Quel est l'esclave fidèle et avisé Mat 24 45

Je me demande si les "disciples" autres que ceux du Collège central et les oints déclarés ne se sentent pas obligés de s'adonner à la prédication afin de parvenir au paradis terrestre, sans se demander s'ils collent ou non à la définition du mot disciple de Mat. 25.14 ss

Bonne remarque: selon la stricte doctrine jéhoviste, 99,9 % des TdJ ne devraient se sentir directement concernés par aucun des textes du NT qui tous sont censés s'adresser à des "oints"; mais la "religion" ne fonctionne, en pratique, que par l'oubli permanent de cette doctrine à la faveur d'un système d'application large ou lâche, flou ou mou (celui précisément qui fait regretter à Furuli, qui n'y voit pas plus loin que le bout de son nez, les types-antitypes d'antan). A s'en tenir strictement à la règle, n'importe quel TdJ "non oint" pourrait rétorquer à n'importe quelle exhortation "biblique", "faites des disciples", "fuyez la fornication" ou "tu aimeras ton prochain comme toi-même": "Désolé, ça ne s'adresse pas à moi."

Contrairement à cette logique, bien entendu, la quasi-totalité des TdJ font naturellement comme si toute "la Bible" s'appliquait directement à eux, hormis certains passages spécialement marqués par l'usage comme réservés à la "première classe"; de même que n'importe quel lecteur de n'importe quel texte peut "se sentir concerné" par celui-ci, quand même il sait pertinemment que le texte en question n'a pas été écrit pour lui. A part le domaine très restreint de la correspondance privée, et encore, le lecteur lit toujours par-dessus l'épaule d'un destinataire éventuel, hors de tout "droit".

Avec une telle interprétation, on pourrait (presque) sérieusement se demander si les disciples de Jésus, ou Jésus lui-même, avaient la moindre idée du sens de ce qu'il racontait...

En tout cas c'est intéressant de voir que la Watch a bien éprouvé le besoin, deux ans après sa révision de l'interprétation de "l'esclave fidèle et avisé", de "resynchroniser" celle des paraboles adjacentes (chez Matthieu), fût-ce de façon parfaitement arbitraire et péremptoire. Visiblement son public n'en demandait pas davantage.

À l’assemblée de Berlin, il attira l’attention sur les nombreuses photos de lui et de frère Russell vendues sous forme de cartes postales ou de portraits, certains étant même encadrés. Après avoir remarqué ces photos sur les nombreuses tables installées dans les couloirs autour de la salle, il en parla dans son discours, recommandant aux assistants de ne pas en acheter et priant en termes nets les serviteurs en fonction d’ôter ces portraits de leur cadre et de les détruire, ce qui fut fait. Il désirait éviter tout ce qui aurait pu conduire au culte de l’homme.

Frère Rutherford profita de l’assemblée de Berlin pour visiter le bureau de la filiale de Magdebourg. Comme ses précédentes visites, celle-ci fut semblable à une brise rafraîchissante et libératrice. Peu de temps avant sa visite, des portraits de lui et de frère Russell avaient été accrochés aux murs de toutes les pièces. Dès que frère Rutherford les vit, il les fit tous ôter.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/301974004?q=portraits+de+Russell&p=par


A partir de la minute 50,43

https://www.jw.org/fr/biblioth%C3%A8que/videos/#fr/mediaitems/StudioMonthlyPrograms/pub-jwb-089_1_VIDEO

On comprendra mieux le rapport si on remonte à 46'.

Au-delà du "culte de la personnalité" (pour rappel et à une autre échelle, ç'a été aussi le reproche rétrospectif de Khrouchtchev à Staline et, contemporain, à Mao), il y a peut-être un embryon de réflexion sur ce que l'omniprésence intra-médiatique du "Collège central" change au jéhovisme (toujours les mêmes tronches, sinon les mêmes voix, sur tous les écrans du monde entier). Il s'agit ici de montrer que le "Collège central" (antidaté avant 1976) a toujours voulu être aussi omniprésent que possible, et que la technique du XXIe siècle (Internet etc.) n'aurait fait que lui en ouvrir providentiellement la possibilité (dont il se serait toutefois saisi avec beaucoup de retard par rapport aux "télévangélistes" américains).

