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Narkissos
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| Sujet: old news Mar 28 Avr 2015, 13:17 | |
| Avez-vous compris tout cela ? -- Ils lui disent: Oui. Alors lui leur dit: Voilà pourquoi tout scribe instruit (ou: devenu disciple) du règne (ou royaume) des cieux est semblable à un homme, un maître de maison, qui fait sortir de son trésor du neuf et du vieux (ou: du nouveau et de l'ancien). (Evangile selon Matthieu, 13,51s). Cette conclusion originale, chez "Matthieu", de la séquence des "paraboles" (sept en l'occurrence), est souvent lue comme une "signature" discrète de l'auteur (ou du moins d'un rédacteur) du livre, hommage à une corporation des scribes (cf. 8,19; 23,34; comparer avec Siracide 38) par ailleurs très malmenée dans le texte (de 2,4 à 27,41, et surtout dans le chapitre 23; mais bien sûr il s'agit de "leurs" scribes, 7,29). Pour être invérifiable, cette hypothèse n'est pas moins vraisemblable que la tradition qui attribue l'évangile à un Matthieu collecteur d'impôts, à la faveur d'une variante des listes apostoliques. Ce logion supplémentaire rappelle aussitôt celui de 9,16s (qui vient de Marc 2,21s: pièce neuve et vieux vêtement, vin nouveau et vieilles outres; cf. Luc 5,36ss) auquel "Matthieu" ajoutait déjà discrètement sa petite conclusion à lui: ainsi les deux -- le nouveau et l'ancien -- se gardent. Ces notations sont, bien sûr, "idéologiquement cohérentes" avec le parti-pris de fidélité à la Loi manifeste dans l'œuvre (5,17ss etc.). Plus profondément peut-être, elles donnent à penser -- notamment au rapport de l' écriture (ou de la trace) au temps (ou à la durée): le scribe ( grammateus, l'homme de la lettre) est moins enclin qu'un autre à s'enthousiasmer devant la "nouveauté", l'"instantané", le "spontané" de l'"événement". Le "nouveau" ne lui fait pas oublier l'"ancien" -- ce que lui reproche peut-être la conclusion que Luc ajoute de son côté au logion commun (5,39: "personne, ayant bu du (vin) vieux, ne veut du nouveau, car il dit: le vieux est bon -- khrèstos"). Cf. https://etrechretien.1fr1.net/t302-ce-que-je-retiens-de-matthieuhttps://etrechretien.1fr1.net/t353-la-nouveaute-chretiennehttps://etrechretien.1fr1.net/t1037-aurore |
| | | free
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| Sujet: Re: old news Mar 28 Avr 2015, 18:00 | |
| - Citation :
- Cette conclusion originale, chez "Matthieu", de la séquence des "paraboles" (sept en l'occurrence), est souvent lue comme une "signature" discrète de l'auteur (ou du moins d'un rédacteur) du livre, hommage à une corporation des scribes (cf. 8,19; 23,34; comparer avec Siracide 38) par ailleurs très malmenée dans le texte (de 2,4 à 27,41, et surtout dans le chapitre 23; mais bien sûr il s'agit de "leurs" scribes, 7,29). Pour être invérifiable, cette hypothèse n'est pas moins vraisemblable que la tradition qui attribue l'évangile à un Matthieu collecteur d'impôts, à la faveur d'une variante des listes apostoliques.
Le titre de "scribes" fait-il allusion à des scribes juifs ayant reçu une formation rabbinique et en plus une instruction concernant le royaume ou à des croyants chrétiens qui méritent cette appelation de scribes en raison de leur érudition et de leur connaissance du royaume (donc scribes spécifiquement chrétiens) ? On retrouve ces scribes (spécifiquement chrétiens) en Mt 23,34 : " C'est pourquoi, moi, je vous envoie des prophètes, des sages et des scribes. Vous tuerez et crucifierez les uns, vous fouetterez les autres dans vos synagogues et vous les persécuterez de ville en ville" L'évangile de Matthieu ne veut pas que ces scribes soient parés des titres de "Rabbi", "père" ou "docteur".
Dernière édition par free le Mer 29 Avr 2015, 10:42, édité 1 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: old news Mar 28 Avr 2015, 18:33 | |
| La formulation de 13,52 suggère que le "scribe" l'est (scribe) avant d'être "devenu disciple du royaume des cieux". Cela dit, il ne faut pas tout à fait confondre "scribe" et "pharisien", car si la corporation des scribes occupe une place prépondérante dans l'école pharisienne et dans le judaïsme rabbinique qui en est le prolongement direct, avant la destruction du temple il y a des scribes dans toutes les "écoles" du judaïsme.
