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| Au sujet de l'amour et de la mort | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Lun 06 Nov 2023, 12:21 | |
| Cela m'avait aussi beaucoup touché: c'est l'un des tout premiers textes de Nietzsche que j'avais lus, il y a plus de trente ans, et l'un des derniers qu'il ait écrits, sans avoir le temps de le publier lui-même; par quoi j'ai commencé à le pressentir moins étranger et hostile que je ne le craignais. Il faut garder ça dans un coin de sa tête quand on lit le reste, notamment tout ce qui concerne la "volonté de puissance": on mesure à quel point l'interprétation nazie de Nietzsche (cf. le recueil posthume La volonté de puissance, ou le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl), mais même d'autres interprétations "de gauche" par la suite, ont été des contresens... La "volonté de puissance" ce n'est pas essentiellement vouloir quelque chose, ni avoir plus ou moins de "volonté", ce n'est pas l'apanage du "fort" puisque le " faible" l'exerce tout autant malgré et par la différence de "force". Le petit article "mythologico-psychanalytique" de Guy Decroix est utile -- au passage, Le Banquet de Platon est aussi une lecture fondamentale (j'y suis revenu il n'y a pas très longtemps), puisque "Socrate" (citant pour la circonstance une femme, Diotime, réputée experte en amour) y retourne l'éloge attendu de l'Amour en description de ce que nous appelions ailleurs un dieu pitoyable, plus "démon" (au sens grec de divinité inférieure, mais sans connotation moralement péjorative) que "dieu", sans parler de "Dieu".
Dernière édition par Narkissos le Lun 06 Nov 2023, 13:22, édité 1 fois |
| | | le chapelier toqué
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Lun 06 Nov 2023, 13:19 | |
| Sur un ton plus léger ce thème "au sujet de l'amour et de la mort" m'a rappelé la chanson de Charles Aznavour Mourir d'aimer qui accompagnait un film racontant l'histoire de l'amour défendu entre une institutrice et l'un de ses élèves. Cette enseignante avait tellement été trainée dans la boue qu'elle a finit par mettre fin à ses jours. Pas si léger ce fait triste qui a conduit au suicide d'une femme amoureuse d'un ado. C'est étrange cela me semble mettre sur le devant de la scène une autre histoire entre un jeune adolescent amoureux de sa prof de théâtre... |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Lun 06 Nov 2023, 13:36 | |
| A vrai dire la chanson n'était pas dans le film de Cayatte (1971) -- à mon avis un des meilleurs réalisateurs français, malgré tout le mal qu'ont pu en dire les "purs cinéphiles" de la Nouvelle Vague, entre autres, parce que chez lui le propos (moral, social, judiciaire, politique) l'emporterait sur l'image: ce n'est même pas toujours vrai, il y a des plans de Cayatte inoubliables, comme dans Les amants de Vérone (1949, avec Prévert), déjà histoire d'amour et de mort, autour de Roméo et Juliette; où deux remplaçants (Reggiani et Anouk Aimée) se rencontrent à la place des acteurs titulaires pour la scène du balcon, dans un regard aussi foudroyant que silencieux.
De Roméo et Juliette à Tristan et Yseult (ou Isolde) au cinéma, cela me rappelle aussi L'Eternel retour -- titre nietzschéen, sous l'Occupation allemande, 1943 -- de Delannoy avec Cocteau... On a aussi reproché à Isolde (Madeleine Sologne) d'être trop blonde, et germanique, à la Libération...
