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 eucharisties

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Narkissos

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MessageSujet: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeDim 22 Oct 2023, 14:09

"En tout rendez grâce(s)" (en panti eukharisteite), 1 Thessaloniciens 5,18 (cf. Colossiens 3,17; Ephésiens 5,20 etc.).

J'ai évoqué dans un autre fil (12.10.2023) la curieuse association de la "gloire" (kbwd-kavod/doxa) et de la "louange" ou de l'"action de grâces" (ydh < twdh/toda) dans l'adjuration faite par Josué (7,19) à Akan, l'archi-maudit et sacro-saint selon toute l'ambiguïté du hrm, démasqué par le sort et promis avec les siens à la lapidation et au feu: adjuration à la "confession" (LXX ex-[h]omologeô, "homologie" du "dire pareil", qu'il s'agisse de confession des péchés ou de foi), mais qui équivaudrait en hébreu à une "louange" ou à une "action de grâce(s)", expression de reconnaissance, de gratitude ou de remerciement. Cela pourrait aussi ouvrir une réflexion sur cette notion que le grec (eukharisteô etc.), de son côté, lie généralement à à celle de "grâce" (kharis), proche de la joie (khara), ce qu'on retrouve en latin (gratias agere) et dans plusieurs langues romanes (gracias, grazie); tandis que notre "merci" se rattache davantage à la "miséricorde" ou à la "pitié" (cf. merced, mercedes en espagnol, mercy en anglais) qui rappelle l'ombre de la dette et du règlement de comptes (merces en bas-latin = salaire, rétribution, d'où "mercenaire"), la crainte d'une justice à laquelle on espérerait, en rendant grâces ou en disant merci, échapper -- en portugais d'ailleurs on dit obrigado ou obrigada, "(je suis votre) obligé(e)", comme on disait encore en français classique. Akan, lui, n'échappera à rien, mais il est d'autant plus remarquable qu'il y ait là, peut-être, l'ultime occasion pour lui d'une "reconnaissance" ou d'une "louange", contrainte et pourtant libre, si l'on en croit l'extraordinaire politesse avec laquelle elle lui est demandée: doublement gratuite, puisqu'on ne l'y force pas et qu'elle ne lui sert à rien...

Même dans l'"eucharistie" (1 Corinthiens 11 et //) c'est celui qui meurt et qui se donne, à boire et à manger, qui "rend grâce(s)"... Ou, avec d'autres termes de ce champ lexical décidément dépaysant pour nous, le "maudit" (Galates 3,13, katara; cf. 1 Corinthiens 12,3, anathema, traduction habituelle de hrm en LXX) qui "bénit" (eulogeô etc.).
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 23 Oct 2023, 11:50

L’action de grâces
L’ACTION DE GRÂCES

Paul-Aimé LANDES

« Il n’y a point d’œuvre plus propre à Dieu que de répandre ses bienfaits, ni à la créature que de rendre grâces; celle-ci considérant qu’elle ne peut rendre en retour quoi que ce soit d’autre que cette gratitude… Il n’y a qu’une seule œuvre qui nous appartienne et dont nous puissions honorer Dieu: lui rendre grâces; mettons-y tous nos soins toujours et en toutes circonstances. »

Ainsi s’exprimait, au début de l’ère chrétienne, le philosophe juif, Philon d’Alexandrie. Mais il y a, pour nous chrétiens, un contemporain de Philon qui a une autorité bien plus grande: l’apôtre Paul. S’adressant aux chrétiens de Colosses, il déclare: « Soyez enracinés et fondés en Christ, affermis dans la foi… et abondez en actions de grâces. » (Col 2.7) Paul, dans l’ épître aux Colossiens reprend, comme un leitmotiv, dans chacun des quatre chapitres qui la compose, cette exhortation à l’action de grâces: « Nous rendons grâce à Dieu le Père de notre Seigneur Jésus-Christ… pour votre foi et l’amour que vous avez pour tous les saints. »(1.3), « Rendez grâces avec joie au Père qui vous a rendus capables d’avoir part à l’héritage » (1.12), « …abondez en action de grâces » (2.7), « Soyez reconnaissants… faites tout au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâces par lui à Dieu le Père » (3.15-17), « Persévérez dans la prière, veillez-y avec action de grâces » (4.2).

L’action de grâces (la reconnaissance) est une des dominantes de cette lettre adressée aux chrétiens de Colosses. Le mot que l’on traduit par « abondez » est un verbe qui signifie: surpasser, amplifier, exceller. Cela m’amène à faire une première remarque à propos de la nature du chrétien: dans le Nouveau Testament, cette nature profonde suppose une attitude ample et généreuse. La vie du chrétien n’est jamais présentée comme une vie étroite et étriquée. Tout ce qui est mesquin est en contradiction avec la nature d’un enfant de Dieu. L’enseignement du Christ, comme celui des apôtres, invite à une vie pleine dans laquelle nous avons à nous engager sans réserve. Pas de demi-mesure mais, en toutes choses, un engagement de tout notre être, de toute notre volonté et de tous nos sentiments.

L’Evangile nous présente: Marie de Béthanie qui verse sur les pieds de Jésus la totalité de son parfum de nard pur, un parfum de grand prix (Jn 12.2-5); la maison est remplie de l’odeur du parfum! Après la pêche miraculeuse, les disciples « laissent tout pour suivre Jésus » (Lc 5.11). Il importe que l’Eglise connaisse cette spontanéité dans ses gestes, cette générosité dans ses sentiments, cette abondance de vie dans son être profond. L’Eglise doit s’ouvrir aux autres au lieu de se recroqueviller sur elle-même.

Action de grâces. Le mot grec que l’on traduit par « action de grâces » est eucharistia, qui a le sens de remerciement, reconnaissance, gratitude. Il désignait l’action de grâces juive qui était prononcée avant chaque repas, celle que Jésus a prononcée lors du dernier repas avec ses disciples, avant son arrestation. Il est intéressant de constater que, très rapidement, ce mot désignera le repas des chrétiens (la Cène) et deviendra l’action de grâces par excellence.

A) Le chrétien, un grand débiteur
La question n° 2 du Catéchisme de Heidelberg (1563) est ainsi formulée:

« Combien de choses dois-tu nécessairement savoir pour vivre et mourir dans cette heureuse assurance? Trois. D’abord, combien sont grands mon péché et ma misère. Ensuite, comment j’en suis délivré. Enfin, quelle reconnaissance je dois à Dieu pour cette délivrance. »

Ainsi, ce n’est que si je suis conscient, d’une part, de la grandeur de mon péché et, d’autre part, de la grandeur de l’amour de Dieu que je pourrai exprimer à Dieu ma reconnaissance et mon action de grâces. L’intensité de ma gratitude est fonction de la conscience que j’ai de ma misère et de ma pauvreté comme de celle que j’ai de la miséricorde divine. Celui qui ne perçoit pas l’amour infini de Dieu à l’égard de sa créature indigne n’aura jamais ce sentiment intense de reconnaissance. Le chrétien est une personne qui a compris qu’il est un débiteur insolvable devant Dieu.(cf. la parabole du serviteur impitoyable en Matthieu 18.21-35).

Je souligne là un danger qui a toujours menacé l’Eglise et qui, par conséquent, menace tout particulièrement les chrétiens engagés, à savoir l’aveuglement spirituel, le pharisaïsme. Parce que nous sommes arrivés (parfois après de durs combats) à acquérir un certain standing « évangélique », parce que nous avons atteint un certain degré de connaissance, de piété, d’engagement… nous en arrivons à sous-estimer l’état de notre misère! Parce que nous pensons respecter et observer les grandes lignes de la morale chrétienne, nous en oublions la réalité profonde de notre nature. Nous en arrivons à être satisfaits de nous-mêmes. Malheureux que nous sommes alors! Pour nous, l’action de grâces n’est plus que formalisme, fidélité à une lettre morte… tradition, vocabulaire pieux.

