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| Qu'est-ce que la grâce ? | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Ven 04 Nov 2022, 16:56 | |
| Tant qu'on conçoit la "grâce" à partir de (ou par rapport à) la " justice", comme une limite, une exception, une interruption, une issue, un supplément ou une prothèse, quelque chose qui viendrait arrêter, neutraliser, achever, compléter ou parfaire la justice, fût-ce un "contraire" ou une pure négation de celle-ci, une injustice contre-justice qui tiendrait paradoxalement lieu de justice (c'est à cela que conduirait, malgré ses dénégations, le raisonnement paulinien sur son versant simili-juridique, si l'on s'en tenait à celui-ci), on ne voit pas comment ni pourquoi elle pourrait être supérieure, préséante, transcendante: dans un sens "grâce" et "justice" n'auraient rien de commun, et pourtant l'une se substituerait à l'autre, de sorte qu'elles se retrouveraient sur le même plan et qu'on pourrait quand même les comparer. En fait, la notion de "grâce" change de sens d'une position à l'autre, oscillant entre une acception éminemment positive, mais vague, et une acception négative et restreinte (non-justice): ce qui se tient en-deçà, au-dessus, au-dessous et au-delà du juridique et du judiciaire, c'est une "grâce" essentielle et existentielle, archi-originelle, de l'ordre de l'être, du don ou de la révélation; on pourrait dire de la création, si celle-ci n'avait été compromise par le soupçon platonicien et ses suites gnostiques ou orthodoxes (copie défectueuse, ombre trompeuse, péché originel; mais la notion même de création n'en est peut-être pas radicalement invalidée, puisque pour sa relève on parle encore de "création nouvelle"). Le côté "affectif", "esthétique", "sensible" de la "grâce" (charme, beauté, attrait, rayonnement, relire éventuellement ce fil), qui n'a rien de juridique ni de comptable, c'est justement ce qu'on retrouve dans l'autre versant de la théologie paulinienne, le mystère de mort et de vie, étranger à la comptabilité de la faute et du châtiment. Avant que le dieu se mêle de "juger" quoi que ce soit, ou qu'il y renonce, il fait ( poieô, poétique), il donne: qu'il y ait, de la lumière et de la vie, de l'être et de l'étant, la place même d'un "il y a" ou d'un " es gibt" pour quelque chose plutôt que rien, "don" logiquement antérieur et supérieur à toute "justice" ou "injustice" qui ne réglera jamais que les rapports de l'existant, d'un existant à l'autre, existant que le don embrasse, subsume et absout d'avance -- "grâce prévenante" comme disait joliment, quoique dans un sens plus restreint, la vieille théologie... Dans ce sens la "grâce" devance la "justice" et l'"injustice" qu'elle rend également possibles, tout en les relativisant absolument, si l'on ose dire; elle permet d'affronter l'une comme l'autre, de s'y soumettre tout autant que de s'y soustraire ou de leur échapper, de percevoir et de dire encore la différence entre justice et injustice sans lui donner plus d'importance que ça. Et du même coup elle emporte toute "logique" de causalité et de finalité: a nihilo ut nihil, de rien, pour rien, c'est la gratuité même, dans sa négativité conceptuelle, et entre les deux négations toute la "grâce" positive et ambiguë qui ne procède d'aucune négation, la terrible beauté du monde, le sens et le non-sens de toutes ses histoires. A bien y regarder c'est dans une semblable antériorité que se fonde, hors droit, la logique "juridique" de Romains (etc.): la grâce qui prend la relève de la loi précède la loi ( avant Moïse Abraham, Adam, le "Fils de Dieu"). |
| | | le chapelier toqué
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Dim 06 Nov 2022, 19:42 | |
| - Narkissos a écrit:
- A bien y regarder c'est dans une semblable antériorité que se fonde, hors droit, la logique "juridique" de Romains (etc.): la grâce qui prend la relève de la loi précède la loi (avant Moïse Abraham, Adam, le "Fils de Dieu").
Si je comprends bien cette dernière phrase, la création telle qu'elle est exprimée dans le livre de la Genèse proviendrait, serait la conséquence de la grâce? Cela serait particulièrement vrai à propos du 1er chapitre jusqu'au verset 3 du second chapitre. La contestation du divin qui surgit à partir du verset 4 du 2e chapitre de la Genèse apportant toute une suite de changements et de problèmes pour les premiers humains (selon la Bible) |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Dim 06 Nov 2022, 21:15 | |
| En parlant de "création" je ne pensais pas spécialement à la Genèse, ni même à une "création initiale", mais à l'idée élémentaire qu'"il y a quelque chose plutôt que rien", comme disait (entre autres) Leibniz; autrement dit, une intuition de l'"être" comme rapport de "quelque chose" à "rien", qui consiste d'abord en un étonnement, lui-même étonnant si l'on songe que nous avons toujours eu affaire à "quelque chose", jamais à "rien". C'est aussi, dans l'épître aux Romains (dont je parlais, par contre), l'idée de la foi en un dieu qui "appelle le non-étant comme étant" (4,17, Abraham / Isaac; et dans cette idée-là se confondent création et résurrection, promesse et sacrifice du fils, etc.). Toujours est-il qu'aux questions qui se posent autour de ce point obstinément aveugle, et notamment "pourquoi (quelque chose plutôt que rien) ?", il n'y a pas de réponse qui tienne: toute "cause", toute "raison", tout "motif" supposerait déjà "quelque chose" et non pas "rien", ce qui ne ferait que déplacer indéfiniment le problème. On peut toujours installer là le mot de "grâce", à condition de l'entendre de façon tout à fait négative ou vide, comme pure absence de "raison" (etc.), comme on parle d'"acte gratuit" -- et pourtant ce sera le lieu (comme le suggère la langue française) de la positivité même: là où il y a (quelque chose, toute chose, n'importe quoi); ou (avec le latin ou l'allemand) le "don", datur, es gibt, impliqué dans tout "donné" (datum, data, etc.), quoique sans donateur ni donataire a priori. Seulement cette "grâce"-là ne dépendra plus, même négativement, d'un concept de "justice": il y a "justice" ou "injustice" dès lors qu'il y a des choses, plus d'une, et des relations entre les unes et les autres (cf. Anaximandre), non dans le rapport de "quelque chose" à "rien" qui est logiquement antécédent (même si ça n'implique aucune antériorité chronologique, parce que dès qu'il y a quelque chose et non pas rien il y a toujours aussi plus d'une chose, autrement dit de la différence à même "l'être").
Dans le premier récit de la Genèse (1--2,3 ou 4a), il n'y a pas vraiment de mot qui corresponde à "grâce", mais l'idée générale est bien la même: tout ce qui apparaît ou vient à l'être (hyh: que x soit, qu'il y ait x, x fut, il y eut x), une fois séparé, mis à sa place et dûment nommé, est dit "bon" (on pourrait traduire "dieu vit que cela était bon" par un autre hébraïsme également visuel, "cela trouva grâce à ses yeux"), l'ensemble est "béni", rien n'est condamné, rejeté ou détruit. Et en effet ça se gâte dès le deuxième récit (2,4b--3), mais reste à savoir si la suite du livre est ou non la suite de l'histoire: le lecteur ou auditeur ne peut qu'être perplexe sur ce point, puisque le second récit le ramène au commencement, comme si le premier n'avait jamais eu lieu, pour lui raconter tout autre chose, une histoire de malédiction qui pour le coup relève plutôt d'une certaine "justice", celle du seigneur-maître-propriétaire bafoué et lésé dans ses droits de propriété. Dans cette disposition des textes, néanmoins, la "grâce" précéderait encore la "justice", mais sans véritable articulation "logique". |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Lun 07 Nov 2022, 12:14 | |
| Un article déjà cité :
La grâce, don surnaturel à dimension incréée
La grâce inaugure avec Dieu cette union et unité qui établit l'homme dans la béatitude. Eckhart s'inspire ici de Thomas d'Aquin enseignant qu'en l'intelligence humaine du Christ se trouve, en raison de l'union des natures divine et humaine, une forme intelligible incréée, ce qui est expliqué, à propos de la vision bienheureuse de Dieu, comme don de l'essence divine elle-même à l'intellect créé de l'élu pour y susciter 1' intellection béatifiante. Ce don sublime s'amorce avec la grâce des missions divines en l'âme. Un Sermon latin d'Eckhart évoque d'abord l'union hypostatique chez le Christ puis l'union par grâce du juste avec Dieu du fait de la grâce d'adoption. Il précise de cette dernière le statut ontologique éminent : « L'union la plus grande (major unio) après celle qui est propre aux trois Personnes en Dieu, c'est l'union du juste avec Dieu (31). » Autre notation convergente : « La grâce, ce n'est autre chose que la gloire même, diminuée seulement de notre imperfection ».
