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| faiblesses | |
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Narkissos
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| Sujet: faiblesses Dim 19 Déc 2021, 11:47 | |
| Pendant que je suis chez Tarkovski, je copie dans Stalker, que je ne présente plus, ce célèbre monologue (monologue "intérieur", qui se traduit en cinématographie par une voix "off", fût-elle celle de l'acteur présent sur l'écran mais qu'on ne voit pas parler), vers le début de la seconde partie, selon la traduction française du DVD que j'ai provisoirement sous la main (la comparaison avec l'anglais, lisible dans le dernier lien, serait intéressante, mais je ne comprends pas assez le russe pour départager les deux versions): - Citation :
- Que le projet s'accomplisse. Qu'ils se fient à ce qu'ils voient. Et qu'ils s'amusent à découvrir leurs passions. Ce qu'ils nomment ainsi en réalité n'a rien à voir avec l'énergie de l'âme, ce n'est que le produit de son frottement contre le monde matériel. L'essentiel, c'est qu'ils en viennent enfin à croire en eux-mêmes. Et deviennent impuissants comme les enfants, car la faiblesse est grande et la force n'est rien. A sa naissance l'homme est faible et malléable, quand il meurt il est dur de chair et dur de cœur. Le bois de l'arbre qui pousse est tendre et souple, quand il sèche et perd sa souplesse, l'arbre meurt. Cœur sec et force sont les compagnons de la mort. Malléabilité et faiblesse expriment la fraîcheur de l'existant. C'est pourquoi ce qui a durci ne peut vaincre.
(N.B.: c'est peut-être déjà, au moins en partie, une citation puisque les paroles -- relativement rares -- de ce film et d'autres comportent un certain nombre d'extraits de poèmes, notamment du père de l'auteur, Arseni Tarkovski.) Nous avons souvent évoqué ce thème de la "faiblesse", surtout dans le dispositif du premier paulinisme, celui de la correspondance corinthienne (1 Corinthiens 1,25ss; 2,3; 4,10; 8,7ss; 9,22; 11,30; 12,22; 15,43; 2 Corinthiens 10,10; 11,21.29s; 12,5.9s; 13,3s.9; voir aussi Romains 4,19; 5,6; 6,19; 8,3.26; 14,1s.21; 15,1; Galates 4,9.13; Philippiens 2,26s; 1 Thessaloniciens 5,14; 1 Pierre 3,7; Hébreux 5,2; 7,18.28; 11,34) qui l'installe d'emblée dans une double antithèse (paradoxale, fonctionnelle, dialectique, aporétique, selon les interprétations): faiblesse ( asthenès, astheneia) / puissance ( dunamis) // folie-sottise ( môria) / sagesse ( sophia; cf. p. ex. ce fil, bien qu'il parte de Qohéleth.) Mais la notion de "faiblesse" qui jouxte celles de "maladie" et de "fatigue" (cf. "asthénie", "neurasthénie", etc.; par coïncidence, à Lyon on dit que quelqu'un est "fatigué" pour dire qu'il est malade, même gravement; les mots asthenès, astheneia etc. sont plus souvent traduits par "malade", "maladie", "infirme" ou "infirmité", que par "faible" ou "faiblesse" dans les évangiles et les Actes, surtout dans les récits de miracles: cf. Matthieu 8,17; 10,8; 25,36ss; 26,41; Marc 6,56; Luc 4,40; 5,15; 7,10; 8,2; 9,2; 10,9; 13,11s; Jean 4,46; 5,3ss; 6,2; 11,1ss Actes 4,9; 5,15s; 9,37; 10,12; 28,9 -- a contrario Marc 14,38 // Matthieu 26,41, la " chair faible", ou Actes 20,35; le sens "malade" s'impose aussi, à la lecture sinon en traduction, en Galates 4,13; Philippiens 2,26s; 1 Timothée 5,23; 2 Timothée 4,20; Jacques 5,14) mériterait d'être interrogée davantage. D'abord, par rapport au "carré" (couple de couples) corinthien, si j'ose dire, parce qu'on envisagerait aussi bien la relation inverse: c'est précisément le "faible" qui a besoin de "sagesse" (intelligence, ruse, astuce, subtilité) et qui tend à en développer pour déjouer ou neutraliser la puissance du puissant ou la force du fort, laquelle, d'elle-même, confinerait plutôt à la stupidité (à la limite, un tout-puissant pourrait être un parfait crétin, "grand, fort et bête" comme on disait naguère). La chose n'avait pas échappé à Nietzsche qui y trouvait même un certain scrupule, d'autant plus remarquable qu'il n'avait cessé de vouloir, à l'encontre de la "morale" contemporaine, défendre le fort contre le faible (qu'il l'ait fait à partir d'une situation de "faiblesse" personnelle, physique et psychique, comme le souligne notamment Zweig, ne fait qu'approfondir le paradoxe, ou le mettre en abyme). Ensuite, parce que dans une perspective moderne nous ne pouvons guère concevoir la "faiblesse" que "négativement", c'est-à-dire relativement à la force (ou à la puissance), comme un moins quantitatif (manque, défaut, à la limite absence) de la même chose. Cf. ce que nous disions récemment encore ( ici, 16..11.2021) des "ténèbres" comme "défaut de lumière" (de même le "silence" comme moins ou absence de son, de bruit, de voix ou de parole, la "bêtise" comme moindre intelligence, la "légèreté" comme moindre poids, etc.). En somme nous refusons l'"essence" au "négatif" (ce serait paradoxalement et superficiellement "parménidien"), que nous interprétions celui-ci de manière absolue (non-X, pas du tout de X) ou relative (moins de X). L'interprétation ancienne, et encore médiévale, du "négatif" comme différence essentielle ou qualitative (la "faiblesse" entendue comme autre de la "force", autre genre de "force" ou autre que la "force", soit quelque chose en soi et non pas rien) nous échappe à peu près totalement. |