Quant à 23,34, rien ne dit qu'il se réfère à des scribes "spécifiquement chrétiens"; le v. suivant élargit le propos à l'ensemble des envoyés de Dieu persécutés depuis Abel jusqu'à Zacharie (c.-à-d. du premier au dernier meurtre de la "bible hébraïque" qui tous deux demandent vengeance, de Genèse 4 à 2 Chroniques 24 -- les Chroniques étant le dernier livre du "canon pharisien" -- malgré la confusion des "Zacharie", cf. Isaïe 8,2 LXX et Zacharie 1,1 d'où vient le patronyme "fils de Barachie"). Dans le parallèle de Luc (11,49s), la phrase se présente en outre comme une citation de "la Sagesse de Dieu" (c'est elle et non Jésus qui "envoie"), et les "sages et scribes" sont remplacés par des "apôtres" (ce qui peut s'entendre au sens général d'"envoyés"). |
| | | free
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| Sujet: Re: old news Mer 29 Avr 2015, 11:24 | |
| - Citation :
- La formulation de 13,52 suggère que le "scribe" l'est (scribe) avant d'être "devenu disciple du royaume des cieux". Cela dit, il ne faut pas tout à fait confondre "scribe" et "pharisien", car si la corporation des scribes occupe une place prépondérante dans l'école pharisienne et dans le judaïsme rabbinique qui en est le prolongement direct, avant la destruction du temple il y a des scribes dans toutes les "écoles" du judaïsme.
L'évangile de Matthieu respecte l'enseignement des scribes et des pharisiens : " Les scribes et les pharisiens se sont assis dans la chaire de Moïse" (23,2) Le Jésus de Matthieu ne s'oppose pas à la science scolaire et à l'érudtion. La formation des scribes est moyen pour eux de comprendre la nouveauté du message de Jésus. Cela suppose que l'Eglise devait posseder des hommes formés selons les méthodes rabbiniques. - Citation :
- Ce logion supplémentaire rappelle aussitôt celui de 9,16s (qui vient de Marc 2,21s: pièce neuve et vieux vêtement, vin nouveau et vieilles outres; cf. Luc 5,36ss) auquel "Matthieu" ajoutait déjà discrètement sa petite conclusion à lui: ainsi les deux -- le nouveau et l'ancien -- se gardent.
J'aime bien l'idée que la nouveauté et le modernisme, n'annulent pas la tradition et le passé. Pour Matthieu la connaissance des écritures juives est une condition pour apprehender les mystères du royaume des cieux. Nous ne travaillons pas à “revenir au passé”. […] Mais il ne nous suffit pas, non plus, qu’une chose ait rompu ses attaches profondes avec le passé pour qu’elle nous paraisse admirable. Nous n’arrivons ni avec un “christianisme nouveau” ni avec une “philosophie nouvelle”. […] Nous ne serons ni rétrogrades ni aventuriers. Ce sont là des manières d’opposer les choses nouvelles et les anciennes [nova et vetera] , qui ne nous plaisent guère et qui semblent mettre en demeure de choisir les unes et les autres. Ce dilemme, nous le rejetons. (Charles Journet, "Définitions", Nova et Vetera, vol. 1, 1/1926, p. 6-7) |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: old news Mer 29 Avr 2015, 13:13 | |
| La position de "Matthieu" par rapport à la halakha (doctrine pratique, règle de vie) pharisienne peut paraître assez confuse ou contradictoire. Cela tient sans doute à la diversité de ses rédactions successives, mais aussi à son principe général de composition: d'un côté en effet il transmet, tout en les modifiant subtilement, peut-être trop subtilement (procédé et manière de scribe ?) pour qu'un lecteur distrait des quatre évangiles s'en aperçoive, la quasi-totalité des textes de Marc qui dépeignent un Jésus en conflit ouvert avec la halakha pharisienne, et même avec la Torah; de l'autre, dans ses apports propres, il suggère plutôt qu'il n'y a rien à retrancher à la halakha pharisienne, qu'il faut au contraire la dépasser par une pratique encore plus exigeante (5,17-20; 23,3s.23, à lire attentivement: il faut faire tout ce que les pharisiens disent de faire, mais davantage et mieux qu'eux ne le font).
