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| Foi et fatalisme | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Foi et fatalisme Dim 24 Jan 2010, 23:31 | |
| Je pensais alimenter la rubrique "Un jour, un verset" du Psaume 127,1s: Si ce n'est Yhwh qui bâtit la maison, ceux qui la bâtissent travaillent inutilement; si ce n'est Yhwh qui garde la ville, celui qui la garde veille inutilement. C'est inutilement que vous vous levez tôt, que vous vous couchez tard et que vous mangez le pain de la peine: il en donne autant à son bien-aimé pendant qu'il dort. Texte dont la "logique" particulière me semble exceptionnellement proche de la foi-confiance prônée par le Jésus des évangiles: C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas, pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni, pour votre corps, de ce dont vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement? Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas, ils ne recueillent rien dans des granges, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux? Qui de vous peut, par ses inquiétudes, rallonger tant soit peu la durée de sa vie (ou: sa taille)? Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement? Observez comment poussent les lis des champs: ils ne travaillent pas, ils ne filent pas; et pourtant je vous dis que pas même Salomon, dans toute sa gloire, n'a été vêtu comme l'un d'eux. Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs qui est là aujourd'hui et demain sera jetée au four, ne le fera-t-il pas à bien plus forte raison pour vous, gens de peu de foi? Ne vous inquiétez donc pas, en disant: "Qu'allons-nous manger?" Ou bien: "Qu'allons-nous boire?" Ou bien: "De quoi allons-nous nous vêtir?" -- tout cela, c'est ce que les gens de toutes les nations recherchent sans relâche -- car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez d'abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut faire disparaître et l'âme et le corps dans la géhenne. Ne vend-on pas deux moineaux pour un as? Cependant il n'en tombe pas un seul à terre indépendamment de votre Père. Quant à vous, même les cheveux de votre tête sont tous comptés. N'ayez donc pas peur: vous valez plus que beaucoup de moineaux. (Matthieu 6,25ss; 10,28ss).
Si finalement je place ces textes ici, c'est parce qu'au delà de la simple (re)lecture et de la méditation ils me semblent susceptibles d'appeler la discussion (en rapport notamment avec les débats intéressants mais toujours plus ou moins frustrants que nous avons pu avoir jusqu'ici sur la foi d'une part, sur la morale d'autre part). En effet, ils représentent un aspect de la "foi" à l'égard duquel nous éprouvons aujourd'hui (mais à vrai dire depuis fort longtemps) des sentiments contradictoires. Ce qu'elle a peut-être de moins "crédible", de moins rationnellement et moralement défendable, et cependant de plus attachant. Par quoi elle confine à un certain fatalisme, dangereusement proche de l'irresponsabilité, voire de la paresse ou de la lâcheté. Et où elle conserve aussi, paradoxalement, une possible actualité, comme appel à une remise en question de l'agir fondé sur le calcul des causes et des conséquences.
Ce type de "foi fataliste" survit sans dommage à l'effondrement des systèmes rationnels d'explication "objective" du monde pour s'acclimater à leurs successeurs (cf. Diderot), parce qu'il est fondé sur un désir ou un besoin subjectif, qui garde sa pertinence sous le ciel des statistiques autant (quoique différemment) que sous celui des dieux. A la limite il se passe de Yhwh, de Père céleste, de Providence, et même de happy ending. Bien que peut-être nous soyons aujourd'hui plus disposés à l'entendre sous la forme du "lâcher-prise" bouddhique que sous sa forme évangélique, je ne crois pas que le message soit foncièrement différent. |
| | | seb
Nombre de messages : 1510 Age : 51 Date d'inscription : 05/01/2010
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 13:09 | |
| J’ai vraiment du mal à comprendre ces passages bibliques. Ils semblent dire que quoi que l’on fasse, Dieu pourvoira à nos besoins si on est approuvé par lui. N’est-ce pas, comme tu le fais remarquer, une incitation à la paresse ? Dieu bâtit-il des maisons, garde-t-il des villes, nourrit-il, vêtit-il ? La réponse est évidement non. Ce sont les hommes qui font tout ça. Il est vrai que Dieu (ou la Nature) est à l’origine de la vie, de la nourriture et des matériaux de construction. On doit donc lui en être reconnaissant. Mais ne doit-on pas être encore plus reconnaissants envers ceux qui, par leur dur travail, nous fournissent ces ressources au quotidien : nos parents, les paysans, les artisans ? La Bible n’attribue-t-elle pas parfois à Dieu ce qui revient en fait aux hommes ? |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 13:43 | |
| @ seb: En général la sagesse antique ignore la différence des "causes premières" et des "causes secondes", qui se fait jour en philosophie avec Aristote et n'atteindra guère la théologie chrétienne avant la période scolastique. Nous avons tendance à penser Dieu et la création exclusivement "à l'origine" (selon le modèle de l'horloger ou de l'architecte déistes), alors que dans le monde des textes bibliques les dieux sont directement responsables de tout, au présent. Ce sont eux qui "font" les "êtres" et les "événements", ordinaires et extraordinaires. Le "désenchantement du monde" a commencé bien avant la modernité. |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 13:57 | |
| Il convient de se replacer dans le contexte de l'époque, alors que les hommes croyaient pratiquement tous à l'existence d'un Dieu puissant pouvant intervenir dans les affaires humaines. Ainsi le texte prend-il toute sa lumière, mais si l'on met en doute cette existence divine, la lecture en est plus difficile mais pas sans intérêt malgré tout. Tout ce que l'homme peut faire de bien ou de mal n'aura en fait pas trop d'influence sur ce qui l'entoure, je pense à la nature et non aux autres humains, et même si son influence a été observable, il finira bien par être oublié.
Les animaux continuent de couver d'avoir des petits, parfois ils doivent s'adapter en faisant de gros efforts mais ils survivent; l'idée dominante de l'homme pronée à tel ou tel moment, à disparu mais les fleurs continuent de transformer les prairies en tableaux colorés. C'est vrai il aura fallut parfois du temps pour que la nature reprenne ses droits, mais elle les reprend et l'exemple de la flore et de la faune se manifestant à nouveau à Tchernobyl est un témoignage que nous ne sommes pas, heureusement, si puisssants que certains semblent vouloir le croire. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 15:44 | |
| Tels que je les comprends, dans un premier temps du moins, ces textes évangéliques ne s'adressent pas à "l'homme" comme espèce, encore moins dans ses structures sociales habituelles (famille, patrie), mais à l'individu -- et par extension peut-être à une communauté "alternative", comme on dirait aujourd'hui. La tradition à laquelle ils appartiennent prônerait plutôt la rupture des liens familiaux que le mariage et la procréation... elle ne se sent pas responsable de l'ordre du monde et encore moins de sa préservation, même si (forcément) elle s'y rapporte. C'est une autre génération chrétienne (cf. 2 Thessaloniciens; Timothée-Tite; et aussi les Actes qui font du partage des biens le souvenir lointain et dépassé d'une Eglise primitive idéale) qui prêchera au contraire les valeurs familiales, l'économie et le travail, et la charité bien ordonnée. |
| | | seb
Nombre de messages : 1510 Age : 51 Date d'inscription : 05/01/2010
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 17:39 | |
| - Citation :
- Tout ce que l'homme peut faire de bien ou de mal n'aura en fait pas trop d'influence sur ce qui l'entoure
Il est bien clair que la portée de nos actions est limitée dans le temps et l’espace. Toutefois, si l’on y réfléchit, c’est le cas pour absolument tout ce qui vit !Le résultat de nos actions n’aura certainement pas (ou si peu) d’incidence sur ce qui arrivera sur Terre dans 1 millions d’années, mais il en a certainement beaucoup sur ce qui arrive à notre entourage immédiat maintenant. En d’autres termes, on ne peut pas changer le monde, mais on peut changer son monde. Et après tout, n’est-ce pas cela qui importe vraiment? |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 25 Jan 2010, 20:40 | |
| seb j'aime bien ton dernier message Jean-Pierre |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 01 Déc 2021, 17:34 | |
| Louange à Dieu !