Le problème majeur ne me semble pas tant le "culte de la célébrité" (ces gens paraissent beaucoup plus ternes et ennuyeux que "charismatiques") que le déficit de célébrité des intermédiaires (anciens, itinérants, filiales), qui étaient parfois bien meilleurs orateurs, et qui aujourd'hui se voient réduits au rôle de "joueurs de phonographe" (comme à l'époque de Rutherford et des Temps modernes de Chaplin), ce qui n'est pas de nature à encourager les vocations sinon chez les moins talentueux... Bien sûr, n'importe quel TdJ pourrait utiliser les mêmes techniques (YouTube etc.) mais il se rendrait aussitôt suspect.

Comment vois-tu, Narkissos, le développement du mouvement des TdJ ? Les techniques de l'audio visuel vont-elles continuer de transformer petit à petit les TdJ ?

J'ai de nouveau aperçu des proclamateurs avec ou plutôt derrière leur présentoir. Mais il me semble qu'il y a un changement quant aux publications présentées. Peu avant le Covid il était question d'intervention depuis les cieux selon un article de la Tour de Garde présentée. Maintenant le thème abordé évoque un cours biblique gratuit. Plus de violence, plus de notion de fin des temps. Que peuvent penser les Témoins qui ont lu et entendu parler de promesses d'intervention puisque l'épidémie était un des fléaux qui était mentionné pour indiquer la fin prochaine de la société humaine?

Tout change, et pas seulement les "moyens de communication", même si c'est depuis un moment le domaine où le changement est le plus spectaculaire... Il y a beaucoup d'autres raisons (historiques) pour lesquelles les TdJ ne sont déjà plus et ne seront plus jamais ce qu'ils ont été dans les années 1960-75, même s'ils survivent pour l'essentiel de restes de cette période où ils ont pris une importance numérique inattendue, en même temps que leur doctrine eschatologique atteignait, si l'on peut dire, un maximum de crédibilité (fortuite, mais effective)... Après, ça ne pouvait que redescendre, du moins en nombres relatifs et en niveau de conviction, d'engagement, etc. (même si à l'échelle mondiale la Watch ne s'en est pas si mal tirée, en profitant notamment de l'ouverture de nouveaux "marchés", post-soviétiques ou autres).

Comme je le disais dans l'autre fil, je ne crois pas qu'une "chaîne de télévision numérique" (JW Broadcasting) puisse à elle seule prendre la relève d'une "religion" qui a été si intensément active et participative, même si elle l'est de moins en moins depuis bientôt cinquante ans... Il faut de l'"horizontal" et de l'"interactif", qui peut être aussi de plus en plus "virtuel" (visioconférences, réseaux sociaux), mais par là même moins contrôlable -- sauf à redéployer les "anciens" pour surveiller incognito cet "espace virtuel" multiple; tout ce qui les rendrait au contraire "visibles" dans un rôle "positif", par exemple un "réseau social officiel" qui mettrait en lumière des personnalités marquantes, au moins au niveau d'une langue, ferait très vite de l'ombre à JWB...

(J'ai revu aussi des TdJ passer dans la rue avec un chariot-présentoir, pour la première fois depuis deux ans, mais il n'y avait rien de lisible... Je doute qu'il y ait le moindre changement de doctrine, ou même de "stratégie". Le paradoxe du jéhovisme actuel sous ce rapport, c'est que plus l'idée de "fin du monde" est en soi crédible et répandue, voire banalisée dans le grand public, moins son propre "scénario" paraît pertinent et crédible, aux yeux des TdJ eux-mêmes.)

Dans la Tour de Garde d'étude de septembre 2022 il y a un article :
Ton nom figure-t-il dans le « livre de vie ? à propos de Jean 5: 28-29  évoquant la ou les résurrections

Sans doute est-il nécessaire de raviver "l'espérance " des TdJ de base.

Le rédacteur revient sur une notion qui avait été la suivante : ce qui était mentionné dans les versets en question se référait aux actions effectuées après la résurrection ce qui semble ne plus être considéré comme correct selon une dernière réflexion.

Je vois ça...

Ce qui a surtout fait marcher, parfois courir, les TdJ du XXe siècle, ce n'est pas tant la "résurrection" que l'idée de ne jamais mourir -- idée lancée au hasard par Rutherford, dans une perspective encore largement russelliste, dès 1920, Millions Now Living Will Never Die, puis reprise au vol en 1935 dans un tout autre sens avec la doctrine des "deux espérances" et de la "grande multitude/foule" qui faisait potentiellement des "millions" en question des "Témoins de Jéhovah" (depuis 1931), quoique de "seconde classe". Bien entendu, tout ça n'avait de sens qu'avec une "dernière génération" non extensible, suivant les modèles "bibliques", du moins néotestamentaires, de toutes ces formules ("cette génération ne passera pas", "nous les vivants qui survivons", etc.). Or, non seulement les TdJ des années 1930 sont bien morts, mais ceux des années 2020 n'ont plus l'air de trop compter sur une survie sans mort (la doctrine est encore évoquée au § 7, mais sans insistance). C'est assez logique d'ailleurs, puisque la plupart sont désormais là par fidélité à des générations déjà disparues, que la "résurrection" devienne pour tout le monde l'"espérance" commune et pour ainsi dire "par défaut".