La rencontre de l'amour et de la mort dans ces légendes occidentales relativement tardives (du moyen-âge à Shakespeare) touche toujours à une forme de "tabou", dans l'ambiguïté du sacré-sacrilège: le Tabu de Murnau (1931) est encore une histoire (polynésienne) d'amour rituellement interdit et de mort; et ça ne connaît guère de frontières, cf. Les amants crucifiés de Mizoguchi (Japon) ou L'arbre du désir d'Abouladze (Géorgie). Autant qu'on le sacre, consacre, sacralise ou sacremente, "l'amour" qui relève de la "vie" reste marqué par l'interdit et la transgression (et de ce point de vue le "péché" chrétien qu'on accuse volontiers de tous les maux n'est qu'un exemple exemplaire d'un phénomène quasi universel); du côté de l'âge, dans Mourir d'aimer, on serait plutôt revenu aujourd'hui en-deçà de la morale des années 1960-70, et à cet égard notre couple présidentiel (français) ferait plutôt figure d'anachronisme... |
| | | free
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mar 07 Nov 2023, 09:22 | |
| - Citation :
- Cela m'avait aussi beaucoup touché: c'est l'un des tout premiers textes de Nietzsche que j'avais lus, il y a plus de trente ans, et l'un des derniers qu'il ait écrits, sans avoir le temps de le publier lui-même; par quoi j'ai commencé à le pressentir moins étranger et hostile que je ne le craignais. Il faut garder ça dans un coin de sa tête quand on lit le reste, notamment tout ce qui concerne la "volonté de puissance": on mesure à quel point l'interprétation nazie de Nietzsche (cf. le recueil posthume La volonté de puissance, ou le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl), mais même d'autres interprétations "de gauche" par la suite, ont été des contresens... La "volonté de puissance" ce n'est pas essentiellement vouloir quelque chose, ni avoir plus ou moins de "volonté", ce n'est pas l'apanage du "fort" puisque le "faible" l'exerce tout autant malgré et par la différence de "force".
Penser avec Nietzsche La volonté de puissance On parle encore de révolution copernicienne pour Nietzsche, comme si toute l’histoire de la philosophie n’était faite que de révolution. « Nietzsche opère la première révolution copernicienne digne de ce nom dans la métaphysique occidentale. Rien avant lui ne s’apparente à une telle frénésie de lucidité ». Comme Descartes, Nietzsche considère que le monde n’est pas un cosmos, c’est un monde de forces, comme le soutenait Galilée, et un monde de forces sans ordre ; autrement dit, un monde de chaos. La vie n’est rien qu’une multiplicité de forces qui s’opposent ou se conjuguent aux grés du hasard. Les modes d’expression de ce vouloir vital sont absurdes, insensés ; le jeu de ces forces est gratuit : il n’existe plus aucun repère, aucun centre, aucun indicateur ; il n’existe aucun plan, aucune cartographie, aucune échelle, aucune lecture possible de ce hasard. Il ne s’agit pas que d’une cosmologie, mais d’une éthique : il faut tirer de cette conception du monde une façon de vivre. Il faut rejeter toutes les formes sécurisantes de conjuration de hasard et vivre de façon tragique en admettant l’importance déterminante des forces aveugles du destin et de la fatalité. Il faut accepter « la véritable, la grande angoisse » à savoir le fait que « le monde n’a pas de sens » (La volonté de puissance, t. XI, 3, § 403). Il faut s’abandonner au mouvement insensé, consentir à la dérision pour aimer la vie telle qu’elle est. Amor fati : aime ton destin, qui implique une conception déterministe de la vie : on ne choisit pas d’être gros, pauvre ou malade, on ne choisit pas d’être assassin ou violeur d’enfants. Il faut alors apprendre à aimer son destin, aussi dur qu’il soit – et on sait que celui de Nietzsche n’était pas si aisé. Aimer son destin, c’est aimer la vie plutôt que s’appliquer à la combattre. https://www.philocite.eu/basewp/wp-content/uploads/2015/12/Penser-avec-Nietzsche.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mar 07 Nov 2023, 09:56 | |
| Mieux vaut décidément lire Nietzsche que ses commentateurs -- moi compris quand j'ai la mauvaise idée de le commenter... encore qu'il y en ait de très bons, non cités ici, comme Bataille et Deleuze (l'auteur[e] leur préfère Onfray), moins pour ce qu'ils disent sur Nietzsche que pour ce que celui-ci leur inspire.
C'est tout de même un comble d'arriver à autant de "il faut" généraux à partir d'une pensée qui n'a cessé de traquer dans ses derniers retranchements le principe même du "il faut": il ne "faut" surtout pas la même chose à tout le monde... |
| | | free
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mer 08 Nov 2023, 11:14 | |
| L'éternel retour et la pensée de la mort (Ce texte n'a pas lien directe avec notre sujet mais je l'ai trouvé intéressant).
