Tout cette imagerie nébuleuse se prête à un jeu continuel et différencié de lumière et de ténèbres, où les deux termes (ou pôles) n'ont cependant de "sens" que par leur relation. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Ven 12 Nov 2021, 15:32 | |
| On peut d’abord se demander si le récit qui suggère une construction ne reflète pas plutôt une rénovation ou un aménagement d’un sanctuaire déjà existant (comme cela a été suggéré par K. rupprecht). en 8,12-13, le TM conserve la dédicace du temple. Le TM et la LXX comportent de nombreuses différences et, dans les deux versions, la dédicace ne se trouve pas à la même place. dans LXX, cette dédicace se trouve en 1 rois 8,53 après la longue prière dtr. selon Keel , le texte grec reposerait sur un texte hébreu différent et plus ancien. en 1 r 8,53a LXX, le dieu solaire informe que Yhwh veut habiter dans ‘ǎrapæl (l’obscurité) qui est le domaine de Yhwh en tant que dieu d’orage et de guerre (Ps 18,10 : « il déplia les cieux et descendit, un épais nuage sous les pieds »). on peut reconstruire le texte hébreu que le traducteur grec a utilisé de la façon suivante : « sæmæš hodiya‘ ba-šamayim amar yhwh liškon ba-‘ǎrapæl – Le soleil (shamash) la fait connaître depuis le ciel : Yhwh a dit qu’il voulait habiter dans l’obscurité ». suivant cette reconstruction on peut conclure que la maison que salomon construit ou rénove est d’abord une maison pour shamash, dans laquelle se trouvait une sorte de chapelle latérale, un deuxième debir, pour Yhwh. L’idée d’une vénération conjointe d’un dieu solaire et d’un dieu de l’orage trouve un appui dans l’iconographie, pas seulement dans le sud mais aussi dans plusieurs stèles du nord de la syrie et de l’anatolie, où l’on voit le dieu de l’orage avec ses attributs et au-dessus de lui le disque solaire. Un dernier indice pour une cohabitation de deux dieux dans le temple de Jérusalem vient peut-être du texte grec du récit de la construction du temple . Cette description un peu compliquée pourrait suggérer que Yhwh (sa statue ?) aurait d’abord été placé dans une chapelle latérale du temple. https://www.college-de-france.fr/media/thomas-romer/UPL6379713332778425502_ro__mer.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Ven 12 Nov 2021, 16:24 | |
| Belle prise ! (A garder sous la main, ou sous le coude, aussi comme "état de la question" des "origines de Yahvé" en 2010-11 -- je le signale parce que la "question" en question nous a beaucoup occupés par le passé, et souvent autour de "sources secondaires" encore plus anciennes; non que ça change grand-chose sur le fond.) Pour information, 3 (= 1) Rois 8,53 LXX dit en fait (et en grec): "(le) soleil ( helion = helios accusatif, COD), (le) Seigneur ( kurios, nominatif, sujet) l'a rendu manifeste (fait connaître, gnôrizô) dans le ciel, il a dit habiter dans la ténèbre ( gnophos); bâtis ma maison, une maison qui te convienne (ou excellente pour toi), pour y habiter à nouveau (ou en nouveauté, kainotès qui peut aussi évoquer l'inauguration ou dédicace)." Dans le texte grec, la clarté du soleil dans le ciel s'opposerait à l'obscurité de la demeure de Yahvé, celle-ci restant dans un rapport ambigu (jeu des première et deuxième personnes) avec le temple de Salomon. Bien entendu, on peut reconstruire un texte hébreu hypothétique avec un tout autre sens à partir de ce texte grec, mais il importe tout de même de savoir de quoi on part... (P.S.: je m'aperçois trop tard que toute cette discussion, à peu de détails près, a déjà eu lieu ici le 23.6.2014. Mais ce qui est écrit est écrit, et c'est toujours amusant de comparer.) Plus généralement, il y va du rapport complexe entre une religion à dominante solaire (Mésopotamie ou Egypte, Shamash ou Amon-Rê le plus souvent au sommet du "panthéon") et une religion levantine (Phénicie-Canaan) où le dieu de l'orage (Baal-Yahvé) passe au premier plan, avant de s'élever (au moins dans le cas de Yahvé) à une position suprême où il