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 alliances avec la mort

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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeLun 11 Jan 2021, 16:43

Nul ne peut ainsi envisager perdurer indéfiniment dans le temps. On conçoit de toute façon difficilement un monde où les êtres humains se multiplieraient sans fin depuis l’origine de la vie. L’espace vital finirait par manquer. C’est pourquoi Jonas exhorte chacun d’entre nous à remettre en question cette « nostalgie éternelle de l’humanité » : « Dans quelle mesure cela est-il désirable ? Dans quelle mesure est-ce désirable pour l’individu, dans quelle mesure pour l’espèce » Si la mort est un fardeau imposé par la loi de la nature, Jonas insiste pour qu’elle soit reconnue, pour cette même raison, comme une grâce qui assure le sain renouvellement de l’espèce humaine.
(…)
En fait, il n’existe pas de principes qui permettraient de guider l’être humain appelé à mourir. À la rigueur, on fait parfois référence à diverses étapes comme en témoigne d’abord un texte chrétien écrit en 1942, qui s’intitule l’Ars moriendis ou « art de mourir ». Ce document, selon Jean-Yves Leloup, pourrait vraisemblablement « nous aider à nous préparer à mourir ». On y présente le processus du mourir comme un « combat entre deux forces, entre deux anges », où se déroulent non seulement les étapes que sont le doute, le désespoir, l’avarice, la colère et l’orgueil, mais aussi celles de la beauté, de la foi, de la confiance, de la générosité, de la patience et de l’humilité qui, éventuellement, mènent à l’abandon.

« Connaître une belle mort » et « mourir de sa belle mort » : expressions réalistes ou idéalistes ?

Aussi que peuvent bien signifier les expressions « connaître une belle mort » et « mourir de sa belle mort » ? Précisons déjà que la première expression, « connaître une belle mort », se rapporte davantage au processus du mourir qu’à la mort en soi. Elle représente généralement le fait de la personne qui s’éteint sereinement, paisiblement, c’est-à-dire sans les afflictions de douleurs extrêmes ou les tourments de l’angoisse. Quant à la seconde expression, « mourir de sa belle mort », elle fait allusion à la beauté d’un mourir qui prend place naturellement, c’est-à-dire au terme d’une longue vie. Mais en fait, dans un cas comme dans l’autre, le mourir peut-il ainsi être qualifié de beau ? Ne s’agit-il pas d’une idéalisation, d’un affront à la réalité du mourant ?

Déjà Aristote attestait de la possibilité d’attribuer au mourir le caractère de beau lorsqu’il a écrit qu’« on montre du courage dans des circonstances où on peut […] mourir d’une belle mort ». Précisons cependant que le philosophe n’accordait pas ainsi une beauté au mourir en soi, mais plutôt une beauté morale liée à l’intention de l’homme vertueux qui, par exemple, sacrifie sa vie pour ses amis.
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2009-v65-n1-ltp3405/037941ar/
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeLun 11 Jan 2021, 23:49

C'est à peu près le contre-exemple de l'article précédent: comment noyer des textes parfois excellents dans une soupe insipide, à force d'enfiler inintelligemment les citations et les banalités et d'enfoncer les portes ouvertes (cela dit pour mixer les métaphores dans le même style): il faut peut-être s'y mettre à plusieurs...

Restent quelques bons morceaux (les citations précisément, enfin, quelques-unes), à défaut de pensée.

Le barbarisme ars moriendis m'a tout de même fait exhumer ceci, à toutes fins utiles.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 12 Jan 2021, 11:59

Citation :
la mort en face
 
Qu'il soit impossible à "l'homme", individuel ou même collectif, de regarder la mort en face -- comme le soleil, selon La Rochefoucauld; ou comme "Dieu", selon une partie de la tradition "biblique", qui d'ailleurs noue différemment cette impossibilité-ci avec la mort de "l'homme": on ne pourrait voir (la face de) Dieu et (continuer à) vivre (Exode xxxiii, 20; contra xxiv, 10s, p. ex.) -- voilà somme toute un préjugé, ou une croyance, que notre "époque" prétendument affranchie de tant de préjugés et de croyances semble fort peu disposée à mettre en question, si souvent qu'il ait pu sembler contredit par "l'expérience". Il faut être en effet d'un dogmatisme à toute épreuve pour nier (ou seulement douter) qu'aucun vieillard, aucun blessé, aucun malade, aucun mourant, aucun endeuillé, aucun médecin, aucun vétérinaire, aucun boucher, aucun bourreau, aucun condamné, aucun suicidé, aucun meurtrier, aucun soldat, aucun chasseur, aucun pêcheur, aucun éleveur, aucun penseur, aucun écrivain ait jamais, au grand jamais, envisagé droitement cette mort qu'à quelque titre il côtoyait -- pour soupçonner chez tout un chacun, à ce point, un défaut de rectitude, la fuite ou la déviation d'un faux-semblant ou d'une esquive.  ceci

"Regarder la mort en face, c’est aussi contempler la beauté de la vie" :  https://www.lalibre.be/debats/opinions/regarder-la-mort-en-face-c-est-aussi-contempler-la-beaute-de-la-vie-5f9c4b617b50a6525bb1fa5f


« Voir de ses propres yeux »