S'il fallait deviner une intention derrière le micro-réglage de l'interprétation de Jean 5,28s, je la verrais plutôt rassurante: alors que la Watch a pu dramatiser par le passé l'enjeu de sa prédication, en condamnant éternellement tous ceux qui la rejetaient, la catégorie des damnés non-ressuscités paraît désormais réduite au strict minimum (§ 8 ) -- autrement dit, "la résurrection" donnerait à chacun (ou presque) sa chance; à la limite, elle paraîtrait préférable à une "survie" doublement aléatoire (dépendant de l'éventualité d'un improbable "Harmaguédon" ET de l'arbitraire absolu d'une protection divine individuelle), et toujours pas définitive pour autant...

A part ça, d'indéniables "progrès" en niaiserie et en efficacité de l'expression, avec le livre de vie "écrit au crayon"...

Nakissos a écrit:

Or, non seulement les TdJ des années 1930 sont bien morts, mais ceux des années 2020 n'ont plus l'air de trop compter sur une survie sans mort (la doctrine est encore évoquée au § 7, mais sans insistance). C'est assez logique d'ailleurs, puisque la plupart sont désormais là par fidélité à des générations déjà disparues, que la "résurrection" devienne pour tout le monde l'"espérance" commune et pour ainsi dire "par défaut".

Selon l'article il s'agit du deuxième groupe, ceux qui héritent de la vie terrestre, mais cette grande foule n'est pas la seule à recevoir la vie sur terre puisqu'elle sera accompagnée par des ressuscités considérés comme justes car ayant servi Dieu avant leur mort, et des injustes qui bien que n'ayant pas servi Dieu auront la possibilité de "rattraper" leurs mauvaises actions.

J'ai l'impression que plus de quatre vingt dix neuf pour cent de l'article était déjà de l'acquis pour la plupart des TdJ et qu'il n'y a rien de bien nouveau. Tout au plus nous pourrions nous trouver devant un article désirant faire une révision de notions basiques.

Ce qui est (censé être) "nouveau" est indiqué noir sur blanc dans la dernière note de bas de page, associée au § 16 -- nouveau sans doute par rapport à l'interprétation précédente, mais il est tout à fait possible que ça rejoigne des explications (encore) antérieures; en tout cas c'est du détail, et ça ne m'aurait pas frappé par rapport au vague souvenir que j'ai gardé d'il y a quarante ou cinquante ans...

Du reste, le fait que les rédacteurs éprouvent le besoin de signaler en quoi une interprétation est "nouvelle", en rappelant plus ou moins évasivement les précédentes, suggère bien que l'immense majorité du public (captif) se fiche éperdument de ce genre de "micro-réglage"... Depuis que la "génération de 1914" a survécu sans dommage à son propre centenaire, il n'y a plus de raison sérieuse, vu(e) de l'intérieur, pour contester ni même pour chercher à comprendre quoi que ce soit...

Ce qui m'interpelle c'est l'utilisation du verset de Luc 22,30 dans le § 16 :
pour que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume, et que vous siégiez sur des trônes pour juger les 12 tribus d’Israël.

Les disciples qui sont appelés à siéger avec Jésus vont juger les 12 tribus d'Israël, soit mais s'agit-il des injustes, les 12 tribus d'Israël représentent-elles les injustes?

Le terme jugement dans l'expression résurrection de jugement serait selon l'article non un jugement défavorable mais servirait plutôt d'évaluation qui serait émise par Jésus.

Le logion synoptique (Matthieu 19,28 // Luc 22,30, "Q" si l'on veut, dans deux contextes narratifs toutefois très différents) établit clairement un rapport entre les "douze apôtres" (sur "douze trônes", expressément dans le texte le plus souvent retenu pour Matthieu, mais aussi dans plusieurs manuscrits de Luc) et les "douze tribus d'Israël" -- sans préjudice de la nature de ce rapport, qui est probablement différente d'un texte à l'autre: il y a sans doute dans les deux cas une part d'antagonisme, une sorte de "revanche" d'un certain "christianisme" sur ou contre "Israël", mais le christianisme de référence n'est pas forcément le même chez Matthieu et chez Luc (avec ou sans les Actes). La phraséologie provient en tout cas, directement ou indirectement, d'une eschatologie juive, cf. notamment Psaumes de Salomon 17,26ss.