Mais le ton prophétique ou messianique est aussi celui qu’adopte Zarathoustra dans nombre de ses discours. Non seulement il se présente à ceux qui croisent son chemin comme un prophète – un prophète qui doit précisément réapprendre à vivre et à mourir –, mais il fait aussi à plusieurs reprises l’éloge de la prophétie. Or cet éloge n’est pas séparable d’un autre regard autant sur le dépérissement des êtres et des choses qui l’entourent que sur la mort qui l’attend. S’il est vrai, comme je vais essayer de le montrer, qu’échapper à l’angoisse devant la mort, surmonter l’expérience du deuil sont des traits qui caractérisent Zarathoustra, ils sont liés explicitement au don de prophétie. Avoir des rêves prophétiques, c’est, en effet, nécessairement attendre et espérer, c’est croire que quelque chose peut surgir encore qui ne sera pas immédiatement reconductible à la loi de la disparition naturelle de tous les êtres vivants. C’est croire, plus encore, qu’on a raison de le croire – et l’affirmer. Ainsi, dans un discours de la deuxième partie intitulé « Du pays de la culture », la capacité de faire des rêves prophétiques se trouve doublement liée à la création et à ce que Nietzsche appelle « la foi dans la foi ». À celui qui dispose d’une telle capacité et donc d’une telle foi, s’oppose celui pour qui le dernier mot de la réalité est que « tout mérite de périr » :
Vous êtes la réfutation ambulante de la foi, la dislocation de toutes les pensées, indignes de croire, telle est l’épithète que je vous donne, ô réalistes. [...] Vous êtes stériles, c’est pourquoi vous manquez de foi. Mais tous ceux qui sont nés créateurs ont toujours eu des rêves prophétiques et su lire des présages dans les étoiles ; ils ont eu foi dans la foi. Vous êtes des portes entrebâillées, au seuil desquelles le fossoyeur est en attente. Et voici votre réalité : « Tout mérite de périr (Alles ist werth, dass es zu grunde geht). »
Avant même que nous ne nous engagions à nouveau dans le questionnement de l’éternel retour, ce discours de Zarathoustra nous apprend deux choses. La première est que si la pensée nietzchéenne du temps est une pensée « prophétique » ou « messianique », celle-ci n’est pas séparable d’un messianisme de la parole (celle de Zarathoustra) et de l’écriture (celle de Nietzsche). La seconde est que cette « foi dans la foi » qu’est toute prophétie est tout autant un rapport à la mort et au deuil qu’un rapport au temps. Avoir foi dans la foi, c’est refuser de se laisser gagner par le sentiment que rien ne vaut, car tout est périssable, que la mort étant inéluctable, tout est vain – c’est refuser de prêter une oreille complaisante à ceux que Zarathoustra dénonce, dès le premier livre, comme des « prédicateurs de mort (Prediger des Todes) ». Nous savons que, quelques années plus tard, ce sentiment prendra le nom de nihilisme – et nous devrons nous demander si, au bout du compte et en dépit de tout ce qui les sépare, ce n’est pas dans leur commun refus d’un tel sentiment que « temps messianique » et « éternel retour » consonnent.
https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-2-page-193.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mer 08 Nov 2023, 12:55 | |
| Texte remarquable en effet, et peut-être pas si loin du "sujet" (topic) que tu le crois, car l'"amour" n'en est absent qu'en apparence: d'une part, comme on l'a dit, le "vouloir", surtout nietzschéen, jouxte l'"aimer", d'autre part ce n'est pas pour rien que Cocteau (plus que Delannoy, je présume) avait nommé "l'Eternel retour" sa version de Tristan et Isolde -- qui est pourtant aux antipodes de la "volonté" au sens ordinaire, rationnel, qui se confond chez les Modernes avec la "liberté" du choix, puisque là c'est le philtre qui fait le destin... Dans l'Orphée du même Cocteau (réalisateur cette fois), la question se posera aussi au protagoniste: est-ce Eurydice ou la mort que vous voulez rejoindre ? Le vivant, fût-il poète, est incapable de répondre... Ce, celui ou celle que j'appelle "mon amour" (cf. aussi Derrida là-dessus), n'est-ce pas aussi bien "ma vie" et "ma mort" ?
Nietzsche n'est peut-être jamais plus près de Kierkegaard, sans le savoir, que sur "l'Instant", point de tangence du temps et de l'Eternité chez celui-ci, porte des deux temporalités cycliques, celle du gnome et celle de Zarathoustra, chez celui-là: décision et saut de la foi d'un côté, volonté de puissance de l'autre, toujours proche au fond d'une certaine foi et d'un certain amour, cf. le refrain des "Sept sceaux" (Zarathoustra III): denn ich liebe dich, oh Ewigkeit ! -- "car je t'aime, ô Eternité !" |
| | | free
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Jeu 09 Nov 2023, 09:27 | |
| Aimer Penser Mourir. Hegel, Nietzsche, Freud en miroirs Jean-Luc Gouin
Qui sait si vivre n'est pas mourir, et mourir vivre ? Euripide
[...] L'amour et la mort se partagent une même ambiguïté fondamentale. Le désirable y côtoie l'effroyable.