On peut dire beaucoup de choses, fortes intéressantes à propos de l’action de grâces, mais si on n’a pas une conscience nette d’avoir une dette infinie envers Dieu (d’une dette impossible à annuler, même par une piété, une doctrine ou une morale exemplaires), on ne connaîtra jamais ce qu’est vraiment cette action de grâces qui accompagne constamment les écrits pauliniens.

https://larevuereformee.net/articlerr/n238/laction-de-graces
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 23 Oct 2023, 12:41

Merci (!) pour cette présentation "évangélique", simple mais assez riche en son genre: on voit d'ailleurs à la diversité des citations (de Philon à Spicq) que c'est un sujet qui mettrait aisément d'accord toutes les confessions, voire toutes les religions -- monothéistes, polythéistes, et même celles qui au lieu de "dieu" se rapportent à quelque principe "impersonnel" à l'égard duquel on reste dépendant, récepteur, bénéficiaire, en dette infinie et absolue. Wir sind Bettler, nous sommes des mendiants, ce fut, dit-on, l'un des derniers mots de Luther -- et les mendiants savent dire merci.

A propos de simplicité, on peut dire du "merci" ce qu'on disait ailleurs du "pardon": c'est un mot simple, quotidien, un "mot des pauvres gens" qui n'est guère mis à l'honneur par les théologies ou les philosophies les plus "fortes", les plus élaborées, les plus brillantes, les plus marquantes. Qui a tendance à se dissoudre dans la logique et la pureté du concept, de Platon à Derrida par exemple: le don pour être don et rien que don ne doit pas attendre ni recevoir de remerciement, de reconnaissance, de gratitude, qui tendraient à l'annuler (au double sens du nul et de l'anneau, en le mettant en boucle comme un cercle d'échange, contre-don ou contremarque du don). Il ne devrait même pas se connaître comme don, "que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite" -- c'est peut-être pour ça que le "Notre Père", dans le même contexte chez Matthieu (6), ne contient pas d'actions de grâces. Dans les épîtres (plus ou moins) pauliniennes, le remerciement est surtout dans les introductions formelles et dans la "parénèse", l'exhortation "pratique" qui suit les développements théoriques.

A l'autre bout, si l'on peut dire, du côté du récepteur ou du donataire, celui qui dit merci se reconnaît à la lettre inter-essé, de sorte que le merci se perdrait aussi dans une stricte logique de la grâce comprise comme gratuité et désintéressement, ou du reniement de "soi".
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 23 Oct 2023, 14:04

Endettement et rédemption : la libération par la grâce

DE L’ASPIRATION À LA GRÂCE À LA CULTURE DE L’ENDETTEMENT

Expiation et grâce : les deux voies du rachat de la dette

51Que la dette soit circonscrite en ses effets d’aliénation et que la liberté soit ainsi libération de la dette : tel est l’apport fondamental de la pensée chrétienne pour la philosophie de la liberté. Notre perspective, dans les analyses qui vont suivre, n’est donc pas de dresser une critique de la religion chrétienne pour elle-même, et encore moins de la replacer à l’origine d’une culture de la dette dans laquelle nous sommes. Les effets aliénants de la dette n’ont pas été inventés par le christianisme et n’ont guère plus besoin de lui pour se maintenir aujourd’hui. Notre point de vue n’est donc pas religieux, mais il se focalise, en deçà des dogmes, sur les concepts philosophiques et les mécanismes psychiques en jeu : il s’agit de dégager les ressorts qui font de l’endettement une forme privilégiée et universelle d’assujettissement, quel que soit le contexte de son exploitation. Le prisme religieux, lié aux circonstances de l’histoire de la pensée tardo-antique et médiévale, est donc ici étudié pour le matériau philosophique qu’il offre à notre analyse critique. Sous cet angle, ce n’est pas seulement le pouvoir d’aliénation de l’endettement qui retient notre attention ici mais aussi, voire surtout, la manière dont il est maintenu et même garanti par le rôle rédempteur du créancier.

(...)

54Cette combinaison de la pénitence et de la grâce – dont les modalités feront l’objet des multiples querelles théologiques – polarise selon nous tout désir de désendettement. C’est dire qu’une herméneutique des textes – y compris religieux – peut émanciper les significations du cadre dogmatique dans lequel on les a fait fonctionner, non pour les appauvrir, mais au contraire pour leur restituer la densité qui est la leur propre et qui leur donne, en dernière instance, un caractère structurellement anthropologique. La pénitence et la grâce constituent les deux voies indissociablement imposées à l’endetté qui aspire à se libérer, voies aux allures émancipatrices propres à stimuler le désir de soumission du créancier.

59 Parce que la pénitence ne se suffit jamais – au double sens où elle ne compense jamais suffisamment la dette et où, pour faire pénitence, le débiteur a toujours besoin d’une assistance (ou d’en espérer une) –, la seconde voie inhérente au processus de désendettement est la grâce. Celle-ci est une faveur du créancier accordée à son débiteur, qui libère celui-ci soit en annulant sa dette, soit en lui en facilitant le rachat d’une manière ou d’une autre. La grâce se définit donc par une paradoxale justice : elle ne peut être la récompense exigée d’un mérite – auquel cas elle ne serait pas une libre faveur mais une récompense prévisible et calculable –, mais elle doit bien aussi reposer sur quelques critères en vertu desquels on peut l’espérer sans pouvoir la réclamer comme due. Ce problème de la grâce constitue dans l’histoire de la théologie chrétienne celui de l’articulation en Dieu de sa justice et de sa bonté ou de sa miséricorde, sans lesquelles le salut des hommes est impossible. Étienne Gilson synthétise ainsi l’approche augustinienne qui jouera un rôle majeur dans la postérité de cette idée :

« Si donc il a pitié de qui il lui plaît et endurcit qui il lui plaît, c’est en vertu d’une secrète et impénétrable équité, dont nous pouvons connaître l’existence, mais dont nous ne saurions scruter les motifs. Dans les contrats que les hommes passent entre eux, on n’accuse pas d’injustice celui qui réclame son dû, et moins encore celui qui veut faire remise de ce qu’on lui doit. Mais qui donc est juge de savoir s’il convient de remettre une dette, celui qui doit, ou celui à qui l’on doit ? Ce dernier, et lui seul, sans aucun doute. Or, depuis la chute, tous les hommes ne forment plus qu’une masse pécheresse, et débitrice, à l’égard de la suprême justice, des peines qu’elle doit subir. Que Dieu remette ce supplice en justifiant le coupable, ou qu’il l’exige en l’abandonnant, nulle injustice n’est commise. Quant à savoir qui doit subir sa peine, qui doit en être exempté, ce n’est pas à nous, débiteurs, qu’il appartient d’en décider. Dieu n’oblige pas certains hommes à pécher parce qu’il en justifie certains autres, et il n’en justifie certains qu’au nom d’une inscrutable équité dont les raisons échappent à notre jugement59. »

https://books.openedition.org/psorbonne/14205?lang=fr
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 23 Oct 2023, 17:59

Merci encore pour cette étude de grande qualité (je ne trouve guère à lui reprocher que la confusion de Luther avec Anselme à la note 46), qu'il vaut la peine de lire intégralement même si c'est un peu long: elle touche beaucoup de thèmes dont nous avons souvent parlé ailleurs, liberté y compris comme ce "libre-arbitre" dont nous parlions encore tout récemment ici avec cabri, volonté, et culpabilité morale ou existentielle comme "dette": encore une fois le "merci" et le "pardon", sous leur banalité superficielle, sont profondément liés.

On en revient toujours au grand malentendu constitutif de la théologie chrétienne et d'une bonne partie de la philosophie subséquente, dans les débats gnostico-ecclésiastiques du IIe siècle: la distinction et confusion entre une dette "ontologique" (je "dois" absolument parce que je suis "créé", parce que mon "être" dérive d'un autre) et une dette juridique, judiciaire, morale, contractuelle: je "dois" parce que je suis fautif, relativement à un commandement, à une promesse, à une alliance, à un contrat que j'aurais transgressé(s). Là aussi le "merci" s'avère indissociable du "pardon", mais toute la question est de savoir si la "dette" implique ou non "devoir" de paiement, de remboursement, de règlement. La logique paulinienne, augustinienne, luthérienne de la "justification par la foi" suggérerait plutôt le contraire, un "merci" qui répondant à un "don" et à un "pardon" compris comme grâce exclurait toute ambition de rembourser ou de retourner quoi que ce soit. "Laisse courir nos dettes, comme nous avons laissé courir nos débiteurs", le Notre Père tel que je le comprends ne mettrait pas fin au régime de la dette mais suspendrait indéfiniment tout règlement, toute trace et tout calcul, un peu comme dans le sursis perpétuel du Procès de Kafka: le merci, le pardon (rémission, absolution), ne débouchant jamais sur une liberté d'autonomie ou d'indépendance, de celui, innocent ou juste, qui ne devrait plus rien ou n'aurait jamais rien dû à personne.