Apprivoiser l’idée de la mort même

Si la mort est devenue une obsession pour la narratrice, c’est qu’elle l’encercle. Autour d’elle, les êtres aimés, adorés même, disparaissent.
« Pour que votre décès devienne pensable, pour que je puisse me l’incorporer, je dois l’inscrire dans une histoire qui vous excède, celle de l’art et des sciences », note-t-elle.
Pour s’« incorporer » la mort, apprivoiser son idée même, il faut lui donner corps, la regarder en face. Débute alors une collecte maniaque et minutieuse d’images et de textes qui aident à rendre visible ce qui s’est soustrait au regard et au monde tangible.
La narratrice écume les expositions d’écorchés, se plonge dans les planches du XVIe siècle du premier anatomiste André Vésale, assiste à la dissection d’un cheval à l’école vétérinaire, convoque les mots de Jacques Roubaud, mais aussi les photographies de Sally Mann ou le mythe d’Artémise qui ingéra les cendres de son époux Mausole pour devenir « son sépulcre vivant et animé ».
Dialogue fécond
Elle rappelle aussi ces temps pas si anciens où l’on fréquentait la mort au lieu de l’esquiver et de l’euphémiser :
« Les bourgeois du siècle des Lumières collectionnaient les préparations anatomiques, la morgue attirait les foules ; elle a été un des monuments parisiens les plus visités du XIXe siècle. On y venait seul ou à plusieurs, même avec ses enfants. »
Et elle cite Léon Gozlan :
« On va là pour voir les noyés, comme ailleurs on va pour voir la mode nouvelle, les orangers en fleur, les marronniers qui se rouillent au vent d’automne, le printemps et l’hiver. »
Dans ce dédale de références qui se télescopent à la façon des illustrations disparates de « l’Atlas Mnémosyne » composé par l’historien de l’art Aby Warburg, la narratrice est guidée par une mystérieuse femme en vert, fil rouge de sa déambulation à la frontière entre le monde des vivants et des défunts. C’est dans l’espace du livre et de l’écriture que s’instaure un dialogue fécond avec les morts, qui, après leur disparition, ont encore tant à nous offrir. https://www.nouvelobs.com/critique/20200519.OBS29070/helene-giannecchini-regarder-la-mort-en-face.html
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 12 Jan 2021, 15:06

Je suis heureusement surpris (déçu en bien, comme on dit en Suisse), sur ce sujet, par l'archevêque de Paris. Dommage que cette logique ne rencontre jamais celle, diamétralement opposée, de l'"obsession vitaliste" du catholicisme moderne dont on parlait plus haut (avortement, suicide, euthanasie, etc.) -- je ne doute pas qu'elles se rencontrent de temps à autre dans la tête d'un prélat ou dans des débats théologiques confidentiels, mais ça n'atteint guère les "laïcs" (au sens classique des fidèles de l'Eglise), qui doivent avoir bien du mal à comprendre pourquoi leur hiérarchie ne surenchérit pas (trop) sur le mot d'ordre universel "sauver des vies" -- sans parler du "grand public".
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeSam 31 Juil 2021, 12:27

Je repense à l'histoire d'Ezéchias (2 Rois 18--20 // Isaïe 36--39 // 2 Chroniques 29--32), dont on pourrait faire un fil à part mais qui se rattache aussi à ce thème des "alliances (ou des calculs) avec la mort", surtout par ses deux derniers épisodes (maladie et guérison miraculeuse, visite des émissaires de Babylone et annonce de l'exil à Babylone) et sa conclusion (dans les Rois et Isaïe, non dans les Chroniques) qui m'a longtemps paru choquante -- comble de l'égoïsme, sur le mode "après moi le déluge": "Et Ezéchias dit à Isaïe: Bonne est la parole de Yahvé que tu as dite; et il dit: N'est-ce pas, s'il y a (car il y aura, Isaïe 39,8 ) paix (shalom) et vérité-fidélité ('emeth) durant mes jours ?" (2 Rois 20,19).

Il faudrait bien sûr replacer tout cela dans le cadre de chaque oeuvre, qu'il s'agisse de l'"historiographie deutéronomiste" des Rois (qui pour la classification hébraïque se situe dans la catégorie des "[Premiers] Prophètes"), ou de la compilation du grand livre "prophétique" et poétique d'Isaïe. La séquence-sandwich, si j'ose dire, du "bon" roi Ezéchias, du "mauvais" Manassé et du "bon" Josias, chacun exemplaire à sa manière selon les critères des rédacteurs, est assez remarquable pour être remarquée, entre la prise de Samarie (et le siège de Jérusalem) par les Assyriens et celle(s) de Jérusalem par l'empire néo-babylonien. L'enchaînement des événements sur plusieurs générations paraît rétrospectivement inéluctable, ce qui convient bien à une "théologie de la rétribution" collective et à long terme comme celle des Rois (les compilateurs d'Isaïe y trouvent sans doute un intérêt légèrement différent, p. ex. autour de la "foi" qui joue un rôle important dans les diverses sections du livre); cela ne suffira plus à la "rétribution" individuelle et quasi instantanée du Chroniste (d'où, comme on sait, la nécessité d'imputer des "fautes" aux "bons" rois et des "repentirs" aux "mauvais" pour "expliquer" chaque tournant de chaque destin, indépendamment du cours général de l'histoire).

Toujours est-il que, dans les Rois comme dans Isaïe, la réponse d'Ezéchias à l'oracle de Yahvé ne suscite aucun commentaire, ni favorable ni défavorable. Elle reste, pour le personnage comme pour le chapitre (et pour la première grande section du livre dans le cas d'Isaïe), le mot de la fin, après la parole de Yahvé lui-même. Fin de partie et fin de point de vue, pour dire le "bon" et le "mauvais" de ce point de vue-là, auquel toute "suite", bonne ou mauvaise, échappe, et à laquelle il échappe par la même occasion. (On peut en entendre un lointain écho dans le Trito-Isaïe, 57,1s, mais celui-ci s'ouvre déjà sur une tout autre perspective, celle de la récompense des "justes", "martyrs", etc., après la mort et/ou hors de l'histoire.)

Les Chroniques, en revanche, modifient considérablement cette fin: en supposant, selon leur habitude, des "péchés de vieillesse" à Ezéchias (ingratitude et orgueil) pour expliquer ses mésaventures, puis un repentir pour que la catastrophe n'arrive pas de son vivant (32,25s); elles reprennent en outre le même schéma pour Josias, dans l'oracle de Houlda, à ceci près que la promesse de mourir avant le désastre fera cette fois-ci partie intégrante de la parole favorable de Yahvé: ne pas voir la suite, c'est pour Josias une grâce (2 Chroniques 34,28) -- même s'il faut ensuite invoquer à nouveau une sorte de "faute" (ne pas reconnaître dans l'avertissement du Pharaon Néco une parole de Dieu !) pour justifier sa mort effective (35,20ss).