L'amour, c'est la grande paix que l'on atteint en l'autre, mais aussi la perte de soi en cet autre même. La mort c'est la paix ultime, mais aussi l'irréversible perte de ce soi. Qu'est-ce à dire, sinon que se réalise de la sorte l'union avec l'autre (comme amant) ou avec l'être (comme indétermination totale, ou néant) – union par laquelle je puis me grandir de l'être-autre (je deviens l'autre, je deviens l'être), ou m'y dissoudre tout aussi bien (je deviens l'autre, je deviens l'être-néant). Je suis chez-moi dans l'autre selon la première éventualité. Je ne suis plus rien selon la seconde – plus exactement : il n'y a plus de « je ».
Par ailleurs, que signifie « penser » ? Hegel nous répond avec concision : « La pensée est l'acte de se joindre dans l'Autre avec soi-même (1) ». Il s'agit donc dans le penser d'une véritable réconciliation avec soi, et notamment dans le processus de connaissance :
«Dans la connaissance, il s'agit d'une façon générale d'ôter son caractère étranger au monde objectif qui nous fait face et, comme on a coutume de dire, de nous retrouver en lui, ce qui signifie la même chose que ramener l'être objectif au concept, qui est notre Soi le plus intime (2)».
Ainsi semble se dessiner une profonde homologie du penser au mourir, par l'aimer. Du sujet à l'objet survient sur le plan épistémique ce qui se réalise entre les amants, d'une part, entre l'individu et l'être-dans-la-mort, d'autre part : la rencontre de deux entités distinctes produisant un havre de paix. La paix de la mort-amour se produit également chez le pensant en effet – comme nous le chantent ces beaux vers de Dante* – lorsque cesse le combat de sens avec l'objet :
Je vois bien que jamais notre intellect n'est rassasié, Si le vrai ne l'éclaire, hors duquel ne s'épanche aucune Vérité. En lui il se repose, comme bête au gîte, dès qu'il l'a atteint ; Et il peut l'atteindre ; sinon tous nos désirs seraient sans objet (3).
C'est de haute lutte que le sujet parvient à extirper la rationalité du chaos mondain (4). Il se déchire dans le monde pour se re-trouver enfin : il trouve la paix en lui-même dans la désormais transparence de l'être-rationalité.
Cette paix ou réconciliation, Hegel la nomme souvent le « chez-soi / Bei-sich ». On se sent chez-soi lorsque, là où nous sommes, s'estompent toute difficulté, conflit ou opposition : la raison est chez elle dans le monde, l'amant-e chez lui (ou elle) en son aimé-e, et l'individu dans l'être-indéterminé où sa dilution même dissipe toute forme de négativité. D'ailleurs, si nous identifions comme étant bonheur cet état de réconciliation, il faudrait dire que le souverain bien-être au sens strict réside dans la mort – en laquelle toute forme d'inquiétude, en effet, se voit résorbée. N'est-il pas révélateur en outre que l'on parle du repos de l'âme d'un défunt ? Comme s'il s'agissait littéralement de prendre des vacances... de la vie (5).
https://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/aimer_penser_mourir_hegel_nietzsche_freud_en_miroirs |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Jeu 09 Nov 2023, 11:49 | |
| Encore un texte remarquable -- c'est d'ailleurs moins du commentaire que de la lecture attentive et de la citation ample et intelligente. Comme j'ai lu de la philosophie sur le tard et au hasard des rencontres, un auteur me conduisant à un autre souvent à contresens de la chronologie (dis-ordo cognoscendi, comme le tiercé "dans un ordre différent"), je ne suis arrivé à Hegel et à Schelling (encore moins lu mais tout aussi passionnant) qu'il y a peu de temps... ce n'est pas pour rien que Heidegger en parlait comme de l'achèvement (aussi au sens de point culminant et nec plus ultra) de la "métaphysique"...
En effet, ce ne sont pas seulement les antithèses et les antonymes, les "contraires" en tout genre binaire et symétrique, comme "vie" et "mort", "amour" et "haine", qui s'effondrent les uns dans les autres à la limite de leur jeu, il se désajointent et se déplacent tous ensemble, comme dans une danse où un couple devient indiscernable d'un autre en passant d'une position à l'autre, emportés par le même mouvement ("être / penser ou connaître", "connaître / aimer ou vouloir", et ainsi de suite, concaténation comme marabout / bout de ficelle qui à défaut de tourner en rond ne mène nulle part).