Par ailleurs, on ne répétera sans doute jamais assez (à cause du poids de la caricature héritée en grande partie des évangiles) que les pharisiens occupent dans le judaïsme du Ier siècle une position plutôt 1°) novatrice et 2°) modérée*: ce ne sont pas des conservateurs intransigeants, et c'est précisément ce que leur reprochent leurs adversaires à partir de différents points de vue: les sadducéens qui ont la haute main sur le sacerdoce du temple s'en tiennent à une application stricte et littérale de la Torah (principalement rituelle), refusant de mettre sur le même plan aucun autre écrit (Prophètes = nebi'im, Ecrits = ketoubim) et a fortiori une "tradition orale" comme celle des pharisiens; les "sectaires" ("esséniens" ou autres) des textes de la mer Morte qui contestent la prêtrise de Jérusalem tiennent aussi pour leur ordre rituel particulier, qu'ils estiment plus ancien et plus authentique, même si cela se traduit à l'inverse chez eux (faute de temple) par une activité littéraire considérable; sur le plan politique et militaire, les "zélotes" jusqu'au-boutistes s'estimeront également trahis vers la fin de la Guerre juive par les pharisiens qui dans la ligne de ben Zakkai acceptent de composer avec Rome pour sauver un judaïsme "laïque" (sans temple et sans prêtrise). C'est dire que le rapport ancien / nouveau ne coïncide pas, dans la majeure partie du Ier siècle, avec une ligne de démarcation juif / chrétien, et qu'aux yeux de beaucoup de juifs les pharisiens peuvent apparaître aussi (voire plus) "novateurs" ou "traîtres" à leur manière que certains mouvements "proto-chrétiens". Ce qui est difficile à percevoir à partir de la situation "bipolaire" ultérieure, où la synagogue pharisienne va devoir assumer l'intégralité de l'identité juive (donc "l'ancien"), et l'Eglise chrétienne fédérer tant bien que mal de son côté ce qui s'y oppose pour des raisons très diverses (soit un "nouveau" extrêmement disparate).
*Dans le Talmud, le judaïsme rabbinique rejoue et réassume son parti-pris de modération, avec l'opposition intra-pharisienne entre Shammaï-le-sévère et Hillel-l'accommodant, en donnant systématiquement raison à toutes fins pratiques (halakha) à celui-ci contre celui-là -- c'est une voix divine, bath-qol, la "fille de la Voix", qui les départage une fois pour toutes, en disant que les paroles de l'un et de l'autre sont toutes paroles du Dieu vivant, mais que la halakha suit la voie de Hillel... (Cf. Talmud de Babylone, Erubin 13b; Talmud de Jérusalem, Sotah iii, 4.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: old news Mer 29 Avr 2015, 17:50 | |
| - Citation :
- Cela tient sans doute à la diversité de ses rédactions successives, mais aussi à son principe général de composition: d'un côté en effet il transmet, tout en les modifiant subtilement, peut-être trop subtilement (procédé et manière de scribe ?) pour qu'un lecteur distrait des quatre évangiles s'en aperçoive, la quasi-totalité des textes de Marc ...