intègre aussi des caractéristiques solaires (cf. emblématiquement le passage du psaume 29, de type "baaliste", au psaume 104, de type solaire comme l'hymne égyptien à Aton-Atum -- dieu du "disque solaire" et de la "monolâtrie" d'Akhénaton -- qu'il décalque en partie). Mais il n'est pas indifférent pour notre "sujet" que Yahvé, quelque solaire et lumineux qu'il apparaisse au terme de ce processus, soit passé par un stade "négatif" (au sens photologique, sinon photographique), anti-solaire et anti-lumineux, dont il conserve toujours quelque chose. (Dans le cas de Yahvé, pour rappel, le chemin passe aussi par le "dépassement" du dualisme perse, lumière-ténèbres, dans le "monothéisme absolu" du deutéro-Isaïe, cf. 45,7, puis par un retour à un dualisme similaire, dans la constitution d'un pôle des ténèbres anti-divin, diable etc., qui permet l'association privilégiée, sinon exclusive, du "Dieu" juif puis chrétien à la "lumière"). --- Pour revenir sur le rapport de l'"obscurantisme" à l'"obscurité", et donc à la "lumière", j'insisterais sur le fait que la "lumière" et tout ce qui se conçoit comme telle, "révélation", "raison", "science" ou "conscience", ne saurait avoir "mauvaise conscience" à censurer, à réprimer ou à persécuter ce qu'elle perçoit comme "ténèbres" -- c'est sa "nature" et son mouvement mêmes. Qu'une religion dominante s'en prenne à une "idolâtrie", à un "paganisme", à une "hérésie", à une "magie" ou à une "sorcellerie", une "sagesse", une "philosophie" ou une "science" à une "ignorance", à une "folie" ou à une "bêtise", une politique "éclairée", "rationnelle" ou "progressiste" à une "réaction" ou un "irrationalisme", c'est toujours une "raison" indiscutable sur le moment qui s'exerce et se donne raison -- quitte à se dénoncer elle-même un peu plus tard comme "aveuglement" passé, ce sera encore et toujours du point de vue d'une "raison" lumineuse et intacte, plus pure que jamais, le seul "point de vue" par définition à offrir l'illusion d'une vision d'ensemble... Tout cela nous ramènerait à l'ambivalence foncière de la lumière et de toute sa métonymie (connaissance, savoir, etc.), qui est aussi celle du feu, éclairant et destructeur. Le feu qui éclairerait sans détruire, selon l'image du buisson ardent, reste à inventer. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 16 Nov 2021, 11:50 | |
| Cette proposition apophatique sera reprise et renforcée radicalement par Damascios (458-538) : On ne peut pas parler du Principe, on peut seulement dire qu’on peut en parler.
« Nous ne le connaissons ni comme connaissable, ni comme inconnaissable ».
Le Principe n’est donc pas « pensable » ; on peut seulement postuler la possibilité d’une saisie non intellectuelle, d’une expérience mystique du Principe. La voie négative conduit à l’expérience mystique qu’elle suppose. Il conviendra donc d’associer la réflexion sur le discours « négatif » de la théologie apophatique et la réflexion sur l’expérience mystique : chercher dans l’expérience mystique le lieu d’énonciation du discours apophatique.
Quelques références dans l’histoire de la théologie… La tradition biblique
Dans la tradition biblique, Dieu reste inconnaissable. Nous avons déjà évoqué le problème de la révélation du nom en Ex 3,14 : à la question de Moïse : « Quel est ton nom ? », Yahvé répond dans le buisson : Je suis qui je suis ; il est irreprésentable et il interdit toute représentation. Plusieurs passages de la Bible font écho de cette interdiction. Exode 20,4 :Tu ne te feras aucune image sculptée… ; Ex 34,17 :Tu ne te feras pas des dieux de métal fondu ; Lévitique 19,4 :Ne vous faites pas fondre des dieux de métal. Je suis Yahvé votre Dieu ; Lv 26,1 : Vous ne vous ferez pas d’idoles… car je suis Yahvé votre Dieu 9; Deutéronome 4, 15-20 : Puisque vous n’avez vu aucune forme, le jour où Yahvé, à l’Horeb, vous a parlé au milieu du feu, n’allez pas prévariquer et vous faire une image sculptée représentant quoi que ce soit.