Il m'est souvent arrivé de pester contre l'alternative comminatoire du Deutéronome (souvent imitée depuis, imitée elle-même du discours du suzerain, assyrien par exemple): le choix entre "la vie" et "la mort", par l'"amour" du seigneur, est en plus d'un sens stupide, car sous bien des rapports il n'y a rien à "choisir"; il n'en est pas moins un moment incontournable, un mouvement à la fois impossible et irrépressible de toute "existence": là encore Kierkegaard n'est pas loin -- entre Hegel et Schelling d'une part et Nietzsche d'autre part.
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En revoyant de vieux films de Resnais, je suis tombé sur L'amour à mort (1984) que je n'avais probablement jamais vu, car sa thématique au moins aurait dû me marquer: contrairement à son habitude c'est explicitement théologique, et protestant, avec un couple de pasteurs (Dussollier / Ardant) et un couple d'amis sans religion (Arditi / Azéma) dans le Gard -- le scénariste, Jean Gruault, était lui-même passé par la faculté de Strasbourg, côté catholique, mais s'intéressant davantage à la théologie protestante (il aurait pensé les deux pasteurs, lui plus conservateur, elle plus libérale, sur le modèle Cullmann / Bultmann, c'est du moins ce qu'il explique dans un bonus du DVD). En tout cas le film illustre assez finement la complexité du rapport de / à l'amour et de / à la mort, non seulement sous l'aspect du suicide individuel ou à deux, simultané ou différé, fantasmé ou réalisé, réussi ou raté, mais aussi et surtout dans la relation des uns à la mort volontaire ou involontaire des autres, si l'on peut encore parler d'uns et d'autres quand il y va de l'amour, ou de l'amitié, même dans la haine. Le tout entrecoupé à intervalles irréguliers d'écrans plus ou moins noirs (avec ou sans effet de neige) et de musique d'allure aléatoire (Henze), façon astucieuse de montrer sans montrer ce que ni la parole ni l'image n'atteint, mais autour de quoi tout tourne. |
| | | free
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mar 14 Nov 2023, 10:12 | |
| Que philosopher c'est apprendre à mourir ? Éric Fiat
La fable de l’amour
Car quel autre genre que la Fable, pour mieux rendre le caractère capricieux, immaîtrisable d’éros? Dans ce genre ondoyant et divers, toutes les écritures sont présentes, tour à tour: l’écriture lyrique, l’écriture narrative, l’écriture rhétorique, l’écriture philosophique, l’écriture galante, l’écriture religieuse même. Il y a dans le style de La Fontaine un mélange de construction réglée et de nonchalance; des surprises, des glissements, des effondrements, des volte-face comme dans l’amour, dont les plaisirs et les dangers font le sujet de la Fable « Le Lion amoureux »:
Du temps que les bêtes parlaient Les lions entre autres voulaient Être admis dans notre alliance. Pourquoi non? Puisque leur engeance Valait la nôtre en ce temps-là, Ayant courage, intelligence, Et belle hure outre cela. Voici comment il en alla: Un lion de haut parentage, En passant par un certain pré, Rencontra bergère à son gré: Il la demande en mariage. Le père aurait fort souhaité Quelque gendre un peu moins terrible. La donner lui semblait bien dur; La refuser n’était pas sûr; Même un refus eût fait, possible, Qu’on eût vu quelque beau matin Un mariage clandestin Car outre qu’en toute manière La belle était pour les gens fier, Fille se coiffe volontiers D’amoureux à longue crinière. Le père donc, ouvertement N’osant renvoyer notre amant, Lui dit: « Ma fille est délicate; Vos griffes la pourront blesser Quand vous voudrez la caresser. Permettez donc qu’à chaque patte On vous les rogne; et pour les dents Qu’on vous lime en même temps: Vos baisers en seront moins rudes, Et pour vous plus délicieux; Car ma fille y répondra mieux, Étant sans ces inquiétudes ». Le lion consent à cela, tant son âme était aveuglée! Sans dents ni griffes le voilà, Comme place démantelée. On lâcha sur lui quelques chiens: Il fit peu de résistance. Amour, Amour, quand tu nous tiens, On peut bien dire: « Adieu prudence! ».