Mt 21 41 et 43 élucide Mc 12,9 - 11 : " Ils lui répondirent : Ces misérables, il les fera disparaître misérablement, et il louera la vigne à d'autres vignerons qui lui donneront les fruits en leur temps.C'est pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation qui en produira les fruits." " Que fera donc le maître de la vigne ? Il viendra, il fera disparaître les vignerons et il donnera la vigne à d'autres. N'avez-vous pas lu cette Ecriture :C'est la pierre que les constructeurs ont rejetée qui est devenue la principale, celle de l'angle ; cela est venu du Seigneur, c'est une chose étonnante à nos yeux." L'évangile de Matthieu apporte une explication absente chez Marc ... " C'est pourquoi, je vous le dis, le règne de Dieu vous sera enlevé et sera donné à une nation qui en produira les fruits" Le rédacteur de l'évangile de Matthieu agit, selon Marguerat, comme un "scribe inspiré", capable de transmettre de nouvelles paroles et interprétations de la part de Dieu. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: old news Mer 29 Avr 2015, 18:05 | |
| Cf. https://etrechretien.1fr1.net/t775p15-pere-pardonne-leur-car-ils-ne-savent-ce-qu-ils-font-luc-2334#16850 (24.4) Outre l'antijudaïsme paradoxal de Matthieu et bien que ça n'ait guère de rapport avec le présent sujet*, on peut aussi remarquer en 21,43 le thème, assez rare et tardif dans le NT (implicite dans les deutéro-pauliniennes = Colossiens-Ephésiens, explicite dans la Première de Pierre, 2,9s), du christianisme (ou de l'Eglise) comme (nouvelle) nation (au moins par "métaphore" du sens ancien et "ethnique" du mot, ethnos), ni juive ni "païenne" (le pluriel du même mot, ethnè, désignant par calque de l'hébreu goyim les "non-juifs" ou "païens"). La question de savoir si les chrétiens doivent ou non se considérer comme une nouvelle nation, voire comme une "tierce race" ou un "tiers genre" ( tertium genus), va prendre une importance considérable aux IIe et IIIe siècles. *Par-delà le côté "curiosité biblique", si j'ai cité Matthieu 13,51-52 dans cette rubrique à vocation plutôt "méditative", c'est surtout parce qu'il me semble de nature à nourrir une réflexion sur le rapport de chacun au temps et à l'histoire, à une "vie" comme passé plus ou moins marqué de changements, de ruptures ou d'arrachements, de pertes et d'abandons irrémédiables, de trahisons ou de désertions, de conversions et de déconversions, de souvenirs mauvais et bons, de traces, de cicatrices, de vestiges, de fantômes -- de morts en tout genre, masculin et féminin compris -- qui complique singulièrement son rapport à la "vie" comme "présent" et "avenir", tout en le rendant précisément possible comme rapport. Comment cela se "gère", comme on dit, ainsi que de la tierce position d'un "maître de maison" qui ne s'identifie ni tout à fait à l'ancien, ni tout à fait au nouveau de son "trésor", pour pouvoir jouer de l'un et/ou de l'autre au gré des circonstances; ou d'un "scribe" qui sans être tout à fait "auteur" ni "interprète" a partie liée avec un texte qu'il fréquente et travaille quotidiennement sans pouvoir jamais le réduire à la simplicité univoque ou même cohérente d'une "idée", d'une "synthèse" ou d'une "conclusion". Il y va de l' écriture et de ce qui lui ressemble. |
| | | free
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| Sujet: Re: old news Mar 12 Nov 2024, 14:01 | |
| La singularité anonyme comme indice pragmatique. Remarques sur la figure du scribe devenu disciple (Mt 13,52) Par Céline Rohmer
Proposition de lecture Une figure anonyme
Trois versets concluent le long discours en paraboles que Matthieu fait tenir publiquement à Jésus au chapitre 13 de son Évangile. Ils font état d’un bref échange entre le Maître et ses disciples, et proposent une dernière comparaison concernant, non plus le Royaume des cieux, mais « tout scribe devenu disciple » de ce Royaume :
51« Avez-vous compris toutes ces choses ? ». Ils lui disent : « Oui ». 52Il leur dit : « C’est pourquoi tout scribe devenu disciple du Royaume des cieux est semblable à un homme, maître de maison, qui fait sortir de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. » 53Et il arriva, quand Jésus eut fini ces paraboles, qu’il s’en alla de là [1].
La recherche défend habituellement le caractère rédactionnel de ces versets qui mettraient en évidence le modus operandi du rédacteur final [2]. Certains exégètes pensent aussi à une insertion autobiographique : l’auteur Matthieu appliquerait ce logion du verset 52 à sa propre activité d’évangéliste [3]. À l’instar du récit du jeune homme nu en Mc 14,51-52, un processus d’identification permet de reconnaître l’auteur dans ce personnage anonyme du scribe, et de lui attribuer son identité. Un tel processus ne relève pas du strict phénomène pseudépigraphique mais affiche une herméneutique semblable, qui atteste la volonté d’actualiser et de communiquer ce qui, pour l’auteur implicite, est essentiel à transmettre. Une figure particulière, anonyme, est mise en récit, proposant ouvertement au destinataire un jeu de duperie narrative.
Deux types d’investigation
En perspective historico-critique, la figure anonyme du verset 52 suscite la quête (vouée à l’échec) de l’identité historique de l’auteur. L’anonymat fonctionne comme un masque dissimulant une chose dont il s’agit de retrouver le nom dans la réalité. La singularité de la figure de ce scribe aide, tel un indice, à lever cet anonymat. On reconnaît dans cette image les traits caractéristiques du scribe idéal, figure modèle des grands maîtres du passé dont hérite Matthieu à travers la littérature juive du second Temple [4]. Le principe de transposition s’applique : il permet de révéler ce qui se cache derrière cette figure et de reconstruire la réalité historique [5].