D'où cette dimension incréée que notre théologien assigne à la grâce, ce que les censeurs, en leur confusion de ce qui est en l'âme du juste par suite du don sublime de Dieu et ce qui est en sa nature d'âme (fut-ce chez l'homme non-juste du seul fait de sa création) n'ont pas réussi à entendre. Pourtant cette dimension incréée ne fait que traduire, avec la présence effective de la Personne du Fils en son inhabitation de grâce chez le juste, la référence en acte que nourrit celui-ci avec cette source incréée de la grâce infuse en son être même. Elle ne supprime aucunement le statut créé de l'homme mais lui confère une ouverture vitale sur la vie et le bonheur même de Dieu.
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1996_num_70_1_3346 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Lun 07 Nov 2022, 13:06 | |
| En effet (supra 24.4.2019).
Cela illustre d'ailleurs ce dont nous venons de parler à propos de la "création". Le fond du propos d'Eckhart est on ne peut plus simple (c'est l'"un", l'"être", "Dieu", la "grâce", le "don", la "création", etc., au point où tous ces termes se confondent et deviennent parfaitement synonymes), mais sa présentation est compliquée par le "millefeuille dogmatique" qui s'est stratifié depuis plus d'un millénaire (déjà à son époque) et oblige à distinguer, à chaque étage pour ainsi dire, des répliques de la même chose ou du même mouvement, pour les articuler ensuite (notamment selon l'"analogie" scolastique et spécialement thomiste) selon cette multiplicité artificielle, comme s'il s'agissait à chaque fois de "choses" différentes.
Ainsi, il faut séparer et relier ce qui se passe 1) dans la divinité incréée (trinité, procession des "personnes" divines), 2) en Jésus-Christ comme union hypostatique de deux "natures", l'une "incréée" et l'autre "créée", 3) en n'importe quel humain supposé intégralement "créé", et pourtant perméable à l'"incréé" (via l'Esprit, le Christ sacrement, Eglise, tout ce qui rendrait le "créé" divinisable). C'est à chaque fois la même chose qui se rejoue selon d'autres modalités verbales, conceptuelles ou catégorielles, jeu qu'Eckhart joue (magistralement) et déjoue ou subvertit en ouvrant sa superstructure traditionnelle sur l'archi-fondamental (fondement et abîme, fond sans fond, Grund / Abgrund): au fond de "Dieu" comme au fond de l'"âme", le même "être", au fond de l'"être" le même "rien"; ce renvoi ultra-radical mobilise, sollicite, questionne tout l'édifice des médiations en suggérant (autant qu'on pouvait le faire aux XIIIe et XIVe siècles) une relation infiniment plus simple, mais qui n'aurait plus rien d'"orthodoxe", qui paraîtrait aussi voisine d'un "a-théisme" que d'un "pan-théisme" si l'on tenait à lui coller une étiquette.
Comme cela ressort très bien de cet article, le concept de "grâce" s'est considérablement déplacé à l'époque scolastique, du moins dans le discours théologique: il n'est plus qu'accessoirement esthétique et affectif (beauté, charme, attrait, etc.), de moins en moins rapporté au juridique ou au judiciaire (vs. "justice"), il est surtout (et à la lettre) "méta-physique". Son "contraire" privilégié, qui détermine son sens, c'est maintenant la "nature", entendue au sens néo-aristotélicien (nature des choses, des catégories, des espèces, des genres, de Dieu, de l'homme, etc.): la grâce a naturellement partie liée avec la "surnature" et le "surnaturel" et à ce titre assure, entre autres, la communication et les médiations entre des "natures" autrement incompatibles. Cela n'empêche d'ailleurs pas de parler d'une "nature de la grâce" (dans un sens proche de notre question titre: "qu'est-ce que", essence ou quiddité, "nature" dans ce sens-là).
Dernière édition par Narkissos le Lun 07 Nov 2022, 14:11, édité 1 fois |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Lun 07 Nov 2022, 14:05 | |
| LA FOI ET LA GRÂCE.
Le chapitre précédent a souligné, et il importe de le rappeler ici, que pour la Réforme, la foi ne consiste ni en l'adhésion intellectuelle à des doctrines ni en un sentiment du cœur, ni en une décision de la volonté. Par "foi", il faut entendre ce que Dieu fait surgir en un être humain, ce qu'il crée en nous quand il nous rencontre. Elle n'est pas une œuvre, quelque chose que nous donnerions à Dieu, comme on donne sa confiance à quelqu'un et que l'on s'engage à son égard, mais un don que Dieu nous fait, un engagement qu'il contracte envers nous. La foi s'empare de nous, de même qu'un amour nous saisit. Il ne dépend pas de nous de croire et d'aimer; cela nous arrive et s'impose à nous.
Il en résulte que parler du "salut par la grâce" ou du "salut par la foi" revient a peu près au même. Il y a équivalence presque complète entre ces deux expressions*. Dans les deux cas, on veut souligner que notre salut provient entièrement de Dieu et nullement de nous. Toutefois, deux raisons expliquent que l'on spécifie "par la grâce par le moyen de la foi".
1. Grâce et foi désignent bien une seule et même réalité*, mais sous des aspects différents. "Grâce" insiste sur l'action de Dieu, sur la cause qui agit, sur "l'émetteur". "Foi" met l'accent sur l'effet qui en résulte, sur les conséquences de l'action de Dieu, sur le "récepteur". En ce sens, on peut dire que la foi "répond" à la grâce, à condition de préciser que la réponse n'est ni autonome, ni indépendante; elle ne constitue pas un second acte. L'acte de Dieu, c'est à dire la grâce, la provoque, la suscite, et la détermine entièrement. ce que le schéma suivant exprime.
2. Si la foi naît toujours de la grâce, il arrive que la grâce agisse sans susciter la foi. Elle ne s'adresse pas aux seuls fidèles et n'a pas toujours pour but et pour effet de créer la foi. Ainsi, Dieu donne au croyants et aux incroyants ces grâces que sont la vie (et les événements qui en forment la trame), la nature (les continents et les mers, le jour et la nuit, le soleil et la pluie*). Il donne aussi les liens sociaux et familiaux, etc. Calvin distingue, d'une part, "la grâce générale" dont bénéficient tous les êtres sans qu'elle les conduise à la foi, et d'autre part, la "grâce spéciale" (ou "particulière")* qui touche les seuls "élus", et fait surgir en eux la foi en Christ. Le schéma suivant illustre cette distinction.