D’ailleurs, si les choses étaient aussi simples, la prière musulmane renverrait constamment à l’action de Dieu et ne cesserait de lui adresser des demandes pour tel ou tel, tandis que la prière chrétienne appliquerait le principe bien connu « aide-toi et le ciel t’aidera », et s’abstiendrait plutôt de telles demandes à Dieu. Or c’est plutôt l’inverse qui est vrai !
J’ai été très interloqué par la réaction d’un ami musulman alors que je lui disais mon souci pour une amie mourante. Alors que je lui expliquais ma peine et mon inquiétude pour elle, il me répondit : "louange à Dieu !" (al-hamdou lil-Lah). C’est une exclamation qui revient sans cesse, dans la prière rituelle, mais aussi dans la vie courante, à tout propos. C’est la réponse par défaut quand on vous salue le matin, l’équivalent de notre banal « ça va ! » quand on demande « Bonjour, comment ça va ? »
Un chrétien à qui j’aurais raconté mon souci pour cette amie mourante, m’aurait répondu en m’assurant de sa prière pour elle. Il aurait pu faire célébrer une messe à son intention. Bref, un chrétien aurait intercédé, c’est-à-dire qu’il aurait, d’une certaine façon, demandé l’intervention salutaire de Dieu pour cette mourante.
L’ami musulman me renvoyait plutôt à la toute-puissance souveraine de Dieu, à la confiance en son dessein : rendre grâce à Dieu en toute circonstance, al-hamdou lil-Lah. Bien sûr, on pourrait encore parler ici de soumission, de docilité, de désengagement du croyant musulman. Mais on peut y lire aussi une structuration de la foi musulmane selon la confiance, l’abandon dans la foi, l’adoration de la majesté de Dieu, toutes choses que le chrétien peut trouver admirables !
https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Islam/Volonte-de-Dieu-et-fatalisme-dans-l-islam |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 01 Déc 2021, 18:05 | |
| Je remarque avec amusement que j'avais déjà parlé ci-dessus, en 2010, comme le philosophe musulman ou le musulman philosophe cité dans cet article, des "causes premières" et des "causes secondes"; cela rejoint ce qu'on disait hier encore, ailleurs, de la superposition des "points de vue", divin(s) et humains, sur les mêmes "événements"; accessoirement ça me rappelle aussi les avions de ligne iraniens où les annonces du pilote commençaient systématiquement par bi-smi-llah er-rahman er-rahim (c'est de l'arabe, non du persan), "au nom de Dieu clément et miséricordieux", ce qui n'était pas franchement rassurant pour un passager occidental -- mais les pilotes étaient, paraît-il, excellents. Je ne suis pas sûr que la "foi" chrétienne, quand elle est aussi traditionnelle et populaire, soit si différente -- elle l'est sans doute dans des milieux modernes et instruits, mais il suffit de se rendre dans un sanctuaire du genre Lourdes ou Fátima (je pense aussi au Portugal à cause du fado qui dérive du fatum, bien que ça n'ait aucun rapport avec le toponyme d'origine arabe) et de lire les requêtes et ex-voto pour retrouver la même croyance en un "Dieu" à qui on peut tout demander et qui peut tout faire -- s'il le veut. Du reste, le 'inch'Allah est aussi dans l'épître de Jacques. La réticence musulmane à l' intercession (requête pour autrui), comme on l'a vu ailleurs (p. ex. ici, 18.12.2015), a un autre motif "théologique": la responsabilité strictement individuelle de chacun devant "Dieu", où personne ne saurait aider, secourir ou sauver personne. Là-dessus, la différence serait plus nette avec le catholicisme (sacrements, communion et intercession des saints, transferts de "mérites", "indulgences") qu'avec le protestantisme (en général). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 02 Déc 2021, 11:48 | |
| "J'ai encore vu sous le soleil que la course n'appartient pas aux rapides, ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents, ni la faveur à ceux qui savent, car tous sont à la merci des temps et des circonstances. L'être humain ne connaît pas plus son temps que les poissons qui sont pris au filet, pour leur malheur, ou que les oiseaux qui sont pris au piège ; comme eux, les humains sont attrapés à l'heure néfaste qui s'abat sur eux à l'improviste" (Qo 9,11-12).
L'auteur souligne avec sagesse que l'homme croit maitriser son sort et qu'une logique s'y tient mais il se trompe, tout (presque) lui échappe. L'homme qui cherche toute sa vie à maitriser le monde et les choses est fondamentalement impuissant face à la mort. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 02 Déc 2021, 12:26 | |
| Temps (`t / kairos, comme au chap. 3 p. ex.) et événement-circonstance (pg`, le mot ne se retrouve qu'en 1 Rois 5,18, à propos du règne de Salomon sans ennemi ni "événement mauvais ou malheureux", on pourrait dire malchance) les rencontre(nt) (qrh, accordé au singulier ad sensum, le "temps" et l'"événement" c'est la même chose) tous. La Septante crée un jeu de mots supplémentaire (le jeu d'idées est implicite déjà en hébreu) en traduisant le second sujet et le verbe par des termes apparentés (ap-antèma sun-antèsetai, où l'on peut reconnaître "anti", contre, encontre, rencontre). Au v. 12 "à l'improviste" correspond à pt'm-pit'om, LXX aphnô, qui disent plutôt le "soudain" que l'"imprévu", quoique en pratique ça aille souvent de pair. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 02 Déc 2021, 14:11 | |
| - Citation :
- il en donne autant à son bien-aimé pendant qu'il dort.