Dans tous les cas les dieux comme les hommes comptent et calculent avec la mort, notamment pour déterminer le "bon" et le "mauvais" du point de vue de tel ou tel. Il y a, bien sûr, de tout autres manières de compter et de calculer avec elle, comme celle de Samson déjà évoquée ici et ailleurs, où se confondent la "prise de risque" du guerrier et le "sacrifice" du martyr.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 03 Aoû 2021, 11:09

Le roi Manassé: héritage et conflit du pardon
De Innocent Himbaza

Commentaire qui n'a un lien direct avec le thème de notre fil mais qui est intéressante.

D'abord la théologie de la rétribution personnelle ( c'est l'âme qui pèche qui mourra ), partagée avec Jr 31,29-30 et Ez 18. Selon ce principe, Dieu  n'a pas à punir le juste à cause de l'injuste. L'auteur dre 2 Ch l'avait dit en 2 Ch 25,4 en citant Dt 24,16. Il nous semble donc que nous devons écarter ce que certains appellent la théologie de la rétribution immédiate. La rétribution est immédiate seulement dans la mesure ou elle est personnelle. L'accent est mise sur l'effectivité de la punition ainsi que sur l'identité de celui qui est puni, il n'est  pas mis sur le temps qui s'écoule entre le péché et la rétribution qui s'ensuit. Le seul passage de 2 Ch qui semble ne pas s'accorder avec cette théologie est 32,26 ( "Alors Ézéchias, en dépit de son orgueil, s'humilia avec les habitants de Jérusalem, et la colère du SEIGNEUR ne s'abattit pas sur eux pendant la vie d’Ézéchias " ). En effet après qu’Ézéchias est devenu orgueilleux, il a attiré le courroux de Dieu sur lui, sur Juda et sur Israël.  Et puis, après son humiliation, "le courroux du Seigneur ne vint sur eux pendant sa vie". Si cette phrase voulait dire que le courroux du Seigneur fut décalé, dans ce cas précis la rétribution ne serait ni personnelle, ni immédiate. Ce passage de 2 Ch s'accorde avec la conception de 2 R 20,14-19 *, ou le prophète Esaïe annonce la déportation à Babylone à cause d’Ézéchias, mais pas de son vivant. D'ailleurs, celui-ci se réjouit de cette annonce dans la mesure ou la punition ne le touchera pas lui-même. Cependant, 2 Ch reprend cette idée avec une telle discrétion, qu'on peut  penser que la phrase en question signifie seulement que, sans décaler la punition, Dieu a décider de ne pas punir Ézéchias .


* "Esaïe, le prophète, vint ensuite trouver le roi Ézéchias et lui dit : Qu'ont dit ces hommes-là ? D'où venaient-ils ? Ézéchias répondit : Ils sont venus d'un pays lointain, de Babylone. Esaïe dit encore : Qu'ont-ils vu dans ta maison ? Ézéchias répondit : Ils ont vu tout ce qui est dans ma maison : il n'y a rien dans mes trésors que je ne leur aie fait voir. Alors Esaïe dit à Ezéchias : Ecoute la parole du SEIGNEUR ! Les jours viennent où l'on emportera à Babylone tout ce qui est dans ta maison, tout ce que tes pères ont amassé jusqu'à ce jour ; il n'en restera rien, dit le SEIGNEUR. On prendra de tes fils, qui seront sortis de toi, que tu auras engendrés, et ils seront des eunuques dans le palais du roi de Babylone. Ézéchias répondit à Esaïe : La parole du SEIGNEUR, que tu as prononcée, est bonne. Il ajouta : N'y aura-t-il pas paix et sécurité pendant ma vie ?" (2 R 20,14-19).


Lien (réduit)
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 03 Aoû 2021, 11:50

Pour rappel, le Deutéronome (24,16, effectivement cité en 2 Chroniques 25,4) n'intègre le principe de la rétribution individuelle qu'au niveau de la "justice humaine", judiciaire ou autre: Yahvé, pour sa part, se réserve expressément le droit de punir sur plusieurs générations, comme le montre la reprise du Décalogue en Deutéronome 5. C'est bien ce que présuppose l'historiographie des Rois (les péchés de Manassé condamnent irrémédiablement Jérusalem, malgré les "bonnes oeuvres" de son fils Josias, dans le cadre des "trois ou quatre générations"). Dans ce sens le Deutéronome comme les Rois restent en-deçà de Jérémie et d'Ezéchiel, où c'est bien de justice divine ET individuelle qu'il s'agit. En revanche les Chroniques portent la logique de Jérémie et d'Ezéchiel à ses conséquences extrêmes, récompensant chaque "bonne action" et châtiant chaque "faute", quitte à les inventer au besoin (ainsi l'orgueil d'Ezéchias pour expliquer son déclin, le repentir de Manassé pour expliquer son long règne, l'incrédulité de Josias pour expliquer sa mort violente); mais du même coup cette logique perd toute valeur explicative en ce qui concerne l'histoire longue: les péchés de Manassé ne peuvent plus justifier à eux seuls la fin de Jérusalem, comme dans les Rois (cf. 2 Rois 23,26; 24,3), il faut que ses successeurs "pèchent" individuellement comme lui jusqu'au bout et, contrairement à lui, ne se repentent pas (cf. p. ex. 2 Chroniques 33,22s).

Ce qui se rapporte davantage à notre sujet, c'est la mort individuelle comme "variable d'adaptation", qui devient pour le Chroniste une "faveur" explicite dans l'oracle divin (Houlda) lui-même (et ne l'est plus seulement dans l'appréciation du "bénéficiaire", si l'on peut dire, comme c'est le cas pour Ezéchias dans les Rois ou Isaïe). On passe, en somme, d'un "après moi le déluge" comme réponse humaine, à un "après toi le déluge" comme parole divine. Bien entendu, ainsi qu'on l'a déjà remarqué, cela ouvre la porte à toutes les perspectives futures de récompense individuelle au-delà de la mort (avec ou sans "résurrection"), mais dans les Chroniques il n'y a encore rien de tel: c'est la mort même, "fin de partie" et "fin de compte", qui constitue la "récompense" (relative) pour tel ou tel individu...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 03 Aoû 2021, 12:40

La mort de Samson : Dieu bénit-il l'attentat suicide ?