Dieu se révèle dans l’obscurité : Ex 19,9 Yahvé dit à Moïse : « Je vais venir à toi dans une épaisse nuée afin que le peuple entende quand je te parlerai » et Ex 20,21 : « Le peuple se tint donc à distance et Moïse s’approcha de la nuée obscure où était Dieu »10
La connaissance de l’essence divine est au-dessus des forces naturelles de l’homme. Ce thème se retrouve chez Philon d’Alexandrie et chez les théologiens des premiers siècles (Justin, Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Origène) : Il n’y pas de concept qui puisse exprimer proprement l’essence divine. Citons comme exemple cet hymne attribué à Grégoire de Nazianze (IVè siècle) :
« Ô toi, l’au-delà de tout, n’est-ce pas tout ce qu’on peut chanter de toi ? Aucun mot ne t’exprime. Tu dépasses toute intelligence. Seul, tu es indicible, car tout ce qui se dit est sorti de toi. Seul tu es inconnaissable, car tout ce qui se pense est sorti de toi. »
Note de bas de page 9 : On peut noter ici comment l’affirmation du « Je suis » fait écart avec la possibilité de la représentation, et comment s’indique une tension entre l’énonciation et la capacité représentative de l’énoncé.
Note de bas de page 10 : Voir également I Rois 19 : Elie rencontre Dieu à l’Horeb. « Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan […] mais Yahvé n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n’était pas dans le tremblement de terre ; et, après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n’était pas dans le feu ; et après le feu le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint qui dit : ”Que fais-tu ici Elie ?” »
https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2486 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 16 Nov 2021, 13:15 | |
| Lire aussi la suite, introduction sommaire mais excellente à la via negativa (dont nous avons souvent parlé, p. ex. ici) -- outre les considérations spécifiquement "sémiotiques" de L. Panier, fort intéressantes également, cantonnées à la conclusion. -- A titre personnel, je n'en finis pas de m'étonner, en lisant cet article, que ce soit précisément vers ce type de "littérature" et de "pensée" (Eckhart, Cues, saint Jean de la Croix particulièrement pertinent à notre thème, lumière et ténèbres, par la "nuit obscure", noche oscura, elle-même fortement inspirée du Cantique des cantiques) que je me suis spontanément ou instinctivement orienté à ma sortie du jéhovisme, avant tout contact avec la "théologie" (positive, affirmative, apopha ntique, systématique ou dogmatique), sans parler de "philosophie" (ancienne ou moderne)... Une petite réflexion accessoire sur Exode 3 (un texte qui m'a accompagné depuis le jéhovisme jusqu'à présent, mais en particulier à cette période pour moi "critique"): l'alternative classique entre "refus de réponse" (ce que retient généralement l'exégèse moderne) et affirmation "positive" de l'"être" divin (dans la théologie classique, notamment thomiste) s'effondre dès lors qu'une pensée de l'"être" découvre sa propre "négativité", fondamentale et abysssale (sur ce point la philosophie allemande, de Schelling à Heidegger en passant par Hegel, aura retrouvé Eckhart, souriant, au détour de tous ses chemins). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 16 Nov 2021, 16:09 | |
| Le risque de l’être
Mais si la prophétie est d’autant plus intense qu’elle est mutilée, il faudra dépasser les termes formels du paradoxe pour le rapporter à une obscurité de nature, intrinsèquement liée à l’essence de l’être dans le mouvement de sa révélation.
C’est ce que suggère une autre figure de la providence manifeste, complémentaire de la flamme, et qui est celle de la nuée. C’est par elle, nous dit l’exégète, que Dieu marche devant son peuple, c’est en elle qu’il se dévoile au Sinaï : « Je t’apparaîtrai au plus épais du nuage » (Exode, 19, 9).
Opacité qui n’est plus parasitaire, mais peu à peu ressentie comme la condition même, et le fondement ontologique de la Présence.
De prime abord, nous retrouvons ici, sous les espèces plus tamisées de la nuée, un apparaître analogue à celui de la flamme au buisson, qui creuse la distance entre l’homme et le divin. Même empêchement, même dévoilement, même réserve de Moïse devant la Souveraineté :
« Alors la nuée enveloppa la Tente d’assignation, et la majesté du Seigneur remplit le Tabernacle. Et Moïse ne put pénétrer dans la Tente d’assignation, parce que la nuée reposait au sommet et que la majesté divine remplissait le Tabernacle. » (Exode, 40, 34-35).