Ce don est accordé durant le "sommeil", non seulement pendant la nuit, mais surtout, semble-t-il, dans l’abandon puisque le " bien-aimé" est dans un état d'inconscience ("le sommeil") qui implique une absence de savoir, de connaissance donc une ignorance absolue et l'inaction. Un extrait : A première vue, on peut s'étonner de la présence d'un titre aussi personnalisé, pour couvrir un poème de contenu assez général : les v. 1-2 traitent de l'inutilité, de la « vanité » dit le psaume (cf. Qoh. 1, 2), de construire une maison, de garder la ville, de travailler quotidiennement sans une intervention directe de YHWH ; les v. 3-5 présentent une nombreuse descendance comme le fruit de la bénédiction divine, comme un «héritage du Seigneur (6) ». A l'instar des livres de sagesse, le psaume met en avant l'action de Dieu dans la trame de la vie ordinaire. On pourrait voir par exemple dans ce développement comme une illustration de Pr. 10, 22 : " C'est la bénédiction de YHWH qui enrichit, et l 'effort qui l 'accompagne n 'y ajoute rien" En quoi tout cela rejoint-il la personne de Salomon ? Avant de répondre à cette question, il faut examiner les points de contact possibles du psaume avec la personnalité et l'activité du roi, contacts qui auraient servi d'appuis à la relecture salomonienne du poème. La critique en a relevé plusieurs : ainsi dans la maison du v. 1 , on aurait vu le Temple (traditionnellement désigné comme la «maison de Dieu ») construit par Salomon. La désignation du partenaire de Dieu comme le « bien-aimé » (lîdîdô au v. 2) ferait écho au surnom de Salomon yedîdeyah, « le bien-aimé » (2 S. 12, 24 s). En troisième lieu, l'assurance, au v. 2, « YHWH comble son bien-aimé quand il dort » (7) ferait allusion au songe de Gabaon (I R. 3) dans lequel Dieu combla Salomon de sa sagesse. https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1994_num_68_4_3286 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 02 Déc 2021, 15:05 | |
| Très intéressante étude. Le "bien-aimé" peut autant se rattacher à "David" qu'à "Yedidya" ( alias Salomon), puisque les deux noms sont formés sur la même racine ( dwd, "amour" essentiellement "érotique", cf. ses usages dans le Cantique des cantiques et la note 42 de l'article). En tout cas il tendrait plutôt à assimiler les figures de "David" et de "Salomon" (de toute façon "fils de David" -- et de Bath-Sheba/Bethsabée) qu'à les distinguer (même si ni l'un[e] ni l'autre n'est en vue dans le psaume "original", sans la su[per]scription). La traduction que Renaud donne (sans explication) de Proverbes 10,22b peut paraître surprenante par rapport à l'interprétation habituelle (... et il [Yahvé] n'ajoute pas de peine avec elle [la bénédiction]), mais elle est tout à fait possible (je constate avec soulagement que la NBS l'a signalée en note). On l'a dit et redit (p. ex. ici), mais ce n'est peut-être pas inutile de le rappeler: les mots de "Messie" et de "messianisme(s)" sont trompeurs, du fait de l'"eschatologie" qu'ils suggèrent, et dont à nos yeux ils dépendent. Dans l'AT "David" et "Salomon" sont certes des "oints" ( mashiah / khristos), comme leur prédécesseur (Saül) et leurs successeurs dans l'"histoire sainte" (ou "biblique"), mais même leur constitution en "figures idéales" n'en fait pas des figures eschatologiques (comme le "Messie" au sens où nous l'entendons, dans une tradition "chrétienne" ou "phariséo-rabbinique"). Cette mutation-là se produit essentiellement hors des textes de l'AT (pas forcément "après", si l'on considère qu'elle précède en partie un texte tardif comme Daniel sans l'affecter directement: le "comme un fils d'homme" du chap. 7 évoque une figure céleste et angélique, ainsi que Michaël-Michel dans d'autres "visions", plutôt qu'un "roi" humain ou divino-humain; quant au seul "messie-oint", au chap. 9, c'est plutôt un grand prêtre, également "oint" -- Onias -- qu'un roi). J'indique ici le lien à un fil connexe, apparu entre-temps: le "quiétisme" (ne rien faire, ne rien dire) n'est sans doute qu'un aspect, négatif (ne rien faire, ne rien dire), du "fatalisme", lequel se conjugue aussi bien à l'action (advienne que pourra, etc.); mais c'en est aussi un moment essentiel, fût-il "virtuel" ou "irréel", ce qui pourrait rappeler des formules autant pauliniennes que taoïstes par exemple (faire, être, avoir, comme ne faisant, n'étant ou n'ayant pas, cf. cette discussion récente, à partir du 5.11.2021; soit le "non-être" à même l'"être", le "non-avoir" à même l'"avoir", le "non-agir" à même l'"agir", voire le "non-pâtir" à même le "pâtir", qui rappellerait encore ceci, 18.11.2021). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 08 Déc 2021, 14:57 | |
| La conséquence la plus remarquable de la mise en retrait du christianisme dans la vie des idées est la prolifération concomitante de discours fatalistes.
Parce que, selon les chrétiens, c'est en se livrant pleinement à la liberté humaine que le Christ a opéré le salut du monde - une liberté réelle, effective, matérialisée par la croix, mais transfigurée, par-delà ses propres intentions et sa propre compréhension d'elle-même, par la grâce du matin de Pâques - leur religion constitue une avancée inédite et décisive dans l'histoire de l'humanité, et un leg infiniment précieux pour l'ensemble de celle-ci. En effet, il faut se souvenir qu'il est apparu dans un monde où la culture gréco-romaine dominante imaginait que les hommes comme les dieux étaient soumis au pouvoir inflexible de la fatalité. C'est cette intuition religieuse fondatrice qui a donné naissance au théâtre tragique où les spectateurs voyaient se nouer des intrigues dont ils connaissaient déjà le terme. Œdipe, quoi qu'il puisse faire, finira toujours par tuer son père et épouser sa mère. C'est aussi cette intuition qui, alliée au génie intellectuel grec, a donné naissance à la science. La raison, le logos, est en effet une conceptualisation de la fatalité: une chaîne de nécessités à laquelle il est impossible de contrevenir. Si l'on a dessiné un triangle sur le sable, alors il est nécessaire que la somme de ses angles soit égale à deux angles droits. Anodin appliqué aux mathématiques, ce principe s'avère hautement problématique à mesure que l'exigence de scientificité s'élargit à des domaines qui touchent à l'existence concrète des hommes - et, en premier lieu, à la politique et l'histoire.
https://www.lefigaro.fr/vox/religion/2017/01/11/31004-20170111ARTFIG00218-n-en-deplaise-a-michel-onfray-le-christianisme-survivra.php |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 08 Déc 2021, 15:58 | |
| Indépendamment du propos général (catholique, réactionnaire et ainsi doublement prévisible), il y a là des réflexions intéressantes, dont celle que tu soulignes et qui d'ailleurs se renverse: le logos (ratio, raison, etc.) est aussi un effet de la "fatalité" ou de la "nécessité" qu'il (ou elle) exprime, peu importe comment on nomme ou interprète le concept ou le vide conceptuel qu'on désigne par ces mots. Je renverrais volontiers l'auteur à Simone Weil (habituellement prisée des catholiques de droite, du moins tant qu'ils ne l'ont pas vraiment lue) qui a célébré la "nécessité", dans une veine à la fois "stoïcienne" et "judéo-chrétienne", mieux que quiconque en son temps.