Dans l'interprétation plus ou moins "typologique" de la Watchtower, bien sûr, tout est possible: aussi bien les "douze apôtres" qu'"Israël" peuvent être pris comme une figure des "oints"; les 144.000 de l'Apocalypse sont justement associés aux "douze tribus d'Israël", mais si la Watch décrète qu'ici les douze apôtres "représentent" l'ensemble des "oints", il lui faut trouver autre chose pour "les douze tribus d'Israël" (la "grande foule", les ressuscités terrestres "justes" et/ou "injustes", au choix; de toute façon, à ce stade c'est de l'arbitraire pur et il n'y a que l'embarras du choix -- embarras qu'il ne faut d'ailleurs pas sous-estimer).

Je remarque quand même que dans le paragraphe en question la référence à Luc 22,30 (avec le verbe krinô pour "juger") semble surtout introduite pour incliner l'interprétation de Jean 5,29 (avec le substantif correspondant, krisis, pour "jugement") dans le sens d'un "jugement" ouvert sur deux issues possibles, plutôt que dans le sens exclusivement négatif d'une "condamnation": du point de vue du lexique c'est tout à fait défendable (krinô etc. peu[ven]t signifier "juger", sans préjuger du jugement si j'ose dire, OU BIEN, en mauvaise part, "condamner"); mais du point de vue du contexte (étroit et large) de Jean 5 ça l'est beaucoup moins, puisque "le jugement" s'oppose explicitement à "la vie" (dans le même v. 29 et a fortiori si on remonte jusqu'au v. 22 p. ex.; cf. surtout le v. 24, plus caractéristiquement "johannique", où "la vie" n'est en aucun cas une issue possible du "jugement" mais, au contraire, ce qui fait échapper au "jugement").

Lorsque Fred Franz était encore celui qui interprétait tel un oracle, la Bible, les nouveautés étaient bien plus percutantes bien que parfois elles aient dû mettre mal à l'aise certains membres des Béthels.

Il peut paraitre dès lors nécessaire pour le Collège central actuel de trouver des modifications même infinitésimales dans les textes et de pouvoir les expliquer ou leur donner une importance que personne n'aurait imaginé pour démontrer si le besoin s'en faisait sentir que ce "corps gouvernant" a toujours l'approbation de Jéhovah.

C'est bien possible.

A mon avis, la plus grande "réussite" de F.W. Franz, du point de vue de son influence à court et moyen terme sur l'histoire des TdJ, ç'a été 1975. Parce que ça a contribué pour beaucoup à ce que j'appelais plus haut le "moment de crédibilité maximale" (1960-75) du scénario eschatologique de la Watchtower, en le justifiant par la coïncidence de deux calculs chronologiques apparemment indépendants l'un de l'autre (génération de 1914 + fin du 6e millénaire) -- outre les événements extérieurs qui le rendaient, sinon plausible, du moins désirable pour beaucoup de gens, comme la Guerre froide et ses crises successives, avec la menace permanente d'une Troisième Guerre mondiale et nucléaire, soit une "réalité" quasiment impossible à regarder en face. Il en est résulté la phase de croissance la plus spectaculaire du groupe, qui l'a fait passer de la condition d'obscure secte américaine à l'une des plus connues dans le monde entier (la plupart des TdJ d'aujourd'hui le sont parce que leurs parents ou grands-parents se sont convertis pendant cette période).

Bien entendu, cette "réussite" a aussi été le fiasco le plus monumental de la Watch depuis 1914, et cette fois sans le bénéfice d'une coïncidence avec un événement marquant comme la Première Guerre mondiale, qui aurait permis de transformer à nouveau l'échec en succès par une pirouette herméneutique. Sont logiquement devenues nécessaires, dans les décennies suivantes, de révisions (sur la génération de 1914, sur 1935, etc.) qui étaient tout sauf "infinitésimales": si elles ont été faites avec beaucoup de maladresse après la mort de F.W. Franz (à partir de 1995), c'est qu'il n'avait pas trouvé lui-même de solution plus "élégante" dans l'intervalle (vingt ans tout de même).