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 12:49 | |
| La force dans la faiblesse
La force dans la faiblesse est un thème qui traverse toute l’épître. On le retrouve dans chacune des trois sections avec un effet crescendo. Il apparaît dès la prière d’action de grâces qui introduit la lettre (nous y reviendrons). Puis Paul le reprend, au chapitre 4, en utilisant des images telles que celle du vase d’argile qui contient le trésor de l’Évangile. Ce thème est aussi présent dans la seconde section consacrée à la collecte, notamment à travers certains exemples comme celui des chrétiens de Macédoine qui exercent la libéralité alors qu’ils sont pauvres, ou encore la référence au Christ qui pour nous s’est fait pauvre de riche qu’il était afin que, par sa pauvreté, nous soyons enrichis (8.9). Mais c’est surtout dans la dernière section que ce thème résonne dans toute sa force. L’apôtre commence au chapitre 10, verset 5, par une affirmation de puissance : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance du Christ. » Puis il démontre que cette puissance ne se manifeste vraiment qu’à travers la faiblesse humaine. Le point d’orgue de son argumentation sur ce thème se fait entendre dans son témoignage personnel, au chapitre 12, quand il partage la réponse de Dieu à sa prière concernant son écharde : « Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. » (12.9)
https://larevuereformee.net/articlerr/n280/la-force-dans-la-faiblesse-etude-dans-la-seconde-aux-corinthiens |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 13:48 | |
| Présentation "évangélique" de qualité (ça mérite d'être noté) sur 2 Corinthiens, malgré quelques accidents de transcription (p. ex. une citation de 1 Corinthiens annoncée, omise et remplacée par autre chose qui n'a rien à voir) -- on appréciera notamment la citation de C.S. Lewis (un peu trop accaparé à mon goût par ce "milieu évangélique", mais qui l'ouvre souvent à une certaine profondeur). Le problème théologique fondamental, en particulier dans le calvinisme, mais plus généralement dans toutes les "orthodoxies", c'est le rapport de "Dieu" à la "faiblesse": "Dieu" au fond n'en est jamais atteint, il reste envers et contre tout du côté de la "puissance", c'est l'"homme" (ou la "chair") qui est ou doit être "faible" pour que "Dieu" apparaisse en lui tel qu'il est, "fort" et rien que "fort" -- ce qui finit par réduire toutes les affirmations contraires, de l'"incarnation" du Christ à l'éloge de la faiblesse humaine, à un simulacre divin. Que "Dieu" même se donne pour "faible", cela ne peut être en définitive de sa part qu'une comédie, aussi sérieuse et didactique qu'on voudra, non une révélation de son essence (ce qu'il est, aussi, même s'il n'est pas que ça). A cet égard, 2 Corinthiens est plutôt en retrait par rapport aux premiers énoncés de 1 Corinthiens, où il est bien question de la "faiblesse" ou plus littéralement du "faible" ( to asthenes, neutre) de "Dieu", formule certes ambiguë mais qui peut se développer dans un tout autre sens (surtout vu le "champ sémantique" d' asthenès etc., qui va de la "faiblesse" à la "maladie" ou l'"infirmité", cf. supra; on rejoindrait par là cette autre discussion récente). |
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 16:06 | |
| « La force fait de l’homme une chose ». Ce constat fonde les réflexions de Simone Weil (1909-1943) sur la société moderne et le monde de l’entre-deux-guerres. Notre étude a premièrement pour objectif de donner à la notion de force une place majeure dans la lecture de l’ensemble de son œuvre, en éclaircissant son analyse des effets et des différentes manifestations de la force, tels que le pouvoir dans la société, la violence dans la guerre ou dans la relation de soi à autrui, la conception de la toute-puissance dans la religion. Cependant, s’il est vrai que l’analyse de la force est essentielle dans la philosophie weilienne, c’est aussi notre intention de montrer combien il serait réducteur de considérer cette analyse uniquement comme une dénonciation. Nous nous proposons d’y cerner un élément original, une « philosophie de la faiblesse » reconnaissant les valeurs de faiblesse, d’impuissance, de vulnérabilité. Simone Weil, en s’opposant à l’idée que toute modération est faiblesse, pose la faiblesse comme une potentialité positive, seule antidote à la force brutale, « ce qui est plus fort que le plus fort ». Si une telle philosophie de la faiblesse n’a pas été développée de façon systématique, elle émerge néanmoins avec une grande cohérence lorsqu’on analyse la dynamique de la pensée weilienne s’articulant, au fil des œuvres, autour des deux pôles complémentaires de la force et de la faiblesse. Ces deux notions-clefs définissent une structure de pensée qui sous-tend de textes très variés, tels que les textes philosophiques de la jeunesse, les écrits socio-politiques, les réflexions sur la civilisation, les écrits sur la science, la religion et l’éthique.