Un catholique moderne, si traditionaliste soit-il, ne peut s'empêcher de rapporter sa "foi" à sa "liberté" comprise dans un sens moderne, c'est-à-dire, depuis la Renaissance, comme auto-détermination, et notamment comme "libre-arbitre" moral qui met le "bien" et le "mal" sur le même plan, au niveau du "choix" sinon de ses conséquences. Or ce sens-là de la "liberté" est quasiment inconnu des textes du NT et de l'Antiquité en général: cela n'empêche pas qu'il y ait de la "responsabilité" éthique ou morale, comme on l'a vu plus haut à propos du stoïcisme ou de l'épicurisme, dans le judaïsme et le christianisme aussi; mais ce n'est pas ça qu'on appelle "liberté", c'est au contraire la conformité à une "nature" déterminée (en particulier l'"humanité" accomplie dans l'état de l'"homme libre" et de ses fils, libres de naissance et par "nature", par rapport aux esclaves, aux femmes ou aux enfants). L'islam, par sa relative proximité historique et culturelle, est en fait plus proche sous ce rapport de la perspective du NT que le catholicisme moderne (le protestantisme a marqué un certain retour vers ce point de vue, avec l'opposition du "serf-arbitre" de Luther au "libre-arbitre" d'Erasme et par la prédestination calviniste, mais tout cela s'entend différemment -- ou ne s'entend plus du tout -- dans un contexte "moderne"). Bien sûr, les musulmans modernes (surtout occidentaux ou occidentalisés) peuvent en être tout aussi éloignés.
Il est vrai en revanche que la "modernité" éprouve un "besoin" ou un "manque" de "fatalisme", d'autant plus profond et obscur qu'elle ne peut plus lui trouver la moindre justification rationnelle. J'évoquais plus haut Diderot, "progressiste" par excellence, qui compense sa "philosophie" dans le roman (Jacques le fataliste et son maître, toujours très agréable à lire), et (à l'humour près) le "romantisme" marquera plus généralement une réaction similaire par rapport au rationalisme des Lumières (en particulier par sa redécouverte du "destin"). Mais ce qu'un catholique moderne cherche et trouve dans les notions de "création" ou de "providence" (ou un protestant dans celles d'"élection" et de "vocation") ne me semble pas foncièrement différent, si ce n'est par la tonalité (plus ou moins lumineuse ou sombre). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 31 Aoû 2022, 11:01 | |
| La critique du travail
Aux visions souvent optimistes du travail parmi les prophètes, les historiographes deutéronomistes et sacerdotaux, il faut ajouter les réflexions plurielles du courant sapientiel de l'Ancien Testament. La réflexion sur le travail nuance l'optimisme ci-dessus et prend surtout le contre-pied d'une certaine idéologie de la réussite liée au travail. Le discours sapientiel rappelle avec pragmatisme la réalité du travail. Ironisant sur les paresseux en leur demandant de s'inspirer de la fourmi laborieuse (Pr 6,6), le livre des Proverbes a une vision très crue du travail en subordonnant l'activité humaine à la nécessité de se nourrir, Pr 16,26 :
« C'est la faim qui pousse le travailleur à travailler, c'est sa bouche qui l'y pousse. »
Le terme hébreu qui est utilisé avec préférence par les écrits sapientiaux est celui de 'âmâl que l'on traduit également par « peine, souci, misère ». Le mot souligne plus que tous les autres la pénibilité du travail. Quoique l'on fasse, le travail est fatigant. La représentation de la condition humaine soumise à la peine laborieuse se trouve dans le livre du Qohéleth (Qoh 4,8 ; 5,15 ; 6,7) qui s'interroge sur l'utilité du travail et sa nécessité Qoh 2,10 :
« Je n'ai rien refusé à mes yeux de ce qu'ils demandaient ; je n'ai pas privé mon cœur d'aucune joie, car mon cœur jouissait de tout mon travail ('âmâlî) : c'était la part qui me revenait de tout mon travail. Mais je me suis tourné vers toutes mes œuvres (ma'asey) qu'avaient faites mes mains et vers le travail que j'avais eu tant de mal à faire. Eh bien tout cela est vanité et poursuite de vent, on n'en a aucun profit sous le soleil. »
Qohéleth dénonce l'attitude de l'homme qui s'attache à ses œuvres qui bientôt vont s'évanouir. Qohéleth par son scepticisme veut montrer que l'homme est bien davantage que ses œuvres qu'il idolâtre parfois et auxquelles il s'asservit souvent. Contre les « bourreaux de travail », Qohéleth valorise le repos, seul moment où l'homme est face à lui-même, où il s'appartient et où il n'est pas aliéné par le travail, Qoh 4,6 :
« Mieux vaut le creux de la main pleine de repos que deux poignées de travail, de poursuite de vent. »
Signalons la réflexion du Ps 127, 1-2 pour lequel le travail porte des fruits dans la mesure où Dieu lui-même est engagé dans le labeur des hommes :
« Si le Seigneur ne bâtit la maison ses bâtisseurs travaillent pour rien. Si le Seigneur ne garde la ville le garde veille pour rien. Rien ne sert de vous lever tôt, de retarder votre repos, de manger un pain pétri de peines ! A son ami (au bien-aimé de Yhwh) qui dort, il donne tout autant. »
Le message théocentrique du Ps 127 participe de la même critique du travail que Qohéleth. Il convient de mettre sa confiance en Dieu plus que dans la frénésie du travail. Une telle réflexion ne fait pas seulement de Dieu une explication pour les actes humains extraordinaires, mais considère que Yhwh, en tant que Dieu personnel, est actif dans les réussites humaines, les plus ordinaires (garder la ville).
Les premiers versets du Ps 127 appartiennent au discours sapientiel de la religion populaire. Ils rappellent que Dieu n'abandonne pas ceux qu'il aime et ils appellent à s'en remettre à Dieu et à être des « bien-aimés de Yhwh ».
Le Ps 127 compte parmi les psaumes postexiliques et doit être lu également dans le contexte de la domination perse. La politique des impôts de l'empire perse a contraint les petites entreprises agricoles à une production accrue qui les ont progressivement conduites à la ruine, (cf. Néh 5,1-4). Dans un tel contexte, l'auteur du Ps 127, 1-2 ne devise ni n'ironise sur la situation de précarité des travailleurs acharnés, mais il prend au sérieux leur détresse (pain pétri de peine, cf. également Gn 3,17) pour les encourager à mettre leur confiance en Yhwh, le gardien de la vie pour ceux qui se savent aimés de Lui, plutôt qu'à satisfaire les exigences perses.