En perspective pragmatique, la figure anonyme du scribe devenu disciple est déposée dans le texte, puis mise en mouvement par le langage qui la raconte. En langage parabolique, cette figure produit de la signification, c’est-à-dire des effets dans son contexte communicatif, où interagit la trinité narrative (l’auteur implicite, le narrateur et le lecteur). En ce sens, la figure sélectionnée est celle d’une identité singulière et racontable, anonymée pour favoriser la possibilité d’une rencontre entre la parole du Royaume (13,19) et le soi du lecteur. La parabole, langage poétique et agissant, devient véritablement parole lorsqu’elle parle au lecteur d’une identité nouvelle à travers cette singularité anonyme. Rattacher la figure à un sujet nommé, ou qualifiable, entraverait l’expérience proposée dans ce mashal conclusif du discours en paraboles.
L’anonymat comme condition de l’expérience parabolique
Une figure anonyme est déposée dans le texte. Cet anonymat équivaut à un indice pragmatique, il désigne au lecteur une place rendue disponible pour lui. L’anonymat affiche un lieu de la reconstitution de soi dans le texte. Énoncée en langage parabolique, cette singularité anonyme fait figure de ressource inépuisable pour dire l’identité singulière offerte, et pour montrer que l’on ne peut jamais la dévoiler totalement.
L’anonymat se présente ici comme la condition d’une communication des expériences. En ce sens, il exhibe l’appel du texte à expérimenter la singularité racontée, celle d’un parcours particulier, racontable, celle d’un scribe devenu disciple du Royaume des cieux, une singularité supérieure. L’anonymat du scribe nourrit la collaboration entre narrateur et narrataire, et permet paradoxalement de raconter le face-à-face entre deux sujets, le lecteur et la figure agissante du scribe. Leur mise en présence opère dans l’expérience parabolique proposée par Jésus en abondance, sans condition mais dans l’urgence eschatologique.
Située en fin de discours, sous l’autorité du paraboliste, la proposition d’identification est massivement valorisée et fait office d’appel adressé au lecteur. Ce n’est pas un récit d’imagination qui mobilise des figures hors réalité. C’est un récit qui mobilise des figures issues des traditions que Matthieu a reçues, capables, en langage parabolique, de proposer une nouvelle identité au lecteur. Cette métaparabole affiche la puissance du langage parabolique dans la perspective d’une transformation de soi [25]. Parce qu’il ne prétend pas se substituer au réel, le langage parabolique permet d’y conduire le lecteur en l’ouvrant à la parole du Royaume (v. 19).
Poursuivre le questionnement
La figure du scribe devenu disciple confronte le lecteur à la parole du Royaume. Elle ne se laisse pas fixer en système par le lecteur et l’empêche d’en faire l’objet d’une explication définitive. Sa singularité et son anonymat en font un espace vide, impossible à combler. Ce scribe affiche la résistance du texte évangélique, revendique la liberté agissante du message dont il est porteur. Le rôle de ce mashal conclusif, comme celui des paraboles précédentes, n’est pas de venir in extremis clarifier son objet (la parole du Royaume), mais de le transformer à nouveau en un sujet en attente d’un autre.
La figure du scribe invite donc moins à conclure qu’à élargir le débat et poursuivre le questionnement du texte. Notre proposition de lecture souligne l’importance des mises en relation des identités dans un texte. Le concept d’identité prend actuellement une part importante dans les travaux de recherche « psycho-socio-pragmatique ». L’identité des sujets y est comprise en relation avec d’autres identités dans l’espace de dialogue que constitue un texte. Ces recherches récentes permettent d’observer plus précisément la manière dont le texte matthéen, mettant en récit une figure singulière et anonyme, attise la mise en relation avec d’autres identités dans l’espace textuel particulier de la parabole. Elles permettent encore de préciser en quoi ce langage parabolique favorise une expérience de type identitaire. Les identités mises en présence concernent tous les pôles de la communication (auteur, narrateur, lecteur). En ce sens, le personnage de Jésus tient évidemment un rôle particulier, le narrateur s’effaçant entièrement derrière lui. Dans quelle mesure l’appel du texte matthéen à expérimenter la singularité racontée peut-il renvoyer à une singularité supérieure, au paraboliste Jésus ?