Derrière ce parallèle, pourtant, un étonnement plus subtil se prépare, un déplacement des fonctions. Car la nuée ne cache pas seulement, voile protecteur ou indicateur de l’être, elle ne renvoie pas au-delà : c’est par elle-même, qu’elle est splendeur, qu’elle participe de la majesté :
« Il faut comprendre le texte de la manière suivante : tant que la nuée résidait sur la Tente, Moïse ne pouvait entrer. Mais lorsque la nuée s’éloignait, il entrait et parlait avec Dieu. » (Beraïta de Rabbi Yshmaël, éd. Finkelstein, p. 10-11)
La Présence s’identifie à la nuée, qui tient dans son brouillard l’excédent de lumière : comme s’il y eût une région de l’être qui se définît à partir de cet amoindrissement, dont l’obscurité fût part intégrante, et non plus la scorie qui limite et protège.
On trouve ainsi, dans la mystique juive, un rapport à la lumière comme pénombre, la reconnaissance d’un soleil noir. « Le feu est appelé ténèbres, car il est sombre en son essence. » (Na’hmanide, sur Genèse, 1,1)
Cette notion renvoie d’abord à la lumière insaisissable et donc nocturne de l’origine :
« Sache que, antérieurement aux émanations et aux créatures, une lumière simple, suprême, baignait toute chose ;… On ne distinguait ni commencement, ni fin, mais tout était lumière, simple, égale ; et cette lumière est appelée Or-Eïn-Sof, la Lumière-Infinie (étant la Lumière de l’Infini). » (R. Haïm Vital, Eits Hayim, Hei’hal I, Cha’ar I, Anaf 3, p. 7b)
Par définition, cette première émanation de l’être, infinie, est inconcevable et imperceptible. Lumière en soi, à son origine, dans sa splendeur première, et donc invisible, et donc obscure : elle a l’intensité, l’immensité de la ténèbre.
https://www.cairn.info/revue-pardes-2002-1-page-14.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 16 Nov 2021, 17:36 | |
| Cela fait bien longtemps qu'un texte "théologique" ne m'avait pas ému comme celui-là... le fait qu'il relève d'une tradition (juive, rabbinique, talmudique, qabbalistique, hassidique) dont je suis peu familier y est sûrement pour quelque chose, mais ça n'explique pas tout.
On peut regretter que Heidegger ait méprisé les traditions juives et chrétiennes, celles-ci qu'il connaissait mal et celles-là qu'il ignorait complètement (il est vrai que l'époque ne s'y prêtait guère, et son engagement nazi encore moins), car son intuition fondamentale ("phénoménologique" dans le sillage de Husserl) était profondément similaire: il n'y a d'"être" que de l'étant, celui-ci seul "est", même quand il ne sera plus question (après Sein und Zeit, 1927) de parler de l'être (Être, Estre, Seyn, barré ou non d'une croix) à partir de l'étant, comme d'une "déduction", d'une "abstraction" ou d'un "concept" de l'étant (Seiendheit, l'"étantité de l'étant", soit le "concept vide" de Hegel). Tout (ce qui est ou donne à penser, ce qui est digne de pensée) n'en est pas moins donné (es gibt, il y a) dans et avec l"étant" (et [le "temps" de l'"étant"), autrement dit comme "événement" (Ereignis, qu'on peut traduire de multiples façons, avenance, [ex-]ap-propriation, en fonction des différents jeux de pensée que Heidegger ou d'autres en auront tirés suivant des étymologies fausses ou vraies, à condition de ne pas perdre de vue le sens usuel du terme).
Pour revenir au registre "optique", lumière / ténèbre(s), c'est dire que l'intuition de l'une et de l'autre (ou des autres, à cause du pluriel usuel en français) n'est donnée qu'à partir de l'expérience du "mélange" et de l'"ambivalence" (qu'exprime exemplairement, dans la tradition biblique, la "nuée" obscure et/ou lumineuse), qui ne sont pourtant ni "mélange" ni "ambivalence"; l'erreur "métaphysique", inévitable, consiste toujours dans la recherche derrière les choses, au-dessous ou au-dessus, d'un ou deux "principe(s) pur(s)", "lumière" OU "ténèbres" (mais aussi "être" ou "néant") -- alors que tout "phénomène", et par conséquent toute "pensée", participent des "deux" (que la pensée génère autant qu'elle les présuppose, même là où il n'y a ni "confusion" ni "combinaison" d'aucune dualité). On pourrait en dire autant, mais tout autrement, de la "parole" (donc du sens, du logos, de la raison) et du "silence" (ou du "bruit", de la "voix", du "son" dont le rapport à la "parole" implique encore une autre complexité). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mer 17 Nov 2021, 11:28 | |
| "Maintenant on ne voit plus la lumière tamisée par les nuées, car un vent a passé et les a nettoyées, et du nord survient une lueur dorée. Oh ! que l'éclat de Dieu est redoutable !" (Job 37,21-22)
Notes : Job 37:21 tamisée ou obscurcie : le mot hébreu correspondant n’apparaît qu’ici et sa traduction est incertaine.