Mais Dieu répond-il à cette prière? Le narrateur, il importe de le remarquer, ne dit pas qu'Adonaï répond à la prière de Samson, comme il l'a fait explicitement en 15,18-19. Là, lorsque, assoiffé, Samson appelle Dieu au secours, Dieu en effet intervient personnellement, ainsi que le rapporte le narrateur: «Dieu fend l'anfractuosité qui est à Lèhi; des eaux en sortent» (15,19). Dieu sauve de la sorte Samson qui peut enfin boire. Dans le récit de la mort, en revanche, point de mention d'une intervention divine; il ne nous est même pas dit que Dieu ait entendu la prière de Samson. Or on sait que, dans la Bible, la représentation de l'acte d'entendre est aussi importante que celle de l'acte de dire17. À moins d'une intervention immédiate de Dieu - «Les fils d'Israël crièrent vers Adonaï, et Adonaï suscita aux fils d'Israël un Juge qui les sauva» (Jg 2,9; cf. 3,15; 6,7; 10,10-11) -, c'est l'écoute et l'accueil de la prière par Dieu que le récit enregistre: «Manoah implora Adonaï [...]. Dieu entendit la voix de Manoah, et l'ange de Dieu vint de nouveau vers la femme» (13,8-9)18. L'un et l'autre de ces éléments manquent après l'ultime prière de Samson. Est-ce à dire qu'Adonaï n'est pas impliqué dans la mort du héros qui meurt de l'abus de sa propre force dans son désir d'une ultime vengeance ?

Le temple s'effondre en fait sur Samson et sur les trois mille assistants sans qu'il soit question d'une implication divine dans l'affaire: point de signe d'une réponse de Dieu à la prière ou d'une causalité divine dans l'écroulement du temple; et point de confirmation non plus, de la part du narrateur, sur le lien entre croissance des cheveux et force surhumaine. Au contraire, pour la première fois dans l'histoire de Samson, nous avons droit à la description de l'effort que requiert l'exploit herculéen: «Samson tâta les deux colonnes du milieu sur lesquelles reposait l'édifice, et il pesa sur elles, sur l'une du [bras] droit, sur l'autre du [bras] gauche [...]. Il se tendit avec force et l'édifice s'écroula sur les tyrans et sur tout le peuple qui s'y trouvait» (16,29-30). Le narrateur biblique, on le sait, est extrêmement économe; il n'«en rajoute» jamais sans intention expresse. À croire donc qu'en plus des pistes liées à la repousse des cheveux et à la prière de Samson, le narrateur ouvre par cette description une troisième piste: serait ce la force nue de Samson, d'un Samson psychologiquement dopé par la croissance de ses cheveux et par son désir de vengeance, qui fait s'effondrer le temple, donc sans aucune aide divine? Ce serait là le comble du burlesque dans une histoire qui n'en manque pas par ailleurs.

...

La faillite d'un système

Les versets finaux du chapitre 16 nous font méditer sur la stérilité de la figure de Samson. Sans doute, à un certain niveau, peut-on enregistrer le score du champion: «Les morts qu'il fit mourir dans sa mort furent plus nombreux que ceux qu'il fit mourir dans sa vie» (16,30)20. Mais une fois les comptes faits, le narrateur révèle que Samson est un homme sans suite : Samson est enterré par ses frères (16,31). En d'autres termes, notre homme à femmes n'a jamais engendré. Et la stérilité de l'homme s'accompagne de la stérilité du Juge dans sa mission: «II jugea Israël pendant vingt ans» (16,31), établit certes le narrateur, mais sa formule n'est pas suivie par celle qui sanctionne d'habitude l'activité des Juges bénéfiques: «et le pays fut en repos pendant 40 / 80 ans» (cf. 3,11.30; 5,31; 8,28). En outre, la première occurrence de cette notice en 15,20 précise qu'il jugea ces vingt ans «au temps des Philistins», comme si le narrateur entendait souligner que le Juge Samson se montre impuissant face au réel problème d'Israël, à savoir la domination de ses ennemis. Au terme du cycle de Samson, le narrateur laisse sans doute le lecteur libre d'apprécier la formule «il jugea» (15,20; 16,31): à charge de ce lecteur d'ajouter les guillemets ou les nuances d'ironie
qui s'imposent. https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2004_num_35_3_3386
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 03 Aoû 2021, 15:25

Excellente analyse (sur le cycle de Samson et l'ensemble des Juges, voir aussi ici), ce qui était d'autant plus méritoire au début des années 2000 où la tendance à la défensive, sur ce terrain de l'"attentat-suicide", était à peine retombée de son paroxysme (11.9.2001). Bien sûr il n'est pas question de dire que "Dieu bénit" quoi que ce soit, déjà parce que le "Yahvé" des Juges n'est pas exactement, pas encore et/ou pas toujours, le "Dieu" des monothéismes, juif, chrétien ou musulman; mais aussi parce que son rapport à Samson est extraordinairement ambigu, tantôt immédiat et quasi automatique (pour ne pas dire magique) et tantôt distant, voire indifférent, comme le montre fort bien cet article. Inconstant et pourtant constant, d'avant la naissance jusqu'après la mort, si on le lit depuis le chapitre 13 jusqu'à la fin du chapitre 16 qui le reconduit par la mort au lieu du commencement (v. 31), ce qui donne toute sa valeur au terme conventionnel de "cycle", ostensiblement solaire ici (Samson = Shimshon de shamash, le soleil, qui est aussi le dieu Shamash).