Dire que nous sommes sauvés par grâce, par le moyen de la foi signifie que le salut provient de cette sorte de grâce (la grâce spéciale) qui fait naître en nous la foi.
andregounelle.fr/protestantisme/cours-1998-9-la-grace-et-la-foi.php |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Lun 07 Nov 2022, 15:22 | |
| Présentation très intéressante, avec les avantages et les inconvénients du schématisme... On comprend que le protestantisme, avec son goût de la rhétorique, de la formule et du paradoxe, ait généré beaucoup de théologie brillante, mais encore plus de sottise sectaire et prétentieuse.
En rapport avec mon post précédent, il est clair que le retour des Réformateurs à Paul et surtout à l'épître aux Romains (canon dans le canon dans le canon) ramène en grande partie la "grâce" de sa définition "méta-physique" (grâce vs. nature), qui caractérisait la scolastique de la fin du moyen-âge, vers une définition (anti-)juridique et (anti-)judiciaire -- la grâce contre la "justice" de la loi et des oeuvres. L'ironie, bien connue depuis Weber au moins, étant que ça se soit traduit dans le "monde protestant" par une véritable inflation des "lois" et des "oeuvres" en tout genre, et fort peu de "grâce", au sens (extra-)judiciaire comme au sens affectif ou esthétique...
Autre décalage, autre ironie: la "loi" et les "oeuvres" de référence de l'épître aux Romains étaient essentiellement juives, même si le judaïsme ne constituait déjà plus pour elle un adversaire réel, mais une sorte d'épouvantail ou de repoussoir rhétorique; au XVIe siècle, elles sont "chrétiennes", "catholiques", c.-à-d. héritières (d'une autre partie) du paulinisme (celui de la tradition et de l'organisation des Eglises, puis de la grande Eglise, de la correspondance corinthienne aux deutéro-pauliniennes et aux Pastorales). |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mar 08 Nov 2022, 12:34 | |
| Je me demandais si la grâce n'était pas comme la loi, inscrite dans le cœur des humains et au-dedans d'eux " Quand ceux qui ne sont pas Juifs et qui ne connaissent pas la loi de Dieu la mettent d'eux-mêmes en pratique, c'est comme s'ils la portaient au-dedans d'eux, bien qu'ils ne l'aient pas. Ils montrent ainsi que la pratique ordonnée par la Loi est inscrite dans leur cœur. Leur conscience en témoigne également, ainsi que leurs pensées qui parfois les accusent et parfois les défendent. Voilà ce qui paraîtra au jour où Dieu jugera par Jésus Christ tout ce qui est caché dans la vie de chaque personne, comme l'affirme la bonne nouvelle que j'annonce" (Romains 2, 14-16). Il faut d’abord noter l’absence de l’expression « loi naturelle » chez Paul. Le mot « loi », nomos, totalement absent du chapitre 1 de l’épître aux Romains et donc de la première citation, est au contraire un mot clé du chapitre 2, où il apparaît dix-neuf fois. En dépit d’une possibilité d’ambiguïté très paulinienne et d’une réelle plasticité du mot, la loi mosaïque n’est jamais loin ; et dans le contexte précis de ce chapitre 2 il est indéniable que la référence est la loi de Moïse. Quant au terme de « nature », phusis, absent de nos deux textes, il est chez Paul employé rarement et de façon très surprenante; il apparaît toujours pour qualifier la division fondamentale de l’humanité selon le point de vue juif : il y a les « juifs ou circoncis par nature » (Ga 2, 15), et les « païens ou incirconcis par nature » (Rm 2, 14 et 2, 27) ; les autres emplois sont liés à la métaphore des deux oliviers et recouvrent la même distinction (Rm 11, 21 et 24). S’il y avait donc « loi naturelle » chez Paul, ce serait nécessairement la loi de Moïse, considérée comme donnée par Dieu à son peuple, loi que les païens ignorent mais dont ils ont une espèce d’équivalent, au niveau de l’effectivité, dans leur conscience ou leur cœur. Reste la question, croix des exégètes, de savoir ce que recouvre exactement pour Paul la loi de Moïse… ... De ce fait, la partie négative ne décrit pas l’histoire du salut depuis les origines jusqu’au Christ, elle n’articule pas non plus le monde païen sans Dieu et le monde juif issu de l’élection ; à l’inverse, il s’agit pour Paul de montrer que, devant la justice offerte par pure grâce, tous les hommes, condamnés par le péché, sont également invités à entrer dans la puissance de salut de l’Évangile : « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, alors même qu’ils sont justifiés gratuitement… » (3, 23-24). Ainsi est-ce du point de vue de la justice toujours offerte que le discours de Paul embrasse l’une et l’autre partie de l’humanité sous la colère de Dieu et sous son juste jugement ... ... Nous concluons donc de cette étude certainement trop rapide qu’on ne saurait opposer radicalement chez Paul un ordre de la création qui soit sous le jugement et un ordre de la nouvelle création qui soit sous la miséricorde. La justice de Dieu est présente d’emblée à l’un et à l’autre. L’ordre de la création pour Paul est dès l’origine placé sous la justice qui est miséricorde, le « juste jugement » de Dieu en est ici l’expression. Mais l’humanité ne se révèle pleinement ordonnée à Dieu que dans le réajustement opéré par le Christ, libérant la liberté pour qu’elle s’ouvre à sa destination divine. Alors les hommes que le péché prive de la gloire de Dieu sont justifiés gratuitement ; leur volonté se trouvant ajustée à celle de Dieu, voici que se trouve renforcée et réassurée la loi intérieure qui, avant même qu’ils ne connaissent le Christ, les rendait capables de se laisser ajuster à Dieu. Peut-on aller jusqu’à dire qu’elle se trouve « réactivée », comme la loi de Moïse, par la foi de Jésus-Christ ? Ne peut-on penser que la loi « inscrite » dans le cœur des païens annonce, comme la loi de Moïse, l’inscription promise par Dieu d’une alliance nouvelle au fond du cœur des hommes, selon l’oracle de Jérémie 38 ? Parce que cela est offert à tous, Paul affirme cette destination de l’homme au salut, à la fois négativement par l’enfermement toujours possible dans le refus et l’idolâtrie, et positivement dans la continuité d’une loi intérieure qui offre un écho assourdi à la loi de Moïse. https://www.cairn.info/revue-transversalites-2011-1-page-55.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mar 08 Nov 2022, 13:35 | |
| - free a écrit:
- Je me demandais si la grâce n'était pas comme la loi, inscrite dans le cœur des humains et au-dedans d'eux
Bonne question, mais il n'est pas facile d'y répondre du fait de la polysémie ou de la métonymie du mot "grâce". Dans le sens (anti-, extra-, para-)judiciaire ou "forensique" (cf. le texte de Gounelle cité précédemment), la grâce arriverait toujours de l'extérieur (for- du forum ou de la forêt, y compris dans le "for intérieur"), d'une autorité supérieure et extérieure même au juridique et au judiciaire (ce qui est normalement le "forensique") dans la mesure où les pouvoirs sont distincts (la grâce du prince, du roi, du président, etc., qui l'emporte en fait sur la justice du juge, sans toutefois la déjuger en droit). Dans le sens "affectif" et "esthétique" (beauté, charme, etc.), c'est plutôt un rayonnement vers l'extérieur, même s'il procède d'un intérieur... mais on trouve quand même des associations de la "grâce" et du "coeur" (p. ex. Hébreux 13,9). Le concept de "nature" est tout aussi piégé par ses usages traditionnels, qui se distinguent de surcroît selon les disciplines: on a parlé de loi ou de droit "naturel" en théorie du droit, par opposition aux conceptions conventionnelles ou contractuelles; on a aussi parlé de loi ou de révélation naturelle en théologie (ce qui correspond à peu près à la "révélation générale" opposée à la "révélation spéciale" chez Calvin), on ne peut pas dire que ce soit la même chose, mais pas non plus que ça n'ait aucun rapport. Et comme on l'a vu plus haut la "nature" a aussi servi d'antithèse à la "grâce" dans la scolastique (chez Eckhart comme chez Thomas d'Aquin, bien qu'ils en jouent de façon très différente). En ce qui concerne "Paul", il paraît hasardeux de systématiser, car les références à la "nature" ( phusis) sont rares et appartiennent à des textes et à des raisonnements très différents; tout au plus peut-on remarquer que cette phusis est assez éloignée de notre notion de "nature", puisqu'elle se réfère à des choses que nous appellerions "culturelles" et que nous opposerions comme telles à la "nature" (non seulement la distinction du Juif et du non-Juif, Grec ou autre, mais aussi des choses aussi "culturellement construites" à nos yeux que la coiffure ou le vêtement des hommes et des femmes, 1 Corinthiens 11). |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mar 08 Nov 2022, 14:23 | |
| De la grâce au sublime
Charme humain ou faveur divine ?