Ce qui me paraît clair (en grande partie d'après le portrait qu'en a brossé son neveu, mais il me semble corroboré par les textes mêmes du tonton), c'est que F.W. Franz n'avait rien d'un "politique", c'était un "théoricien illuminé" et presque totalement dépourvu de sens pratique (contrairement à Rutherford). Le succès (provisoire) de "1975" n'était pas "calculé", son effet concret sur des millions de gens a certainement dépassé toute "intention" de sa part mais ne l'a pas non plus inquiété outre mesure: ce qui le préoccupait, c'était la cohérence de son raisonnement et de son calcul (chronologique) bien plus que leurs conséquences réelles.

Mais par le même trait de caractère il pouvait aussi -- c'est ce qu'il a fait le plus constamment, avant et après, depuis les années 1920 jusqu'à sa mort -- pondre à longueur d'année des textes sans aucun intérêt pour personne d'autre que lui-même, des interprétations typologiques alambiquées dont il était à peu près le seul à voir la logique et les enjeux, mais que personne n'osait questionner. Le paradoxe, c'est que sa plus grande "réussite" (ce qui a le plus "profité" à l'organisation dans un premier temps, avant de se retourner en boulet dont le poids devait croître de décennie en décennie) l'a propulsé personnellement au rang d'"oracle", comme tu dis, et que malgré le retournement de cette réussite en fiasco il a conservé ce statut jusqu'à sa mort et même au-delà: ses successeurs qui ont dû se taper les révisions les plus délicates, qui ont même parfois tenté de rompre avec sa méthode (on se souvient de l'ironie sur les "vieilles typologies"), restent marqués par son "style", qui a imprégné la Watchtower pendant plus de 70 ans (sans compter les imitations, volontaires ou involontaires et plus ou moins réussies).

Fr. Franz a connu l'époque de Russel et a été baptisé en 1913-1914 (la date donnée par Franz n'est pas celle reconnue officiellement) [Wikipedia]. Cela signifie qu'il figurait parmi les personnes qui attendaient d'être "capturées" pour vivre au ciel, faisant partie des 144.000. Sans doute cette attente (prolongée) a-t-elle influencé sur sa conception des explications des prophéties de la Bible

C'est amusant, en effet, que cet obsédé de chronologie se soit trompé sur la date de son propre baptême (russelliste, puisqu'il avait déjà été baptisé dans une Eglise luthérienne): il a dû écrire 1914 machinalement, et comme d'habitude (mais avec un peu plus d'excuses que d'habitude, s'agissant d'autobiographie) personne n'est allé vérifier, sinon après sa mort... Supplément d'ironie posthume, comme le rappelle le Wikipedia anglais, ses dates de baptême et de mort ont encore servi, vingt ans plus tard, d'illustration à la nouvelle explication de la "génération" à rallonge(s) -- sont désormais de la "génération de 1914" même ceux qui ont ou auraient pu connaître les contemporains de F.W. Franz en 1992... (ou: l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours...).

F.W. Franz n'était évidemment pas le seul à être marqué par les prédictions de Russell et consorts sur 1914, avant et après cette date: c'était le cas de toute sa génération (au sens ordinaire du mot cette fois) au sein et autour de la Watchtower. Mais si, comme je le disais plus haut, son nom est surtout associé à 1975 (série d'articles culminant avec la publication du livre La vie éternelle dans la liberté des fils de Dieu, en 1966, bien que tout cela fût officiellement anonyme), il est (chronologiquement !) possible qu'il ait déjà été pour quelque chose, trente ans plus tôt, dans la réinterprétation de 1914 comme "commencement de la fin" (donc de la "dernière génération"), à partir de 1929 où il était déjà (depuis 1926) au Comité éditorial de la Watchtower... (Rutherford avait en effet tardé à réinterpréter 1914, préférant d'abord tenter de faire oublier cette date en lui en substituant une nouvelle, 1925, avec le succès que l'on sait). Je ne sais pas si la chose a été documentée (a priori ce ne serait pas impossible, puisque sous Rutherford les textes étaient encore signés), mais le cas échéant ça rajouterait encore à l'ironie de l'ensemble...

Voici 2 extraits à propos de 1925 et Des millions d'hommes actuellement vivants peuvent ne jamais mourir

Annuaire des TdJ 1975 (Etats-Unis) a écrit:

“ENSEIGNÉS PAR JÉHOVAH”

Jéhovah a béni son peuple dans les années 1920 et il a veillé à ce que ses serviteurs aient tout ce qu’il fallait pour faire fructifier les intérêts du Royaume. Jéhovah se révéla aussi comme étant le Dieu de la révélation progressive. Et il arriva que les Étudiants de la Bible devaient parfois redresser dans une certaine mesure leur manière de voir. Mais ils étaient reconnaissants de ce que Dieu les guidait et ils désiraient ardemment “être enseignés par Jéhovah”. — Jean 6:45 ; És. 54:13.