http://www.theses.fr/2010REN1PH01
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 16:43 | |
| Dommage qu'on n'ait pas accès au contenu de la thèse... Bien sûr, des "concepts" ou "abstractions" comme "force" (ou "puissance") et "faiblesse" ont tendance à enfermer dans des "problèmes" logiques complètement artificiels. Un "rapport de force" est toujours plus complexe qu'il en a l'air: le chat est plus fort que la souris, le renard que le lapin, le loup que l'agneau ou le lion que l'antilope, mais s'il y a toujours des souris, des lapins, des agneaux et des antilopes (et par conséquent aussi des chats, des renards, des loups ou des lions, quoique de ces derniers et pour d'autres raisons de moins en moins) c'est bien parce que la "loi du plus fort", quand même elle ne connaîtrait aucune exception, n'a nullement besoin d'exception pour se compliquer elle-même, par toute sorte de paramètres autres que la quantité de force. Un petit caillou bien placé peut faire dérailler un TGV lancé à toute allure, un filet d'eau finit par creuser la roche, ce ne sont pas les illustrations qui manquent pour montrer qu'un rapport de force ne se résume pas à la quantification du plus et du moins de force, et que la puissance (possibilité, potentialité, etc.) du "faible" ne relève pas d'une "anti-physique" ni d'une "méta-physique", mais de la "physique" tout court comme jeu de différences virtuellement infini... Repenser "David et Goliath" sous cet angle (le petit caillou ce n'est pas rien). Ou encore ceci. Ou, chez La Fontaine, "le pot de terre et le pot de fer" vs. "le chêne et le roseau". |
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 17:37 | |
| - Citation :
- a contrario Marc 14,38 // Matthieu 26,41, la "chair faible", ou Actes 20,35; le sens "malade" s'impose aussi, à la lecture sinon en traduction, en Galates 4,13; Philippiens 2,26s; 1 Timothée 5,23; 2 Timothée 4,20; Jacques 5,14) mériterait d'être interrogée davantage. l'esprit est ardent, mais la chair est faible
"l'esprit est ardent, mais la chair est faible", la faiblesse de la chair devient une puissance, une inclination spontanée au mal décrite en Romains 7, une force opposée à la volonté divine et un pouvoir mortifère : "moi, je suis un être de chair, vendu au péché" (Rm 7,14). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 20 Déc 2021, 21:45 | |
| Sur Marc 14,38 // Matthieu 26,41 voir, par le lien précédent (encore accessible depuis ta citation), la discussion du 28.5.2021. En l'occurrence, la "faiblesse" de la "chair" qui l'emporterait sur la force (présumée) de l'"esprit" ne serait pas du côté de "Dieu"... Si l'opposition "chair / esprit" dépend du (second) paulinisme (à partir) de Romains etc. (ce qui est plausible, non certain), elle aurait éclipsé (voire renversé) la première opposition "faiblesse / puissance" de 1--2 Corinthiens (de fait la "faiblesse" n'est plus guère valorisée dans les textes pauliniens [vraisemblablement] ultérieurs). Noter cependant qu'il s'y mêle une autre tradition, "ne pas entrer en épreuve/tentation", qui a bien une correspondance dans le Notre Père de Matthieu (voir ici), mais aucune chez Marc, ni chez Paul. Quoi qu'il en soit, on peut remarquer ici aussi que la "force" de la "faiblesse" joue de l' évitement: l'"esprit" peut être aussi fort qu'il veut ( pro-thumon: préparé, décidé, résolu), il passe en quelque sorte à côté de la "faiblesse" de la "chair" qui ainsi lui échappe, le déjoue ou le neutralise. De fait, la "chance" de la "faiblesse" contre la "force" n'est jamais dans le "frontal", l'affrontement ou l'opposition diamétrale, comme on dit, mais dans la fuite, le refuge ou la cachette, le subterfuge, l'esquive, l'écart, le détour, l'oblique, la ruse ou l'astuce -- ce qui suppose une certaine "sagesse" (prudence, sagacité, etc.), éventuellement dia-bolique ou serpentine... |
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| Sujet: Re: faiblesses Mar 21 Déc 2021, 11:14 | |
| « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort » Paul (2 Corinthiens XII, 10)
La célèbre formule de Paul a fait couler beaucoup d’encre et…de sang ! Avant même de chercher à comprendre le sens de cette formule paradoxale, il faut s’expliquer sur le renversement des termes que j’assume pleinement…En effet, dire que je suis fort parce que je suis faible ne signifie pas la même chose que le mot précis de Paul : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort ». Le mot de Paul est un hymne à l’humilité en pleine période de persécutions à son encontre. Paul est d’autant mieux placé pour comprendre le paradoxe insoutenable de l’existence, ayant été lui-même le plus féroce persécuteur des chrétiens avant son incroyable conversion qui l’a transformé en infatigable propagateur de la nouvelle foi. Sa parole, c’est aussi un rappel du paradoxe sublime de la croix qui a permis l’apparition du plus grand mouvement de foi jamais observé à partir de la mort misérable d’un innocent sur une croix. C’est d’ailleurs à ce même Paul que le christianisme doit le dogme de la résurrection du Christ, certainement le plus grand coup de force jamais opéré dans l’Histoire de l’Humanité. S’il est un philosophe qui a parfaitement compris le génie de Paul, c’est bien Nietzsche. Car, derrière l’apparente haine de Nietzsche contre le christianisme, il y a une admiration pathologique pour ce qu’il considère comme la plus grande de toutes les supercheries ! Car, à l’opposé de Paul, Nietzsche n’a-t-il pas été un homme faible qui a fait l’apologie de la force? Et Nietzsche n’a-t-il pas précisément été fort parce que faible ? La force de Nietzsche n’a-t-elle pas résidé dans la sublimation intellectuelle de sa faiblesse physique, le philosophe de la grande santé ayant été un grand malade jusqu’à sa mort ? Enfin, n’était-il pas écrit à l’avance que l’auteur du Complexe de Dieu ne pouvait pas faire autrement que de retenir la phrase de Paul à l’envers, donnant ainsi raison à Nietzsche pour qui aucun homme ne peut supporter de ne pas être un dieu ?
Pour mieux comprendre la phrase de Paul ainsi que son inversion par Jean-Luc, il faut passer par Martin…Luther a en effet profondément médité la parole de Paul pour se la réapproprier d’une façon déjà très existentielle. Le thème luthérien de la faiblesse salutaire de la chair était déjà présent chez Paul qui était en proie à de nombreuses tentations. Or, Luther a compris que la faiblesse de la chair pouvait être un moyen utilisé par la Providence divine pour humilier l’orgueil de son Elu. De fait, s’il n’avait pas engrossé la nonne Catherine Bora alors qu’il était moine à Wittemberg, Luther n’aurait jamais eu le courage de défier l’Eglise de Rome. C’est ainsi que le jeune moine défroqué a développé son concept de la pecca fortiter, le péché qui fortifie paradoxalement le croyant en humiliant son orgueil. C’est à peu près la même idée qu’on retrouve dans la célèbre métaphore de Luther : « La raison est la putain du Diable » Cette phrase est généralement réduite à une métaphore un tantinet grivoise pour fustiger l’orgueil de la raison humaine qui croit pouvoir se passer de la foi. Ce n’est pas faux, mais cela ne doit pas faire oublier la fascination qu’avait Luther pour cette putain de raison ainsi que pour ces putains que le Christ avait tant aimé ! Avec un peu plus d’audace encore, Luther aurait pu évoquer la putain de Dieu à travers la figure de cette femme pleurant aux pieds du Jésus dans une posture pour le moins sensuelle pour implorer son pardon. Si la raison est la putain du Diable, ne doit-on pas soutenir que la foi est la putain de Dieu ? Or, la prostituée n’est-elle pas l’être le plus paradoxal qui soit, à la fois objet du plus grand mépris et de la plus folle adoration ? Le terrible secret gardé dans sa tombe par le grand penseur de la foi, Kierkegaard, ne réside t-il pas dans une telle prise de conscience. L’espion de Dieu n’a-t-il pas mis le doigt sur le point faible du Système. Son secret non divulgué ne fait-il pas la force extraordinaire de cet auteur trainé dans la boue par ses contemporains ?