Les Allemands font clairement le départ entre le charme qui émane de la personne (Anmut) et la faveur divine (Gnade), même s’ils utilisent aussi le terme Grazie forgé par Winckelmann. Les Italiens ont un vocabulaire très précis pour exprimer ce qui rend aimable : la leggiadria, qui concerne chez Alberti ou Della Casa un certain bonheur de composition (sa légèreté et sa mesure), et la sprezzatura de Castiglione, forme de nonchalance ou de désinvolture qui dissimule l’art qu’elle utilise. Charme esthétique, charme social et charme sexuel se trouvent alors intimement liés.
Mais en France, le terme de grâce apparaît beaucoup plus nettement marqué par la religion. Et le sens théologique occupe le devant de la scène du Grand Siècle, par suite des violentes querelles entre jésuites et jansénistes sur la grâce efficace ou inefficace. Voilà qui grève les tentatives d’élaboration de la grâce dans la sphère esthétique au point que Dufresnoy croit devoir y reconnaître un présent « que l’homme reçoit plutôt du Ciel que de l’Art». Le Dictionnaire jésuite de Trévoux, dont la composition se poursuit tout au long du XVIIIe siècle, donne une définition introductive qui met en évidence l’orientation spéculative prédominante du temps : la grâce est « une faveur, une miséricorde, une libéralité qui n’est pas due. Si elle était due, elle cesserait d’être grâce». Faveur renvoie à l’arbitraire de celui qui la dispense et appartient au domaine théologico-politique ; miséricorde concerne la sensibilité éprouvée devant la misère d’autrui et relève de la morale et de la religion ; libéralité, enfin, caractérise les arts libéraux et donne une ouverture sur l’esthétique et la théorie de l’art. Le problème central du Trévoux est de capter la grâce in statu nascendi, dans son unité et sa multiplicité, à certains points de jonction de l’invisible et du visible. Et l’auteur (ou les auteurs) de l’article commence donc par étudier le domaine théologique où apparaît une grande diversité des grâces. Il vaut la peine de rappeler certains éléments de la curieuse taxinomie qu’il déploie, tant s’y fait jour la volonté d’organisation du monde par le principe gracieux. On distinguera :
- les grâces naturelles, communes « aux Chrétiens et aux infidèles, aux bons et aux méchants », et les grâces surnaturelles « que Dieu répand sur les créatures raisonnables par rapport au salut éternel », - et parmi ces dernières : les grâces extérieures (« secours généraux ») et les grâces intérieures (« secours intérieurs » que Dieu nous donne en propre).
Ces disjonctions influeront sur l’opposition esthétique entre grâces du corps et grâces de l’esprit. Les dichotomies suivantes, en revanche, toucheront bien davantage aux principes dynamiques de la manifestation gracieuse. Les théologiens s’échinent, en effet, à distinguer les différentes manières d’accéder à une perfection, comprise moins comme achèvement de soi par soi, que comme accomplissement par différentes sortes de secours divins.
– Parmi les grâces intérieures, on distinguera les grâces gratuites, faites en vue du prochain, tel le don de la science, et les grâces sanctifiantes conférées pour notre salut.
– Parmi les grâces sanctifiantes, on fera le départ entre grâces habituelles et grâces actuelles, lesquelles on est en droit de demander par la prière : la grâce actuelle est « du côté de l’entendement, une lumière qui nous éclaire […] et du côté du cœur, c’est un penchant, un attrait qui nous porte à le faire ».
– Parmi les grâces actuelles, on ne confondra pas les excitantes et les efficaces. La grâce excitante nous excite au bien et nous donne le pouvoir de le faire, mais « ne le fait pas faire », tandis que la grâce efficace nous fait faire bien, quoiqu’on puisse ne pas le faire ».
https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2006-2-page-189.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mar 08 Nov 2022, 17:09 | |
| Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu quoi que ce soit d'aussi bon sur ce sujet, qui pourtant me tarabuste depuis longtemps -- il est vrai d'un point de vue plus étroit, biblique et théologique, et avec beaucoup moins de ressources littéraires: le rapport entre les aspects "esthétiques" et "affectifs" d'une part, "théologiques", "para-judiciaires" (grâce / justice) ou "méta-physiques" (grâce / nature) d'autre part, de la "grâce". De mon petit bout de lorgnette, tout ce que je pourrais ajouter c'est que l'ouverture de la modernité à l'esthétique (plutôt sous les espèces du beau ou du sublime que de la grâce) est aussi un retour aux "sources bibliques", si l'on tient compte de l'aspect esthétique, sensible, émotionnel, des formules hébraïques (avec hn, hnn, mais aussi parfois hsd, cf. supra 8.2.2017) qui ont formé l'usage "judéo-chrétien" du grec kharis via la Septante, puis du latin gratia et de la "grâce" ( Gnade, etc.) dans une foule d'autres langues, "chrétiennes" par usage sinon par destination. "Trouver grâce aux yeux de quelqu'un", ce n'est ni "mérité" dans un sens judiciaire ou moral, quasi économique ou comptable, ni "immérité" dans le sens où l'"objet" de la grâce n'y serait pour rien. Celui aux yeux de qui on "trouve grâce" est aussi captif, voire davantage, de ladite "grâce" qu'en dépend celui ou celle qui la reçoit comme une "faveur"; il est, comme on dit, "charmé" ou "séduit" par la "grâce" émanant comme un rayonnement de celui ou celle à qui il fait grâce -- on peut encore percevoir dans ces termes (charmer, séduire) quelque chose de leurs anciennes connotations occultes et/ou péjoratives (magie, tromperie, égarement). De ce point de vue la "grâce" serait tout à fait antithétique de l'idée de "liberté" absolue, souveraine et arbitraire à laquelle la théologie, surtout calviniste, l'associe en priorité: elle serait au contraire une "passion" divine, pâtie, subie et soufferte (et on retomberait alors, comme avec l'" amour" à ce point synonyme, sur le versant du " dieu pitoyable"). Cela du moins complique infiniment toute tentative de ramener la grâce à un problème de comptabilité, fût-ce à une absence ou à une interruption de comptabilité. Mais par là on s'éloigne également de tout "concept" abstrait ou général qui donnerait prise à un savoir ou à une intelligence, même et peut-être surtout "universaliste", de la "grâce": ce n'est pas une "chose" dont on pourrait avoir une "idée" ou une "notion" (en répondant p. ex. à la question d'essence, de quiddité ou de nature, " qu'est-ce que la grâce"), mais plutôt un "événement" qui arrive ou non entre des "étants" (divins, humains, animaux, végétaux, minéraux ou autres), et qui le cas échéant est (plus ou moins, tantôt plus et tantôt moins) expérimenté, vécu, ressenti. De la "grâce" on ne pourra peut-être jamais dire "ce que c'est" (d'une certaine façon elle précède tout "être"), mais ce n'est pas pour cela qu'on n'en aura eu aucune expérience... Soit dit en passant, puisque nous parlons aussi ces jours-ci du livre d' Esther, signalons qu'il est une formidable illustration, jusque dans la cruauté, de tout ce que nous sommes en train de dire: cf. les usages de hn en 2,15.17 [avec hsd]; 5,2.8; 7,3; 8,5, de hnn en 4,8; 8,3). Côté cinéma, nous avons évoqué plus haut (27.3.2017) Dreyer et Bresson: il eût fallu aussi mentionner chez Dreyer ce quasi-sourire, ou détente, de la "sorcière" convaincue, qui renonce à se défendre, dans Jour de colère; ou, encore chez Bergman, ce rayon de soleil nordique, quasi-horizontal, qui traverse les espaces, notamment des églises, des Communiants à Sarabande; ou la même sarabande (de la suite pour violoncelle de Bach) couvrant les paroles des deux soeurs qui parviennent enfin à se parler et à se toucher, ou le souvenir du jour heureux dans le journal de la défunte, dans Cris et chuchotements... La "grâce" c'est toujours, inséparablement, du "temps" et de l'"espace", de la lumière et du mouvement, et de la trace, qui affecte plus d'un "être" à la fois. |
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 17 Nov 2022, 11:25 | |
| - Citation :
- Le livre d'Esther illustre aussi remarquablement le thème de la "grâce", dont nous parlions encore récemment ici (8.11.2022), entre esthétique et affectivité, "charme" et "séduction" y compris sexuels, et la "faveur" accordée hors loi ou contre la loi, voire retournant la loi même contre la loi...