Il est d'autant plus paradoxal que cette théorie chrétienne et spécialement protestante de la "grâce" ait débouché sur un libéralisme économique moderne de la "dette" qui non seulement ne s'efface jamais, mais reste toujours exigible quand même tout règlement est impossible.

Sur la tournure américaine de la chose (cf. notamment Thanksgiving), j'ai revu il n'y a pas très longtemps le western Shenandoah, de McLaglen (1965), où James Stewart en patriarche fermier pendant la Guerre de sécession prononce avant le repas un bénédicité assez particulier, en substance: "Merci Seigneur pour ce repas; c'est nous qui avons travaillé pour produire tout ce que nous allons manger, mais merci quand même."
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMar 24 Oct 2023, 11:37

Donner, recevoir, remercier
Dieu au coeur de la reconnaissance anonyme

II. DONNER ET RECEVOIR UNILATÉRALEMENT
ET ÊTRE OBLIGÉ DE REMERCIER 

Celle ou celui qui a besoin de quelque chose n’est pas toujours capable d’offrir une rémunération ; ils doivent solliciter un don. S’ils reçoivent quelque chose sans pouvoir rendre un équivalent, ils doivent remercier. Comme l’échange réciproque crée une certaine égalité entre les partenaires, demander et remercier crée une inégalité : celle ou celui qui donnent se trouvent rehaussés, et celle ou celui qui reçoivent se voient dégradés. Ce ne sont pas le besoin et la nécessité seuls qui sont dégradants. On peut cacher sa pauvreté et l’endurer fièrement. Ce n’est que par la sollicitation que l’on entre de son plein gré dans une position de dépendance, et c’est la reconnaissance qui confirme cette position. Il faut dire que dans chaque demande il y a une part d’impudence, car celui à qui on demande quelque chose se trouve, contre son gré, dans la situation inconfortable de devoir décider s’il veut accepter la demande ou la rejeter. Mais c’est quand même celui qui demande qui s’expose le plus, parce que c’est bien lui qui se trouve dans l’incertitude de savoir si on va oui ou non satisfaire sa demande. Ainsi, passé l’enfance, personne ne va demander quelque chose sans que la nécessité le force à le faire. Bien des gens, d’un naturel paresseux, deviennent des ouvriers appliqués parce qu’ils se disent : « Je ne veux pas être obligé de dire merci ». Celui qui ne fait que recevoir sans rien donner, bien qu’il soit capable de le faire, est considéré comme un parasite. Par contre, celui qui reçoit sans rien donner en retour, parce qu’il ne le peut pas, passe pour un pauvre diable et on ne le prend plus au sérieux. 

Qui peut donner sans dépendre d’une rémunération équivalente pourra facilement se sentir supérieur, et on le considérera comme supérieur à l’autre1. Celui ou celle qui donne peut aussi profiter de sa position de force pour humilier celle ou celui qui reçoit, sachant que ces derniers ne peuvent rien offrir d’équivalent. Rappelons l’exemple historique de Nicolas Fouquet, le plus haut fonctionnaire des impôts en France, qui humilia Louis XIV en l’invitant à une fête si somptueuse que le jeune roi n’aurait pas pu offrir l’équivalent2. La question de savoir si tout cela correspondait ou non à une intention précise à ce moment-là, a peu d’importance. Il suffit de constater que l’on puisse ressentir un don de cette façon. L’acceptation est liée à une relation de dette qui reste latente, mais qui peut aussi être réactivée à tout moment. Un don unilatéral peut ainsi être ressenti comme une attaque. Ce n’est pas par hasard qu’en allemand, il existe une expression pour dire qu’on se « venge » (revanchiere) d’un cadeau.

 Une fois devenu conscient de ces possibilités, le donateur, s’il pense noblement, s’emploiera à éviter toutes les humiliations possibles rattachées à son don, et agira d’emblée contre cette possibilité. Si c’est au contraire un être odieux, il introduira sciemment ces possibilités dans son calcul. Celui qui accepte un don malgré ce risque essayera de développer une stratégie qui puisse compenser l’humiliation. Il va par exemple s’appliquer à oublier le fait qu’on lui a offert un cadeau ; le minimiser et soupçonner des motifs négatifs cachés. Il se peut aussi qu’il se mette à détester celui à qui il doit sa survie. Ce cas est illustré d’une façon classique dans le Guillaume Tell de Schiller3. Guillaume Tell raconte à sa femme comment il a sauvé son ennemi le prévôt, alors qu’il aurait pu facilement le tuer. Il semble naïvement penser que le prévôt le détestera moins dès lors, mais son épouse est meilleure psychologue, et lui répond : « Il a tremblé devant toi, malheur ! Que tu l’aies vu dans sa faiblesse, il ne te le pardonnera jamais. »

Celui qui doit à un autre une chose essentielle à la vie et, peut-être, sa vie même, demeure prisonnier de cette autre personne. En pareille perspective, dire « merci ! » signifie la reconnaissance d’une dette liée à l’aveu qu’on ne pourra pas s’en libérer. Aucune personne saine n’aime faire cela. Qui aime le faire, qui a l’habitude d’être reconnaissant, sera taxé d’avoir une âme de chien et de manifester, dans les structures de sa personnalité, des tendances au masochisme. Ou alors, c’est que nous n’aurions pas du tout envisagé encore des façons de recevoir et de donner, à savoir un genre tout à fait différent de reconnaissance.

https://www.erudit.org/en/journals/ltp/1900-v1-n1-ltp464/000629ar.pdf
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMar 24 Oct 2023, 13:04

Beaucoup de bonnes questions, et des réponses qui me semblent assez niaises, chez ce philosophe jésuite et bavarois...

L'ambiguïté du "don" occupe, inspire et égare la pensée depuis toujours sans doute, mais en particulier depuis un siècle, de Husserl et Heidegger à Nancy ou Marion par exemple, avec un bonheur très inégal: entre le don personnel, qui suppose l'intention d'un donateur, ainsi que la destination et la réception d'un donataire, et le "donné" scientifique qui se confond avec le "fait" ou l'"objet" pour un "sujet" qui se contente de le percevoir et de le "traiter" (analyser, interpréter, comprendre), il n'y a pas grand rapport, la polysémie confine à l'homonymie... Pourtant la tentation est toujours grande de ramener le "personnel" dans l'"impersonnel", et Haeffner y succombe allègrement (rien de plus grand, de plus haut, de plus digne que le don personnel, la "personne" à l'image de l'homme à l'image de Dieu est le sommet spéculaire d'une axiologie générale, au-dessous de quoi l'animal, le végétal, le minéral, le matériel, inférieurs...).

Mais il rappelle utilement le rapport du Denken et Danken, penser et remercier, chez Heidegger (et déjà chez Eckhart). Un "merci essentiel" ne sait peut-être pas, voire ne voudrait pas savoir et encore moins décider à qui ou à quoi il s'adresse, et d'abord si c'est un qui ou un quoi. Cela peut rappeler le rapport complexe de l'"être" ("impersonnel") et du ou des dieux ("personnels") chez le "second" Heidegger (ici et ), ou encore ceci. Cela me rappelle, à moi, le "merci nuage" de ma fille, quand elle était toute petite, en réponse à un "merci qui ?".

Ce que je voulais souligner au départ de ce fil, c'est qu'un tel "merci essentiel" ne distinguerait pas non plus entre le "bon" et le "mauvais", ce qui le ramènerait à une modestie encore plus radicale que l'ignorance du donateur: on remercie habituellement pour le bien reçu, pas pour le mal subi, or une reconnaissance "ontologique", de l'"être" même (plutôt que rien, comme disait Leibniz, mais "être" pensé précisément à partir du "rien"), dépasserait ou absoudrait cette différence; non sans changer probablement la tonalité du "merci".