https://www.accordphilo.com/article-30599696.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: faiblesses Mar 21 Déc 2021, 13:16 | |
| Beaucoup de choses intéressantes et discutables dans ce court texte. L'interprétation la plus "triviale" de Luther, autant qu'il s'y prête, n'est pas forcément la plus probable, et quand elle serait exacte elle n'en serait pas moins partielle, occultant le principal: le "théologien au bordel" y resterait théologien, le bordel affecterait sans doute sa théologie mais ne suffirait pas à l'expliquer.
Toutes les antithèses qui foisonnent dans la tradition chrétienne et spécialement luthérienne (faiblesse / puissance comme folie-sottise / sagesse, mort / vie, perdition / salut, petit / grand, esclave / maître ou serviteur / seigneur, premier / dernier, etc.), peu importe comment on les interprète (sur un mode paradoxal, aporétique, dialectiques ou fonctionnelles), passent par un moment de pure contradiction logique où elles se renversent ou se retournent, en principe indéfiniment (celui qui est "fort" quand ou parce qu'il est "faible" est par là même un "fort" à quoi s'opposerait à nouveau une "faiblesse", peut-être même pas une autre "faiblesse"): cela mérite d'être pensé et peut l'être indéfiniment, mais tant qu'elle en reste là la pensée tourne en rond, elle pense et ne pense rien (cf. le "mauvais infini" de Hegel), elle ne peut se donner l'illusion d'avancer qu'en sautant par-dessus la contradiction, et remarquer alors ce qui distingue les antithèses les unes des autres: non seulement les couples de termes opposés ne sont pas superposables les uns aux autres, mais chaque couple implique des modes d'opposition subtilement différents (entre "faiblesse" et "puissance" ça ne joue pas exactement de la même manière qu'entre "folie-sottise" et "sagesse" ou "mort" et "vie", p. ex.); mais ça ne supprime pas pour autant la contradiction, à chaque fois centrale et nécessaire au "jeu".
A propos de mon post précédent (la "force" de la "faiblesse" contre la "force" tout court implique une certaine "sagesse", "ruse" etc.) j'ajouterais ceci: en 1 Corinthiens 1--2 la "faiblesse de Dieu" l'emporte sur la "puissance" en passant par l'autre couple, "folie-sottise / sagesse", qui comporte un supplément de ruse, puisqu'elle trompe les "princes-archontes" de ce "monde", comme par un tour de passe-passe... |
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| Sujet: Re: faiblesses Ven 20 Oct 2023, 14:14 | |
| Question d'éthique, Nietzsche et Dardenne ou la morale du « faible » - Thomas Cascales, Aurélien Chatagner
Le faible et le fort, une éthique du sujet à la Dardenne
L’exemple le plus illustratif est mis en scène dans l’échange entre Samantha et son conjoint qui, à force d’empiétement sur son territoire, devient le rival de Cyril et, dans une confrontation mémorable, oblige Samantha à choisir entre lui et Cyril. Dans cette scène, le conjoint, hors de lui, disqualifie Cyril et interroge Samantha sur son choix d’accueillir ce gamin « abîmé par la vie ». Elle lui répond, dans un dialogue qui définit à lui seul une notion aussi complexe que celle d’éthique, que « Cyril est quelqu’un de faible, il le fait pas exprès, on peut pas lui en vouloir ». Le personnage de Samantha exprime par ces quelques mots la puissance d’une éthique du sujet et de la même manière nous permet d’en comprendre le sens. En effet, pour le personnage de Samantha, la conduite d’un être-au-monde est un état donné par la vie, l’expérience, un déterminisme immuable qui essentialise l’être dans une posture subjective indépassable, et de ce cadre donné découleraient des comportements, des actes, des conduites, qui, peu importe leur nature morale, ne seraient que l’expression logique, attendue d’une essence spécifique et limitée dans son développement. Son éthique – à elle – est là. Elle ne peut accepter les comportements difficiles de Cyril que dans la mesure où elle définit par avance l’orientation subjective de celui-ci. Cyril est acceptable pour elle parce qu’il est « faible », donc excusable, le « fort » au contraire aurait les moyens de faire autrement, la liberté de choisir de faire le bien ou le mal, le bon ou le mauvais. Le « faible » dans sa nature n’a pas les moyens d’exprimer autre chose que ce qu’il démontre par ses actes, aussi dérangeants soient-ils. Le « faible » prend sa valeur dans sa prévisibilité ; à ne rien en attendre, il ne déçoit jamais. Dit autrement, le « faible » a les potentialités pour devenir « fort », au contraire du « fort » qui ne peut par son statut élitiste avoir qu’à prouver, à démontrer la valeur de son rang, sans alternative à sa condition.