https://etrechretien.1fr1.net/t773-le-livre-d-esther-violence-des-hommes-absence-de-dieu#31768 Esther, figure (augustinienne) de la grâce Mécanismes de la grâce Notre lecture, jusqu’ici, n’a guère dépassé le stade de l’allégorie : la mise en scène et en images d’une vérité spirituelle que l’on peine à se représenter. Sous la figure d’Esther, la grâce s’incarne en quelque sorte, prend pour nous une nouvelle réalité. Le bénéfice n’est pas insignifiant, mais il ne suffirait pas à justifier l’intérêt de saint Augustin pour cet épisode biblique, au moment où il est engagé dans des débats techniques et souvent âpres avec les pélagiens. L’intrigue d’Esther comporte cependant une donnée essentielle, qui n’est pas sans rapport avec les débats sur la grâce. Toute la difficulté de la situation de la jeune favorite est qu’elle ne peut pas se présenter de son propre chef devant le roi de Perse sans y avoir été invitée. Le texte de la Bible est très explicite. « Qui que ce soit homme ou femme qui entre dans la salle intérieure du Roi sans y avoir été appelé par son ordre, est mis à mort infailliblement à la même heure, à moins que le Roi n’étende vers lui son sceptre d’or, pour une marque de clémence, et qu’il lui sauve ainsi la vie. » Cette incarnation de la grâce qu’est Esther – grâce mondaine, ou grâce divine, selon la lecture que l’on fait – doit attendre qu’on la sollicite pour exercer ses pouvoirs. Mais la question, éminemment dramatique, de la convocation prend une nouvelle signification – cruciale si on se déplace sur un plan théologique. Qu’en est-il en effet de la grâce face au pécheur ? Est-elle tributaire d’un appel, disponible à celui qui voudrait d’elle ? Ou bien s’autorise-t-elle à le prévenir, et à devancer sa propre volonté ? Dans le cas d’Assuérus, et sur le plan de l’intrigue dramatique, les règles sont sans ambiguïté. Esther les résume en deux vers : Et sans le prévenir, il faut, pour lui parler, Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler. (v. 203-204 – je souligne) Dans la langue classique, le verbe prévenir est d’un usage commun avec le sens (étymologique) de devancer, prendre les devants. On comprend qu’Assuérus entend bien décider par lui-même, en première instance, de qui sera admis en sa présence. Mais le terme autorise aussi une utilisation plus technique, théologique, pour qualifier précisément un caractère de la grâce. La grâce prévenante est celle « qui nous porte à faire de bonnes actions » (Dictionnaire de Furetière), qui précède ainsi l’action de l’homme. On voit que la question d’étiquette courtisane, de préséance, se laisse traduire en termes théologiques. Si l’on transpose l’ordre d’Assuérus sur cet autre plan, il est pour ainsi dire la formulation de la logique moliniste : je recours à la grâce quand je veux, quand je fais appel à elle. Esther se pliant à de telles conditions incarnerait une grâce moliniste, qui accepte de dépendre d’un appel. En revanche, Esther, figure de la grâce efficace, s’impose à Assuérus sans avoir été priée – sans craindre de prévenir. Elle n’attend ni qu’on la cherche, ni qu’on l’appelle ; elle précède tout désir. https://journals.openedition.org/cbp/374#tocto1n3 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 17 Nov 2022, 12:37 | |
| Excellent (y compris le développement sur la "grâce prévenante" à laquelle je n'avais fait qu'une brève allusion, supra 4.11.2022).
On parle évidemment ici de l'Esther de Racine, qui constitue en effet une confluence idéale pour notre thème: héritière de l'histoire "biblique" dans sa version la plus ample (grecque, latine, déjà magnifiée par la traduction de Sacy et alii), de la théologie augustinienne (et donc de la philosophie néo-platonicienne) et plu ou moin "janséniste" de Port-Royal, mais aussi d'un art poétique, autrement dit d'une esthétique ou d'une sensibilité habituellement opposées en principe à la théologie comme à la philosophie (mais un Platon ou un Augustin restent infiniment plus artistes que ne le voudraient leur doctrine et leurs disciples)... La "grâce" est en effet le mouvement qui réunit tout ce qu'oppose la pensée analytique, le "sensible" et l'"intelligible", le "corps" et l'"esprit" ou l"'âme", le "divin", l'"humain" ou l'"animal", le "spirituel" ou le "matériel": y être, y devenir, s'y mouvoir, y vivre ou y mourir, c'est aussi renoncer à distinguer ce qui vient d'ici ou de là, de "Dieu", de "moi" ou de l'"autre", de l'"ami" ou de l'"ennemi", du "bon" ou du "mauvais"... Où et quand il y a "grâce", tout est grâce.
L'antithèse de la "grâce" et de la "loi", qui atteint diversement un paroxysme chez Paul (Romains-Galates) et chez Luther, s'estompe aussi diversement dans leur suites respectives: des deutéro-pauliniennes (Ephésiens surtout) à saint Augustin, la loi juive a cessé d'être une référence significative, même à titre de repoussoir ou d'épouvantail, toute antithèse se noie dans une théologie de l'amour; chez les jansénistes du XVIIe siècle qui se veulent catholiques, quoique influencés par le calvinisme, on ne trouve évidemment pas l'hostilité à la "loi" (religieuse, catholique) d'un Luther -- d'autant que Calvin a déjà, à sa façon, réhabilité le principe de la loi en lui redonnant une vertu religieuse et morale positive (le fameux "troisième usage"). Bien entendu l'intrigue d'Esther est au départ très éloignée de ces problématiques théologiques ultérieures, mais en mettant en scène une "grâce" qui se joue de toutes les lois irrévocables, de toutes les règles et de tous les protocoles, de même que de toutes les "intentions" des bons et des méchants, elle offre d'avance une illustration rêvée à toutes les pensées de la "grâce" à venir, avec, sans ou contre n'importe quelle "loi". |
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 17 Nov 2022, 16:29 | |
| "Alors je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem un souffle de grâce et de supplication, et ils tourneront les regards vers moi — celui qu'ils ont transpercé. Ils se lamenteront sur lui comme on se lamente sur un fils unique, ils pleureront amèrement sur lui, aussi amèrement que sur un premier-né" (Za 12,10).