On aura remarqué que La Fontaine se sert ici de l’octosyllabe: se situant à bonne distance de la sclérose marmoréenne qui menace l’alexandrin classique, notre auteur use ici d’un mètre plus modeste, plus souple, et changeant; et on aura bien entendu reconnu sous les traits du Lion, le roi lui-même, et dans l’évocation de la longue crinière une allusion à son goût des longues perruques. Il ne faudrait cependant pas en conclure que notre Fabuliste fut dépourvu du désir d’être bien en cour, comme nous en informe assez le simple fait qu’il ait dédié le premier recueil de ses Fables au fils de Louis XIV , le deuxième à sa maîtresse , le troisième à son petit-fils. Mais aux moments même où La Fontaine semble mimer le grand style du Grand Siècle, jamais cependant il ne renonce à jouer du faucillon, du jupon, de la houlette, du bonnet, et du petit chapeau du berger, qui est comme le remarque si bien Patrick Dandrey le matériel privilégié de ses Fables.
Quant à la morale de celle qu’on vient de lire ici, elle est qu’outre les dents et les griffes, apanages de la puissance, Amour fait aussi perdre la prudence. La prudence, c’est-à-dire encore à l’époque de notre auteur, un reflet de l’antique phronesis, cette sagesse pratique qui est tout autre chose que le simple évitement des dangers, mais la sagacité, l’habileté vertueuse, l’habileté qui conduit au bonheur.
(...)
Il semble donc que le désir de posséder soit en matière d’amour l’erreur même, parce que l’amour n’est pas fait pour être maîtrisé: La Fontaine le montre admirablement, et avec une légère pointe d’insolence qu’on peut interpréter comme une forme de fidélité à Fouquet. Au-delà, bien des Fables nous apprennent que l’amour est même en son essence ce qui limite le désir de maîtrise. Et c’est en quoi il ressemble à la mort, comme Bossuet dit si bien.
https://www.cairn.info/revue-etudes-sur-la-mort-2009-1-page-123.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mar 14 Nov 2023, 12:10 | |
| Joli texte, que j'apprécie bien que je sois en désaccord avec ses conclusions (sur et contre l'"euthanasie") -- et peut-être surtout avec sa notion de "dignité" qui n'est, ici du moins, nullement interrogée... Cela m'a rappelé une phrase ou un leitmotiv de F.J. Ossang dont j'ai découvert tardivement les films, dans un genre (disons "punk" au départ) qui m'était assez étranger: "La mort se fait toujours reconnaître par surprise." (Cf. Groland, supprimons la surprise.) Oxymore, du fait de la tension entre la re-connaissance (de Platon à la psychanalyse, entre autres) et la surprise de l'"événement" toujours singulier (mais qui n'apparaîtrait pas comme tel sans l'illusion ordinaire de la répétition, de la régularité, de la norme, autrement dit du nom commun et du nombre)... Bien sûr on pourrait en dire autant de "l'amour". A ce propos, le film de Resnais dont je parlais dans le post précédent faisait aussi une grande place au distinguo (douteux) entre erôs et agapè (dont nous avons souvent parlé, p. ex. ici et là, je n'y reviens pas): le pasteur "conservateur" régurgitait du Nygren mal digéré, dont le livre apparaissait même à l'écran... il référait d'ailleurs la nuance supposée à l'hébreu ou à l'araméen, où elle est impossible, et la disait perdue à cause du latin, qui fait pourtant parfois une (autre ?) différence entre amor et caritas, outre diligo etc. -- passons. Reste que l'amour et la mort ne sont pas des contre-puissances sans être des puissances: "amour fort comme (et non plus que) la mort", dit le Cantique des cantiques (cf. supra, depuis le début) -- une autre façon, sinon "positive", du moins essentielle et événementielle, de penser le (prétendu) " négatif". Comme La Fontaine opposait l'amour à la prudence, on pourra aussi se rappeler ceci (toujours le Cantique, par un autre bout). |
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| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mer 15 Nov 2023, 09:26 | |
| La vision et l’amour
Cette approche ne suffit pas : si l’amour qui sera dans l’au-delà est ici déjà, si l’autre vie doit être la même encore, c’est que déjà nous sommes au-delà, et l’autre vie déjà la nôtre. L’au-delà signifie l’au-delà de la mort, et pour la foi chrétienne nous sommes morts déjà dans le Christ, avec lui et par lui, d’une mort qui a l’amour pour principe et pour terme. Que l’amour, comme le dit le Cantique des cantiques, soit fort comme la mort6, fortis ut mors dilectio, n’indique pas seulement qu’il ait autant de puissance, et puisse même l’emporter sur elle, mais aussi qu’il possède la même puissance de séparation, séparant de tout ce qui n’est pas lui. L’amour veut tout, l’amour prend tout, et il n’unit qu’en arrachant, qu’en