Le regard sapientiel introduit une distance critique sur le travail qui permet de se libérer, de vouloir assurer sa réputation, sa réussite et le bonheur par son propre labeur, de se libérer de l'illusion quant à l'importance de son travail. Mais le regard du Psaume permet de se considérer soi-même et les autres comme au bénéfice de la bonté et de la solidarité de Dieu et à partir de là, de bâtir des relations humaines solidaires.
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1999_num_63_1_2141 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 31 Aoû 2022, 12:22 | |
| Présentation sommaire, mais (qui me semble) équilibrée, de la vaste question du "travail" dans l'AT sur fond des cultures millénaires et de l'histoire du Proche-Orient ancien (histoire nettement plus courte que les cultures en ce qui concerne son incidence directe sur les textes "bibliques"). Pour rappel, nous en avions discuté entre-temps un aspect plus limité (la rivalité, d'après Qohéleth) ici. Le "problème" tient en partie au fait que nous nommons d'un seul mot ("travail") des choses (activités, situations, expériences) si différentes: le "travail" de l'ouvrier, du contremaître, du patron, de l'employé, du livreur, de l'artisan, du paysan, de l'artiste, de l'universitaire, de l'instituteur, du médecin, du policier ou du militaire, tout cela ne se ressemble guère et pourtant toutes les différences sont artificiellement effacées par l'usage du même mot "travail", qui semble établir une équivalence où il n'y en a aucune, sinon un certain monnayage du temps... Cela au moins ne se produit pas dans l'hébreu biblique: on dit "faire", "servir", ou "peiner" (selon les traductions "littérales" usuelles), on n'a pas de mot ni de concept comme "travail" qui engloberait le tout... en revanche on s'en rapproche en grec, donc dans la Septante et le NT, avec la famille d' ergon, ergazomai, etc., dont la traduction tend à nouveau à se diviser en français entre "travail", "oeuvre", "acte", etc. C'est bien autour d'une certaine unification du concept que se construisent quelques-uns des débats fondateurs du christianisme, foi et oeuvres, Paul vs. Jacques, etc. -- On peut d'ailleurs en dire autant du pôle "foi" qui lui aussi s'unifie et se conceptualise à la faveur du substantif grec pistis: si la racine hébraïque 'mn peut exprimer la confiance au sens subjectif (ou actif: faire confiance, se fier, etc.) et objectif (ou passif: être digne de confiance, fiable, fidèle, crédible, sûr, etc.), elle ne se fige pas en concept: le substantif 'emouna est rare ne correspond quasiment jamais à ce que nous appelons la "foi" ( pistis, fides,), c'est plutôt fidélité, loyauté, probité etc. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 31 Aoû 2022, 13:10 | |
| "A vous maintenant qui dites : « Aujourd'hui ou demain nous irons dans telle ville, nous y passerons une année, nous y ferons des affaires et nous réaliserons des gains » — vous qui ne savez pas ce que votre vie sera demain ! Vous êtes en effet une vapeur qui paraît pour un peu de temps et qui ensuite disparaît. Vous devriez dire, au contraire : « Si le Seigneur le veut, nous vivrons et nous ferons ceci ou cela. » (Jac 4,13-15).
La sentence : "vous qui ne savez pas ce que votre vie sera demain !" nous ôte toute illusion concernant le fait que nous soyons maître de notre temps et de notre vie, l'auteur nous encourage à un certain "fatalisme" avec la formule : « Si le Seigneur le veut, nous vivrons et nous ferons ceci ou cela. » qui ressemble au inch'Allah ("Si Dieu veut") des musulmans.
Un extrait (déjà cité) :
Volonté de Dieu et fatalisme dans l'islam
Mektoub (destin), inch'Allah ("Si Dieu veut")... Les musulmans seraient fatalistes tandis que les chrétiens mettraient davantage l'accent sur l'action des hommes. Frère Rémi Chéno, dominicain vivant au Caire, remet en cause cette idée commune.
L’équilibre posé par l’islam est certes différent de celui posé par le christianisme. L’islam semble plus prompt à affirmer la toute-puissance souveraine de Dieu, quitte à passer pour fataliste, tandis que le christianisme pencherait davantage vers la liberté de l’agir humain, quitte à oublier la phrase du Christ : "Sans moi, vous ne pouvez rien faire." (Jn 15, 5)
https://croire.la-croix.com/Definitions/Lexique/Islam/Volonte-de-Dieu-et-fatalisme-dans-l-islam |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Mer 31 Aoû 2022, 15:34 | |
| Cf. supra 1.12.2021 -- j'y retourne surtout pour éviter de répéter trop bêtement ma première réaction à ce texte. Je parlais (Nocquet aussi dans la citation de ton post précédent) de religion ou de piété "populaire", c'est en effet de ça qu'il s'agit dans ce genre de formule: inch'Allah, si le d-Dieu / le Seigneur le veut ( ean ho kurios thelèsè en Jacques 4,15: la présence de l'article suggérerait plutôt que la substitution de Yahvé est perdue de vue, ce qui ne signifie d'ailleurs pas que l'on pense davantage "Jésus" que "Dieu" en disant ho kurios; cf. tou theou thelontos Actes 18,31, calqué en latin deo volente et en français classique "Dieu voulant" parfois abrégés "d.v.", et les formules similaires de 1 Corinthiens 4,19; 16,7; Romains 1,10; 15,32; Hébreux 6,3). Cet usage populaire jouxte non seulement le "fatalisme" mais aussi la " superstition" (oublier de le dire, ou de le penser, "porte malheur"); mais d'un autre côté ce genre d'attitude est l'essence même de la "religion" ou de la "piété", qu'on l'exprime selon les termes abstraits d'un idéalisme moderrne aux confins des Lumières et du romantisme, comme sentiment de dépendance absolue (Schleiermacher) ou selon le langage de la plus haute Antiquité, comme "crainte (des dieux)". On peut regarder de haut ce sentiment "populaire", mais tant qu'on ne l'éprouve pas -- si tant est qu'on puisse tout à fait ne jamais l'éprouver -- on ne comprend strictement rien à la "religion", c'est-à-dire au sentiment commun qui, en dépit de la diversité des croyances et des pratiques, rend si facile la "traduction" des énoncés d'une "religion" à l'autre. Dans ce sens, on pourrait être tenté de distinguer de cette généralité les énoncés particuliers, que ce soit ceux du "judaïsme", du "christianisme" ou du "johannisme": celui qui dit dans le discours de la vigne (Jean 15,5) "sans ou hors de moi ( khôris emou) vous ne pouvez rien faire" n'est sans doute pas n'importe quel dieu, ni n'importe quel Christ, ni n'importe quel "moi", n'empêche qu'il retrouve au cœur de sa particularité (chrétienne, gnosticisante si l'on veut) le sentiment religieux fondamental: on ne le trahit qu'à moitié, et au fond pas du tout, en lui reconnaissant la tonalité d'un " inch'Allah", même si cela n'en dit pas tout. |