Je retrouve le passage du Was heisst denken ? de Heidegger auquel Haeffner se référait, dans la traduction de Gérard Granel (Paris, PUF 1959/99, p. 147ss), je n'en recopie que le début:
Citation :
Qu'est-ce qui est désigné sous ces paroles: (la) pensée, le pensé, (une) pensée? Quel espace de jeu pour ce qui accède en elles au langage indiquent-elles ? Le pensé (Gedachtes), où est-il, où demeure-t-il ? Il y faut la Mémoire (Gedächtniss). Au pensé et à ses pensées -- au "Gedanc" -- appartient la reconnaissance (Dank). Mais peut-être que ces résonances du mot "pensée" dans "Mémoire" et "Reconnaissance" relèvent d'une fabulation tout extérieure et artificielle ? Ce n'est pas encore de cette façon que ce qui est désigné sous le mot "pensée" apparaît si peu que ce soit.
La pensée est-elle une reconnaissance ? Mais que veut dire ici "reconnaissance" ? Ou bien la reconnaissance repose-t-elle dans la pensée ? Mais que veut dire ici "pensée" ? La mémoire n'est-elle qu'un réservoir pour ce qu'a pensé la pensée, ou bien la pensée repose-t-elle elle-même dans la mémoire ? Quel est le rapport entre reconnaissance et mémoire ? En posant ces questions nous nous mouvons dans l'espace de jeu de ce qui accède au langage dans le verbe "penser" et qui affleure en lui. Mais nous laissons ouvertes toutes les relations entre les mots que nous avons évoqués -- la pensée, le pensé, une pensée, la reconnaissance, la mémoire, et nous nous informons maintenant auprès de l'histoire des mots. Celle-ci nous donne une indication, bien que la présentation historique de cette histoire soit encore imparfaite, et doive le rester probablement toujours. L'indication qu'elle nous donne est que, das ce qui est formulé par les mots que nous avons évoqués, celui qui donne la mesure et qui est originellement parlant, c'est le "Gedanc". Mais "Gedanc" ne signifie pas ce qui, au bout du compte, en est resté et qui constitue le sens courant, dans l'usage actuel, du mot "Gedanke" (une pensée). Une pensée veut dire d'habitude: une idée, une représentation, une opinion, une idée soudaine. Le mot initial "Gedanc" veut dire autant que: garder un souvenir recueilli en qui tout se recueille. Le "Gedanc" équivaut à peu près à "âme" (Gemüt), "muot" -- le coeur. Penser, dans le sens du mot initialement parlant, celui du "Gedanc", est presque encore plus originel que cette pensée du coeur que Pascal, en des siècles postérieurs, cherche à reconquérir.

On est bien sûr ici dans une pensée essentiellement liée à une langue, l'allemand, et assumée comme telle -- en français la "reconnaissance" appellerait des relations différentes, mais tout aussi riches, à la "connaissance" (y compris au sens platonicien du connaître comme re-connaître ce qu'on connaît même si on ne sait pas qu'on le connaît), la "gratitude" à la "grâce", le "merci" au salaire et à la pitié, comme indiqué précédemment... Mais par des chemins différents on se retrouve toujours dans les mêmes parages, aussi de la mémoire et de l'oubli.

Cela me rappelle le "Sermon dans la plaine", version "lucanienne" du "Sermon sur la montagne" (Luc 6,27ss // Matthieu 5,38ss), où le problème du don et du retour de don tourne en rond et à l'absurde (ne rien attendre en retour pour avoir une récompense); et notamment les v. 35s, au lieu du soleil et de la pluie sur les bons et les mauvais: "... vous serez fils du Très-haut, car il est bon (khrèstos, quasi-homonyme de khristos) pour les ingrats (akharistoi) et les mauvais. Soyez donc généreux (magnanimes, compatissants etc., oiktirmones", cf. Romains 12,1 ou Jacques 5,11) comme votre Père est généreux."
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMer 25 Oct 2023, 10:57

La grâce du don ou l'horizon théologique de la déconstruction (Mauss, Derrida, Hénaff)
François Nault

Le point de départ de la réflexion de Mauss est énoncé sous la forme de deux questions, inscrites en italiques dans les premières pages de son étude : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré et archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » Ainsi, Mauss s’interroge sur la nature de cette injonction étrange consistant à prescrire le don : « Tu dois donner ». Dans certaines sociétés, le don se présente non pas comme un choix, comme une décision libre et spontanée, mais comme une obligation. En fait, le don se trouve pris dans un réseau qui l’enserre dans une logique où se nouent trois obligations : l’obligation de donner, mais aussi l’obligation d’accepter puis de rendre. 

L’obligation de donner est une obligation proprement sociale. Pour Mauss, on ne comprend rien au don si on ne l’aborde pas comme un fait de société. Dans l’Essai sur le don, cette thèse se trouve étayée par le recours à un matériau ethnographique – recueilli de seconde main, comme on sait – dont les grandes articulations peuvent être dégagées à partir d’une reconstruction de la doctrine polynésienne du mana, du kula et du potlatch. Il est inutile d’entrer ici dans les détails de la démonstration de Mauss ; il suffit de rappeler qu’à ses yeux le don « fait système », que le geste de donner n’apparaît pas comme l’acte ponctuel et spontané d’un sujet, mais que c’est plutôt le sujet qui se trouve pris dans un « système du don » qui lui impose successivement les rôles du donateur et du donataire, dans un procès qui a pour fin de créer du lien social.

Un tel « système du don » a pour horizon dernier non pas l’oblativité des protagonistes, mais la rivalité – puis éventuellement (mais pas nécessairement) la violence et la surenchère. Cela est spécialement visible dans le potlatch, où « la consommation et la destruction y sont réellement sans bornes », rappelle Mauss : « Dans certains potlatch on doit dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et le plus follement dépensier. Le principe de l’antagonisme et de la rivalité fonde tout. » Tout se passe comme s’il s’agissait d’une « lutte de richesse », note Mauss, mais en fait la lutte vise moins à s’enrichir qu’à rivaliser avec l’autre, pour l’écraser, relativement sans violence, c’est-à-dire sans intention d’entraîner son élimination physique. La logique de rivalité du don peut pousser à détruire le don lui-même, « afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende » : « On brûle des boîtes entières d’huile d’olachen (candle fish, poisson-chandelle) ou d’huile de baleine, on brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les cuivre les plus chers, on les jette à l’eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival . » On sait à quel point Georges Bataille a été fasciné par ces pratiques extrêmes décrites par Mauss , pratiques que les recherches ethnologiques ultérieures ont par ailleurs permis de mieux comprendre.

Le don des « sociétés archaïques » relève de ce que Mauss appelle un « fait social total », car non seulement il absorbe les biens matériels, mais il absorbe tout. Ainsi, du potlatch, Mauss écrit qu’il n’est pas seulement économique ou juridique, mais qu’il est tout à la fois « religieux, mythologique, shamanistique ». Tout passe dans et par le don : le don est un système social total, englobant. Par-delà les distinctions qu’on serait tenté d’introduire pour l’appréhender, la logique du « don archaïque » se déploie dans un horizon en quelque sorte indifférencié, où sont confondus par exemple les droits et les devoirs, le monde matériel et le monde spirituel. Traitant de la double obligation de donner et de recevoir, Mauss en souligne l’enjeu décisif : « Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion . » Par ailleurs, si on est forcé de donner, c’est aussi « parce que le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur », une propriété qui se conçoit « comme lien spirituel ».

II – Jacques Derrida et l’aporie du don

https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-3-page-299.htm
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMer 25 Oct 2023, 11:53

Merci pour cette excellente étude (malgré la fusion accidentelle, dans les notes, de Jacques Derrida et Marcel Hénaff en "Jacques Dénaff" !), qui porte d'ailleurs (après ton extrait) sur des textes de Derrida que j'ai lus ou relus il n'y a pas très longtemps, et dont j'ai probablement déjà parlé. En ce qui concerne notre sujet, je recommanderais surtout la lecture de la toute dernière section, sous l'intertitre "La déconstruction chrétienne".