déchirant de ce qui lui est étranger. Separat ab omnibus, dit de lui saint Bonaventure pour expliquer que sa force est comme celle de la mort. Et saint Augustin commente cette même parole du Cantique en écrivant que « la charité même tue ce que nous fûmes, pour que nous soyions ce que nous n’étions pas ; l’amour opère en nous une certaine mort ». Par le baptême, nous sommes déjà entrés dans la vie divine, morts et ressuscités. Nous avons laissé déjà derrière nous, en cette vie et en ce monde, l’ancien monde et l’ancienne vie. Ce que nous espérons passe toute mesure, est proprement excessif. Bossuet évoque les saints « à jamais étonnés », au sens fort que ce mot avait alors, tellement étonnés dans la gloire « qu’à peine l’éternité leur suffira-t-elle pour se reconnaître », et Louis Bail les bienheureux « excédés de l’infinité de l’objet, qui est plus grand que leur cœur ». Mais, dans l’amour, quelque chose de cet étonnement et de cet excès commence ici, dès à présent, à quoi notre vie ne suffit pas non plus. Le surcroît de la vie future sur la vie présente n’oppose pas une vie ouverte à l’infini à une vie séquestrée dans la finitude, il est espéré tout autrement que comme un rêve lumineux mais vide, du fait même que dans l’amour nous faisons ici déjà l’épreuve du Dieu toujours plus grand. Seule l’épreuve de la démesure peut nous faire espérer démesurément. En ce sens, la distinction de la nature et de la grâce prévaut sur celle d’un ici-bas et d’un au-delà, et par son poids proprement chrétien en fait éclater la dualité trop sûre d’elle-même, et la prétention dérisoire à mesurer par deux états de l’homme ce que Dieu peut faire de notre vie quand nous la lui donnons. La grâce et la gloire forment deux dimensions de la même et unique vie surnaturelle, et la vie éternelle n’est pas espérée comme le revers lumineux de notre vie ténébreuse, mais comme l’accomplissement de cette union à Dieu qui commence ici dans la vie de grâce, ainsi que Scheeben l’a fortement montré. Car nous avons déjà fait l’épreuve de l’impossible, de ce qui nous est impossible et ne l’est pas à Dieu, être arrachés aux puissances de la mort et du péché, et nous la faisons chaque fois que nous donnons ne fût-ce qu’un verre d’eau par pur amour.
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| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Mer 15 Nov 2023, 11:19 | |
| Merci pour cette étude formidablement riche (1988) de l'excellent Jean-Louis Chrétien, dont je n'ai encore fait qu'une lecture partielle mais qui mérite mieux: je constate combien peu je me serai aventuré dans l'étendue et la profondeur de la théologie philosophique (ou philosophie théologique) de la Basse-Antiquité et du moyen-âge, escamotée dans une culture "protestante" et "biblique" par ce qui la précède et la suit. Cela intéresserait également bien d'autres de nos discussions passées, par exemple celles-ci, celle-là, celle-là ou encore celle-là -- outre les liens déjà indiqués sur "l'amour" ou "la mort". Du côté du vocabulaire latin, on remarquera (dans ton extrait) que la Vulgate du Cantique (8,6) emploie dilectio, de diligo que je mentionnais précédemment (il nous en reste diligence et prédilection, voisins de l'"élection", ce qui rejoint l'équivalence "biblique", entre autres, de l'"élu" et du "bien-aimé") et que saint Augustin affectionnait autant que c(h)aritas (en latin classique dérivé du "cher" et de la "cherté", chérir comme enchérir, mais contaminé en latin ecclésiastique par le grec kharis, "grâce") -- cf. le bien connu dilige et quod vis fac, aime et fais ce que tu veux. En grec, bien entendu, c'est agapè: κραταιὰ ὡς θάνατος ἀγάπη σκληρὸς ὡς ᾅδης ζῆλος, krataia hôs thanatos agapè sklèros hôs hadès zèlos, où l'on remarque comme en hébreu le double parallélisme: fort -> mort / amour // dur -> she'ol-hadès / jalousie-zèle... A mon avis l'image de l'hébreu est moins de "séparation" que d'engloutissement, Mort-She'ol comme Thanatos-Hadès étant aussi bien lisibles comme théonymes que comme toponymes du monde des morts souterrain conçu comme un monstre jamais rassasié (portes ou gueule du She'ol, cf. Proverbes 30,16 ou Isaïe 25 et le renversement de la mort engloutie). A comparer à l'évangélique "entre dans la joie de ton maître" (que Chrétien commente aussi § 14). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Jeu 16 Nov 2023, 13:26 | |
| L'amour est fort comme la mort
Maître Eckhart précise que l’amour ne se peut comparer à la mort que s’il s’accompagne d’un complet renoncement à soi, aux choses matérielles et aux biens spirituels : « ceci arrive quand l’homme s’abandonne entièrement et se dépouille de son moi, et ainsi se sépare de soi-même ».
