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| Foi et fatalisme | |
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Auteur | Message |
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free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 05 Sep 2022, 15:12 | |
| De plus, l’équilibre social est fragile en Occident et garantit de moins en moins la protection des citoyens contre les « catastrophes collectives » que sont les mises à pied massives dans les entreprises, l’élargissement du fossé entre pauvres et riches, la précarité et la mobilité extrêmes, l’accès plus difficiles aux services essentiels, les complexes problèmes mondiaux d’économie, d’écologie et de droits humains qui paraissent insolubles. Les promesses des lendemains qui chantent n’ont pas été tenues et cette déception hypothèque la possibilité même d’espérer. Les discours utopiques semblent hors de propos aujourd’hui, alors qu’ils généraient encore l’enthousiasme vingt ans plus tôt. La question de l’avenir prend un tour particulièrement radical dans le contexte actuel. Les membres des plus jeunes générations, à qui pourtant l’avenir appartient, dit-on, gribouillent « No future » sur les murs des cités.
L’idée de destin et de fatalité semble sous-jacente à cette angoisse devant l’avenir proche ou lointain : la conviction que les événements survenant dans la trame des existences individuelles et collectives sont en quelque sorte « déjà écrits », programmés, éventuellement prévisibles. Qui tisse le fil de ce destin? Quels dieux? Quelles forces cosmiques inscrites dans les étoiles? Ou quel Dieu provident, omniscient et tout-puissant? Ce destin est-il régi par une loi inflexible et aveugle de fatalité? En tentant de deviner les secrets de ce destin (grâce à l’astrologie, à la voyance, à la chiromancie, au channelling ou à d’autres techniques), doit-on simplement se préparer à faire face à ce qui ne peut être évité? Y a-t-il moyen de changer le cours de choses? Comment ce destin oriente-t-il la construction de l’identité individuelle et du rôle social de chacun? Comment conditionne-t-il les choix collectifs? La fascinante idée de fatalité, qui connote le déterminisme et la mort, génère un certain sentiment d’écrasement mais peut aussi calmer l’incertitude et l’insécurité face à un avenir énigmatique et menaçant : « L’amor fati reste une passion humaine, et l’antifatalisme est une rude et difficile protestation. Le fatalisme trouve en nous une étonnante complicité. Cette complicité n’est d’ailleurs pas inintelligible. »
Cependant, même si le christianisme n’a pas les mains blanches par rapport à la crise actuelle de la modernité, même s’il ne s’est pas toujours bien défendu contre l’idée de destin (en font foi les innombrables discussions sur le salut et la prédestination, la grâce et le libre arbitre), même si on peut lui reprocher d’avoir trop souvent prêché la résignation de manière révoltante, il demeure tout de même porteur d’une vision de la transcendance qui fonde l’autonomie et la liberté humaine, qui ouvre l’avenir sous le signe d’une espérance défatalisante. Au nom de l’espérance qui, écrivait Moltmann, est bien plus qu’un aspect isolé du christianisme, les croyants sont appelés à assumer leur liberté même si elle demeure limitée et conditionnée. Cette espérance ressemble davantage à un défi permanent qu’à un conte lénifiant et naïf sur des lendemains idylliques.
https://www.erudit.org/en/journals/theologi/1900-v1-n1-theologi226/005029ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 05 Sep 2022, 16:09 | |
| Plus de vingt ans encore après cet article (2000), on pourrait sérieusement se demander ce qui était le plus "irrationnel", de la fuite en avant technoscientifique ou de ses turbulences à contre-courants ésotériques, magiques, nihilistes, obscurantistes...