Les dialogues (différés) de Derrida avec d'autres auteurs (ici Mauss) prêtent souvent à malentendu, surtout quand ils débordent le champ de la "philosophie". On comprend qu'un anthropologue, un ethnologue, un sociologue, soient ulcérés par ce qu'ils prennent naturellement comme une "critique", alors gratuite et arbitraire, d'un exposé dont le "critique" n'aurait même pas compris le propos, ni le sujet ni la méthode. Mais la démarche est différente, elle se comprend beaucoup mieux, je pense, selon le paradigme du geste platonicien (ce qui est très paradoxal puisque les textes de Platon ont été parmi les premiers objets, ou les premières victimes, de la "déconstruction" derridienne, cf. p. ex. La pharmacie de Platon): en l'occurrence, qu'est-ce que le don, le don pur, le don qui n'est que don, c'est une question qui ressemble comme deux gouttes d'eau à celles de Platon (qu'est-ce que la justice, qui n'est que justice ?). Evidemment cette démarche idéelle, ou conceptuelle, quitte ipso facto le domaine du réel, de l'historique, du factuel, du politique, du social, de l'économique, bref tout ce qui intéresse les "sciences humaines", tout en maintenant un certain rapport à tout cela. Le don idéal est impossible, le don concret, effectif, n'est jamais vrai don, mais il participe de l'idée qui continue de le questionner, de le solliciter, de l'aiguillonner: voilà à mon avis tout l'intérêt de la chose.

Et ça vaut pour le christianisme: les énoncés de "Matthieu" ou de "Paul" véhiculent une "idée" absolue du "don" ou de la "grâce", mais eux-mêmes ne se tiennent pas à la hauteur de cette idée quand ils y réinscrivent une perspective de récompense, une menace de châtiment, une idée de retour y compris sous forme de "reconnaissance" -- à moins de comprendre la "reconnaissance" tout autrement que comme un "retour", mais il n'est pas certain que cette ambiguïté-là puisse jamais être définitivement levée.
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeJeu 26 Oct 2023, 10:52

Le don au coeur de la compréhension lucanienne de l’Évangile (Ac 20,35) : "Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir" (Ac 20,35). 

AC 20,35 COMME THÉOLOGIE

Jésus a vécu une vie placée sous le signe du don et ce don a été suprêmement récompensé par la résurrection. Sans pour autant que le don ait été fait dans l’attente d’un contre-don. Il convient en effet d’entendre les critiques contemporains de cette maxime qui pointent avec justesse de possibles effets pervers. N’est-ce pas l’échange permanent entre le donner et le recevoir qui fait à la fois les sociétés humaines et la personne humaine dans son unicité singulière? Il ne faudrait pas oublier, soulignent certains anthropologues, que l’on ne peut vraiment donner que si l’on a vraiment reçu. Et, qu’en un sens, le recevoir précède le don. La maxime lucanienne ne le nie pas. Elle ne dit pas non plus qu’il n’y a pas de joie à recevoir Elle affirme en quelque sorte «simplement» que la joie du don l’emporte sur la joie du recevoir. Elle ne nie pas qu’il puisse effectivement y avoir une grande joie à recevoir. Les théologiens qui ont lu les psychanalystes ont sans doute raison de souligner qu’à vouloir seulement donner on court le risque de s’épuiser et, finalement, de ne plus pouvoir donner, que le chrétien est aussi – et peut-être d’abord – quelqu’un qui sait recevoir (et prendre le temps de cette réception)6. Tout comme le jeune enfant passe par un temps fondamental de réception de l’amour de ses parents, de même le croyant peut vraiment entrer dans cette logique du don dans la mesure où il a accueilli l’amour de Dieu, qui est d’avant sa naissance, le précède et le déborde entièrement. Justement comprise, cette maxime ne justifie sans doute pas un certain masochisme chrétien et n’exclut pas le temps – et la joie – du recevoir. Elle pose seulement une priorité du donner, un donner sans anticipation de contrepartie, un donner qui ne se regarde pas donner (et cela correspond bien à l’enseignement de Jésus sur ce point; cf. Mt 5,46). Enfin cette maxime n’acquiert-elle pas une autre portée mise en relation avec la résurrection ? La résurrection ne serait alors pas comprise comme la contrepartie ‘nécessaire’ de la Passion, une sorte d’immense contre-don à un premier don mais comme un débordement, une surabondance, venant du Père. Si le sommet du don – et de sa joie – est atteint par le Christ dans l’offrande qu’il fait de sa vie, il serait égalé (voire dépassé?) par la joie qu’a le Père de redonner la vie au Christ. Si le Père vit de la même attitude que le Fils, il est plus heureux encore de redonner la vie au Christ que d’accueillir son offrande. Lui aussi est également plus heureux de donner que de recevoir38. Les conséquences de cette maxime sur la pensée théologique, tant pour la christologie que pour la Trinité39, sont donc importantes, tout comme les implications anthropologiques et pastorales. Il va de soi que les quelques remarques qui précèdent ne font qu’effleurer la portée théologique de Ac 20,35 et que d’autres études sont nécessaires pour mieux la cerner.

https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2011_num_42_3_3945
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeJeu 26 Oct 2023, 12:51

En tout cas la "popularité" d'Actes 20,35 montre bien comment les catégories des proverbes, dictons, maximes, aphorismes, apophtegmes, clichés, stéréotypes, lieux communs, etc., sont poreuses et fluides: les formules "populaires" s'inventent et se répandent comme elles s'attribuent à des personnages célèbres (on ne prête qu'aux riches), au prix ou avec le bénéfice d'une surinterprétation de leur banalité, ce qui ne les empêche pas de retourner au "peuple" sans rien perdre de leur profondeur, au moins potentielle --  j'ai le souvenir d'avoir vu cette phrase affichée dans beaucoup de maisons paysannes, sans la moindre référence ni à Jésus, ni à Paul, ni aux Actes ni à "la Bible"...

A propos de référence, je ne peux pas m'empêcher de penser à nouveau que le sujet "Luc", avec ou sans guillemets, grève inutilement l'analyse, parce qu'il postule pour des textes dont l'histoire rédactionnelle est extraordinairement longue et compliquée (l'ensemble "Luc-Actes", dans ses multiples "éditions") une unité d'auteur et d'intention -- on en arrive ici à des questions complètement artificielles: pourquoi "Luc" n'a-t-il pas attribué à Jésus, dans "son" évangile, ce qu'"il" lui attribue dans les Actes ? qui appellent des réponses à l'avenant... Cela n'empêche pas les renvois des Actes à Luc de fonctionner dans une certaine mesure, mais ce rapport n'est pas toujours réversible: beaucoup de logia lucaniens, notamment, n'avaient pas originellement les Actes pour horizon.

L'auteur (de l'article) omet par ailleurs de signaler que c'est d'abord le "genre", neutre, qui distingue la formule d'Actes 20,35 d'autres "macarismes" ou "béatitudes": makarion, "il est heureux (impersonnel) de donner plutôt que de recevoir", et non makarios (masculin singulier) ou makarioi (pluriel), "heureux celui ou ceux qui..."

Pour revenir aux "apories" du don, il n'est pas besoin de réfléchir très longtemps pour comprendre que faire du "don" un "bonheur" en ruinerait instantanément le sens, en faisant du donateur un égoïste absolu, qui n'aurait même pas besoin d'un merci pour être payé en retour, incapable de rien perdre et donc de rien donner... ce serait par excellence le cas de "Dieu", du moins d'un "Dieu" personnel. Le "meilleur", don pur ou grâce, a plus d'une façon de basculer de lui-même dans le "pire", comme disait Derrida (cf. l'article précédent de F. Nault, § 34ss), ce serait ici l'une des plus rapides; et en même temps le degré ou rayon zéro de la "circularité" dans la perspective de Mauss. On pourrait en dire à peu près autant d'une autre banalité proverbiale, "c'est l'intention qui compte".