https://www.cairn.info/revue-empan-2013-1-page-103.htm#:~:text=Le%20%C2%AB%20faible%20%C2%BB%20prend%20sa%20valeur,sans%20alternative%20%C3%A0%20sa%20condition. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: faiblesses Ven 20 Oct 2023, 15:40 | |
| Quoi de plus affolant que la pensée d'un "psy", sinon celle de plusieurs ? :) Je garde un bon souvenir, un peu flou, du film des Dardenne; et je ne crois pas que Nietzsche, dans ses intuitions les plus sombres, ait envisagé le niveau de victimisation que nous avons atteint 130 ans plus tard, à huit milliards de victimes n'ayant plus le choix (de l'objet de leur ressentiment) qu'entre des coupables également victimes ou fantasmatiques (façon "complotiste"). Effectivement, impossible pour le "faible" de devenir "fort" sans devenir aussi "coupable", et pour le "fort" de s'innocenter ou de se justifier sans devenir "faible". Joli cercle, vicieux ou vertueux, où il n'y a même pas l'ombre d'un choix ( alias "libre-arbitre"). |
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| Sujet: Re: faiblesses Mar 24 Oct 2023, 16:01 | |
| - Citation :
- Mais la notion de "faiblesse" qui jouxte celles de "maladie" et de "fatigue" (cf. "asthénie", "neurasthénie", etc.; par coïncidence, à Lyon on dit que quelqu'un est "fatigué" pour dire qu'il est malade, même gravement; les mots asthenès, astheneia etc. sont plus souvent traduits par "malade", "maladie", "infirme" ou "infirmité", que par "faible" ou "faiblesse" dans les évangiles et les Actes, surtout dans les récits de miracles: cf. Matthieu 8,17; 10,8; 25,36ss; 26,41; Marc 6,56; Luc 4,40; 5,15; 7,10; 8,2; 9,2; 10,9; 13,11s; Jean 4,46; 5,3ss; 6,2; 11,1ss Actes 4,9; 5,15s; 9,37; 10,12; 28,9 -- a contrario Marc 14,38 // Matthieu 26,41, la "chair faible", ou Actes 20,35; le sens "malade" s'impose aussi, à la lecture sinon en traduction, en Galates 4,13; Philippiens 2,26s; 1 Timothée 5,23; 2 Timothée 4,20; Jacques 5,14) mériterait d'être interrogée davantage.
Aux prises avec cet ange dont « Fatigue » serait le nomBertrand DumasJésus abreuvant spirituellement les Samaritains au travers de sa rencontre avec une femme venue puiser de l’eau (Jn 4, 1 s.) : l’épisode est connu. Connue aussi, la discussion à la fois décalée et touchante qui lie les deux protagonistes. On y parle de la soif et de son apaisement, du patriarche Jacob et de la vie éternelle, de l’adoration de Dieu et des réalités conjugales. Mais connaît-on vraiment les circonstances qui présidèrent à cette magnifique révélation dialoguée ? Qui remarque l’annotation liminaire apparemment banale de l’évangéliste Jean : « Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis tout contre le puits. C’était environ la sixième heure » (Jn 4, 6) ? Sans forcer le sens du texte, on peut avancer qu’il a fallu ce rapprochement très humain de Jésus avec la Samaritaine pour ouvrir la discussion . Il a fallu que le Christ se fasse marcheur pour ne pas effaroucher celle qui cheminait déjà ; qu’il accepte de défier les conventions pour rejoindre celle qui était elle-même exclue (qui viendrait puiser à midi ?) ; qu’il endure la fatigue pour toucher celle qui traînait sans doute une vie lasse, symbolisée ici par des noces inaccomplies.« Jésus, fatigué par la marche, se tenait assis… » : ainsi donc la fatigue, cette réalité si pesante, si commune et presque vulgaire, pourrait-elle constituer un lieu de Révélation ? Un moyen d’approcher toujours et à nouveau de ce grand mystère de la philanthropie divine ? Dans une société où presque tous se plaignent d’être fatigués, il me semble qu’il y a urgence à reconsidérer un thème théologiquement délaissé. C’est donc en théologien que je voudrais proposer d’approfondir cette réalité. Pour cela, je commencerai par mettre en perspective le discours – ou trop souvent l’absence de discours – des chrétiens contemporains à ce sujet (point 1). Puis le témoignage biblique viendra prolonger la réflexion (point 2) et l’ouvrir à la question suivante : le Christ sauve-t-il de la fatigue (point 3) ?La fatigue dans la Bible : un double déplacementJésus près du puits de JacobSaint Augustin l’avait bien saisi, lui qui consacre à la fatigue du Christ dialoguant avec la Samaritaine un bref mais magnifique commentaire. Génial comme souvent, il ne manque pas de relever dans le récit la mention de la fatigue de Jésus. Il la déploie et l’interprète, proposant d’y voir une marque de l’incarnation du Christ :Ce n’est pas sans raison, écrit-il, qu’est fatiguée la force de Dieu […]. C’est pour toi, mon frère, que Jésus est fatigué du chemin. Nous voyons en Jésus, et la force et la faiblesse : il nous apparaît tout à la fois puissant et anéanti […]. Où pouvait-il aller ? D’où pouvait-il venir ? Évidemment il venait vers nous, et il n’y venait qu’en se revêtant de la forme visible de notre corps […]. C’est pourquoi « la fatigue qu’il a ressentie du chemin » n’est autre chose que la fatigue résultant pour lui de son Incarnation.Par rapport à l’Ancien Testament, nous sommes ici dans une logique d’accomplissement, c’est-à-dire de continuité en même temps que de nouveauté. Continuité, car la venue du Fils en la chair est ici comprise comme l’aboutissement de ce mouvement par lequel Dieu se faisait déjà secours des épuisés. Nouveauté, car en Jésus c’est Dieu même qui assume notre nature fatiguée et faible, pour qu’en retour notre faiblesse soit irriguée par sa force. Un pas décisif a été franchi.https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2017-3-page-107.htm |
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| Sujet: Re: faiblesses Mar 24 Oct 2023, 17:16 | |
| Pour la première citation, cf. supra 19.12.2021; quant à la seconde, il me semblait bien l'avoir déjà vue quelque part: c'était ici, 20.4.2023. Sans revenir sur le débat déjà interne à l'"Ancien Testament" (entre le deutéro-Isaïe et la Genèse notamment) sur le dieu qui se fatigue ou ne se fatigue pas (cf. le dernier lien), on peut remarquer que la "fatigue" de Jean 4,6 ( kopiaô au parfait, épuisé comme par un travail pénible) revient au v. 38: "Moi, je vous ai envoyés moissonner ce pour quoi vous n'avez pas peiné ( kopiaô, parfait); d'autres ont peiné ( idem) et vous êtes entrés dans leur peine ( kopos)." La "faiblesse" n'est peut-être pas tout à fait la "fatigue": dans le quatrième évangile elle correspondrait plutôt à la "maladie", notamment de Lazare, astheneô etc. (11,1ss; cf. 4,46; 5,3.5.7; 6,2). En tout état de cause, qu'on considère l'une ou l'autre comme un(e) "autre" de la force ou de la puissance ou comme une différence quantitative du même, un "moins" de la même chose (relire éventuellement ce fil depuis le début), on retombe sur la problématique nietzschéenne exemplairement mise en évidence par Deleuze: la "force" ou la "puissance" est en soi relative et différentielle, il n'y a de "force" et de "puissance" que là où il y a du "plus" et du "moins" en rapport (de force) l'un avec l'autre. Un dieu si puissant soit-il ne peut exercer sa puissance que contre une moindre puissance et en la perdant jusqu'à l'épuisement, et ne la reconstituer qu'à ne pas l'exercer totalement; autrement dit, une " toute-puissance" est une aberration qui s'annulerait d'elle-même, elle ne serait ce qu'elle est qu'à être le contraire de ce qu'elle est, à ne rien pouvoir: la "logique" ici rejoint la "physique" et la "métaphysique" dans une aporie ou une paralysie générale. Rien que par là la force serait faible, et inversement... |