Le paradoxe, c'est que le "fatalisme" et le "miracle", en dépit de leur incompatibilité logique, ont partie liée dans tous les systèmes: aussi bien chez les responsables de l'ordre politico-économique réel qui croient à sa fatalité tout en faisant semblant de croire, contre toute évidence logique, à sa survie miraculeuse, que des contre-modèles révolutionnaires ou spiritualistes qui vivent, au fond, des mêmes chimères (convergence des luttes ou des puissances occultes). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mar 06 Sep 2022, 11:04 | |
| Un Dieu arbitraire n'est ce pas une autre forme de fatalité 14En posant Dieu comme créateur de l’univers, la révélation judéo-chrétienne a posé un geste spéculatif et salutaire rigoureusement inouï. En disant que le monde est « soumis » à Dieu, elle écarte d’emblée, et de manière radicale et définitive, l’idée d’un monde soumis à une puissance anonyme ou à une force aveugle. Fait à partir de rien (ex nihilo), le monde ne traîne rien, aucun poids, aucune histoire, aucun héritage. Si le monde n’est soumis qu’à Dieu, cela signifie qu’il est soumis (et encore faudrait-il bien penser le sens de ce mot) — qu’il est soumis à quelqu’un qui, lui, ne l’est pas. Le dieu mythologique, nous l’avons vu, est soumis aux lois et à la fatalité, et lui-même est souvent postérieur à des processus précisément théogoniques. Zeus est peut-être conçu comme une personne, mais non vraiment comme un Sujet, et sa liberté (si l’on peut employer ce mot que n’utilisent d’ailleurs guère les anciens à son propos) se limite à l’exécution, souvent dérisoire, de quelques caprices cosmologiques, amoureux ou guerriers. En un mot, dire que Dieu est une personne (hypostase) ne suffit pas tout à fait, car une personne peut ne pas être libre, créatrice, maître des choses, mais être elle-même en tout point soumise. Le dieu païen est précisément tout sauf tout-puissant, il ne peut presque rien. On s’est parfois et même souvent trompé en ce qui concerne l’attribut judéo-chrétien de toute-puissance, y voyant la possibilité presque fakirique et puérile de pouvoir faire tout ou n’importe quoi. En réalité, ce que l’attribut de toute-puissance désigne, c’est précisément cette liberté, cette souveraineté, cette « aisance » d’un Dieu qui n’est soumis à aucune fatalité, souverainement libre, c’est-à-dire non lié par une quelconque antériorité, souverainement « à l’aise ». Il est Seigneur, comme dit précisément l’Ecriture. 15Le Dieu judéo-chrétien est ainsi pleinement Sujet, « compos sui ». Certes, on comprend le risque couru, celui d’un Dieu arbitraire. C’est le risque-limite du nominalisme, et ce Dieu ne vaudrait alors guère mieux qu’un dieu de fatalité. Mais les correctifs nécessaires d’intelligence et d’amour sont aussitôt là pour rectifier cette courbure. Dans le monde judéo-chrétien, Dieu est littéralement un Sujet qui a un projet, un dessein, une intention. Le monde est « animé », dans le meilleur sens du terme, il n’est donc pas jeté (thème existentialiste de la Geworfenheit) répétitivement sur lui-même ou absurdement dans l’anonymat. On se souviendra que le dieu philosophique, celui d’Aristote en tout cas, non seulement n’a pas créé le monde, mais ne le connaît même pas, et sa présence n’assure qu’une providence générique de maintien, ce qui heurtait la foi biblique de l’aristotélicien Maimonide10. Le monde reste alors soumis à l’aveuglement immense d’une destinée sans orientation.19En termes philosophiques, cette conception théologique de la liberté pourrait s’exprimer en disant que la liberté appartient à l’essence de l’homme, qu’elle est constitutive de son être. Il n’est pas étonnant, à cet égard, que la philosophie de Sartre n’ait pu penser qu’une liberté conçue comme exercice de l’existence. Elle n’appartient pas à l’essence de l’homme, elle ne le définit pas essentiellement : elle est « liberté pour rien », « passion inutile ». La liberté s’inscrit dans l’acte existentiel par lequel j’arrache et prend d’assaut et de haute lutte la conquête de mon être. On n’est pas loin de Prométhée et d’Antigone. Disons encore les choses autrement : pour Sartre, il y a liberté contre Dieu ; pour le chrétien, il y a liberté parce qu’il y a Dieu ; pour Sartre, la liberté est négative (et vaine), nécessitée par la lutte contre un destin affreux ; pour le chrétien, la liberté est positive, voulue comme telle et pour elle-même par Dieu, et sa destinée est positive. D’entrée de jeu (in principio), droit d’essence et de naissance, non seulement d’existence et pour la mort (Sein zum Tod).https://books.openedition.org/pusl/7302?lang=fr