Au passage, le verbe ant-apo-didômi de Luc 14,14 (cf. ant-apo-doma v. 12; aussi Romains 11,9.35; 12,19; Colossiens 3,24; 1 Thessaloniciens 3,9; 2 Thessaloniciens 1,6; Hébreux 10,30), avec double préfixe (anti- / apo-), exprime de façon remarquablement explicite le "retour de don" (re-donner-contre), sans sortir de l'ambiguïté: car retourner un don c'est aussi bien le refuser... outre le calcul impliqué par la phrase même (éviter le retour immédiat pour un retour supérieur plus tard, avec intérêts pourrait-on dire; c'est aussi de la différance, et c'est également très présent chez Matthieu autour de la notion de récompense-salaire, misthos: 5,12.46; 6,1s.5.16; 10,41s; 20,8 ).
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeJeu 26 Oct 2023, 15:21

Gratuité
Paul Gilbert

Simone Weil peut être lue dans une perspective semblable. Emmanuel Gabellieri le montre dans Être et don. On rencontre certes des affirmations nihilistes dans les Cahiers, mais on ne peut cependant pas ignorer que Simone Weil a cherché « à comprendre et éclairer ‘ontologiquement’ des problèmes qui de son propre aveu dépassent pourtant le plan purement logique et rationnel » (Gab 16). L’ontologie de la philosophe juive est en cela opposée à l’ontologie « devenue dominante à ses yeux dans la tradition occidentale, et la modernité » (Gab 17). Elle est attentive aux implications de l’action plutôt qu’aux représentations où celle-ci se repose. L’action ne vient jamais d’elle-même et ne se termine jamais à elle-même. Elle n’est pas une force, un conatus, mais une « ouverture à la grâce » (Gab 18). Cette ouverture à un au-delà de soi, béante dès l’origine et pour toujours, ne recherche aucun comblement ; jamais la prétention de la science à l’autonomie ne pourra en saisir toute la vérité.

L’être est grâce. Sa donation appelle l’attente, la passivité spirituelle que Simone Weil nomme ‘décréation’. Le mot ‘décréation’ signifie la séparation du créé et du péché (voir Gab 494 n. 13) ; cette séparation résulte du consentement au créé accueilli selon sa vérité. Se séparer de ce qui empêche d’accueillir le donné en vérité revient à défaire ce que le péché a embrouillé en mettant la main sur tout. Est ainsi réanimé le désir de Dieu que la technique et la science ont perverti. Le don de la grâce ne comble pas notre désir ; il l’éveille au contraire à la sainteté. L’ontologie du don et la métaphysique de la ‘décréation’ concordent parfaitement. Mais le renoncement du soi au moi doit être encore plus radical. Jamais le ‘moi’ ne pourra répondre adéquatement à la générosité du don d’être, dont l’accueil rend vigilant : le ‘moi’ ne peut saisir par lui-même ce qu’il est radicalement ; il se doit d’être attentif à l’altérité originaire. La plénitude réside « dans la capacité de s’ouvrir à autre chose que soi, d’être sur un autre mode que celui de l’immanence autarcique, en étant totalement (pour Dieu) ou en pouvant devenir (pour l’homme) être de don » (Gab 508).

https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-theologique-2005-2-page-251.htm
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeJeu 26 Oct 2023, 16:30

Merci encore pour ce texte très riche. J'avais oublié le motif de la "décréation" chez Simone Weil, qui du coup m'a fait lire d'autres choses, par exemple ceci.

Il s'agit toujours au fond de penser dans la langue contre la langue, pour le verbe et contre le nom. De dé-substantiver, de dé-nominaliser, de dé-réaliser, de dé-chosifier, de penser le "don" et la "donation" contre les substantifs qu'ils sont, comme mouvements, événements, bien que "mouvements" et "événements" soient aussi des substantifs. Pour délivrer aussi bien le donateur que les donataires, ou bénéficiaires, de l'identité à "soi" qui paralyse tout devenir et toute relation au moment même où ils s'énoncent. Panthéisme si l'on veut mais dynamique, mobile, fluide, liquide, gazeux, jamais solide et égal à lui-même. C'est toujours ce qui cherche à se dire dans un langage qui par sa structure même l'en retient.

C'est aussi, à mon sens, ce que tentait de penser une certaine "gnose", proto-chrétienne entre autres, au moins dans ses expressions les plus subtiles ou les plus profondes. Au lieu d'opposer massivement "Dieu" et "le monde", ou "le péché", différencier en "Dieu" même, depuis un fond ou une origine strictement ineffable et impensable, au-delà ou en-deçà du "divin" ou de l'"être", du "bon" et du "mauvais", vers une complexité qui génère d'elle-même des distinctions et des oppositions, autrement dit qui dégénère à mesure qu'elle génère. Ce genre de perspective change quelque chose à l'idée de "don" et, par suite, à celle de re-connaissance (ce qui peut aussi se dire gnôsis, ou epignôsis).
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeVen 27 Oct 2023, 12:51

Ce mot grâce me fait penser à une célébration religieuse, qui a actuellement perdu de sa signification première, remontant au 16e siècle et qui était marquée par un jour de congé ici à Genève.
Ce jour particulier appelé le Jeûne genevois est observé le premier jeudi du mois de septembre qui suit le premier dimanche de ce mois.
C’est en 1567, au début du mois d’octobre, que l’on a célébré ce premier Jeûne genevois, voici ce que déclare Wikipedia :

wikipedia a écrit:
Le premier jeûne connu à Genève remonte au début du mois d'octobre 1567, à l'occasion d'une répression contre les huguenots lyonnais, et ce trois ans après la mort de Jean Calvin. Le massacre de la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, incite aussi la population genevoise à jeûner le 3 septembre par solidarité.

Il s’agit d’un jour d’action de grâce, un remerciement adressé à Dieu d’avoir permis aux huguenots de trouver un lieu de refuge et d’avoir échapper aux persécutions organisées à leur encontre dans le royaume de France. Bien évidemment actuellement peu de personnes connaissent la signification de ce jour de congé du milieu de la première de septembre.

Sur le plan fédéral il existe un jour dit Jeûne fédéral :

Wikipedia a écrit:
Dès 1817, le jeûne est célébré séparément par les deux confessions dans tous les cantons. Sur proposition du canton d'Argovie, la Diète fédérale décrète le 1er août 1832 que le 8 septembre puis le troisième dimanche de septembre serait jour officiel de jeûne pour tous les cantons : c'est la naissance du Jeûne fédéral. Par conséquent, le Jeûne genevois se voit supprimé jusqu'en 18371 où les protestants genevois s'opposent à cette décision œcuménique et décident d'instaurer à nouveau le Jeûne genevois, fête à la fois patriotique et religieuse officialisée en 1840, et tenu le jeudi qui suit le premier dimanche de septembre puisqu'il s'agit du seul jour de la semaine sans marché.
Le Jeûne fédéral est une fête religieuse annuelle suisse (c'est le nom officiel pour les réformés ; le nom est Fête fédérale d'action de grâce pour les catholiques) célébrée le troisième dimanche de septembre en Suisse, à l'exception du canton de Genève.
Le Jeûne fédéral institué en 1832 jouera un rôle important dans le nouvel État fédéral né en 1848 en permettant de consolider la paix religieuse et sociale.

Au 17e siècle les survivants des anglais partis d’Angleterre abordèrent le 11 novembre 1620 une terre qui deviendra par la suite les USA

Wikipedia a écrit:
En 1620, une centaine de dissidents anglais, qu'on appelle aujourd'hui Pères pèlerins (Pilgrim Fathers), débarquèrent du Mayflower dans la baie de Plymouth au Massachusetts. Ils y fondèrent la colonie de Plymouth et la ville du même nom. Mais les débuts de la colonisation furent difficiles et la moitié des arrivants périrent du scorbut.
Les survivants ne durent leur salut qu'à l'intervention de deux autochtones nommés Squanto et Samoset qui, avec l'aide de leur tribu, les Wampanoags, leur offrirent de la nourriture, puis leur apprirent à pêcher, chasser et cultiver du maïs.
Le premier Thanksgiving, célébré en 1621, a été décrit par deux de ses participants : Edward Winslow (dans Mourt's Relation) et William Bradford (dans Of Plymouth Plantation). Afin de célébrer la première récolte, à l’automne 1621, le gouverneur William Bradford décréta trois jours d'action de grâce. Les colons invitèrent alors le chef des Wampanoags, Massasoit, et 91 de ses hommes à venir partager leur repas en guise de remerciement pour leur aide. Durant ce festin, cinq cerfs, des dindes sauvages et des pigeons furent offerts.