"Il faisait des ténèbres sa cachette, sa hutte tout autour de lui — des eaux ténébreuses et de sombres nuages" (Ps 18,12).
"La nuée et l'obscurité épaisse l'entourent, la justice et l'équité sont la base de son trône" (Ps 97,2).
"même les ténèbres ne sont pas ténébreuses pour toi, la nuit s'illumine comme le jour, et les ténèbres comme la lumière" (Ps 139,12).
Cet éclairage – ou cette éclaircie – qui se projette sur la nuit de l’existence, l’expérience biblique fait remonter son origine au Dieu créateur dont la parole est dite « façonner la lumière et créer les ténèbres » (Es 45, 7). Tout se passe comme si une limite était « posée à l’obscurité des ténèbres » (Jb 28, 3) ou comme si, paradoxalement, la lumière de la parole transfigurait cette obscurité : « La ténèbre n’est pas ténèbre pour toi et la nuit comme le jour illumine » (Ps 139, 11-12).
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2012-4-page-421.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mer 17 Nov 2021, 12:43 | |
| Sur cet article, voir ici 12.3.2018. En ce qui concerne Job 37,21s (pour rappel, c'est vers la fin de la longue tirade d'Elihou, globalement secondaire par rapport aux dialogues poétiques de Job et de ses trois "amis", et sans doute déjà anticipation ou prolepse du ou des discours de Yahvé dans la tempête, chap. 38ss), le texte n'est pas très "clair" (au sens d'"intelligible", mais à cet égard c'est loin d'être le pire du livre), il n'en reste pas moins saisissant par ses "jeux de lumière" (et de ténèbres) météorologiques: nuages, éclaircie, rayonnement, spectacle (on entendrait presque le tonnerre ou le roulement de tambour annonçant l'arrivée du deus ex machina: comme on l'a souvent souligné, le livre de Job est le plus "dramatique" de la Bible, au sens "théâtral" du terme, avec ses personnages et répliques; ici il se fait quasiment opératique -- on peut penser à la première arrivée de la Reine de la nuit dans La flûte enchantée). Je tente une traduction un peu plus "littérale" (à la limite du supportable): Et maintenant on ne voit pas (ou ils n'ont pas vu) la lumière ( 'wr) brillant dans les nuages ( šhqym) , et un souffle (esprit, vent, rwh) est passé et les a purifiés ( thr, de la même racine que la "pureté" rituelle, qui évoque aussi la lumière ou le "brillant") . L'or ( zhb) arrive du nord ( çpwn-çaphôn, la montagne des dieux, le mont Cassios équivalent levantin de l'Olympe grecque) , sur le (ou autour du, près du) dieu splendeur redoutable.Cf. la Septante: "Mais la lumière n'est pas vue de tous, elle rayonne parmi les (choses ou personnes) anciennes (glose probable), comme celle qui l'environne au-dessus des nuages; du nord la nuée brille comme l'or ( khrus-augeô), sur tout cela grande (ou grands) la gloire et l'honneur du tout-puissant ( pantokratôr)." |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 23 Nov 2021, 11:58 | |
| Je cite cet extrait, car je me pose la question (bête peut-être) de savoir si Dieu était dans l'obscurité (dans l'imaginaire de l'auteur) avant l'apparition de la lumière. Un point obscur : la nuit initiale du fiat lux À la différence de nombreuses cosmologies antiques, l’Ancien Testament ne dit pas en effet que l’Univers créé par Dieu ait commencé dans l’éblouissement d’un brasier initial de type Big Bang. Bien au contraire, pour la Bible, tout a commencé dans un noir bouillon : c’est le vide, l’informe, l’obscure et le liquide qui ont présidé au déploiement d’un espace d’abord entièrement opaque et purement négatif. Le ex nihilo à partir duquel aura lieu l’embrasement n’est pas supposé, il est affirmé : Dieu a créé une étendue plongée dans la plus extrême obscurité. Cet empire initial des ténèbres se pose comme l’apparition d’une matière paradoxale (les cieux, la terre, les eaux, mais « vides », encore non substantialisés), d’une sorte d’antimatière visqueuse qui aurait formé la concavité du premier « étant » : une substance qui serait à elle-même son propre « abîme ». C’est à cet acte fondateur d’une étendue « en creux » que va succéder (selon une succession qui n’appartient pas encore au chronologique et qui échappe donc à la logique de tout discours) l’irruption de la lumière, un embrasement de clarté qui ne possède lui-même aucune source matérielle, ni aucune scansion