Dernière édition par free le Ven 16 Sep 2022, 10:49, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mar 06 Sep 2022, 16:09 | |
| Du point de vue de l'"histoire des religions", rien ne me paraît plus grossièrement stupide, ou franchement malhonnête (l'un d'ailleurs n'empêche pas l'autre), que d'opposer massivement, symétriquement, systématiquement, "judéo-christianisme" et "paganisme", au détriment d'abord de l'immense diversité des judaïsmes, "bibliques" ou "du Second Temple", des christianismes ("primitifs" ou ultérieurs), et a fortiori de tout le reste, des cultes ancestraux de la Grèce ou d'ailleurs au théâtre, à la philosophie ou aux mystères gréco-romains, tout cela et bien d'autres choses rangés comme par défaut sous l'étiquette fourre-tout de "paganisme", qui n'est qu'un concept négatif (non juif, non chrétien). Ce genre de discours était visiblement recevable dans les années 1980, il l'est certainement beaucoup moins (même si ma réaction n'est pas représentative de la "discipline", je ne sais d'ailleurs pas exactement laquelle: quelque part aux confins de la théologie chrétienne, fondamentale, dogmatique ou apologétique, et de la philosophie).
Le texte de Gesché mérite cependant d'être lu en dépit de ce cadre problématique, pour autant qu'il affronte courageusement des problèmes idéels ou conceptuels qui dépassent ce cadre comme ils le précèdent (volonté, liberté, désir, etc.). Reste que la théologie du "Dieu-sujet-libre-créateur-ex-nihilo-par-amour" dépend intégralement de la mythologie pré-monothéiste (peu importe que ce soit celle du Yahvé israélite ou judéen ou de n'importe quel dieu "païen" dans un polythéisme assumé, dieu qui pouvait justement vouloir, faire ou subir quelque chose parce qu'il n'était pas tout, ni maître ni cause de tout). En ce sens on pourrait aussi bien lire le mythe christique comme protestation d'un dieu contre Dieu que comme relation d'un Fils à un Père ou de "l'homme" à "Dieu".
Dans ce qu'on appelle le monde ou la réalité, le temps ou l'histoire, il y a de la nécessité: ce qui est fait est fait, chaque événement est irréversible et engage son cône de conséquences inéluctables et de possibilités nouvelles, soit un espace de "liberté", si l'on veut le nommer ainsi, qui est peut-être toujours aussi vaste que l'eût été pour Dieu un premier matin du monde, mais morcelé et disséminé. Je repense à Bakounine, écartelé entre mystique chrétienne et athéisme militant: "Si Dieu existait, il faudrait s'en débarrasser", oui, mais "Dieu", le même ou un autre, aurait aussi bien pu reprendre la formule "je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres"... |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 07 Sep 2022, 14:20 | |
| (Cf. la discussion de ce jour autour de l'article de Jérôme de Gramont, qui s'est promenée d'ici à là.) Ce que j'aurais souhaité rajouter ici, aussi en rapport avec l'échange précédent -- mais peut-être n'ai-je au fond jamais parlé, ou voulu parler que de ça -- c'est que dans toute pensée comme dans toute religion il y va de la relation impossible entre deux opposés radicalement asymétriques (p. ex. monde et chaos, être et néant, réel et irréel, temps ou histoire et éternité intemporelle, etc.). Si un "Dieu" relève intégralement de l'être et du temps, autrement dit du devenir, comme le dieu d'Agathon selon Aristote, qui ne pouvait faire que ce qui a été fait n'ait pas eu lieu (Ethique à Nicomaque, VI, ii, 1139b: μόνου γὰρ αὐτοῦ καὶ θεὸς στερίσκεται, ἀγένητα ποιεῖν ἅσσ᾽ ἂν ᾖ πεπραγμένα), il peut certes agir et souffrir dans l'histoire comme n'importe quel autre acteur, agent ou patient, mais non en "sauver" qui ou quoi que ce soit, du moins