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| Sujet: Re: faiblesses Lun 30 Oct 2023, 10:19 | |
| L'humilité, masque de la haine. Nietzsche contre les « chrétiens »
Effectivement, il y a chez Nietzsche, et c'est sans doute le fruit de sa formation et de sa culture protestante, une forme d'héritage du précepte : « Ne jugez point ». Ce qu'il reproche aux « chrétiens » qu'il attaque dans U Antéchrist, c'est d'expédier en enfer les adversaires, tout en disant « ne jugez point ». De ce point de vue, il est intéressant d'analyser ses commentaires de certains passages des Évangiles (§ 44 de L' 'Antéchrist), certes très partiaux et injustes. Évidemment, il prend pour cible les « chrétiens », mais très curieusement, il reproche aux chrétiens à peu près ce que Jésus reprochait aux Pharisiens, c'est-à-dire se placer du côté de la Loi pour condamner le pécheur, en affirmant : « moi, je suis juste ». Il fait un joli mot, à propos du ressentiment : en allemand, « juste » (« gerecht ») et « vengé » (« gerâcht ») se prononcent de la même manière. Je suis juste signifie : je me venge ! J'en veux à celui qui m'opprime, et pour marquer ma rancune, c'est-à-dire la souffrance que me cause mon impuissance, je vais déclarer : il est mauvais. Je vais accomplir ma vengeance en le dénonçant comme méchant, immoral, don juan, satyre, capitaliste, égoïste etc. Ce que critique Nietzsche, ce n'est pas la domination, mais l'idée qu'une domination puisse se fonder moins sur la réalité que sur l'évitement de la réalité. Nietzsche s'en prend à la moralisation du conflit et au recours à des valeurs idéales, abstraites qui permettent de me justifier et de justifier ma propre faiblesse, c'est-à-dire ma propre soumission. On retrouve donc ce fil rouge de l'Évangile, la Loi qui détruit tous les rapports au nom d'une abstraction. Lorsque Jésus se trouve devant la femme adultère et dans d'autres circonstances, il refuse d'appliquer la Loi comme condamnation, ou selon la thématique de Nietzsche, de s'inscrire dans le rapport moralisateur de l'Idéal.
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1998_num_59_1_2066 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Lun 30 Oct 2023, 12:36 | |
| C'est encore avec grand plaisir que je retrouve Blondel (dont nous avons parlé récemment ici, 16.10.2023) -- et une certaine nostalgie de cette époque (années 1990) où une lecture "protestante" (et) "de gauche" de Nietzsche était encore possible. Car depuis il y a eu un retour en force de la "morale", dont j'associe en France le basculement politique à Jospin (premier ministre de 1997 à 2002, avec la fin que l'on sait), à la fois protestant et socialiste -- après Mitterrand qui avait été plus "machiavélien", sinon machiavélique, et par là plus proche de Nietzsche. Bien entendu, c'et un phénomène mondial et transpartisan: aujourd'hui tout le monde, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche, des féministes ou LGBTQI+++ aux intégristes catholiques, la Russie, la Chine, la Turquie, le Hamas, ne jure que par la morale, une morale présumée universelle, la même pour tous, bien que chacun l'interprète différemment. Ce qui rend Nietzsche à la fois plus "actuel" et plus "inactuel", voire inaudible. Dans le détail, je remarquerais que la virtù, comme l'accent l'indique, se réfère plus à la Renaissance italienne (encore Machiavel) qu'à la virtus latine dont elle est néanmoins dérivée (Nietzsche, philologue, ne s'était pas trompé là-dessus). Le (non-)rapport de Nietzsche à Kierkegaard m'a aussi beaucoup intrigué, parce que les deux m'ont tout autant marqué dans des sens irréductiblement différents, souvent opposés mais étrangement compatibles et complémentaires dans ma bibliothèque mentale -- il y a beaucoup de (non-)rapports du même genre, de Nietzsche à Marx ou à Stirner (contrairement au dialogue entre ces deux derniers, cf. La Sainte-famille de Marx), de Kierkegaard à Stirner (contemporains diamétralement opposés sur les plans politique et religieux, mais étrangement d'accord sur l'"Individu" comme l'"Unique", den Enkelte / der Einzige), ou de Freud à Nietzsche (Freud qui revendique de ne pas avoir lu Nietzsche pour ne pas en être influencé). Mais autant Blondel me semble avoir raison de souligner que plus que toute chose Nietzsche, surtout dans ses derniers écrits, cible l'"idéalisme" (qu'il soit chrétien, platonicien, bouddhiste, socialiste ou anarchiste), autant Kierkegaard, lui, reste essentiellement "idéaliste": dans un sens opposé à Hegel, "l'Idée" lui reste essentielle. En tout cas Nietzsche n'est certainement pas plus opposé au christianisme que le christianisme ne l'est à lui-même, par une "déconstruction" interne qui garde en son coeur quelque chose d'"idéal". Quand on dit que le Christ est le seul chrétien ( Christ en allemand), c'est aussi qu'on le réduit à un "type" (expressément dans L'Antichrist), encore plus dostoïevskien ( L'Idiot) que tolstoïen, et qu'on rejette comme "chrétien", au sens ecclésiastique du terme, tout ce qui ne correspond pas à ce type (ressentiment, vengeance, justice, rétribution, récompense), selon un geste rendu possible par la "haute-critique" allemande du XIXe siècle, mais que Nietzsche rend peut-être plus "idéaliste" que quiconque... Sur tout ce problème de "déconstruction" du "christianisme" par lui-même, cf. p. ex. ici 25.10.2023. |
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| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 11:07 | |
| Chapitre IX. Force et droit chez Pascal et Spinoza
FORT
3Aussi bien chez Pascal que chez Spinoza, la présence d’un droit du plus fort s’explique d’abord par l’absence de justice naturelle. Il n’y a de justice qu’instituée par la force, parce que l’homme n’est pas juste à l’état naturel. La justice de la force tient donc à l’impossibilité d’une force de la justice ; elle est l’expression directe d’une nécessité.