Depuis ces temps reculés la célébration religieuse s’est petit à petit transformée pour devenir une fête laïque.

Wikipedia a écrit:
Historiquement, Thanksgiving est la fête de la moisson, un jour de fête dans les sociétés européennes paysannes durant lequel on remerciait Dieu par des prières et des réjouissances pour les bienfaits que l’on avait pu recevoir pendant l’année. Cette célébration est désormais laïque en Amérique du Nord4 (sauf au Canada), les administrations et la plupart des entreprises étant fermées en ce jour, qui est férié aux États-Unis depuis 1941.


J’ai trouvé intéressant de mentionner ces deux évènements tirés parmi tant d’autres, nous avons d’un côté une ville-pays, la République de Genève qui n’est pas encore un canton suisse, accueillant des réfugiés religieux sauvant leur vie par l’exode et de l’autre un petit groupe de personnes fuyant elles-aussi les persécutions en cherchant le secours dans l’exode vers une nouvelle terre. Dans les deux cas des prières s’élèvent pour remercier Dieu d’avoir protégé ses adorateurs/disciples. Ce sont bien des grâces.
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeVen 27 Oct 2023, 13:43

Merci pour cette présentation intéressante -- quoique né à Lyon (mais pas de tradition protestante) j'ignorais cet épisode de 1567, qui faisait d'ailleurs partie d'un long enchaînement (sac de Lyon par les huguenots en 1562, d'ailleurs réprouvé de Genève par Calvin, cf. p. ex. ici et là).

La tradition américaine de Thanksgiving est plus agricole que guerrière, même si elle est indissociable de la conquête et de l'extermination des "Indiens" qui ne faisait que commencer... et par là même elle retrouve naturellement le côté agraire des fêtes de l'Ancien Testament (moissons, récoltes), plutôt que leur côté (pseudo-)"historique" (Exode, Sinaï, etc.).

La King James Version (1611) traduit souvent twdh/toda (cf. post initial) par thanksgiving ou d'autres formules similaires (Lévitique 7,12ss, LXX ainesis = "louange"; 22,29, LXX kharmosunè, "grâce" ou "joie"; cf. Isaïe 51,3; Jérémie 17,26; 30,19; 33,11; Amos 4,5; Jonas 2,9; Psaumes 26,7; 42,5; 50,14.23; 56,13; 69,13; 95,2; 100,1.4; 107,22; 116,17; 147,7; Esdras 10,11 [avec la même nuance de "confession" qu'en Josué 7]; Néhémie 12,27.31.38.40; 2 Chroniques 29,31; 33,16); cela a certainement influencé les traditions anglo-saxonnes, de part et d'autre de l'Atlantique.

L'"action de grâces" (eu-kharisteô etc.) n'est peut-être jamais plus proche de la "grâce" (kharis), comprise comme gratuité, que quand elle est "pour rien", ou "presque rien". Merci pour tout, merci pour rien, pour l'"être" plutôt que pour l'"étant" en termes heideggeriens; pour "la vie la mort", qu'on la (ou les) juge "bonne" ou "mauvaise", et dont le "don" est tout aussi aporétique, qu'il s'agisse de naissance ou de mort. On n'apprécie jamais autant un rayon de soleil que quand on croit avoir tout perdu, comme dans ces "transfigurations" nordiques (Kierkegaard, Dreyer, Bergman); et à cet égard le coupable confondu et condamné se révèle aussi l'élu (rencontre inattendue du Jour de Colère de Dreyer et des "lectures talmudiques" de Levinas, cf. ici 12.10.2023 ou là, 19.4.2019).
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 30 Oct 2023, 12:34

La gratitude d’exister

Comment de la gratitude ouvrir l’éventail, ce « pli unanime », pour reprendre le mot de Mallarmé, par lequel tous les êtres rendent grâce d’exister ? Nous arpenterons à grands pas l’intervalle entre la verticalité de l’idée théologique de la grâce et l’horizontalité et l’amplitude éthique et politique de la gratitude et de la gratuité. Disons-le d’emblée : la grâce de Dieu n’est pas ce qui répond au péché, mais ce qui répond au néant : elle ne vient pas couronner la nature dans ce qu’elle aurait d’imparfait, elle est au commencement. Le fait que Dieu ait créé ce monde est une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà une grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela soit, puisqu’il dit que cela était bon. Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’exister. La gratitude suppose une docilité, une réceptivité, et tout simplement la faculté de recevoir, plus importante peut-être, plus délicate, que la faculté de donner.

Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. Nous rendons grâce en différant dans le temps l’expression de notre gratitude, et en donnant tout autre chose. Disons-le avec les mots d’Hannah Arendt : au simple fait d’être né, à ce hasard absurde qui pourrait nous laisser le sentiment d’être superflus, désœuvrés, inemployés, les humains répondent par l’initiative, la parole, l’action, la capacité à commencer à leur tour quelque chose de neuf. La gratitude d’exister se décline toujours déjà dans une extrême et infinie diversité. Le monde est ce « théâtre de la gloire de Dieu », où il est donné à chacun un droit de paraître, de montrer « qui » il est, de s’essayer, avant de s’effacer à son tour devant les suivants. Je peux saluer n’importe quelle créature, elle est mon semblable en tant déjà qu’elle rend grâce d’exister. C’est avec et parmi elles que j’existe. Et c’est ensemble que nous pouvons différer, « mutuellement témoins » de nos diverses façons de rendre grâce, comme le demandait Saint Basile de Césarée.

Tous les grands spirituels le disent, chacun à sa façon. Pour Calvin par exemple, la grâce, c’est l’insouci de soi, la dépréoccupation même de savoir si on a la grâce. C’est un re-commencement du monde. Tout est par grâce. Le monde n’est qu’un chant, qu’un rendre grâce. En quoi la nature rend-elle grâce ? Comprendre cela, c’est comprendre la nature entière. Et comprendre ma propre gratitude, c’est me comprendre moi-même, de la tête aux pieds. Pour lui c’est à la gratitude que l’on mesure l’émancipation : comment sera-t-il émancipé, celui qui n’est pas capable de se retourner pour dire merci ? Qu’ils sont puérils encore, ces petits individus qui croient ne rien devoir à personne ! Oui, la gratitude a été le chemin des Lumières modernes, si celles-ci nous appellent à « sortir de la minorité », comme le demandait Kant. Mais n’est-ce pas ce que le grand discours de l’émancipation a oublié en chemin ?

La gratitude est le moteur invisible de l’éthique entière, au sens où avec elle chacun est autorisé à interpréter ce qu’il a reçu, « responsable » de ce qu’il fait de sa vie et de ses rencontres. D’où les rescapés de la vie tirent-ils cette force, cette vitalité qui nous surprennent ? Je me souviens d’un minibus rouillé et défoncé à Kinshasa, surchargé de voyageurs, et sur lequel était peint : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Galates). D’où vient cette confiance, sinon de la faculté première de dire merci ? La gratitude est le moteur invisible de l’éthique entière, s’il s’agit enfin de cesser de se justifier d’exister. N’est-ce pas le pire aujourd’hui, de ne pouvoir exister qu’en étant qualifiés, en montrant qu’on est actif, utile, branché ? Celui qui se déplace pour dire merci, en quelque nom que ce soit, n’est-il pas celui qui exerce l’autorité, celui qui se sent autorisé à prendre le droit de dire merci ? N’est ce pas ce qui nous manque souvent aujourd’hui ?