En lien indirect avec notre thème, on peut noter que la mort (y compris "animale") est particulièrement instrumentalisée dans le cycle de Samson, en tension de plus en plus grande avec son statut de "nazir" à mesure que celui-ci évolue de sa (première ?) définition guerrière à sa définition essentiellement rituelle dans les Nombres (miel du cadavre de lion, mâchoire d'âne, etc.). Toujours au plan de la pureté rituelle, Samson meurt avec les Philistins-incirconcis, ce qu'il a à la fois cherché et voulu éviter (cf. p. ex. 14,3; 15,18; 16,28ss), Yahvé accompagnant le mouvement à distance variable...

Beaucoup plus généralement -- c'est une banalité que de le dire mais on ne le pense jamais assez -- c'est toute la "culture" humaine, depuis les premières sépultures préhistoriques, mais aussi toute "vie" (biologique), du moins depuis les multicellulaires et la sexualité, toute "économie" et toute "écologie", qui se construit ou s'organise sur et autour de la mort, qui joue, compte, calcule continuellement avec autant que contre elle, la vie des uns dépendant de mille manières de la mort des autres.

---

Compte tenu de ce rapport essentiel de "la vie" à "la mort", qui ne sont jamais opposables en dernière analyse, l'idée d'opposer "la vie" à "la mort", voire de choisir entre "la vie" et "la mort" (exemplairement Deutéronome 30), passerait pour la plus stupide de toutes, si elle n'était pas l'expression élémentaire du même rapport, du point de vue du vivant-mortel qui est en même temps le seul "point de vue" digne de ce nom. Elle ne se "dépasse" que dans la mesure où le "point de vue" même se déplace, par les nécessités également élémentaires de "la vie la mort", de la chasse à la guerre ou au passage des générations. A l'autre bout, mythique ou mystique si l'on veut, l'énoncé sublime de Romains 14, nul ne vit pour lui-même, nul ne meurt pour lui-même, qui dépend lui-même d'un déplacement du "sujet", vers un "Seigneur" mort-et-vivant assumant ensemble toute "vie" et toute "mort".
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 04 Aoû 2021, 13:21

Sous une forme ou une autre, la sublimation de la mort, n’a rien de neuf et, sans doute, continue de produire partout un idéal du bien mourir, de façon à trouver une entrée adéquate dans l’autre vie. Dans les sociétés nobiliaires et guerrières du Moyen Âge, pour ne pas remonter plus loin, l’idéal d’une bonne mort se présentait sur le champ de bataille, le champ d’honneur dit-on encore aujourd’hui, en train de défendre une noble cause dans la boue, les larmes, le sang, les entrailles déchirées et exposées, c’est-à-dire l’explicitation spectaculaire du chaos et du non-sens. La mort idéale se vivait alors dans la dramatique d’une existence où le sujet, fort de sa dignité et de la valeur de sa cause, mettait sa vie en jeu pour que sa vie ait du sens. Avec l’avènement de la bourgeoisie comme catégorie sociale hégémonique, dans la modernité occidentale, un autre modèle s’est petit à petit imposé (Ariès 1967 ; 1975 ; Thomas 1975). La « bonne mort » du bourgeois, celle pour laquelle on prie dans les foyers, se veut une mort très douce (Beauvoir 1964), quitte à en cacher le caractère inéluctable à celui ou celle qui la vit, sans esclandres, au milieu d’une communauté plus ou moins étendue de proches, assistée des secours sinon de la religion, du moins d’une conscience apaisée. On ne dénie pas le caractère dramatique de l’événement — de toute façon, comment pourrait-on l’oublier ? — mais on peut faciliter l’avènement de l’inconnu en supportant moralement le mourant. Les solidarités alors en jeu ne sont certes pas celles des frères d’armes sur le champ de bataille : elles relèvent d’un autre type de relations, renvoyant au destin commun, voire à l’héroïsme de la vie ordinaire[6]. L’espérance peut y être enchâssée ou non dans des discours explicitement religieux. Peu importe : devant l’inconnu qui vient, elle étale des pratiques d’accompagnement qui vont de la compassion jusqu’aux techniques de pointe dans la dispensation de soins curatifs.

https://www.erudit.org/fr/revues/theologi/2020-v28-n1-theologi05782/1074677ar/
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 04 Aoû 2021, 15:05

Merci encore pour ce très bon article, qui mérite d'être lu attentivement, ne serait-ce que pour l'interroger -- bien entendu c'est la mort, mieux que quiconque, qui met en question tout discours sur "la mort", sur le "bien" ou le "mal mourir" quels qu'en soient les critères, ainsi que sur la vertu, la nocivité ou l'inanité de "l'espérance", dont les Grecs pré-philosophiques avaient su dire finement l'ambivalence foncière (Pandore).

Reste qu'une perspective apparemment dépourvue d'"espérance" (comme ont pu le paraître le bouddhisme, l'épicurisme ou Qohéleth p. ex.) est encore une "espérance" à sa manière, dans la mesure où elle anticipe l'extinction ou la disparition de "soi", comme "bonne" ou "indifférente", du point de vue même du "soi" promis à l'extinction ou à la disparition, ce qui n'est pas moins une "illusion de perspective" que les croyances religieuses dites "positives". Tout cela demeure jusqu'à son dernier souffle, pour le vivant-mortel, combat ou jeu avec et contre "la mort"; sa mort faudrait-il dire (en sautant de Bergman à Cocteau p. ex.), puisqu'elle est à la fois son "bien" ou son "mal" le plus propre, par appropriation abusive mais inévitable, et son expropriation ultime (dépossession, déposition, désistement, démission, défaite, on peut méditer à loisir tous ces synonymes et bien d'autres).