« Mais, encore qu'un tel abandon soit quelque chose de tout à fait élevé et rare, hors de la mesure, il y a pourtant encore un degré qui élève l'homme d'une façon encore beaucoup plus sublime et parfaite vers sa dernière fin, et c'est l'amour qui l'opère, qui là est fort comme la mort qui nous brise le cœur. Et c'est quand l'homme renonce aussi à la vie éternelle et au trésor de l'éternité, à tout ce que, d'aventure, il pouvait autrefois recevoir de Dieu et de ses dons, en sorte qu'il ne le prend plus expressément et de propos délibéré comme but, pour soi et pour l'amour de soi-même, et ne s'y assujettit pas et que désormais l'espérance de la vie éternelle ne le touche ni ne le réjouit plus, ni ne lui rend son fardeau plus léger.
« Ceci seulement est le degré convenable du vrai et parfait renoncement. Et ce n'est que dans un pareil dénuement que nous prend l'amour, qui est fort comme la mort : et il tue l'homme dans son moi et il sépare l'âme du corps, en sorte que l'âme ne veut plus rien avoir à faire, pour son profit particulier, avec le corps ni avec d'autres choses quelconques. Et par là elle se sépare absolument de ce monde et s'en va là où elle a mérité d'être. Et où a-t-elle mérité d'aller si ce n'est en Toi, ô Dieu éternel, puisqu'il faut que Tu sois sa vie, par cette mort à travers l'amour.
On voit donc quel est cet amour, « fort comme la mort », il est engagement total et inconditionnel de soi, dans une gratuité totale, sans attendre la moindre rétribution, quelle qu’en soit la nature, de cet engagement sans retour…
https://www.blog-glif.fr/post/l-amour-est-fort-comme-la-mort |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Au sujet de l'amour et de la mort Jeu 16 Nov 2023, 14:22 | |
| Sur le "coeur brisé", voir éventuellement ici; et sur la "sexualité" sous-jacente, et coextensive aussi bien à "l'amour" qu'à "la mort", comme à l'ensemble de notre langage et de nos représentations, là.Tout au plus pourrait-on dire que la différence subtile et éphémère entre "l'amour" et "la mort", qui s'évanouit chaque fois qu'on croit la saisir, est aussi ce qui permet d'avancer dans l'impasse (aporie) et d'y demeurer un temps, pour le meilleur et pour le pire, faute de passer outre -- sans quoi ce ne serait pas une impasse -- avant que toutes les différences s'effacent, entre les mots comme entre les choses. Inutile de répéter, comme on l'a tant fait, que se défaire-détacher-déposséder-dépouiller de soi est une absurdité, puisque c'est encore un "soi" intact ou indemne en tant que tel qui se serait défait (etc.) de "soi", autant dire ne se serait défait (etc.) de rien du tout. Au-delà du miroir brisé il n'y a plus rien à voir, Narcisse en saurait quelque chose s'il était encore en état de savoir. Mais l'illusion, la duperie, le mensonge, la tromperie sont peut-être l'essentiel, ou plutôt le décisif de l'affaire, ou du tour de passe-passe: tu m'as dupé, tu m'as ouvert, de la confession-complainte de Jérémie (20,7) à l' ephphatha araméen de Marc (7,34) c'est apparemment le même verbe... On (ne demandons surtout pas qui ni quoi) n'en sortirait qu'en rêve, comme Pierre de sa prison (Actes 12), en métaphore ou en parabole, ou en espérance... |
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