Ainsi, le peuple de Dieu dut redresser sa manière de voir en 1925. On s’attendait pour cette année-là à un rétablissement et à des bénédictions. En effet, comme on le croyait alors, cette année-là devait marquer la fin de soixante-dix jubilés de cinquante ans chacun, depuis l’entrée d’Israël en terre de Canaan (Lév. 25:1-12). Voici ce que déclare frère Schroeder : “On pensait que le reste des disciples oints du Christ irait au ciel pour faire partie du Royaume et que les fidèles d’autrefois tels qu’Abraham, David et d’autres ressusciteraient comme princes pour assumer, en tant que partie du Royaume de Dieu, le gouvernement de la terre.”

L’année 1925 s’en vint et l’année 1925 s’en alla, et les disciples oints de Jésus étaient encore sur la terre en tant que classe. Les fidèles d’autrefois — Abraham, David et d’autres — n’avaient pas été ressuscités pour devenir princes sur la terre (Ps. 45:16). À ce sujet voici ce qu’a écrit Anna MacDonald : “1925 fut une année bien triste pour beaucoup de frères. Il en est qui trébuchèrent ; leurs espérances étaient anéanties. Ils s’attendaient à voir ressusciter des ‘anciens dignitaires’ [hommes d’autrefois comme Abraham]. Au lieu de voir cela comme ‘une chose probable’, ils ont compris que c’était ‘une chose certaine’, et il y en eut qui firent des préparatifs pour leurs bien-aimés, s’attendant à leur résurrection. Pour ma part, j’ai reçu une lettre de la sœur qui m’avait conduite à la vérité. Elle m’informait qu’elle s’était trompée dans ce qu’elle m’avait dit (...) [Mais] j’étais reconnaissante d’avoir été libérée de Babylone. Vers quoi d’autre pourrait-on aller ? J’avais appris à connaître et à aimer Jéhovah.”

Les fidèles serviteurs de Dieu ne s’étaient pas voués à lui jusqu’à une certaine date seulement. Ils étaient résolus à le servir pour toujours. Pour ces personnes, le fait que les choses prévues pour 1925 ne se réalisèrent pas ne posa pas de grand problème ni n’affecta leur foi. “Pour les fidèles, écrit James Poulos, 1925 fut une année merveilleuse. Par son ‘esclave fidèle et avisé’, Jéhovah attira notre attention sur le chapitre douze de la Révélation. Nous fûmes éclairés sur les points suivants : la ‘femme’, l’organisation universelle de Dieu ; la guerre dans le ciel et la défaite de Satan et de ses anges, qui furent chassés des parvis célestes par Jésus et ses saints anges ; ainsi que la naissance du Royaume de Dieu.” Manifestement, frère Poulos songe à l’article “Naissance de la nation” qui parut dans La Tour de Garde du 1er mars 1925. Grâce à cet article, le peuple de Dieu vit nettement sous quels traits avaient été symbolisées les deux grandes organisations rivales, celle de Jéhovah et celle de Satan. Le peuple de Jéhovah apprit encore que Satan doit limiter ses opérations à la terre depuis son expulsion du ciel, à l’issue de la ‘guerre dans le ciel’ qui éclata en 1914.

Annuaire des TdJ 1975 (Etats-Unis) a écrit:

LA “CAMPAGNE DES MILLIONS D’HOMMES”

Pour stimuler l’œuvre consistant à faire des disciples, une nouvelle activité de prédication fut inaugurée : la “Campagne des millions d’hommes”. On devait offrir au public durant cette campagne, contre une contribution de 25 cents, le livre de 128 pages qui avait pour titre Des millions d’hommes actuellement vivants ne mourront jamais. La diffusion du livre devait se faire pendant qu’aurait lieu une série de discours publics, programme qui commença le 25 septembre 1920 et qui avait pour thème un discours particulier (à l’origine il avait pour titre “Le monde a pris fin — Des millions d’hommes actuellement vivants peuvent ne jamais mourir”), celui que Rutherford avait fait à Los Angeles le 24 février 1918 et qui fut publié dans le nouveau livre en 1920.