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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeJeu 05 Aoû 2021, 11:11

Esaie 28:14-15 : « ...vous dites : nous avons fait une alliance avec la mort, nous avons fait un pacte avec le séjour des morts … :

Ces formules peuvent se comprendre dans le sens ou une personne s’accorde pour perdre quelqu’un qu’elle va livrer à la mort afin acquérir une puissance ou une fortune ou une victoire (la mort étant vue comme une divinité) ...  Comme en 2 R 3, 26-27 :

"Le roi de Moab, voyant que le combat dépassait ses forces, prit avec lui sept cents hommes tirant l'épée pour se frayer un passage jusqu'au roi d'Edom ; mais ils n'y parvinrent pas. Il prit alors son fils premier-né, qui devait devenir roi à sa place, et il l'offrit en holocauste sur la muraille. Une grande colère s'abattit alors sur les Israélites, qui s'éloignèrent de lui et retournèrent dans leur pays"
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeJeu 05 Aoû 2021, 11:49

En effet, le sacrifice (quel qu'il soit: animal ou humain, d'expiation, de substitution, de propitiation, de fondation, de communion ou de conclusion d'alliance) implique toujours la mort, un arrangement et un calcul avec la mort, exemplairement dans le cas du sacrifice du fils premier-né (le trait particulièrement remarquable de 2 Rois 3, comme on l'a amplement montré ailleurs, c'est qu'un tel sacrifice est efficace, y compris contre Yahvé quand celui-ci outrepasse ses droits territoriaux). Et bien sûr cela vaut, mutatis mutandis, pour toutes les "tropiques" du sacrifice (figuré, métaphorique, métonymique, parabolique, symbolique, etc.). L'interdit du sacrifice humain dans la Torah, aussi catégorique qu'anachronique dans un milieu où la pratique n'est plus qu'un lointain souvenir, ne rend que plus spectaculaire la résurgence du thème dans le christianisme, même si les textes du NT évitent le plus souvent les lectures ouvertement sacrificielles de la mort du Fils -- elles n'y sont du moins pas si évidentes que dans les théologies ultérieures. Reste que l'ensemble du rituel chrétien, du baptême à l'eucharistie notamment dans leurs interprétations pauliniennes, joue ostensiblement avec la mort, même si ce n'est pas toujours sur un mode sacrificiel -- comme les "mystères" et les "gnoses" contemporaines réinterprètent des religions sacrificielles antérieures.

Sur Isaïe 28, revoir le tout début de ce fil: il n'y a rien là d'explicitement sacrificiel, quoique le sacrifice soit probablement implicite dans la notion même d'"alliance". En revanche "la Mort", personnifiée ou déifiée (Mot), est expressément évoquée, voire invoquée, comme garant(e) paradoxal d'une certaine sécurité.

Que "la mort" qui menace tout "vivant" le rassure aussi, aussi paradoxal ou même pervers que ça puisse paraître, c'est ce que retrouve tôt ou tard toute "sagesse", si peu "sage" qu'elle puisse être par ailleurs. Je repense à l'aphorisme de Nietzsche: "On est assuré de mourir: pourquoi perdre sa belle humeur ?" Ou à l'adage latin repris et concentré par les navigateurs portugais, et médité notamment par Pessoa: navigare necesse est, vivere non necesse est -> navegar é preciso, viver nâo é preciso (naviguer est nécessaire, vivre n'est pas nécessaire): c'est la constante oscillation de la "mort" entre possibilité et certitude (toute l'ambiguïté du "mortel" qui peut mourir et qui va mourir) qui déjoue la "nécessité".
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 09 Fév 2022, 12:08

Citation :
J'y étais revenu ici, à propos du fameux cas de Samuel en 1 Samuel 28, où le mort se plaint d'être dérangé...


https://etrechretien.1fr1.net/t1349p25-du-sommeil-au-reveil#30361

"Le juste disparaît, et personne ne réfléchit ; les hommes fidèles sont ensevelis, et personne ne comprend que le juste est enseveli pour échapper au malheur. Il entrera dans la paix, il reposera sur son lit, celui qui suit le droit chemin" (Es 57,1-2).

Is., 57, 1-2 se présente donc comme le témoin d'une mutation importante et l'amorce d'un approfondissement. Il est certain que dans son développement midrashique, l'auteur de Sag., 3-5 a lu dans ce passage d'Isaïe un témoignage sur le sort final des justes, la mort étant vue comme l'entrée dans la paix. Mais cette interprétation correspond-elle au sens originel du texte dans le livre d'Isaïe ? La question est discutée. Le dernier commentaire en date, celui de P.-E. Bonnard, refuse de voir en Is., 57, 1-2 la moindre allusion à une paix dans la mort (1). Je me propose ici de montrer que l'interprétation de Sagesse est loin d'être arbitraire et que ce texte d'Isaïe prélude sinon à l'espérance d'une immortalité bienheureuse, du moins à l'attente d'une paix par-delà la mort pour les justes, dont le sort se trouve ainsi radicalement distingué de celui des impies.

(...)

5. LA PROBLEMATIQUE THEOLOGIQUE

c. L'expression « il entrera dans la paix » nous conduit à l'idée d'ensevelissement, car elle ne se retrouve qu'à propos de la mort d'Abraham : wetta' tabô 'el 'abotêka beshâlôm. « Et toi, tu t'en iras vers tes pères en paix » et le texte poursuit : « tu seras enseveli dans une vieille heureuse » (Gen., 15,15) .

B. Duhm voit dans « la paix » un euphémisme pour désigner la tombe. Il note, du reste, aussitôt, que cette formulation est étonnante (« auffallend ») (22). Cette interprétation s'impose t-elle ? En fait la formule « dans la paix », ne qualifie pas le lieu de la tombe, mais la manière dont Abraham mourra, c'est-à-dire « ayant accompli » sa vie. Le mot shâlôm comporte l'idée de plénitude : c'est au terme d'une vie comblée qu'il s'en ira vers ses pères, ce que suggère la fin de la phrase : « dans une heureuse vieillesse ». D'ailleurs la construction est significative : le véritable complément de lieu ce n'est pas la paix mais « vers tes pères ». La formule beshâlôm n'apporte qu'une qualification à ce départ d'Abraham. Du reste, elle n'a pas l'article, ce que l'on attendrait si elle désignait la tombe. Elle n'est qu'une manière d'être et vise rétrospectivement la vie humaine « comblée ». Dans une telle perspective, selon la mentalité biblique ancienne, la mort n'est plus un scandale. C'est pourquoi, il convient de traduire : « tu t'en iras vers tes pères avec paix » et, en paraphrasant, « dans la sérénité d'une vie comblée ». A l'appui de cette interprétation, on peut invoquer la manière dont l'auteur de la Genèse formule la mort des patriarches et d'abord d'Abraham : « II expira puis mourut dans une heureuse vieillesse, âgé et rassasié de jours » {G en., 25,Cool. La paix, c'est cette plénitude de vie et de bonheur (cf. encore Gen., 35,27 ; 49,33).