temporelle, mais qui initialise la substantification et transforme en spectacle visible le programme démiurgique de complexification quotidienne du monde auquel va se livrer le Tout-Puissant pendant les six jours suivants. « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre./ La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux./Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour » (Genèse 1, 1- Ce premier crépuscule et cette première aube restent entièrement mystérieux puisqu’à ce stade, et pour les trois premiers jours de la Création, la clarté qui fait le matin et l’ombre qui fait la nuit n’ont pas d’autre règle d’alternance ni d’autre mesure que la fantaisie divine et son désir de partage entre lumière et obscurité. C’est évidemment le premier matin qui permet rétrospectivement de poser la nuit – jusqu’ici infracassable noyau nocturne sans dedans ni dehors, éternelle nuit d’avant les temps – comme une nuit qui aura eu lieu, qui aura finalement eu un terme : nuit vertigineuse puisque tout en elle dépend de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et « nuit américaine » s’il en fut, puisque sa conversion en jour, intégralement factice, repose sur l’artifice d’un trucage et n’est, en somme, destinée qu’à mettre en lumière les futures métamorphoses de l’étendue, dans un temporalité encore entièrement élastique et pour tout dire improbable. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-2000-2-page-16.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 23 Nov 2021, 13:25 | |
| Très beau texte, dont les qualités l'emportent largement sur les inexactitudes.
Pour en rester à ton extrait, je ne connais pas vraiment de "cosmologie antique" qui commence par -- ou plutôt dans) -- la "lumière". Déjà, les cosmogonies proprement dites sont des élaborations relativement tardives à l'échelle de l'histoire (écrite): il y a des mythes expliquant l'origine de telle ou telle chose dans un "monde" préexistant, bien avant qu'on s'interroge sur une origine absolue du "monde" (ou du "tout"). Au Proche-Orient ancien dont le rapport est le plus direct avec les traditions bibliques, les cosmogonies (p. ex. Enuma Elish ou Cycle de Baal à Ougarit) commencent aussi dans une "soupe" confuse, mais déjà hétérogène (p. ex. Apsu/Tiamat), "océan primordial" où les "ténèbres" aussi sont relatives: ni clair ni obscur, ni "matière" informe ni pur "néant" (ou "purement négatif"), si l'on pouvait penser rien de tel, soit l'indistinct ou l'indifférencié (cf. l'apeiron d'Anaximandre); sur ce point les premières lignes de la Genèse ne dérogent pas à la règle; c'est a posteriori, et davantage comme conséquence logique d'un "monothéisme" strict qu'à partir du texte même, qu'on peut y lire une création ex nihilo. Par rapport à la suite (de l'article et de Genèse 1), il faut aussi noter que dès le "troisième jour" apparaît, avec la "terre ferme" séparée de la "mer", une végétation qui fait en quelque sorte partie du "décor" ou des "espaces" dégagés par la séparation; c'est seulement à partir du "quatrième jour" que les espaces précédemment "créés" sont peuplés: les cieux ("étendue"-"firmament") par le soleil, la lune et les étoiles ("luminaires" comme les porte-lampes du sanctuaire, donc d'une "lumière artificielle", lumen et non lux), le ciel inférieur et la mer par les oiseaux et les poissons (même quand ce sont des mammifères selon notre taxonomie), la terre (déjà "végétante", donc) enfin par les animaux (terrestres, déjà distingués en domestiques et sauvages) et par l'homme.
C'est dire que la Genèse ne se pose pas la question du "temps" avant le "temps" qu'elle instaure par le compte des jours opposés au nuits, ni celle de "Dieu" avant qu'il parle et dise en une seule phrase (hébraïque) "être" et "lumière", "soit lumière", "qu'il y ait lumière" -- bien que ces questions ne puissent pas ne pas finir par se poser... En-deçà, si l'on peut dire, "Dieu" (ou le dieu) ne se distingue pas des "ténèbres" (relatives: de l'indistinct ou indifférencié) -- et si l'on réduit les "ténèbres" au "néant", "Dieu" ne se distinguera pas non plus du "néant". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 23 Nov 2021, 16:30 | |
| "Il m'a conduit, il m'a fait aller non pas dans la lumière, mais dans les ténèbres" (Lam 3,2).