dans un sens radical et transcendant, "au-delà de l'être" comme dirait Platon (du "Bien") ou Plotin (de l'"Un"). Pour ce faire, il faudrait qu'un tel "Dieu" s'enracine, si l'on peut dire, en-deçà de l'être et du temps, du devenir et de l'histoire, dans un fond sans fond abyssal, où à la lettre rien n'aura jamais eu lieu, ni "Dieu" ni "monde" ni "histoire" -- ce qu'avait remarquablement compris Eckhart (cf. p. ex. ici le thème connexe de l'"impassibilité", à partir du 18.11.2021)... et alors il faudrait en parler à la façon formellement contradictoire d'Héraclite: étant et non étant, devenant et non devenant, historique et non historique, et ainsi de suite, Mais c'est bien ce rapport à un en-deçà de l'histoire, fût-il inexistant ou autrement ek-sistant, ek-stase de toute "réalité" ou "positivité", qui donnerait à la "foi" p. ex. une prise sur la "fatalité" (cf. encore Romains 4,17: le dieu qui fait vivre les morts et appelle le non-étant comme étant, ici ou là). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 08 Sep 2022, 09:54 | |
| Hasard et Providence
2.L’influence des dieux
Le jeu renvoie à une réalité plus large, celle de l’action humaine. Or ce qui caractérise l’action humaine par rapport à celle des autres vivants est la liberté qui résulte de la mise en œuvre de dispositions ou de capacités qui sont données par l’intelligence et la volonté. Toute action humaine est le fruit d’une intention : un désir et un vouloir suscités par une certaine vision de la réalité.
On le voit dans l’emploi du mot grec tuchê. Dans les textes les plus anciens, il paraît dans les récits mythologiques — il a été traduit en latin par fortuna — et il se réfère au fait que ce qui arrive est dû à la volonté des dieux et pour cette raison échappe à la volonté des êtres humains et donc à leur prévision. Ainsi tuchê qualifie ce qui advient par une volonté étrangère à l’humanité, selon un autre ordre. Pour les Anciens, cet ordre était d’autant plus imprévisible que la multiplicité des dieux entraînait entre eux des conflits indécis, aux effets contradictoires. Le comportement divin était aussi imprévisible à cause de la transcendance du divin. C’est ainsi que les événements advenaient sans que l’esprit humain puisse en déterminer le sens. La notion de fortuna-tuchê s’accordait parfaitement avec la notion d’anankê qui dit le décret inexorable d’un dieu dominant.
La phrase de Démocrite citée plus haut sur le hasard et la nécessité doit être comprise dans un contexte non religieux ; elle caractérise la naissance de la philosophie dans la mesure où celle-ci récuse la considération de l’action des dieux pour ne voir dans le monde qu’une nature (phusis) régie par ses propres lois.
3. En philosophie de la nature
Dans la perspective qui commence avec les philosophes présocratiques, la raison humaine part en quête d’une rationalité interne à ce qui est observé. La science (epistêmê) est née de cette conviction. L’emploi de la notion de nature (phusis) suppose la conviction que ce qui advient au cours du temps obéit à une puissance inscrite dans l’intime de la réalité.
La naissance de la physique, alors considérée comme partie de la philosophie de la nature, s’est faite contre le consentement religieux à la volonté des dieux, exigeant une soumission à une nécessité aveugle (le fatum ou l’anankê) et la reconnaissance de l’imprévisibilité.
Dans le cadre de la pensée rationnelle (tout à la fois science et philosophie), la notion de tuchê a alors changé de sens. Elle ne se rapportait plus à une décision arbitraire prise par une puissance supérieure et incontrôlable, mais bien à ce qui est inscrit dans ce que les modernes appellent une structure, référée à ce que désigne le terme de logos. Ce terme désigne d’abord la parole. Or l’expérience du langage n’est pas comprise religieusement comme intention, mais comme une expression de la pensée. Ainsi, chez Héraclite, le logos est la raison universelle qui gouverne l’univers. L’être humain y participe ; il doit donc se déterminer librement. La philosophie consiste à garder la « raison droite », c’est-à-dire vivre en harmonie avec la raison universelle.