Notes : Zacharie 12:10 je répandrai… un souffle (ou un esprit) : cf. Es 44.3 ; Ez 36.25-27 ; 39.29 ; Jl 3.1s. – de grâce : cf. Hé 10.29.
"Combien pire, ne le pensez-vous pas, sera le châtiment mérité par celui qui aura piétiné le Fils de Dieu, qui aura tenu pour profane le sang de l'alliance par lequel il a été consacré, qui aura outragé l'Esprit de la grâce !" (Hé 10,29).
L'épître aux Hébreu semble faire une citation hors contexte et à contre-sens de sa source. L'idée de répandre "un souffle de grâce" me parait être un beau concept, ce souffle engendre le repentir, il transforme les cœurs. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 17 Nov 2022, 17:01 | |
| Il n'est pas du tout certain que ce soit une citation, ni même une allusion: ce peut aussi bien être une simple coïncidence de formules entre Zacharie ( rwh hn, pneuma kharitos) et l'épître aux Hébreux ( pneuma tès kharitos), sans que le (con-)texte de celui-là soit le moins du monde visé ou impliqué dans celle-ci. On peut toujours imaginer un rapport à partir de l'expression "fils de Dieu" renvoyant au "fils unique (LXX bien-aimé) / premier-né", etc.; mais on voit mal en quoi la description d'un deuil rituel (Zacharie 12) intéresserait un texte (Hébreux 10) qui plaide précisément contre l'idée d'une repentance répétitive (cf. aussi chap. 6). Bien qu'on ne trouve pas exactement la même construction ailleurs dans le "canon biblique", la coïncidence verbale n'aurait rien d'étonnant car, de fait, l'"esprit" et la "grâce" deviennent souvent interchangeables dans la phraséologie stéréotypée du NT et au-delà (cf. 2 Corinthiens 13,13; Galates 6,18; Philippiens 4,23; 2 Timothée 4,22; Philémon 25 etc.; le vocabulaire de la "grâce", kharis d'où "charisme", est d'ailleurs associé à celui de l'"esprit", pneuma, dès 1 Corinthiens), et cela correspond bien à ce que nous avons dit de la "grâce": le "souffle" aussi c'est de l'événement, du mouvement, du changement, de la dynamique, du potentiel ou du virtuel, ça "arrive" plutôt que ça n'"est" (quelque "chose"). Si l'on en reste à Zacharie, on peut noter que la "grâce" ( hn) de 12,10 (deutéro-Zacharie) fait écho à 4,7 dans la première partie du livre (proto-Zacharie), et que le terme suivant pour les "supplications" est de la même famille ( thnwnym > hnn, "faire / demander grâce"). Quant aux "métaphores", elles sont aussi bien "liquides" ( špk / ek-kheô, "verser, répandre", de l'eau, du vin, du sang, de l'huile, etc.) que "gazeuses" ( rwh-pneuma, souffle, vent), mais toujours mobiles, comme dans la Pentecôte des Actes, d'après Joël (d'où des expressions consacrées comme l'"effusion de l'esprit", même s'il faut être un peu latiniste pour y percevoir la métaphore liquide, de fundere = verser, répandre; la "fusion" aussi liquéfie un solide; cf. p. ex. ici, à partir du 28.5.2018). |
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Ven 18 Nov 2022, 12:46 | |
| 2. Le charisme, une invention paulinienne
Il existe un consensus philologique selon lequel l’utilisation littéraire du terme charisme est redevable à Paul. Sans pouvoir le prouver, on peut même faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une création de Paul qui s’invente un langage pour mettre en mots l’expérience chrétienne (xa/risma = action, effet de la grâce) et emploie pour cela un terme peu connu: «It is another case of a word having little significance before Paul took it up, transformed it by his usage, and gave it the status of a technical term of Christian theology» (Dunn 1998, 5538). Des dix-sept occurrences du mot dans le NT, quatorze sont concentrées en Rm et 1-2Co et toutes relèvent de «l’école pauli nienne». Deux remarques s’imposent pour circonscrire le champ sémantique du terme.
Premièrement, il ne s’agit pas d’un terme spécialisé qui désignerait les fonctions ecclésiales ou les habiletés qui s’y rattachent (Nardoni 1993 ; Chevallier 1966), mais simplement d’un mot qui exprime le « don de grâce», gratuit, fait par Dieu à Israël (Rm 11,29) ou à tous les humains — il est alors synonyme de salut (Rm 1,11; 5,15.15; 6,23; 11,29; 2 Co 1,11). Éventuellement, le terme désigne aussi un don de grâce reçu par un croyant en vue de la vie communautaire (toutes les autres utilisations, incluant le charisme de célibat10). Le charisme consiste donc en une intervention de Dieu qui enclenche ce que je nomme, par analogie au cycle de l’eau, le «cycle de la grâce»: Dieu prodigue sa grâce aux humains qui la lui retournent en action de grâces. L’ouverture de 1 Corinthiens constitue une belle illustration de cette dynamique :
Je rends grâces (eu)xaristw~) à Dieu toujours à votre sujet pour la grâce (xa&riti) de Dieu qui vous a été donnée (doqei/sh) en Christ Jésus; car en tout | vous avez été enrichis en lui, en toute parole et en toute science, selon que le témoignage du Christ a été fermement établi en vous. Aussi ne manquez vous d’aucun don-de-grâce (xari/smati), dans l’attente où vous êtes de la Révélation de notre Seigneur Jésus Christ (1 Co 1,4-711).
Deuxièmement, si charisme ne se réduit pas au sens de «fonction» mais s’avère un terme technique théologique plus large, il ne se réduit pas non plus au sens «d’expérience spirituelle extatique» (Chevallier 1966 ; Berding 2000). Ce n’est qu’en 1 Corinthiens 12 que certains charismes (essentiellement de parole) sont liés à l’Esprit et désignés par pneumatikw~n, un génitif qui renvoie aux choses (neutre) ou aux personnes spirituelles (masculin) et que la Bible. Nouvelle traduction (2001) traduit avec audace par «expériences spirituelles», sauvegardant ainsi l’ambiguïté de la langue source (Ekem 2004). Au contraire, on verra qu’en Rm 12 la majorité des charismes qui animent la communauté ne relèvent pas vraiment de l’extraordinaire mais qu’ils ressortissent souvent à des qualités essentielles quoique très courantes — ce qui ne les empêchent pas d’être interprétées comme des «dons de la grâce».
https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2009-v17-n1-theologi3644/039502ar.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Ven 18 Nov 2022, 15:50 | |
| C'est tout à fait important de distinguer les "faux-amis", comme dit Gignac, que sont les "charismes pauliniens" et le "charisme weberien", d'autant qu'ils ont évolué dans des directions différentes sans cesser de s'influencer mutuellement: dans les Eglises pentecôtistes et charismatiques du XXe siècle et au-delà d'une part, dans le langage contemporain de la politique, des médias, des réseaux sociaux, de l'entreprise ou des associations d'autre part.
D'un point de vue méthodologique, quitte à vouloir privilégier une étude "diachronique" des textes pauliniens au sens large, mieux vaudrait les présenter dans l'ordre vraisemblable de leur rédaction: 1 Corinthiens avant Romains. Mais l'approche diachronique peut être elle-même trompeuse, si elle fait passer l'ekklèsia de Corinthe pour le paradigme unique du "christianisme primitif", même si l'on précise "pagano-chrétien", "hellénistique" ou "grec": rien ne dit que la pratique "charismatique" ou "pneumatique" de Corinthe ait été générale, ni première (ce que présuppose justement le modèle weberien en imposant le schéma "évolutionniste" d'une trajectoire du "charisme" vers l'"institution", qui a beaucoup influencé en retour les études "bibliques").