Pourquoi tant d’ingratitude, et combien nous sommes rétrécis de faire comme si ce que nous avons et ce que nous sommes nous était dû. Comme si nous le méritions ! Il faudrait rappeler les hasards de la naissance, remettre un peu de tirage au sort dans les charges, offices et fonctions, de façon à ce que nul ne croit trop vite avoir ce qu’il mérite. Et élargir notre économie entière au sentiment que nous sommes au bénéfice d’un don originaire, et perpétué. Chaque matin le soleil se lève, chaque soir la nuit nous est donnée. A côté de la part due aux échanges et rétributions, aux équivalences plus ou moins symétriques, il faudrait rappeler la part du commun, du gratuit, du donné pour rien, du non-marchand, du non-appropriable. Le monde nous est offert à butiner, comme aux abeilles. Et si nous sommes tellement enclins à accumuler des biens privés, tristement, c’est peut-être simplement parce que nous avons perdu le paradigme mutuel du bien commun, cet éventail par lequel nous assemblons nos façons d’interpréter la gratitude d’exister, cet intervalle entre nous qui définit le monde commun, ce théâtre de la gloire de Dieu.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2010-12-page-667.htm
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeLun 30 Oct 2023, 13:15

Joli bouquet de textes sur ce thème -- ton extrait est d'Olivier Abel, que j'ai souvent apprécié, notamment sur la "grâce" (je me souviens d'une de ses formules, "la grâce ne se justifie pas, même a posteriori"). -- Je ne sais pas si la référence erronée à "Galates" pour Romains 8 était sur le bus de Kinshasa: elle n'est pas dans les guillemets.

Le texte de Nathalie Nabert qui suit est aussi remarquable, avec sa citation mésopotamienne. On trouvera en outre à la fin (Tom Heneghan) une présentation du Thanksgiving américain qui complète utilement nos échanges précédents.

Si l'on modifiait le mythe ou la métaphore du "don" originaire (avec tout ce que ce mot implique de personnalité, d'intention et de destination, de bonté et de volonté, etc.), comme je le suggérais ailleurs, par l'idée d'une création qui échappe à toute origine (arkhè, theos, logos) -- en méditant tout ce que peut signifier "échapper à une origine" -- le "merci" y rejoindrait le "pardon" , l'"abandon", et la "compassion", en-deçà et au-delà du "bon" et du "mauvais". Et ce serait encore la "grâce", dans un sens plus vaste que jamais, celui du "tout est grâce" (Augustin, Bernanos, Bresson...). Pancharisme encore plus large qu'un panthéisme (cf. le texte de départ).
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMar 31 Oct 2023, 19:02

Donner, recevoir, remercier
Dieu au coeur de la reconnaissance anonyme

Le pur don

Considérons à nouveau les motivations plus profondes qui entrent en jeu dans l’acte de donner et de remercier. Nous avons dit au début que tout échange de biens et de services, aussi commercial qu’il soit, implique en outre l’échange d’une confiance dont, en fin de compte, on se fait simplement cadeau. Posons-nous maintenant la question inverse, celle de savoir si, dans chaque don, aussi libre soit-il, il n’y aurait pas quand même un élément d’intérêt, du do ut des, et si faire un « pur » don gratuit est vraiment possible.

Que doit-on comprendre s’agissant d’un « pur » don ? Citons d’abord deux formes de don qui ne nous intéressent pas ici. Tout simplement se débarrasser de quelque chose, par exemple ; lassé de vieux livres ou meubles on peut les placer le long de la rue pour s’en défaire. Que quelqu’un se les approprie ou que les vidangeurs en disposent, importe peu. Ou encore, le gaspillage qui n’a pas de destinataires particuliers, sauf à titre secondaire. On peut penser ici à des coutumes telle celle en vertu de laquelle, autrefois, un couple princier nouvellement marié faisait couler du vin dans la fontaine du marché — une entreprise visant moins le bonheur du peuple que l’amusement des princes à la vue de la populace se bousculant, s’arrosant et titubant. Un tel couple pouvait se sentir dans une position presque divine, de sorte qu’un pareil gaspillage pouvait même être perçu comme faisant partie des « devoirs » des grands, tenus de veiller à légitimer leur règne du haut de leur position.

Un « pur » don doit plutôt être compris dans notre contexte comme un vrai don destiné à quelqu’un, sans que le donneur n’y attache l’intention d’en profiter lui-même. La question surgit alors : est-ce que cela se peut ? Bien souvent, on ne donne des cadeaux que pour se libérer d’une obligation ou pour s’attacher une autre personne. Est-ce qu’on ne doit pas déjà être content si, dans l’intention du donneur, son propre bien occupe seulement la deuxième place, tandis que le bien de celui à qui le don est destiné occupe la première place ? Tout donneur n’espère-t-il pas un don en retour, de quelque genre que ce soit, et de telle manière que cet espoir non seulement accompagne la générosité mais, en réalité, la motive ? L’être humain peut-il donner d’une façon si désintéressée, se séparer d’un bien si radicalement[10] que celui qui le reçoit puisse vraiment en faire ce qu’il veut ? Ce n’est certes pas d’une faculté banale qu’on parle ici. On la rencontre rarement. C’est au coeur d’une vie centrée sur le don, mais aussi consciente d’elle-même, qu’on la trouve. Toutefois, exiger cette faculté ne découle pas du tout d’une morale exagérément idéaliste. Dans l’économie morale de notre vie en société, donner de cette façon asymétrique est plutôt la compensation nécessaire d’une autre asymétrie : celle qui résulte, d’une part, d’une façon de recevoir sans la volonté de rendre et, d’autre part, d’une façon de donner qui est au fond une façon de prendre.

La question de savoir si on peut donner de cette façon pure se pose surtout pour celui qui a l’impression qu’on vient de lui faire un tel don. C’est pour lui une question à laquelle il faut répondre par un oui ou par un non. Est-ce qu’il peut vraiment croire ce donneur capable d’une intention pure ? Et, davantage au niveau du principe : est-il vraiment possible de croire quelqu’un capable de cette pure intention ? Puisqu’on ne pourra jamais le vérifier tout à fait, cette décision implique aussi une question de foi qui concerne et le donneur et celui ou celle qui possiblement acceptera le don. Est-ce que je dois risquer cette confiance, ou plutôt — pour me protéger de la déception — supposer des intentions égoïstes cachées ? Et même si je parviens à quelque certitude que l’autre donne vraiment sans réserve, ne serait-ce pas quand même mieux pour moi de rabaisser toute l’affaire au plan d’un distant do ut des pour ne pas être moi-même trop profondément atteint ?

On voit bien qu’il faut lutter non seulement pour donner de cette façon pure, mais aussi pour recevoir de la même façon. Et malgré cela, les humains semblent tous habités par la nostalgie profonde d’être capables et d’avoir le privilège de recevoir de cette façon, sans une facture qui suivra. Parfois même, nous qui nous percevons comme les égoïstes que nous sommes, nous aurons la surprise de faire un don semblable, s’envolant spontanément, avec légèreté, vers autrui.

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2002-v58-n3-ltp464/000629ar/
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MessageSujet: Re: eucharisties   eucharisties Icon_minitimeMar 31 Oct 2023, 20:51

Sur cet article, cf. supra 24.10.2023.

J'aurais tendance à dire aujourd'hui à peu près le contraire: la seule "intention pure", ce serait l'absence d'intention...

Cela me rappelle un joli proverbe indien, authentique ou pas, qui avait été popularisé il y a quelques décennies, peut-être par le "best-seller" La cité de la joie de Lapierre avec ou sans Collins (je ne sais plus trop): "Tout ce qui n'est pas donné est perdu." Mais une perte aussi peut être un don, involontaire et inconscient, libre de toute intention et de toute destination, donc de toute obligation de retour ou de reconnaissance, dont le donateur malgré lui peut fort bien se réjouir après coup, sans avoir rien décidé ni calculé; et tout autant le bénéficiaire être reconnaissant, dire merci (nuage) sans avoir à remercier personne. Cela ressemblerait davantage à la "grâce", en un sens plus grande que "Dieu", dont on parlait précédemment; où le "don de Dieu" ne se distinguerait pas de sa "perte", toujours totale et toujours nulle s'il ne garde et ne gagne rien (cf. encore Jérémie 45; on peut aussi penser à Jésus guérissant malgré lui, dans Marc; et au soleil et à la pluie sur les bons et les mauvais, dans Matthieu).

Le chapitre de Peggy Avez cité précédemment (23.10.2023) rappelait 1 Corinthiens 4,7: "Car qui te distingue (tis gar se diakrinei) ? Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu ? Et si tu as reçu, pourquoi faire le fier comme si tu n'avais pas reçu ?" Le sens de la dépendance auquel Schleiermacher identifiait l'essence du religieux, ce n'est pas la peur de perdre, ni le désir de garder ou de gagner, mais bien la certitude de provenir et d'avoir reçu.
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