| | | free
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 01 Sep 2022, 10:55 | |
| À la lecture des Saintes du scandale d'Erri De Luca (Mercure de France, 2013), je découvre une nouvelle étincelle de l'hébreu, cachée par notre imaginaire, malgré des traductions correctes. Nous avons tous en tête qu'après avoir mangé le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, le Créateur punit Ève en lui déclarant que, désormais, elle accoucherait dans la douleur. Or, à regarder le texte de près, il n'est question ni de punition, ni de malédiction, ni de douleur ! Seuls sont maudits le serpent et le sol, mais ni Adam ni Ève ne le sont : « Le Seigneur Dieu dit ensuite à la femme : “Je multiplierai la peine de tes grossesses, c'est dans la peine que tu enfanteras des fils” » (Genèse 3,16). Le mot hébreu ètzev veut dire « effort », « fatigue » ou « peine », mais non « douleur ». On le retrouve ainsi au livre des Proverbes : « La bénédiction du Seigneur enrichit, et l'effort de l'homme n'y ajoute rien » (Proverbes 10,22), ou le psaume 127 : « Rien ne sert de vous lever tôt, de retarder votre repos, de manger un pain pétri de peines ! À son ami qui dort, il donnera tout autant » (Psaumes 127,2, selon la Traduction œcuménique de la Bible). Les peines de la femme lorsqu'elle entre en travail ne sont pas une malédiction, mais un état de fait, un simple constat. Et tant mieux si, aujourd'hui, nous avons les moyens de les soulager ! Et le travail de l'homme, comme celui de la femme, n'ajoute rien à la bénédiction de Dieu, souveraine et gratuite, autre état de fait. Et tant mieux lorsque nous arrivons à prendre en considération la pénibilité de certaines tâches car, oui, il arrive bien souvent que le travail ne grandisse pas l'homme mais l'asservisse ! Mais cela ne change rien à la bénédiction de Dieu.
Cependant, d'où vient que nous interprétions l'Écriture sous la figure du destin ? Sur les bons conseils d'un proche, je suis allée voir cette fois du côté du grec, afin de chercher où se rencontrait l'expression dei, « il faut », revendiquée par le destin, justement. « Il faut », « il ne peut pas en être autrement », « nous n'avons pas le choix ». Dans les évangiles, ce « il faut » est associé quasi exclusivement à Jésus Christ. Ainsi, Luc utilise cette expression plus que les autres. À ses parents, Jésus adolescent dit : « Comment se fait-il que vous m'ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon Père ? » (Luc 2,49). Plus tard, il annonce à ses disciples qui n'y comprennent rien : « Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands-prêtres et les scribes, qu'il soit tué et que, le troisième jour, il ressuscite » (Luc 9,22), « Il me faut continuer ma route aujourd'hui, demain et le jour suivant, car il ne convient pas qu'un prophète périsse en dehors de Jérusalem » (Luc 13,33). À Gethsémani, il insiste : « Il faut que s'accomplisse en moi ce texte de l'Écriture : “Il a été compté avec les impies.” De fait, ce qui me concerne va trouver son accomplissement » (Luc 22,37). Puis, enfin, c'est encore cela qu'il affirme en expliquant les Écritures au binôme qui marche avec lui, sans le savoir, vers Emmaüs : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » (Luc 24,26).
https://www.revue-etudes.com/article/la-fin-du-destin-22753 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 01 Sep 2022, 12:08 | |
| Excellentes remarques. Sur la bénédiction ou la malédiction, on se rappellera éventuellement ce fil. Si le récit de l'Eden semble en effet éviter la "malédiction" ( 'rr) de la femme et de l'homme, peut-être pour ne pas contredire trop frontalement la bénédiction ( brk) générale et sans réserve du premier récit, la "malédiction" atteint en revanche Caïn en 4,11, 'rwr... mn-h-'dmh, "maudit de ( min-apo-from etc.) la terre-sol ( 'adama > 'adam)" -- formule "ablative" impliquant provenance, rupture ou séparation, ici l'exil et le nomadisme de Caïn opposés à sa condition initiale de cultivateur = "servant de la terre-sol" ( `bd 'dmh 4,2, cf. 2,5ss; 3,23) qui détermine dans le récit la différence des sacrifices. Avec ou sans "malédiction", il me paraît toutefois difficile de réduire les sentences de Genèse 3 à un "simple constat", puisqu'il y a (dans le récit) changement de situation pour la femme comme pour l'homme (avec un surcroît d'ironie dans les deux cas: c'est le vocabulaire de la "multiplication" ( rbh) attaché dans le premier récit à la "bénédiction" et à la "prolifération" animales et humaines qui devient multiplication des douleurs en 3,16, associé au désir et à la soumission ( mšl employé dans le premier récit pour la "domination" des astres sur le jour et la nuit, 1,18, non pour celle des humains sur les animaux, rdh 1,26ss); de même l' 'adamah origine et nourricière de l' 'adam, bel et bien maudite ( 'rwrh) "à cause de" lui (cf. aussi 5,29; autre verbe pour "maudire", qll, en 8,21), devient source de sa peine et finalement sa tombe, c'est elle qui le mange (ce que dit autrement le "lapsus" de Job 1,21)... Bien entendu, comme on l'a souvent montré, tous les "récits des origines" équivalent globalement à un "constat", puisque leur "point d'arrivée" est forcément "la réalité" telle que les auteurs et récepteurs la connaissent et la comprennent: "ce qui est" s'explique sous forme narrative, "comment on en est arrivé là", à partir donc d'une situation fictivement différente, où "ça n'était pas (ainsi)". Mais on ne peut pas réinscrire cet effet terminal de "constat" dans les éléments de la narration qui y conduisent: ceux-ci sont bien racontés comme des "événements", qui changent quelque chose dans le récit, à défaut de changer quoi que ce soit à "la réalité" finale, sous peine de neutraliser l'ensemble du dispositif. Sur le Psaume 127, revoir éventuellement le début de ce fil, et sur Proverbes 10,22, supra 2.12.2021. Nous avons déjà parlé ailleurs (mais où ?) de l'insistance particulière de Luc-Actes sur la "nécessité" (qui ne se limite pas à l'emploi du très banal dei, "il faut"), thème d'ailleurs très courant aux Ier et IIe siècles par l'influence du stoïcisme dans la "philosophie populaire" (cf. supra 8.12.2021). Par contre, je ne vois guère dans Luc-Actes l'idée d'une libération de la nécessité (elle serait plutôt à chercher dans d'autres textes d'ailleurs fort différents les uns des autres, comme le johannisme "gnosticisant", l'épître aux Hébreux "platonisante", ou l'éthique radicale de Jacques ou de Matthieu).