L’apparition unique de cette figure particulière incite encore à interroger sa fonction pour l’ensemble du premier Évangile. 13,51-53 pourrait n’être que l’apparition fugace d’une figure construite par le texte, ou préparée par la narration en amont (9,9 ; 10,3 entre autres). Il s’agirait de repérer comment le narrateur Matthieu s’adresse à son lecteur et quel narrataire se dégage du récit. Le scribe devenu disciple n’en esquisserait-il pas les contours ? Son anonymat offre au lecteur de cesser d’être singulier par son nom, d’être enchâssé dans un patronyme étroit, et lui propose de s’identifier au scribe agissant. Ce passage (ou cette transition) du moi individuel au scribe agissant se situe dans un espace creusé par un langage poétique. La puissance du langage parabolique conduit à celle du récit matthéen où d’autres lieux textuels offrent des espaces d’identification au lecteur invité à relire sans cesse son existence à la lumière de l’Évangile.
https://shs.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2016-4-page-647?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: old news Mar 12 Nov 2024, 15:33 | |
| Nous avons reparlé récemment de ce texte (de Matthieu) mais j'avais complètement oublié ce fil -- il est vrai que mon titre fantaisiste n'aidait guère à le retrouver... L'étude à peu près contemporaine (2016) de Céline Rohmer (quel programme !) est d'autant plus intéressante qu'elle met l'exégèse même en abyme, exégèse de l'exégèse, interprétation de l'interprétation et de l'histoire ancienne et moderne des interprétations. Le paradoxe même d'une "signature anonyme" (cf. note 5) est déjà abyssal. L'interprétation du verbe mathèteuô ouvre d'ailleurs un abîme de plus: si l'on comprend "scribe devenu disciple" et non plus seulement "instruit (du royaume des cieux)", alors on peut se demander si le scribe qui devient disciple reste ou non un scribe quand il devient disciple. S'il continue d'écrire, d'enseigner, ou s'il fait (autre chose), dans la ligne de l'enseignement matthéen qui préfère le faire, la pratique, l'action, l'oeuvre, à la confession de foi et à la théorie. Le langage parabolique qui décrit ce que fait non plus le scribe ni le disciple, mais le "maître de maison" ( oiko-despotès) -- tirer de son trésor du neuf et du vieux -- épaissit l'énigme plus qu'il ne la résout. Si bizarre que ça paraisse, ça me rappelle une question récurrente chez Godard à son époque "maoïste" (quoi qu'on ait dit du "plus con des Suisses pro-chinois", cette question-là n'était pas bête du tout): un intellectuel qui devient révolutionnaire peut-il rester un intellectuel ? Symétriquement, un révolutionnaire qui devient un intellectuel est-il toujours révolutionnaire ? -- soit dit en passant, cela illustre bien le tournant, commercialement suicidaire, du cinéma de Godard à cette époque. Je m'éloigne du sujet, mais moins qu'on pourrait le croire: peut-on être chrétien, disciple, dans un sens tant soit peu sérieux, profond ou radical, et philosophe, penseur, savant, théologien, voire professionnel de quelque profession que ce soit (pour pasticher encore Godard) ? N'empêche que si le scribe n'est plus scribe il lui en reste toujours quelque chose, un trésor qu'il ne peut que dépenser, dilapider, gaspiller, en mêlant le neuf au vieux -- ce que selon la théorie pratique des cavistes et des couturières il ne faudrait justement pas faire. Vu sous cet angle, le (futur-ex-)scribe de Matthieu (13) ressemblerait davantage à l' intendant ou économe ( oikonomos) de Luc (16) qu'on ne l'aurait pensé. |
| | | free
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| Sujet: Re: old news Jeu 14 Nov 2024, 12:55 | |
| « Faire » ou « appeler » des disciples ? Matthieu l’évangéliste a choisi Par Valérie le Chevalier
« Faire-disciple » : l’exception matthéenne
Le mot « disciple » est la traduction du nom grec mathètès, or l’expression « faire-disciple » n’est pas l’association du verbe « faire » et du nom « disciple », mais la traduction du verbe grec mathèteuein. Difficile à traduire, ce verbe est rarissime et ne se trouve — à une seule exception près [1] — que chez Matthieu dans les trois passages suivants :
13, 52 : En raison de ceci [la parabole du filet jeté dans la mer], tout scribe instruit (fait-disciple) du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux [2].