Ainsi les Présocratiques fondent-ils une vision non religieuse des événements du monde ; ceux-ci sont référés à un enchaînement réglé par la raison et donc intelligible. Il est possible de construire une philosophie de la nature qui soit un savoir rationnel. Rappelons que le terme grec mathema désigne le savoir et très concrètement le programme des enseignements.
Dans ce cadre de pensée, les termes ont un sens nouveau : le hasard (tuchê) et la nécessité (anankê) ne sont plus l’effet d’une décision divine, mais bien ce qui est inscrit au cœur même de la réalité ; ils sont un défi pour la pensée rationnelle qui veut savoir la raison pour laquelle ce qui arrive est advenu.
Les Présocratiques inscrivent cette philosophie de la nature dans le cadre de leur cosmologie où la réalité s’explique par le mélange des éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air — voire un cinquième plus mystérieux. Ces éléments sont antagonistes et trouvent un équilibre dans la nature.
https://www.erudit.org/en/journals/ltp/2005-v61-n3-ltp1093/012579ar/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 08 Sep 2022, 11:24 | |
| La définition d'une bonne partie des concepts mobilisés dans cet article demanderait discussion, sans parler de ceux qui ne sont pas du tout définis (comme "liberté"). Ce n'est pas seulement dans la "philosophie" (pas même dans la "physique" des "présocratiques") que la tukhè-fortuna s'affranchit de la volonté des dieux -- et alors en direction de ce que nous appellerions le monde phénoménal, la phusis-natura -- puisque aussi bien dans la "mythologie" elle précède, domine, transcende cette volonté comme "destin" ( moira, fatum, etc.; l' anagkè-anankè ou "nécessité" serait encore logiquement antérieure, comme le traduit la généalogie qui en fait la mère des Moires; cf. p. ex. ici). C'est vrai également dans les traditions pré-bibliques, comme celles qu'on peut deviner entre les lignes de Deutéronome 32, où le "sort" (qu'on pourrait traduire "hasard") attribue à chaque dieu son lot, peuple et territoire, comme au nouvel an babylonien qui refait les "fortunes", et qu'on retrouve encore à l'autre bout du canon juif, avec Esther et les Pourim... L'avantage à cet égard du "mythe", du muthos comme dire poétique sur le logos "rationnel", c'est de pouvoir renvoyer chaque parcelle ou hiatus de "liberté" apparente (indétermination, indécision, imprévisibilité, possibilité, virtualité, ne fussent-elles qu'un effet d'ignorance) à l'indétermination absolue en-deçà de tout être ou étant, de tout monde, de toute histoire et de tout événement (p. ex. l' apeiron d'Anaximandre). Le "Dieu" de la tradition "judéo-chrétienne" tire toute sa profondeur paradoxale d'être d'une part acteur (locuteur, agent, patient, voulant, passionné comme un dieu, y compris en tant que maître ou seigneur) de l'histoire ou de la réalité, et d'autre part en retrait ou en excès absolus sur toute histoire ou réalité, comme l'"abîme" ou le "rien" dont il tirerait le monde ( ex deo, ex nihilo), ou dont il se tirerait lui-même comme vis-à-vis du monde. Cela affecte d'ailleurs son rapport ambigu à l'eschatologie et à la téléologie (qui, comme nous l'avons vu ailleurs [30.8.2022], ne sont pas à confondre): dans un sens, dans la mesure où il est *dans* le temps et l'histoire, l'avenir, la suite, la fin l'intéressent, mais de l'autre côté (qui n'est évidemment pas un "côté" comparable à celui-ci: en-deçà ou au-delà de l'être, précisément rien d'étant ni de pensable, cf. Parménide), pas du tout... Pas étonnant dès lors que les deux se rejoignent, par exemple dans les "tableaux finals" (ou finaux) de l'Apocalypse: à la fin de l'histoire, tout se présente comme s'il n'y avait jamais eu d'histoire, et pourtant il aura fallu toute l'histoire, nécessaire dans un sens, contingente dans un autre, parfaitement inutile dans un troisième, pour en arriver ou en revenir là. Sur la "foi" (et "Dieu") comme rapport à l'"impossible" ou "possibilité de l'impossible", revoir éventuellement ici. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Ven 16 Sep 2022, 10:51 | |