Dernière édition par Narkissos le Jeu 01 Sep 2022, 13:47, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 01 Sep 2022, 13:30 | |
| - Citation :
- Nous avons déjà parlé ailleurs (mais où ?) de l'insistance particulière de Luc-Actes sur la "nécessité", thème d'ailleurs très courant aux Ier et IIe siècles par l'influence du stoïcisme dans la "philosophie populaire" (cf. supra 8.12.2021). Par contre, je ne vois guère dans Luc-Actes l'idée d'une "libération" de la nécessité (qui serait plutôt à chercher dans d'autres textes d'ailleurs fort différents les uns des autres, comme le johannisme "gnosticisant", l'épître aux Hébreux "platonisante", ou l'éthique radicale de Jacques ou de Matthieu).
Comme tu le relèves, il n'est pas question d'"épreuve" ni de "tentation" (peirazô etc.), mais d'égarement (planaô, v. 3, 8, 10; cf. 2,20; 12,9; 13,14; 18,23; 19,20) et d'une certaine nécessité (dei, "il faut", v. 3; cf. 1,1; 4,1; 10,11; 11,15; 13,10; 17,10). La "guerre" (polemos) est aussi un terme-clé de l'Apocalypse, qui réunit une large majorité de ses emplois néotestamentaires (9,7.9; 11,7; 12,7.17; 13,7; 16,14; 19,19; 20,8 ).https://etrechretien.1fr1.net/t1386p25-apocalypse-20-1-15-entre-millenium-et-jugementLa tragédie révélatrice de culpabilité ?La question précise est celle de l'évaluation de la part de responsabilité de l'homme dans son malheur. Cette tâche s'avère d'autant plus délicate, sinon impossible, qu'il serait arbitraire de départager la responsabilité des dieux et celle de leurs victimes. Il importe de se plier à la particularité des œuvres et du génie de leur auteur. Cette précaution sort d'une généralité anodine en se vérifiant dans la comparaison des deux tragédies qui nous ont servi de référence. Ainsi, sur le plan moral, le cas d'Œdipe, contrairement à celui de Xerxès, relève plus de l'involontaire et d'un concours de circonstances funestes que d'une perversion voulue ou acceptée. Œdipe apparaît davantage comme la victime objectivement complice des malédictions d'Apollon, le monde antique faisant peu la distinction entre la responsabilité subjective et la part effective que prend l'homme à ses passions et à ses actes. Aussi Œdipe n'est-il moralement qualifiable que sous forme de paradoxe, tout comme les dieux, leur différence tenant à leur rôle respectif : « Œdipe est un coupable innocent : fatalité subie ; et les dieux sont des coupables innocents : fatalité qui s'exerce » ...... Cette question nous renvoie à notre thème central. Le tragique se vit dans la relation entre trois termes : le divin, la victime, le malheur. Ce dernier retentit sur son origine transcendante qui en sort noircie en prenant l'aspect repoussant du « tremendus », autrement dit, du dieu méchant, figure du destin, acculant l'homme, chez Sophocle, à un fatalisme qui trouve dans la bouche de Créon son expression la plus résignée : « On se bat sans espoir contre le destin ». Ce report de la malveillance des dieux n'a cependant pas pour effet d'exonérer la victime de toute responsabilité dans son malheur, car l'homme est à l'image des dieux et réciproquement. Si le malheur trouve son dénouement dans le salut, quelles en sont les conditions ? Un sacrifice expiatoire, selon une tradition païenne bien connue ? La purification du malheur par l'appel à un dévouement qui est celui du sacrifice intérieur pour soulager la détresse d'un proche comme celui d'Antigone dans la finale des Phéniciennes ? La vertu serait alors le remède pour dépasser la méchanceté, qu'elle vienne des dieux ou des hommes. https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2001_num_75_2_3575 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Jeu 01 Sep 2022, 15:08 | |
| Bien trouvé (on peut relire dans ce fil la discussion des 27-28.11.2020): je ne serais pas allé chercher ça dans l'Apocalypse, pourtant l'"apocalyptique" pousse bien la logique de la "nécessité" à l'extrême, avec l'idée d'une histoire écrite, déterminée (scénarisée, tournée, montée, selon une terminologie cinématographique qui s'y prête anachroniquement à merveille), à l'avance (depuis ou avant la fondation du monde) et/ou au ciel...
L'article de G. Rémy est passionnant (merci encore !) et donne envie de lire ou de relire, de voir ou de revoir (au théâtre ou au cinéma, p. ex. Pasolini, Oedipe roi, Médée...). Il me semble en effet que l'affinité de la tragédie et du christianisme est aussi profonde et irréductible qu'obstinément et superficiellement niée (il suffit aux francophones de penser au "janséniste" Racine) -- d'autant que la modernité occidentale a prolongé le christianisme dans un sens résolument anti-tragique, de sorte que ce qui reste de christianisme se croit obligé de renier ce qu'il a de plus évidemment tragique pour être encore toléré... Curieusement, c'est toujours le tragique qui fait l'essence et le meilleur de l'"art", religieux ou profane, jusque dans son renversement comique...
Pour le dire autrement, s'il y a une continuité (en dépit de beaucoup de ruptures, de pertes et de gains, d'oublis et d'inventions) dans la trajectoire de la civilisation occidentale, religieuse et post-religieuse, c'est bien la lecture de l'existence en termes de "problèmes" et de "solutions": la religion, la politique, la science, la technique comprises comme autant de "solutions" successives ou complémentaires à des "problèmes". A cela il n'y a au fond que le "tragique" qui résiste, non qu'il ignore les "problèmes" et les "solutions" (relatives, provisoires), mais parce qu'il rapporte le tout à un fond sans fond, abyssal plus que fondamental, qui ne se laisse ni poser ni résoudre comme un "problème". Au-delà ou en-deçà de toute "justice" et de toute "raison", cela peut aussi s'appeler la "grâce", à condition -- justement -- de n'en pas perdre de vue le côté "tragique"... |
| | | free
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| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 05 Sep 2022, 09:34 | |
| Le problème de la destinée
Destin et Foi
Le danger provenant du Destin réside moins dans l'agitation et les souffrances qu'il nous inflige parfois que dans l'apparence de toute-puissance qu'il se donne, et qui a amené les Stoïciens à diviniser le Destin. L'homme ne peut attendre du secours ou du moins la consolation en face de la puissance écrasante du Destin que s'il est l'allié de puissances divines supérieures à celle du Destin. Le Christianisme offre à l'homme un tel secours dans la croyance à la rédemption. Il est clair que les essais tentés depuis Boèthe avec l'appui du Néoplatonisme n'entrent plus aujourd'hui en ligne de compte, car en soumettant le Destin à la Providence, ils ne tiennent suffisamment compte ni du caractère hostile à toute téléologie des coups du Destin ni de leur importance individuelle.