27, 57-60 : Or, comme le soir était arrivé vint un homme riche d’Arimathie, du nom de Joseph, qui, lui aussi, été devenu disciple (s’était fait instruire de l’enseignement) de Jésus. Cet homme alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus […] l’enveloppa dans une pièce de lin pur et le déposa dans le tombeau tout neuf […].
28, 18 : Allant donc, faites-disciples toutes les Nations en les baptisant vers… leur enseignant de garder tout… À partir des deux premières citations, on peut en déduire que « mathèteuein » concerne l’être-disciple dans un processus de développement, d’accroissement ou d’accomplissement dans une adhésion au Royaume des cieux et/ou à Jésus. Cet « être-disciple » se donne à voir dans une manière d’agir au service de la vie, de la créativité.
Aussi, la mission que Jésus confie à ses disciples n’est pas à interpréter comme un pouvoir de faire — quelque chose ou quelqu’un — mais une collaboration à ce processus de développement, de croissance. Dans les paraboles du Royaume, Jésus décrit ce propriétaire qui plante une vigne et la confie à des vignerons pour qu’ils en prennent soin, lui fassent porter du fruit (21, 33). « De toutes les Nations, faites des disciples » est à entendre dans ce contexte parabolique où c’est toujours le Maître qui plante et sème.
L’expression « faire des disciples » est donc — malheureusement — traduite avec le verbe « faire ». Une autre caractéristique est à relever à son sujet : jamais Jésus n’utilise ce verbe « mathèteuein » pour parler de son action avec les disciples et jamais Matthieu ne l’utilise pour caractériser la manière dont Jésus appelle, forme, envoie ses disciples. Il y a donc une distinction entre ce que fait Jésus et la mission qu’il confie aux onze disciples.
Les « autres » du deuxième cercle
Finalement, Jésus est venu appeler des pécheurs (9, 13), tous ceux qui peinent sous le poids du fardeau (11, 28) et il se montre sévère envers ses disciples qui empêchent les enfants de venir à lui (19, 13-14). Et dans cette foule bigarrée, il rencontre et guérit bien des personnes qui n’intégreront pas le groupe des disciples. Plus encore, ces personnes sont renvoyées chez elles, après que Jésus ait attesté leur « foi qui sauve », comme si cette foi « primaire » suffisait à ses yeux (8, 10-13) :
À ces mots, Jésus fut dans l’admiration et dit à ceux qui le suivaient : « Amen, je vous le déclare, chez personne en Israël, je n’ai trouvé une telle foi. Aussi je vous le dis : beaucoup viendront de l’orient et de l’occident et prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des Cieux, mais les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Et Jésus dit au centurion : « Rentre chez toi, que tout se passe pour toi selon ta foi. » Et, à l’heure même, le serviteur fut guéri. Il y a aussi la femme cananéenne à qui Jésus dit : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux » (15, 28), ou les quatre porteurs du paralytique (9, 2), la femme souffrant d’hémorragies (9, 22), les aveugles (9, 29)… Ces personnes sont invitées par Jésus à retourner dans leur quotidien. Il en est de même pour les foules qu’il nourrit puis renvoie (14, 22 ; 15, 32) [6]. Et ces renvois-envois sont tout aussi impérieux que ses quelques appels à la suivance.
Ces renvoyés-envoyés ont-ils une mission ? La seule chose dont nous pouvons rendre compte avec certitude c’est qu’elles ou ils ont témoigné de leur rencontre avec Jésus et que ces témoignages ont traversé le temps jusqu’à nous grâce aux Évangiles. Ces personnes ont parlé de telle sorte que leur rencontre est devenue une partie essentielle du matériau de notre foi actuelle. Sans elles, les seuls disciples seraient bien insuffisants à nous aider dans la maturation de notre foi.
Et au moment de sa mort, Jésus n’aura à ses côtés aucun disciple « officiel ». Seuls, Simon de Cyrène (27, 32) pour l’aider, le centurion pour voir en lui le Fils de Dieu (27, 54), de nombreuses femmes pour l’observer de loin, elles qui l’avaient aussi suivi depuis la Galilée pour le servir (27, 55). Enfin, Joseph d’Arimathie (27, 57) pour se charger de sa dépouille. Ces femmes et ces hommes sont les témoins d’une présence au plus près de Jésus, eux qui ont traversé l’épreuve à ses côtés.