Voir ici (en anglais) l'article "Naissance de la nation" ("Birth of the Nation", Watchtower 1.3.1925) dont le titre, à cette date, ne peut renvoyer au Trito-Isaïe (66) sans renvoyer aussi au film de Griffith (Birth of a Nation, Naissance d'une nation, 1915), qui s'achevait sur un éloge du Ku Klux Klan... Le bric-à-brac idéologique de Rutherford est en soi fascinant, et au moins en partie fascisant, comme le confirmera un peu plus tard son encore plus fameuse lettre à Hitler qui n'était pas, de sa part, que de la "diplomatie"; mais on pourrait en dire autant de beaucoup de personnages publics américains dans l'entre-deux-guerres (p. ex. le député républicain L.T. McFadden qui semble avoir beaucoup inspiré Rutherford, côté politique).

Il y a pas mal de choses étonnantes quand on parcourt ce genre de texte près d'un siècle plus tard, en ayant connu le jéhovisme à peu près à mi-chemin (1972-86 en ce qui me concerne): d'abord l'apparente modestie d'un Rutherford ici anonyme, qui soumet des idées aux "oints", libres en principe de les approuver ou non (la purge des "anciens" élus et la remise au pas des "classes" attendra la fin de la décennie; mais on reconnaît déjà le double bind paulinien et immémorial, par lequel on retire d'une main ce qu'on a donné de l'autre: si vous avez l'esprit sain[t] vous penserez comme moi); la remise en contexte historique d'interprétations qui ont curieusement perduré chez les TdJ dans l'incompréhension générale (tout se passe comme si l'Apocalypse, Daniel, et même une bonne partie de la Bible via les typologies, avaient eu pour principal objet les avanies judiciaires de Rutherford et de son clan entre 1918 et 1919, et les moindres péripéties de la secte dans la décennie qui suit; après, plus rien n'est "annoncé", ni des événements du monde ni même de ceux du groupe élu, ce qui devient de plus en plus suspect à mesure que le temps passe); l'insolite rémanence des chiffres en dépit de calculs complètement différents (ainsi le 4 qui se répercute du 1844 de Miller aux 1874 et 1914 de Russell et consorts, Storrs, Barbour, etc.; le 5 qui se réplique du 1925 de Rutherford au 1975 de Franz -- soit le "jubilé" suivant selon le premier calcul abandonné en cours de route, "jubilé antitypique" selon le second qui ne se fonde pourtant plus sur la chronologie des jubilés mais sur celle de la création de l'humanité; et bien qu'on ait découvert entre-temps l'absence d'"année zéro", ou le caractère ordinal des numéros d'année: on comptait encore -606/+1914 et -1575/+1925 dans les années 1920, on compte -607/+1914 et -4026/+1975 dans les années 1960; même quand l'unité [dernier chiffre] du terminus a quo change, ça n'affecte pas celle du terminus ad quem -- là aussi on en touche une sans faire bouger l'autre, c'est encore plus prodigieux en arithmétique qu'en anatomie...).

Il semble que Russel ne recherchait que le reste du petit troupeau et l'on pourrait presque parler de recherche confidentielle. Rutherford a-t-il imaginé ou décidé qu'il fallait "agrandir" la recherche en s'adressant à toutes celles/tous ceux qui ne savaient pas qu'elle serait leur destination finale ?

Pour moi, il y a eu captation (en plus d'un sens de ce terme; et progressive, opportuniste, tactique, probablement peu préméditée) de la doctrine russelliste par Rutherford, qui en a profondément transformé la signification, la fonction et la portée.

Russell, dans la veine adventiste, avait surtout voulu échapper au scandale de l'alternative protestante orthodoxe, en particulier calviniste, strictement dualiste ou binaire (oui ou non, tout ou rien), qui ne reconnaissait aucune "troisième voie": ou on était "élu" (et alors "chrétien" à part entière, suivant la définition de chaque "secte" le cas échéant), ou on était "réprouvé" (damné). Considérer que la majeure partie des humains (vivants ou morts) ne relèvent ni d'une catégorie ni de l'autre, et que par conséquent l'eschatologie (parousie + millenium) doit leur offrir une "chance", c'était l'idée peu "biblique", mais "généreuse", de Russell et de ses interlocuteurs, qui remplaçait au fond le "purgatoire" catholique, du moins tel que se le représente l'imagination populaire... Mais de ce fait la "troisième catégorie" d'humains (correspondant à une deuxième catégorie de "salut") est une catégorie théorique, dont on parle mais à qui on ne parle jamais: quand les russellistes font des disciples, ils en font des russellistes, c'est-à-dire (selon eux) des "chrétiens à part entière", des "élus", des "oints"; la seconde catégorie de "sauvés" fait partie de leur doctrine eschatologique, mais elle reste virtuelle et extérieure au mouvement actuel...