Chez Pascal, les hommes doivent se résoudre à légitimer la force et à proclamer un droit de l’épée, car il leur est impossible de faire triompher le juste. Certes, l’auteur des Pensées ne confond pas les deux ordres : la force est une qualité physique palpable, selon ses propres mots, tandis que la justice est une qualité spirituelle10. Il établit une différence fondamentale entre la légitimité de suivre le juste et la nécessité d’obéir à la force. Comme le fait valoir le fragment 103, « il est juste que le juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi ». Pascal insiste également sur la nécessité de concilier les deux qualités, car sans force la justice est impuissante et sans justice la force est tyrannique11. Il définit ainsi un idéal d’unité et d’équilibre tel que la force soit tempérée par la justice et échappe au banc des accusés, et que la justice soit secondée par la force pour éviter d’être contredite par les méchants. « Il faut donc mettre ensemble la justice et la force et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste12. » Mais dans la réalité ce n’est pas le juste qui est fort, c’est le fort qui est juste. « Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût qui est le souverain bien13. »
Cet état de fait est le résultat de la conjugaison de deux causes. La première est liée à la nature respective de la force et de la justice. C’est la force qui fait la loi et qui l’emporte irrésistiblement parce qu’elle est une qualité palpable qui ne se laisse pas manier, alors que la justice est plus malléable et peut se plier dans tous les sens parce qu’elle « est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut14 ». La légendaire raideur de la justice n’est rien face à la rigueur de la force. La dure résistance des qualités physiques et matérielles l’emporte donc sur la souplesse et la flexibilité des qualités spirituelles et explique en partie que ce soit la justice qui ploie devant la force et non l’inverse. Mais si la justice est aussi faible et malléable face à la force, cela tient également à l’impossibilité pour les hommes de lui trouver une assiette ferme et de lui assigner une essence fixe. Ainsi, la seconde cause du fait que la force soit la reine du monde tient à l’incapacité humaine à trouver le juste et à le faire triompher de sorte qu’il faut se résigner à se plier au fort. Cette impuissance est liée à la seconde nature, corrompue par le péché originel, qui fait que l’homme n’est plus à même de savoir où est le véritable droit, car la concupiscence est devenue le principe de ses actions. « Veri juris. Nous n’en avons plus15. » Jadis l’homme possédait un instinct secret de la justice, mais après la faute ses pointes sont trop émoussées pour la saisir. « Nous naissons donc injustes et dépravés16 », car nous nous faisons centre de tout au lieu de tendre au général.
L’homme, par conséquent, ne peut pas fonder l’économie du monde sur la justice et sur ses lois, car il les ignore17. La raison est incapable de déterminer la justice avec justesse ; elle la confond avec l’autorité, l’intérêt ou la coutume et lui prête divers costumes au gré des modes et du temps :
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu […]. De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente et c’est le plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps18.
https://books.openedition.org/psorbonne/96540?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 13:32 | |
| Etude fort bien menée, qui intéresserait également ce fil-ci: elle donnerait envie de réveiller nos contemporains qui par millions s'imaginent qu'ils ont des "droits", qu'il y a ou qu'il doit y avoir de la "justice" et du "droit", absolument, parce que c'est comme ça, parce que c'est vrai et que ça l'a toujours été; qui, même s'ils ont appris La Fontaine à l'école, n'ont jamais entendu sa "morale" (la raison du plus fort est toujours la meilleure) que comme une antiphrase sarcastique, signifiant son contraire. L'accord profond de Pascal et de Spinoza sur ce point, en dépit d'une "théologie" diamétralement opposée (péché originel vs. panthéisme intellectuel, compris de façon aussi "radicale" de part et d'autre), est celui de leur siècle: on pourrait en dire autant de Hobbes même si sa façon de poser le "problème" et sa "solution" est toute différente, empiriste et contractuelle, préparant à cet égard Montesquieu ou Rousseau, et le basculement vers la "démocratie" qui n'échappe pas pour autant au rapport de force mais en modifie l'économie -- le nombre ou la ruse des faibles peuvent ou non faire force supérieure, ça devient une question d'organisation, de structure, de stratégie, de topique, de gouvernement ou de cybernétique au sens du pilotage, à la lettre de "démagogie" -- comment "conduire le peuple")... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 14:12 | |
| - Citation :
- D'abord, par rapport au "carré" (couple de couples) corinthien, si j'ose dire, parce qu'on envisagerait aussi bien la relation inverse: c'est précisément le "faible" qui a besoin de "sagesse" (intelligence, ruse, astuce, subtilité) et qui tend à en développer pour déjouer ou neutraliser la puissance du puissant ou la force du fort, laquelle, d'elle-même, confinerait plutôt à la stupidité (à la limite, un tout-puissant pourrait être un parfait crétin, "grand, fort et bête" comme on disait naguère).