(...)

d. Mais h., 57, 1-2 s'éclaire à la lumière d'un autre parallèle beaucoup plus proche, qui, à ma connaissance, n'a jamais été relevé par les critiques : « C'est pourquoi, dit YHWH à Josias par l'intermédiaire de la prophétesse Hulda, moi je te réunirai à tes pères et tu seras accueilli en paix dans tes tombes, et tes yeux ne verront pas le malheur que moi, je fais venir sur ce lieu» (2 R., 22,20 = 2 Chr., 34,28) (23).

(...)

Dans ces conditions, le rédacteur ,'Is., 57, 1-2, aurait lu dans cet oracle prophétique concernant Josias, le cas type du juste disparu prématurément et y aurait vu la clé de ce scandale. Il faut donc donner raison à ceux qui voient dans hârâ'âh le malheur imminent. Dès lors, si l'on se fie à ce rapprochement, le texte d'Isaïe n'envisagerait aucunement le sort du juste après la mort, mais la mort elle-même perçue comme un fruit de la prévenance divine. (Dans une ligne un peu différente, cf. Job, 3, 13-14).

e. Pourtant, si éclairant qu'il soit, ce rapprochement ne peut pas, lui non plus, rendre entièrement compte du texte d'Is.: 57, 1-2 et ceci pour deux raisons. : il y a d'abord des divergences significatives entre la construction de la phrase en 2 R., 28,20 et Is., 57, 1-2. Le sens du niphal nè'esaph s'est modifié. En 2 R., 28,20, Josias sera « réuni à ses pères, réuni à leur tombeau » (pour l'expression cf. encore Gen., 49,29 : « Je vais être réuni à mon peuple. Mettez-moi au tombeau près de mes pères »). Au contraire en Is., 57, 1-2, le verbe est pris de manière absolue sans complément et, en parallèle avec 'âbad, il ne peut signifier que « être enlevé » (« raflé » dit Bonnard). De ce fait, le verbe reste ouvert sur une possible intervention positive de Dieu. Dans l'expression, « être réuni à ses pères », le passif s'explique simplement par le fait évident que le défunt ne peut pas s'enterrer lui-même ; d'où le passif : « il est enterré, il est réuni ». Mais si l'on traduit par « être enlevé, être emporté », on laisse ouvert une large zone d'indétermination qui laisse place à une intervention possible de Dieu, puisque en hébreu, le passif peut être interprété en ce sens.

Surtout, dans l'expression yâbô'shâlôm, shâlôm devient le complément de lieu de yâbô' : il entrera dans la paix. Formule unique qui ne peut avoir le même sens que celui dégagé à propos de Gen., 15,15, ou de 2 R., 22,20. Il ne s'agit plus seulement de la manière dont le juste a vécu précédemment (Gen., 15,15»), ni non plus de la manière dont la mort et l'ensevelissement vont s'opérer : selon les rites prescrits (c'est le sens de 2 R., 22,20). Mais il s'agit réellement de la mort comme lieu de paix. La mort ouvre sur un espace de paix. Et lorsqu'on sait la plénitude de sens que renferme le mot shâlôm, on est en droit de conclure à une avancée importante, décisive même, dans les représentations sur la vie dans l'au-delà. Sans doute, ne décrit-on pas avec précision en quoi consiste cette paix : un mystère demeure. Mais une certitude est en voie d'être acquise (24).

https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1977_num_51_1_2779
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 09 Fév 2022, 13:26

Bonne étude à l'ancienne (1977, mais les méthodes exégétiques avaient moins changé depuis le XIXe siècle qu'elles n'ont changé dans les décennies qui ont suivi, les travaux ultérieurs de Bernard Renaud lui-même en offriraient d'excellents exemples)... Je ne sais plus si nous l'avions déjà vue, mais nous avions fait quelques remarques assez proches sur ce texte (Isaïe 57,1s) ci-dessus (31.7.2021, en particulier sur son rapport aux histoires d'Ezéchias et de Josias).

Nous nous sommes sans doute éloignés, depuis les années 1970, de la perspective "progressiste" ou "évolutionniste" qui voulait, sinon aligner l'"histoire" (des idées, des croyances, des religions, des sociétés, etc.) sur une seule ligne à la fois temporelle et qualitative, du moins l'organiser comme une arborescence: des idées opposées ont pu coexister simultanément dans différents lieux ou milieux, et des idées similaires se développer, disparaître ou resurgir à différentes époques. Cependant les analogies demeurent frappantes, notamment avec la Sagesse (voir la fin de l'article), même si l'on ne peut pas rétro-projeter la perspective judéo-hellénistique de ce livre alexandrin (on est bien là dans une sorte de dualisme sur le mode de l'"immortalité de l'âme" grecque, sans "résurrection" des corps) sur le texte d'Isaïe 57: les autres "rapprochements" (avec Rois-Chroniques, Genèse ou Job) devraient du moins nous en dissuader.