"Au coucher du soleil, une torpeur tomba sur Abram ; une terreur, une obscurité épaisse tombait sur lui" (Gn 15,12).
Nous voyons qu’au singulier, « la ténèbre », n’apparaît que dans l’Ancien Testament et plus régulièrement dans le livre de la Genèse. Dans le premier récit de création (comme dans Lm 3, 2), elle fait partie intégrante du chaos initial, préexistante au geste de création de Dieu. Lorsque Dieu la nomme au singulier, il personnifie cette dimension particulière du chaos qui lui sera désormais subordonnée. En la séparant de la lumière, Il ne l’abolit pas, mais lui donne sa place dans le cosmos. En Gn 15,12, elle tombe sur Abraham à un moment crucial de son histoire, au moment où Dieu prend l’initiative de sceller une alliance avec lui. Liée à la « torpeur » elle représente symboliquement la crainte de Dieu. Dans Job, « la ténèbre » représente l’obscurité profonde du monde de la mort. Elle désigne poétiquement le Shéol, là où toute vie est absente.
http://www.interbible.org/interBible/decouverte/comprendre/2007/clb_070427.html |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mar 23 Nov 2021, 17:31 | |
| C'était bien la peine de se référer à l'hébreu, à l'araméen et au grec pour gloser ensuite, comme si de rien n'était, sur le "sens" de la différence entre singulier et pluriel en français (la ténèbre, pur effet de style littéraire ou poétique, "précieux" ou "maniéré", par rapport aux "ténèbres" usuelles, même si celles-ci ne sont pas assez courantes pour le "français courant"), alors que cette différence (sans équivalent dans d'autres langues, y compris l'hébreu) dépend exclusivement du goût ou de la coquetterie du traducteur (lequel n'est d'ailleurs pas le ou la même d'un "livre" biblique à l'autre dans la TOB). Ce n'est pas "Dieu" qui "la nomme [la ténèbre] au singulier" (ni au pluriel), à moins que "Dieu" n'"inspire" aussi les traducteurs et n'assume la paternité intégrale de toutes les bibles (pourquoi pas ?) !
En Lamentations 3,2 c'est exactement le même hoshekh que dans Genèse 1 et dans la plupart des cas où on lit "ténèbre(s)", avec ou sans s, en français (c'est simplement le mot hébreu le plus fréquent et le plus "naturel" pour l'obscurité opposée à la lumière, pas besoin d'aller chercher midi à quatorze heures ni à minuit). En Genèse 15,12 c'est une variante poétique plus rare, mais toujours de la même racine, hasheka, qui transpose hoshekh au féminin (la "poésie" hébraïque, qui use beaucoup du parallélisme, est grande consommatrice et productrice de synonymes avec peu ou pas de variation de sens; cf. les variantes similaires en Isaïe 8,22; 50,10; Michée 3,6; Psaume 18,12; 82,5; 139,12): seuls la distinguent en l'occurrence l'adjectif gedola, "grande(s)", d'où "épaisse(s)" ou "profonde(s)" , et la combinaison au substantif précédent 'eima, "terreur, effroi, épouvante". Par contre, dans le même verset le "sommeil" d'Abraham correspond à un mot relativement rare (tardéma) et potentiellement significatif, quoique ambigu (cf. ses autres usages en 2,21; 1 Samuel 26,12; Isaïe 29,10; Job 4,13; 33,15; Proverbes 19,15).