Jean-Vincent Holeindre La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie Paris, Perrin, 2017, 528 pages Dans l’ouvrage issu de sa thèse soutenue en 2010, Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, propose une histoire de la ruse dans l’aire occidentale. Suivant une approche généalogique, il chemine parmi les Grecs, les Hébreux et les Romains, puis dans toute l’Europe jusqu’à nos jours, en décrivant comment chaque époque et chaque peuple ont appréhendé la ruse et son emploi dans la conduite de la guerre. Dans leur Théogonie, les Grecs associent la ruse à la force puisque « la force de Zeus, éclairée par la ruse de Métis, se mue en puissance » (p. 33). De même, dans L’Iliade et l’Odyssée, Homère met en scène le couple Achille/Ulysse, qui représente les deux faces de la puissance guerrière : Achille recherche la gloire, y compris à titre posthume s’il se sacrifie, tandis qu’Ulysse veut préserver sa vie et doit composer avec sa (relative) faiblesse physique. On peut considérer que ses qualités de planificateur et d’organisateur et sa sagesse pratique font de lui le premier stratège grec. Les Hébreux recourent, eux aussi, aux subterfuges pour compenser leurs faiblesses, à l’instar de David qui fait preuve d’anticipation et d’adaptation face au géant Goliath. Dans les textes bibliques, les vainqueurs sont ceux qui associent la prudence à une intelligence supérieure : « Le bon stratège, écrit J.-V. Holeindre à partir des analyses de l’historien Arnold Toynbee, est celui qui, avec humilité et prudence, anticipe tous les scénarios possibles, sans postuler la supériorité intrinsèque de son armée et de son plan de guerre » (p. 57). À l’inverse, les adversaires des Hébreux, qu’il s’agisse de Pharaon ou de Goliath, pèchent par excès de confiance en leur supériorité. La spécificité de l’approche hébraïque réside dans le fait que l’efficacité et la légitimité des stratagèmes découlent directement de leur origine divine : Dieu est le véritable stratège, ce qui explique que la victoire des soldats Lui soit attribuée en priorité. En insistant sur le lien entre efficacité et légitimité d’une stratégie, les récits bibliques annoncent les réflexions sur la guerre juste développées par les Romains, puis les chrétiens, et reprises par les théoriciens modernes tels Grotius, Pufendorf et Vattel. https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2019-1-page-169.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 14:47 | |
| A en juger par cette recension, c'est un livre intéressant, qui complique utilement ce que je suggérais dans le post initial (ta première "citation"). En effet le rapport de la "sagesse" à la "force/puissance" et/ou à la "faiblesse" n'est jamais simple ni stable, d'autant qu'y compte pour beaucoup l'effet de surprise (ruse, feinte, trahison, permutation d'alliance ou d'allégeance, non-respect de la parole donnée, tout ce qui déjoue les attentes et les calculs, y compris le calcul que chacun fait du calcul de l'autre, dans un jeu de miroirs potentiellement infini; même un jeu aussi élémentaire que "pierre/feuille/ciseaux", où la hiérarchie tourne en boucle, illustrerait toute la complexité de la chose...).
J'ajouterais qu'aujourd'hui le jeu de la ruse se joue au moins autant sur le terrain de la "communication virtuelle" et des "opinions publiques" que sur les champs de bataille -- malheureusement l'un n'empêche pas les autres... |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 17:04 | |
| Doit-on craindre la faiblesse?
La force peut se trouver chez les dits « faibles », ceci dans une relation quasi dialectique. La force, c’est l’apanage de tous. Dans son livre La raison du plus faible, le professeur de biologie Jean-Marie Pelt laisse poindre une problématique dans la typologie du fort et du faible. Il l’établit ainsi : « Le faible « galère » et accumule les épreuves. La souffrance est sa compagne. Il ne s’y accoutume pas, car elle reste toujours douloureuse ; mais il s’en fait une raison et il l’apprivoise comme une part incontournable de lui-même. Comme le roseau, il plie et c’est aussi ce qui fait sa force. Le fort, au contraire, est sûr de lui. Il s’impose sans complexe et se durcit au fur et à mesure de ses « expériences » […] Comme le chêne, son modèle, il se blinde. Mais le temps joue contre lui. Cette force qui ne l’a jamais quittée, il la sent insidieusement se dérober, elle semble lui échapper. […] Mais où se niche la faiblesse du fort ? Peut-être dans le fameux adage : Quand on veut, on peut ». Donc, il s’épuise, « Mais confronté à une épreuve soudaine et sévère, le fort s’effondre, se casse comme le chêne déraciné par la tempête. »
https://cafes-philo.org/2013/02/faut-il-craindre-la-faiblesse/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: faiblesses Jeu 02 Nov 2023, 20:24 | |
| Le texte de Tarkovski (père ou fils) que j'évoquais au début était aussi une variante (russe) du chêne et du roseau... et dans un "café-philo" (qui s'avère plutôt "-psycho") on aurait pu mentionner Hegel, qui construit précisément en "dialectique" la relation du maître et de l'esclave -- sans oublier que le maître ce n'est pas simplement le plus fort, c'est aussi celui qui risque la mort (faiblesse absolue ou force nulle) là où l'esclave préfère la soumission (force moindre ou faiblesse relative), ce qui confère au premier une supériorité sur le second; supériorité très provisoire, car dès qu'il devient maître il n'est plus celui qui risque la mort, il devient au contraire dépendant de son esclave... Bref, les choses et les événements, les êtres et leurs relations ne sont jamais exactement ce qu'ils sont dans le champ, "dynamique" par définition, de la force et de la faiblesse, ou de la puissance différentielle. Et la faiblesse, la souplesse, la flexibilité, avec l'intelligence et la ruse qu'elles supposent, se traduisent forcément en force, de telle sorte qu'on ne sort jamais d'un rapport de force, qui s'avère seulement toujours plus complexe et mouvant qu'on ne l'aurait cru. Le croit-on seulement, quand les histoires du monde entier nous font anticiper, attendre, désirer la victoire du faible et la défaite du fort, les retournements de situation sans quoi aucune histoire n'aurait d'intérêt ? Mais le plus étonnant, c'est peut-être justement que ce genre d'histoire et de rebondissement n'en finit pas d'intéresser alors qu'il est si prévisible... |
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