La première tentative moderne vraiment théologique de résoudre le problème date de Karl Heim, qui dans sa théologie fait jouer au Destin un rôle central. Il cherche à définir l'expérience du Destin du point de vue épisté-mologique comme l'expérience du passage d'un fait pour notre conscience d'une sphère irréelle dans le monde réel. Mais comme Heim élargit le Destin pour en faire une catégorie qui embrasse tous les cas de la «perspective » (c'est-à-dire les contenus d'importance individuelle) de notre vie, le problème de la menace constante contre la raison de notre existence naturelle est négligé. Si l'homme s'accorde intérieurement à cet état de dépendance il a, selon Heim, la foi en Dieu, sinon cette dépendance lui apparaît comme le Destin.
Mais cette manière de voir est encore trop schématique à l'égard de la réalité. L'homme qui fait l'expérience du Destin hostile à toute téléologie qui montre que le monde dans lequel nous vivons n'est pas parfait. Vouloir faire remonter ce monde tel qu'il est au Créateur, ce serait nous mener à l'attitude éthique qui affirme la valeur de tout le réel, mais que notre conscience rejette instinctivement. L'ancienne théologie déjà avait vu cela et n'a pour cette raison fait remonter le monde à Dieu que permissive, et non causative. Non seulement le mal, mais encore tout ce qui est sans ou contre toute raison ne saurait être considéré comme une œuvre de Dieu. Mais la notion de la «permission » ne mène guère plus loin, aussi long¬ temps qu'on n'admet pas en même temps que le monde dans lequel nous vivons a changé dans son principe. D'autre part nous détruirions la foi chrétienne elle-même, si nous admettions à côté de Dieu l'existence d'un principe anti¬ divin. Mais celle du Destin — tout comme celle du mal dans le monde — nous force à admettre que le monde de Dieu avait en soi, à cause de l'indépendance relative du créé envers Dieu, la possibilité de se corrompre radicalement. L'idée des puissances du Destin exprime précisément cette corruption.
Si on considère comme la manifestation du Destin cette activité hostile à toute téléologie que nous avons indiquée, et non comme Heim en première ligne, le fait de croire personnellement, on n'aura plus aucune possibilité d'affirmer la valeur du Destin. Il faudra adopter une attitude négative comme envers notre nature pécheresse qui est bien dans-le sens de Heim, une autre «donnée primitive » . Le Destin est inséparable de notre existence naturelle ; la foi elle-même ne pourrait l'extirper du monde, mais sa réalité est en même temps une des raisons essentielles qui montrent que nous ne pouvons considérer l'Etre naturel du monde comme son Etre véritable ...
... Mais n'est-ce pas retomber dans le dualisme, et nier l'idée de la Providence divine, que d'accorder au Destin une réalité propre et de n'y voir pas seulement comme Heim un nom profane pour l'activité de Dieu ? Cela ne nous paraît pas nécessaire; mais il faut relier plus directement qu'on ne le fait dans toutes les solutions platonisantes, Vidée de la Providence à celle du salut, c'est-à-dire qu'au lieu de voir dans le règne du Destin l'action directe de la Providence, il faut croire à la Providence malgré le Destin. La certitude du salut est inséparable de la Foi prise dans le sens évangélique, c'est-à-dire de la certitude fondamentale que nous sommes sauvés malgré et contre tout ce qui semble nier le salut, et que notre vie a reçu une raison et une direction dans le sens le plus élevé du terme. C'est dire que l'activité rédemptrice sur¬ naturelle et divine domine ces tendances des événements immanentes au monde, qu'elles donnent une raison de vivre ou qu'elles soient absurdes. Dans le monde entier, rien, fût-ce aussi parfait que l'on voudra, n'est de lui-même capable de sauver; mais, d'autre part rien, fût-ce le plus cruel et le plus absurde des coups du Destin, ne constitue un 'obstacle absolu à notre salut. L'ancienne théologie voulait exprimer la même pensée par sa notion de la «permission »
https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1931_num_11_2_2799 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Foi et fatalisme Lun 05 Sep 2022, 13:51 | |
| Lecture intéressante (quoique apparemment amputée par un accident de scan), aussi pour l'atmosphère de son lieu et de son temps (Allemagne, 1931): Otto Piper, si c'est bien le même mais ça en a tout l'air, a été viré de l'université dès 1933 et a rapidement émigré, pour finir sa carrière aux Etats-Unis. On sait, dans une tout autre orientation, l'importance des notions de "destin", de "destination" ou de "don" (Schicksal, Geschick, Geschenk, etc.) associées constamment à celle d'"histoire" (Geschichte) par Heidegger depuis la même époque.
Ce qu'on appelle "destin", "vocation", "mission", "providence", "hasard", "nécessité", "fatalité", "les dieux", "Dieu" ou "diable", est à chaque fois corollaire d'un "point de vue" particulier, individuel et/ou collectif (ce qui m'arrive ou ce qui nous arrive; l'individuel dépendant forcément du collectif, langue, culture, histoire, milieu, famille, mais étant aussi susceptible d'y évoluer un peu différemment), et coloré à chaque fois d'autres nuances affectives ou morales (heureux ou malheureux, juste ou injuste, compatissant, cruel ou indifférent): même entre les différentes interprétations de "ça" on ne choisirait pas tout à fait "librement". (Je me souviens d'un étudiant en théologie "arminien", farouchement opposé à la "prédestination" calviniste, qui me racontait comment et pourquoi il en était venu à cette position: il y avait tellement de contrainte quasi surnaturelle dans son récit que je lui avais dit: "En somme, tu étais prédestiné à croire au libre-arbitre.")
L'expérience de l'écriture (tradition, mémoire, etc.) et de la lecture dans le temps, et du dialogue et de la réflexion qui en démultiplient différemment le temps, c'est que tout ce qui se lit (se comprend, s'"intellige") d'une certaine manière a déjà été et sera lu ainsi et autrement, et par soi et par d'autres -- y compris, le cas échéant, dans un "jugement dernier" qui demanderait un temps infini pour épuiser les lectures et relectures d'un monde fini... Les points de vue changent et le "sens" des histoires aussi (cf., encore, la fable chinoise du cheval et du paysan).
L'intérêt du "théâtre" et de la "théorie" (spectacle, contemplation, qu'il y ait ou non rapport étymologique entre theaomai et theos), c'est qu'il y ait une place pour le spectateur, individuel ou collectif, divin ou humain: qu'il pleure, qu'il rie, qu'il juge bien ou mal, moralement ou esthétiquement, l'expérience de cette place le délivre déjà d'être simplement et seulement ce qu'il est dans le cours de l'action ou de la passion. L'acteur même, quel que soit son rôle ou son talent, est aussi spectateur, intègre dans son point de vue celui -- multiple -- du spectateur, n'y eût-il pas d'autre spectateur. Ou, comme dit Paul (Romains 14), nul ne vit ni ne meurt pour lui-même... |
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