Je serais encore plus méfiant sur l'idée de "cycle" -- je repense ici au dialogue différé, dialogue de sourds peut-être aussi, des derniers séminaires de Derrida avec Mauss: le sociologue pense naturellement le "don" comme moteur d'une circulation, autrement dit d'une économie, de biens et de personnes. Mais le philosophe, dans un geste quasi platonicien (ce qui ne manque pas de sel puisqu'on retient généralement de Derrida la caricature du "déconstructeur de Platon"), refuse précisément d'inscrire le "don" dans une logique séquentielle et a fortiori récurrente. Le don qui est vraiment don, le don "idéal" qui n'est que don et rien d'autre (comme dirait Deleuze pour décrire le geste platonicien), c'est celui qui est sans retour, même sous forme d'un merci ou d'une reconnaissance, à la limite c'est celui qui est sans effet, sans suite, à la fois commencement et fin. Et c'est évidemment ce que souligne l'idée de "grâce" en tant qu'elle se distingue du "don", tout en restant dans son voisinage sémantique. Ce qui me rappelle une très belle formule d'Olivier Abel, qui m'avait marqué en son temps: "la grâce ne se justifie pas, même a posteriori."
Par ailleurs, la "grâce" (kharis) se distingue du "charisme" (kharisma) comme le don ou la donation, l'acte même de donner, du "don" comme "chose donnée". L'un(e) ne va pas sans l'autre, mais ne se réduit jamais à l'autre. |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mer 23 Nov 2022, 11:40 | |
| "Mais par la grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n'a pas été inutile ; au contraire, j'ai travaillé plus qu'eux tous ; non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi" (1 Co 15,10).
La grâce de Dieu façonne l'"être", le transforme et agit à sa place. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Mer 23 Nov 2022, 12:45 | |
| Pour des tas de raisons exégétiques, d'ailleurs en partie contradictoires, je craindrais de surinterpréter ce verset: - parce que le chapitre 15, sur la "résurrection", paraît assez étranger à tout ce qui le précède; - parce que les v. 1-11, qui se réfèrent à une "tradition apostolique" et à des éléments d'une "biographie de Paul" qui vont surtout se développer dans des textes plus tardifs (épîtres ultérieures, voire deutéro-pauliniennes, et Actes), semblent avoir fait l'objet d'une longue élaboration rédactionnelle incorporant plusieurs ajouts successifs (notamment dans la liste des "témoins"); - parce que les énoncés sur la "grâce" relèvent d'un usage ecclésiastique (liturgique, rhétorique ou épistolaire) très courant (et pas seulement tardif, pour le coup: cf. 1,4; 3,10; 10,30 etc.) plutôt que d'une réflexion théologique particulièrement dense ou originale...
En dépit de tout cela, on ne peut pas manquer d'être frappé par la coïncidence de la banalité suprême (je suis ce que je suis, eimi ho eimi, lapalissade avant la lettre et probablement écrite sans grande réflexion) avec la formule la plus "théologique" et tautologique qui soit, l'auto-(in-)définition de Yahvé en Exode 3,14 ('ehyeh 'asher 'ehyeh, même si la Septante la traduit autrement, egô eimi ho ôn, je suis l'étant, celui qui est), qui va à son tour être développée en 33,19 en termes de "grâce" et de "compassion" (hnn, rhm, le premier terme étant récurrent depuis le v. 12). D'une certaine façon, la "grâce" est profondément tautologique, et rien ne la distinguerait d'un fatalisme désabusé (les gens et les choses sont ce qu'ils sont, hélas !) hormis justement le ton, une certaine lumière qui fait apparaître tout sous un autre jour, qui fait passer la (même) tautologie de la résignation désespérée à l'émerveillement.
Par ailleurs, si l'on veut être précis, le texte (1 Corinthiens 15,10) ne dit pas "à sa place" mais "avec" (sun). A ce détail près, la "grâce de Dieu" (là encore, malgré la banalité de la formule au datif, "par la grâce de Dieu") occupe sensiblement la même place et joue le même rôle que le "Christ" ou l'"esprit" ailleurs (c'est lui qui vit en moi, agit par moi, etc.).
Le lieu de la tautologie est aussi celui de la régression infinie où tous les "sujets" se confondent: ce serait encore une "grâce" que "Dieu" soit ce qu'il est, ou que la "grâce" soit ce qu'elle est, si lui ou elle "était" quelque chose... |
| | | free
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 24 Nov 2022, 12:51 | |
| Vanité de l'éclat et éclat des vanités.
https://revue-textimage.com/conferencier/05_vanites/dumoulie1.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 24 Nov 2022, 16:03 | |
| Usage exceptionnellement intelligent du "multimédia" où le commentaire du texte par l'image et celui de l'image par le texte se répondent au même (excellent) niveau... ça m'a rappelé notre échange d'avant-hier ( ici, 22.11.2022), sur l'article (également remarquable) de G. Antier et l'impossibilité ultime de séparer dans le "désir" "la vie" et "la mort"... évidence sur laquelle tous les penseurs ont fini par retomber depuis la nuit des temps, sans jamais empêcher la majorité de prêcher "la vie" OU "la mort" comme une alternative, ou un choix. A propos de la "grâce" grecque ( kharis, ici dans la citation de Plotin p. 1 et note 2), il n'est pas inutile de rappeler (voir ci-dessus les premières discussions de 2017) son rapport avec la "joie" ( khara), "émotion" plutôt qu'"état" et par là même paradoxalement compatible avec toute sorte d'"états", par exemple "bonheur" ou "malheur"; et peut-être plus lointainement mais plus profondément aussi, avec quelque chose d'encore plus fondamental, et abyssal, comme la khôra, l'espace ou espacement nécessaire à tout il y a, es gibt, au jeu même d'un "temps" et d'un "espace" qui fait place au jeu ou à la danse ( khoros, d'où "choeur", "chorégraphie") de toutes choses, selon une polysémie ou une homonymie inépuisables (déjà chez Héraclite: panta rhei, panta khôrei, tout coule et tout cède, tout fait place, tout s'attire, s'accueille et se repousse, hospitalité et hostilité, etc.).
Dernière édition par Narkissos le Jeu 24 Nov 2022, 16:57, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 24 Nov 2022, 16:51 | |
| Le bonheur comme finalité possible de la théologie.
Le bonheur peut-il être l’objet de la théologie ? Cette question n’est pas nouvelle mais elle est plus complexe qu’il n’y parait. Car qui peut définir le bonheur ? Les systèmes qui ont cherché à le faire sont les grands systèmes totalitaires : le soviétisme, le nazisme, mais sans doute autant les Églises chrétiennes lorsqu’elles prétendent le définir à la place des gens. N’existe-t-il pas, par ailleurs, dans nos sociétés, une forme de « tyrannie du bonheur », marquée par le consumérisme, comme l’écrit la sociologue Eva Illouz dans son ouvrage « Happycratie » ? À l’inverse, si l’on ne considère le bonheur que comme une notion nécessairement subjective, tout discours est-il rendu impossible ? Sommes-nous condamnés au silence sur le bonheur ? La théologie a comme objet Dieu. Elle est un discours « sur » Dieu, et non « à la place de Dieu », ce qui serait un dogmatisme pécheur qui nous ferait croire que l’on peut parler à sa place. La théologie est une œuvre d’humilité, d’invention créative, dont, il me semble, on peut retenir le bonheur comme l’une des finalités. Mon adhésion personnelle à la Théologie du Process est aussi une traversée de vie qui a construit mon bonheur subjectif, au milieu des aléas tragiques de la vie de tout être humain.