| Fatalité et liberté dans l'univers tragique de Sénèque Réinterprétation des mythes antiques : vers une tragédie plus humaine
Le destin, ????????? chez les Grecs et le plus souvent fatum chez les Latins, désigne l’enchaînement des causes, la série entrelacée des causes. Aucun des événements qui se produisent n’arrive par hasard ; le hasard n’existe pas dans la conception stoïcienne de la vie. Rien ne se produit sans raison ; mais rien ne se produit non plus sous l’effet d’un destin cruel et trompeur. Le destin est simplement ce « selon quoi toutes les choses ont lieu ». Mais ce destin n’est pas contraire à l’homme. Quel est-il alors ? Jacques Brunschwig affirme à juste titre que les Stoïciens ont « une grande vision du monde comme unité parfaite et divine, vivante, continue, auto-créatrice, organisée selon des lois intelligibles et gouvernée par une raison providentielle et partout présente » (nous soulignons). Avec une telle vision du monde, le destin ne pourrait être opposé à l’homme ; il ne peut être conçu comme incompréhensible ni même hostile. En effet, de même que la partie essentielle de l’homme est raison, l’univers est dominé par la raison, qui est Raison universelle dont celle de l’homme est partie. Le destin, lui aussi, agit à travers la raison. Diogène Laërce identifie le destin à cette raison : il est en effet selon lui « une cause des êtres où tout est lié ou la raison selon laquelle le monde est dirigé ». Cette raison organisatrice des événements prend parfois également le nom de Providence chez les Stoïciens, le destin étant alors enchaînement des causes lui-même gouverné par la Providence. Ce qui importe plus précisément aux Stoïciens, c’est de pouvoir affirmer que le destin n’est en rien identifiable au hasard ou à l’adversité.
Tout arrive selon le destin. On ne peut donc y échapper et Sénèque l’affirme très clairement : « L’ordre des destins est fixé sans retour. Une puissante, une éternelle nécessité les mène. […] Une série de causes invincibles, où nulle puissance ne changerait rien, enchaîne, entraîne tout l’univers ». Il apparaît ici clairement que tout — hommes, dieux et choses — est soumis à cette force qu’est le destin : « Les destins sont nos maîtres » ; et de plus, « elle plie les dieux eux-mêmes à la même nécessité » ; « le souverain créateur et conducteur du monde a pu dicter les destinées, il y est lui-même soumis ». Le destin est donc comme une toile qui englobe tout un chacun. Nous venons d’utiliser ici le terme "toile", mais il ne s’agirait pas de concevoir ce destin comme un carcan. Ce n’est pas parce qu’il est tracé, comme prédéfini, que le destin est un piège, bien au contraire. Cette fixité du destin ne se veut ni négative, ni emprisonnante et c’est bien là souvent le contresens qui a été fait sur l’idée de déterminisme qui ressort de cette définition stoïcienne du destin. Le destin est fixé, sans qu’il y ait dans le terme "fixé" ni connotation ni dénotation d’aucune sorte. Cette notion doit être absolument comprise et acceptée pour espérer pouvoir ensuite non seulement ne pas voir la conception stoïcienne de la vie humaine comme un emprisonnement dans un schéma extérieur à l’homme lui-même, mais aussi admettre l’idée d’une liberté humaine.