Quand Rutherford trouve (en 1918 donc, deux ans seulement après la mort de Russell) le slogan "des millions d'hommes actuellement vivants ne mourront jamais", il l'entend encore dans un sens foncièrement russelliste: les russellistes alors ne sont pas des millions, et les millions de survivants potentiels, susceptibles de ne jamais mourir, ne sont pas des russellistes; c'est (encore) l'expression d'une espérance ouverte sur l'extérieur, qui frappe l'imagination mais ne vise qu'à la conversion de gens qui deviendront le cas échéant des "chrétiens" (russellistes-rutherfordiens) à part entière, donc ne seront pas (de) ces "millions"-là. Par contre, dans les années 1930, avec la croissance de l'organisation et le besoin ressenti par Rutherford de la soumettre durablement à son autorité, l'idée lui vient de faire de la "classe" jusque-là externe (et théorique, future ou virtuelle) une classe interne (et réelle): des "Témoins de Jéhovah" (depuis 1931) ayant tous les devoirs des "oints" (ce que signifie leur baptême, compris comme "voeu", engagement ou consécration) mais aucun de leur droits (notamment d'interprétation et d'appréciation de la doctrine, conditionnées à l'"onction de l'esprit" réservée à la première classe), puisqu'ils ne devront leur "salut" qu'à l'obéissance aux "oints" (ceux qui sont restés fidèles à Rutherford après les purges successives et dont le nombre ne doit désormais plus s'accroître)... Il en résulte, à l'interne et en pratique, une classe croissante d'"esclaves" aveuglément soumise à la Watchtower; et en théorie on retombe dans l'alternative que Russell avait précisément voulu éviter: il n'y a plus de "troisième voie", du moins pour les vivants; ou bien on est TdJ et soumis à la Watchtower (alors censée représenter l'"esclave fidèle et avisé", le "reste oint", aujourd'hui le "Collège central"), ou bien on est irrémédiablement perdu... (sauf peut-être que mourir reste ou redevient une chance relative, pour autant que la résurrection paraît désormais moins sélective que la survie à Har-Maguédon, cf. supra 11.7.2022).

Voici un autre extrait que je trouve intéressant:

La Tour de Garde 15.05.2001 a écrit:

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclata, Satan le Diable s’acharna à empêcher le rassemblement de la grande foule. L’œuvre de prédication fut soumise à restriction dans de nombreux pays. Au creux de cette période sombre, et peu de temps avant sa mort en janvier 1942, Joseph Rutherford laissa échapper cette remarque : “ J’ai bien peur que la ‘ grande multitude ’ ne soit pas si grande que cela, en fin de compte. ”

Titre de l'article :

Voyez la grande foule

Lien.

Ce n'est évidemment pas en lisant ce genre de chose qu'un TdJ peut comprendre quoi que ce soit à l'histoire de sa religion et de sa doctrine (en l'occurrence, ce qui a changé de Russell au Rutherford des années 1930, cf. mon post précédent), a fortiori à la logique sous-jacente à cette histoire, s'il y en a une: ce qui était en jeu en 1935, ce n'était pas l'interprétation de l'Apocalypse ni d'aucun texte biblique, cadet des soucis du patron qui était encore moins "bibliste" que Russell (et que Franz, dont le rôle à ce stade est incertain, mais probablement encore marginal) -- mais bien la consolidation de la structure de pouvoir au sein de l'"organisation"... Pour le TdJ moyen, tout se réduit à une série de révélations providentielles, et au choix d'un lieu de villégiature -- le ciel ou la terre, comme la mer ou la montagne; avec une mystérieuse "aspiration au ciel" supposée chez les "oints", dont l'absence suffit à canaliser la masse vers l'autre "destination".

Par contre, même les plus terre-à-terre pourraient se demander si c'est bien la "grande multitude/foule", selon la définition officielle (survivants à Har-Maguédon), qui a été "rassemblée" dans les années 1930, 40, 50, etc., puisque la quasi-totalité des gens concernés (en tout cas ceux de 1935) sont déjà morts et n'en auront donc pas fait partie (ce qui ne devrait pas aller en s'arrangeant). On pourrait ressortir l'argument créationniste, sur les dinosaures qui devaient périr pour préparer et laisser la place aux espèces "définitives", mais là aussi il faudrait beaucoup de générations de morts pour faire une génération de survivants, et il n'y aurait plus rien pour distinguer ces générations-là de toutes celles qui les ont précédées...