La question n’est pas nouvelle, au contraire. Dans l’Évangile, par exemple lors du baptême de Jésus (Marc 1, 9-11), la voix céleste conclue par « en toi j’ai mis toute ma joie (eudokèsa) ». On peut encore citer les Béatitudes, avec un autre mot pour parler des « heureux » : makarioi. Ou encore dans les discours d’adieu de Jésus dans l’évangile de Jean (chapitres 13 à 17). Par exemple, dans le chapitre 16 (verset 22), Jésus dit : « Cette joie, nul ne vous la ravira ». Le mot ici employé, chara, a la même racine que la « grâce » (charis, qui a donné le mot « charisme »). La joie et le bonheur sont donc des notions qui sont en même temps des recherches personnelles et un don. Une première approche du bonheur pourrait être alors de le définir comme la rencontre entre cette recherche de chacun (la part subjective) et le don venu de l’extérieur.
https://theologie-jubilescence.com/index.php/theologie-de-la-jubilescence-ou-la-renovation-du-langage-theologique/ |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Jeu 24 Nov 2022, 18:51 | |
| Si mes souvenirs sont bons, la notion de "jubilescence jouissance de Dieu", dans toute l'ambiguïté auto-réflexive du génitif (= "de" en français) -- l'élu jouit de son Dieu qui jouit de ses élus, tous ceux-là jouissent ensemble, les uns dans et par les autres, jusque de la damnation des damnés -- est très présente dans le calvinisme le plus classique (cf. p. ex. le Petit catéchisme de Westminster en version anglicane: Man's chief end is to glorify God, and to enjoy Him for ever, "la finalité principale de l'homme est de glorifier Dieu et de jouir de lui pour toujours")... Lacan en a largement démêlé l'écheveau sous le titre de "jouissance de l'Autre", y compris dans ses aspects "pervers". Mais on n'a pas attendu la psychanalyse pour comprendre que le "désir" et la "jouissance" relèvent d'un jeu complexe qui les fait apparaître tantôt complices et tantôt antagonistes.
Tous les attraits -- à mon sens assez superficiels -- qu'on peut trouver à la "théologie du Process", je les vois déjà dans la vieille notion de "grâce", événement plutôt que chose, relation plutôt que personne, flux plutôt que substance, orientation du devenir qui ne préjuge d'aucune fin (c'est aussi bien le coup de grâce que la grâce du coupable). Comme je le suggérais hier en parlant de tautologie et de régression, en tant que la "grâce" est un nom possible, peut-être meilleur que "Dieu" ou "l'être", du (non-)lieu abysso-fondamental (fondement et abîme, Grund/Abgrund) où il y a, quelque chose plutôt que rien et ceci plutôt que cela, ou de l'archi-donation préalable à tout don, donateur ou donataire (es gibt), elle est littéralement indélogeable, parce que sa "place" (khôra) est la place imprenable de tout ce qui arrive, l'espacement ou l'ouverture originaire de l'être, en-deçà même des catégories d'espace et de temps indissociables du langage et de la représentation, sans quoi rien n'aurait jamais lieu, pas même "rien". Mais tout cela ne veut strictement rien dire, rien en tout cas qui puisse fonder une logique d'affirmation et de négation ou un système de croyance ou d'opinion; c'est tout au plus un point de vue possible pour un regard poétique sur tout qui est ou arrive.
Je repense au pasteur (évêque ou "inspecteur ecclésiastique" luthérien) Albert Greiner, que j'ai eu la chance de connaître jadis parce qu'il donnait des cours d'homilétique à Vaux-sur-Seine, et que j'appréciais beaucoup: après l'avoir entendu donner un sermon (admirable) sur la grâce je lui avais demandé: "La grâce, au fond, ne serait-elle pas la Sainte-Vierge du protestantisme ?" La question l'avait amusé, il m'avait répondu que c'était justement celle qu'il ne fallait pas poser... Mais d'une certaine façon elle rejoint toute cette discussion: la "grâce" en tant que notion vague, floue, fluide, féminine, virginale, maternelle, séductrice, fragile, mobile et dynamique, présente un avantage évident sur les définitions "dures", "personnelles", "réelles", "substantielles", "idéales" ou "conceptuelles" de "Dieu" ou de "l'être"; mais elle peut aussi être personnifiée, réifiée, substantialisée, idéalisée ou conceptualisée, et alors il faudrait lui trouver d'autres noms. En attendant c'est quand même un des mots de l'héritage chrétien, hébréo-grec et judéo-païen, qui me semble avoir le mieux vieilli après une histoire si longue et compliquée -- le mieux ou le moins vieilli, si j'en juge par une certaine impression de "fraîcheur" qui s'y rattache à chaque évocation, comme si elle arrivait à chaque fois par surprise et de nulle part (amazing grace). |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Dim 27 Nov 2022, 18:39 | |
| Le mot grâce n'a-t-il pas un sens légèrement différent dans l'usage courant que religieux?
De grâce arrête de jouer de la cornemuse? C'est sans doute moins fort que supplier Dieu, un dieu, d'accorder un bienfait, de pardonner ce que l'on pense être une mauvaise action. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? Dim 27 Nov 2022, 20:10 | |
| Le mot grâce (et beaucoup de ses équivalents partiels, hnn, n`m, kharis, gratia, Gnade, etc.) n'a rien de spécifiquement "religieux", il joue dans tous les registres, politique, militaire, judiciaire, domestique, érotique, esthétique, affectif... Quand tu dis "de grâce" dans cet exemple hyperbolique, tu dis sensiblement la même chose que "par pitié", ou plus faiblement "s'il te plaît", par un artifice conventionnel de langage qui te place formellement (même si personne n'en est dupe) dans une position d'absolue dépendance à l'égard de celui à qui tu t'adresses, "à sa merci" pour reprendre une autre expression ancienne ("merci", de merces "récompense, salaire" n'étant dans ce cas qu'un synonyme de la "miséricorde", de la "pitié" ou de la "compassion", qui se disent encore "mercy" en anglais, cf. aussi merced et mercedes en espagnol, alors que pour "merci" c'est gracias). Bref, tu fais comme s'il n'était pas obligé d'accéder à ta demande, comme si ça ne dépendait que de lui et de son bon plaisir, comme si ce n'était pas un dû ni un devoir, en un mot tu le rends libre, voire souverain, même si c'est une illusion, quand par ailleurs il serait ton obligé ou ton subordonné (pure formule de politesse dans ce cas).
Mais autant la "grâce" produit ou feint des exceptions ou des modifications dans les relations ordinaires (interruption de jugement, de châtiment, de violence, de contrainte, d'oppression, de nuisance, de la part d'un supérieur réel en droit ou en fait, pour peu qu'on "trouve grâce à ses yeux"), autant elle affecte le langage religieux qui l'accueille, qu'il soit ou non théiste ou monothéiste; parce qu'à côté de ses aspects "personnels" (grâce du souverain, du maître, du père, du vainqueur, du tortionnaire, etc.) elle en a aussi d'impersonnels, notamment sur son versant esthétique (grâce d'un corps, d'un visage, d'un geste, d'une expression, mais aussi d'un animal, d'un arbre, d'un paysage, d'une forme, d'un mouvement), et entre les deux tout ce qui l'apparente à un don sans donateur, une chance, une aubaine, etc., qui donne envie de dire merci même sans adresser ce merci à personne (merci nuage, disait ma fille quand elle était petite). |
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| Sujet: Re: Qu'est-ce que la grâce ? | |
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| | | | Qu'est-ce que la grâce ? | |
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