Par ces différents récits, Jésus et l’évangéliste voient des croyants authentiques dont la foi s’atteste soit par le courage de sortir de leur état ou de demander de l’aide afin d’être relevés, soit de poser des gestes d’amour, soit d’assurer une présence aux côtés du souffrant, de se faire le prochain de Jésus.
Lorsque Jésus guérit ou libère ces personnes, il les croit « sur parole » sans vérifier leur demande et les guérisons ou libérations ne sont pas référées à un rite religieux. Dieu n’est jamais nommé, pourtant c’est lui seul qui est l’objet des louanges. Jésus fait confiance en ces parents, amis ou malades et c’est sur cette confiance réciproque, la leur et la sienne, qu’il peut guérir. Cette « foi qui sauve » est un « déjà-là », puissant, qui lui donne la possibilité de faire advenir du neuf, de la vie par-delà la maladie, la mort.
Ces personnages, toujours secondaires sur le plan narratif (c’est-à-dire qu’ils n’apparaissent plus dans la suite de l’Évangile), témoignent qu’il y a des germes du Royaume en attente de Jésus et de ses disciples. Ils sont l’autre versant en creux des hommes appelés à être disciples : ils ont déjà « été-faits-disciples » au sens où « on » leur a enseigné ou appris que Jésus n’est pas venu pour les bien portants, mais pour eux aussi. Le trésor qu’ils portent et apportent à Jésus (comme les mages) est leur confiance dans ces témoignages reçus d’anonymes, leur certitude que la vie vaut la peine d’être vécue, malgré tout. Leur trésor est aussi ces malades et toutes les blessures de la vie. Ils croient, contre tous ceux qui feront obstacle, que Jésus porte la vie, qu’il est la vie. C’est cet apprentissage qu’on fait les disciples et qui va constituer la charte de l’épilogue.
https://shs.cairn.info/revue-lumen-vitae-2018-3-page-245?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: old news Jeu 14 Nov 2024, 14:08 | |
| Malgré une grande naïveté historicisante (ravages des reconstitutions à la J.P. Meier, prises pour science exacte par les âmes simples), cet article a le mérite d'approfondir les problèmes de traduction (française, entre autres) évoqués avant-hier (C. Rohmer) autour de mathèteuô.En effet il n'y a pas de "faire" en grec -- ni poieô, ni prassô, ni "po(i)étique", ni "pratique" -- dans ce qu'on traduit traditionnellement, et qu'on ne peut guère traduire autrement, par "faire, être fait, devenir (un, des, plusieurs, de nombreux, tant de) disciple(s)". Et ça se complique du fait que dans "disciple" en français moderne on n'entend plus guère l'apprentissage de l'élève ou de l'étudiant ( mathètès de manthanô, mathon, d'où "mathématique" -- et encore moins son jeu de mots classique avec paskhô, pathon: souffrir, pâtir pour apprendre, de Platon à l'épître aux Hébreux; cf. ce que j'ai appelé ailleurs " monomathie", à partir aussi de "Matthieu"; même Joseph d'Arimathée (ou mathie) fait assonance); et qu'on confond en outre ce "disciple"-là avec le "suiveur", le follower ( akolouthô etc.), qui retrouve une certaine actualité en anglais dans le français par les réseaux sociaux -- "suiveur" étant péjoratif, et "disciple" qui servait aussi à traduire follower, connoté "religieux", voire "sectaire". Le verbe mathèteuô, même s'il n'est pas exclusivement "chrétien", est clairement intégré dans le jargon ecclésiastique, au sens général de "se convertir", "devenir chrétien" -- là-dessus la correspondance de la finale (tardive) de Matthieu (28,19) et des Actes (14,21) ne laisse guère de doute. Mais dans le premier cas (finale de Matthieu) il y a un problème de traduction supplémentaire, avec le complément d'objet direct "toutes les nations", panta ta ethnè, compliqué par l'usage judaïque, ethnique ou anti-ethnique justement, de "nations" au pluriel ( ethnè = goyim) au sens distributif de "non-juifs, Gentils", etc., qui vise non plus des groupes ethniques entiers mais des individus): sont-ce des "nations" ou des "gens des nations" qu'il faudrait "faire-disciples", "discipler" sinon "discipliner" ? Tou(te)s ? |
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| Sujet: Re: old news | |
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