Puisque le destin est fixé, il est donc évident que rien ne sert de vouloir y échapper. D’une certaine manière, la révolte qu’un individu pourrait souhaiter mettre en œuvre envers le destin est déjà comprise en lui. Il est donc toujours préférable de suivre le destin que de vouloir s’y opposer puisque, d’une manière ou d’une autre, nous y serons toujours soumis. La seule différence sera dans la façon dont l’homme se placera par rapport au destin : s’il l’accepte, le destin ne fera que le conduire, le mener ; s’il s’y oppose, il le contraindra : Ducunt uolentem fata, nolentem . Seul celui qui accepte le destin peut vivre réellement et même choisir sa vie. La juste attitude à adopter à l’égard du destin est la même que celle à suivre à l’égard des dieux. Pas plus que le destin, les dieux ne sont opposés aux hommes. Voici comment Sénèque décrit la manière dont il faut les honorer : « Le culte à vouer aux dieux, c’est d’abord de croire qu’il y a des dieux, et puis de reconnaître leur majesté, de reconnaître leur bonté, sans laquelle il n’y a pas de majesté ; c’est de savoir que les protecteurs du monde, ce sont les dieux » . Les dieux ne cherchent pas plus à attaquer l’homme — ils en seraient de toute manière incapables, la méchanceté leur étant inconnue — que le destin ne leur est opposé. C’est pourquoi la manière d’en user avec justesse avec eux est non seulement de les connaître mais également de leur obéir (90.34).
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2002-1-page-179.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Ven 16 Sep 2022, 13:26 | |
| Sujet intéressant en tout cas, chez Sénèque, que ce retour de la philosophie (stoïcienne) au théâtre (tragique) -- ce que ça change et ce que ça ne change pas. Qu'on dise "destin", "hasard", "providence", "fatalité", "les dieux", "Dieu", "Être", "temps", "histoire", "devenir", "nécessité", "contingence", etc., on parle sans doute toujours de la même "chose" mais on n'en parle pas de la même manière. Si le stoïcisme se distingue par une certaine "rationalisation" du monde ( kosmos), par opposition à l'indétermination absolue (mais tout aussi déterminante à l'arrivée) du "hasard" atomiste ou épicurien, la "raison" en question n'est déjà plus la même selon qu'on la conçoit à la façon du logos grec (dont l'acception philosophique a été notamment forgée par Héraclite, qui n'était pas tout à fait ce que nous appellerions un "rationaliste") ou de la ratio latine... Ce qui semble bien caractéristique de l'Antiquité tardive (stoïcisme, épicurisme, médio- et néo-platonisme, sans compter le joyeux mélange de tout cela dans la "philosophie populaire", mais encore mystères et gnoses, pharisaïsme et christianismes aussi), c'est une relative perte d'intérêt pour la "réalité extérieure" (provisoirement stabilisée, du point de vue politique et militaire, par l'empire romain) au profit d'une attention sans précédent au monde des réactions affectives et des attitudes "intérieures", tout un registre assez nouveau de l'"âme" qui paraît le seul espace possible de "liberté" morale -- bien qu'elle n'échappe pas à la tautologie générale, là aussi ce qui arrive arrive, et corollaire de ce qui arrive ailleurs, ou dehors. Au passage, avec mes références plus néotestamentaires que latines, j'ai trouvé assez frappante la proximité de certaines citations de Sénèque (p. ex. celles de la note n° 22) avec certains passages de l'épître de Jacques (1,6ss.26ss; 4,7ss), en ce qui concerne la hantise du doute ou de l'hésitation (flottement, ballottement, vocabulaire marin sinon nautique, car ce qui y manque c'est justement la kubernèsis, "gouvernement", "gouvernail" pilotage) associée à la dipsukhia, ou duplicité d'âme... Mais l'"âme" n'est peut-être pas plus simple que tout le reste, surtout si c'est un reflet du reste. On ne peut qu'être fasciné, d'un point de vue indécis bien sûr, devant les flux et reflux de la "décision", aussi à l'époque moderne ("existentialisme" kierkegaardien, heideggerien, sartrien, à chaque fois surdétermination de l'importance de la "décision". "Il faut prendre une décision -- Eh bien prenons une décision, pourquoi pas ?" J. Prévert / M. Simon, Drôle de drame). |
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