Pour revenir au point précédent qui me paraît plus intéressant ("les ténèbres" d'avant "la lumière" en Genèse 1), on pourrait dire que tout est dans le premier mot, be-re'shith, en arkhè, in principio, "au commencement" ou "dans le commencement": dans ce "commencement" en effet tout est indistinct, aussi bien "Dieu" ou "les dieux" que "le ciel et la terre", "les ténèbres et la lumière", et la "parole" même qui va les distinguer avec toutes leurs suites. Pas étonnant que ce "commencement", opposé ou non à la "fin", devienne aussi un titre de "Dieu", de la "Sagesse" ou du "Christ". Du point de vue exégétique, tout dépend encore si on lit la première proposition de la Genèse (au commencement Dieu créa le ciel et la terre) comme un "premier acte" ou "événement", dont la deuxième serait une suite narrative (auquel cas on pourrait se demander, comme pour "Dieu", ce que seraient un "ciel" et une "terre" en amont de leur distinction, alors qu'ils vont précisément être nommés "ciel" et "terre" plus loin, à partir de leur séparation), OU comme une sorte de titre, de résumé ou d'exergue surplombant l'ensemble du morceau (1,1b--2,3a; voire, par extension, valant pour "l'oeuvre" quelle que soit l'étendue qu'on lui donne: 1--3, 1--11, Genèse, Torah, Bible) -- je préfère nettement la seconde hypothèse, du moins pour le premier récit (avec la plupart des commentateurs, à ma connaissance). (Soit dit en passant, on pourrait tirer des déductions tout aussi spécieuses que celles sur la ou les "ténèbres" de la différence entre "ciel" et "cieux" en français -- alors que l'hébreu n'utilise que le pluriel.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mer 24 Nov 2021, 11:46 | |
| "Les keroubim se tenaient à droite de la Maison quand l'homme arriva, et la nuée remplit la cour intérieure. La gloire du SEIGNEUR s'éleva de dessus le keroub sur le seuil de la Maison ; la Maison fut remplie de la nuée, et la cour fut remplie de la clarté de la gloire du SEIGNEUR.5Le bruit des ailes des keroubim se fit entendre jusque dans la cour extérieure, pareil à la voix du Dieu-Puissant lorsqu'il parle" (Ez 10, 3-4)
Le temple se remplit de "nuée", cette vision rappelle celle du Sinaï ("dans un nuage de nuée", Ex 19,9 ; "épaisse nuée", 19,16 et encore 24,18 "Moïse pénétra à l'intérieur de la nuée" ; 33,9‑10 "la colonne de nuée"). La "nuée" côtoie la "clarté" de la gloire du Seigneur. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Lumière et ténèbres Mer 24 Nov 2021, 12:36 | |
| Au sens de l'exégèse historico-littéraire, il est difficile de dire quel texte "rappelle" quel autre, parce que les différentes rédactions de la Torah (dont l'Exode) et des Prophètes (dont le grand livre d'Ezéchiel) s'opèrent pour l'essentiel sur la même période, quoique dans des "milieux" en partie différents, et interagissent entre elles dans tous les sens. Bien sûr, pour le lecteur de la Bible dans un ordre canonique et pour quiconque a une vague idée de "l'histoire sainte", c'est Ezéchiel qui rappelle l'Exode et non le contraire (mais dans certains cas où apparaissent des différences plus marquées, p. ex. sur les "premiers-nés" comme on l'a vu ailleurs et sur de nombreux détails "rituels", ce serait plutôt le contraire: Ezéchiel "prototype" de la Torah). La "clarté" en Ezéchiel 10,4 c'est nogah (cf. 1,4.13.27s; 2 Samuel 22,13 // Psaume 18,13; 23,4; Isaïe 4,5; 50,10; 60,3.19; 62,1; Joël 2,10; 3,15; Amos 5,20; Habacuc 3,4.11; de ngh, aussi 2 Samuel 22,29 // Psaume 18,29; Isaïe 9,2; 13,10; Job 18,5; 22,28), terme qui n'apparaît pas avec ce sens dans la Torah (mais on peut y voir un rapport avec l'emploi de ngh évoquant les cornes du taureau, Exode 21,28ss; Deutéronome 33,17 etc., donc aussi avec les "cornes de Moïse" rattachées à l'idée de rayonnement en Exode 34 -- sujet dont nous avons également parlé il n'y a pas très longtemps, à partir d'un article de Römer, mais que je retrouve seulement dans ce fil plus ancien). Toutefois l'hébreu biblique fourmille de quasi-synonymes exprimant la lumière, la clarté, la brillance ou le rayonnement ( zhr, thr etc.). Pour rappel, le mot habituellement traduit par "gloire" ( kb[w]d-kavod) ne suggère a priori rien de "visuel" ou d'"optique" (il évoquerait plutôt la notion de poids, c'est le "lourd" par opposition au "léger" pris en mauvaise part), si ce n'est justement par ce genre d'association textuelle à des termes "lumineux" (feu, éclair, éclat, lumière, brillance, rayonnement), et sa traduction habituelle par le grec doxa ("gloire" du point de vue de celui qui la perçoit, l'apprécie ou l'estime, dokeô, donc aussi "opinion") favorise encore cette association. En Ezéchiel 10,4 la Septante traduit nogah par pheggos/phengos, qui signifie la lumière, la lueur ou le rayonnement de la lune ou d'une lampe dans les évangiles (Marc 13,24 // Matthieu 24,29; Luc 11,33). |
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