Plus généralement, on retombe sur la communication profonde des opposés superficiels dont nous parlions ailleurs: rien ne ressemble plus à "la vie éternelle" (qu'on l'entende au sens du christianisme, du judaïsme tardif, ou de l'Egypte hellénistique p. ex.) que "la mort" (même comprise un sens aussi "négatif" que dans Job ou Qohéleth), ne serait-ce que par la "paix" qui caractérise indifféremment l'une et l'autre (cf. aussi ici). Kant (Zum ewigen Frieden, De ou Vers la paix perpétuelle) pouvait ironiser sur la "paix des cimetières", celle-ci ne se laisse pas si facilement distinguer de toute (autre) "paix".
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 25 Sep 2024, 14:05

L'éternel retour et la pensée de la mort
Par Marc Crépon

Avant même que nous ne nous engagions à nouveau dans le questionnement de l’éternel retour, ce discours de Zarathoustra nous apprend deux choses. La première est que si la pensée nietzchéenne du temps est une pensée « prophétique » ou « messianique », celle-ci n’est pas séparable d’un messianisme de la parole (celle de Zarathoustra) et de l’écriture [6] (celle de Nietzsche). La seconde est que cette « foi dans la foi » qu’est toute prophétie est tout autant un rapport à la mort et au deuil qu’un rapport au temps. Avoir foi dans la foi, c’est refuser de se laisser gagner par le sentiment que rien ne vaut, car tout est périssable, que la mort étant inéluctable, tout est vain – c’est refuser de prêter une oreille complaisante à ceux que Zarathoustra dénonce, dès le premier livre, comme des « prédicateurs de mort (Prediger des Todes) ». Nous savons que, quelques années plus tard, ce sentiment prendra le nom de nihilisme – et nous devrons nous demander si, au bout du compte et en dépit de tout ce qui les sépare, ce n’est pas dans leur commun refus d’un tel sentiment que « temps messianique » et « éternel retour » consonnent.

Mais de quoi Zarathoustra fait-il prophétie ? Pour répondre à cette question – ce qui veut dire interpréter le « surhumain », tout comme l’éternel retour, dans l’horizon d’une croyance et d’une promesse, je repartirai de « la pensée de la mort ». De façon singulière, cette pensée accompagne Nietzsche tout au long de son œuvre – ou plutôt, elle est, elle-même, un objet de sa pensée, auquel, avec une régularité remarquable, plusieurs de ses grands livres consacrent au moins un aphorisme. Ainsi le § 185 du Voyageur et son ombre est-il intitulé « De la mort raisonnable (Vom vernünftigen Tode) ». L’un des derniers discours de Zarathoustra, dans le premier livre de Ainsi parlait Zarathoustra, traite nommément, quant à lui, « de la libre mort (vom freien Tode) », dont le thème se retrouve dans Crépuscule des idoles et dans L’Antéchrist. Enfin, l’aphorisme 278 du Gai Savoir porte explicitement le titre « La pensée de la mort (das Gedanke an den Tod) ». Ce dernier texte fait même état de ce qui pourrait apparaître comme une véritable obsession de la mort. Évoquant une promenade dans les ruelles d’une ville quelconque, Nietzsche raconte comment derrière chacun des visages qui composent la foule bigarrée, assoiffée de vie, qui déambule à ses côtés, il perçoit autant de morts en sursis, autant d’êtres accrochés à leur avenir et oublieux, du même coup, du fait que leur mort à venir est, en réalité, le seul avenir qu’ils aient en commun :

Et cependant pour tous ces êtres bruyants, vivants, avides de vivre, bientôt se fera le silence ! Comme on voit derrière chacun se dresser son ombre, son obscur compagnon de route ! C’est toujours comme un dernier instant qui précède le départ d’un navire d’émigrants : on a plus de choses à se dire que jamais, l’heure presse, l’Océan dans son morne silence attend, impatient, derrière tout ce bruit – si plein de convoitise, si certain de sa proie ! Et tous, tous pensent que la vie vécue jusqu’alors ne serait rien, sinon peu de choses, le proche avenir serait tout ; d’où cette hâte, ces cris, cette façon de s’assourdir et de s’abuser ! Chacun veut être le premier dans cet avenir – et pourtant la mort et le silence de mort constituent l’unique certitude et ce qu’il y a de commun à tous dans cet avenir. Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort [7] !

Ce texte pose les prémices de toute réflexion sur la mort. Il retrouve les accents pascaliens de la pensée du divertissement. La certitude de sa finitude conduit chacun à se distraire de l’échéance inéluctable, par tous les moyens, en concentrant son attention sur son avenir immédiat. Mais il va encore au-delà. Il dit, avec une clarté sans égale, que notre pensée de la mort affecte notre perception de l’instant, c’est-à-dire du temps, en tant qu’elle est commune. Non seulement, comme l’avait déjà noté Pascal, nous ne vivons pas l’instant pour lui-même, mais notre obsession de la mort nous interdit en outre de le partager. La force du texte de Nietzsche est de lier la pensée de la mort et celle du « nous ». Il n’y a, dit-il, qu’un seul « nous » qui tienne, c’est celui qui nous lie, dans la certitude partagée de notre finitude – ce que Rosenzweig devait analyser, un peu plus tard, comme la multiplication, à chaque naissance, de l’angoisse de ce qui est mortel. Or ce « nous » est un « nous » confisqué. Nous ne savons pas partager cette commune appartenance. Notre rapport au temps, au présent comme au passé et à l’avenir, est à ce point distrait de notre propre finitude que nous nous replions sur d’autres formes de communautés. Sans doute, ce qui s’exprime dans cette distraction est une volonté de vivre, mais celle-ci est aussi une fuite devant la mort – une mauvaise équation entre la vie et la mort. Qu’est-ce que la vie, en effet, si elle n’est que cette fuite, une résistance aveugle à l’angoisse de la mort ? D’où l’émergence d’une question qui est peut-être celle-là même de l’éternel retour : comment faut-il penser le temps, pour sortir de cette équation ? Ou mieux encore, comment prendre confiance, comment croire dans la possibilité que quelque chose (une pensée) va venir, et que son irruption nous en sortira ? Et si une telle chose, une telle pensée existe, quelle communauté s’en trouvera restituée ? Quel autre partage s’annoncera ?

https://shs.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-2-page-193?lang=fr
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMer 25 Sep 2024, 15:21

Merci pour cet excellent article de Marc Crépon (2005), qui mérite d'autant plus d'être lu dans sa totalité qu'il n'est ni long ni compliqué... Très pertinent à ce fil-ci puisqu'il s'agit de penser "la vie" avec (non contre ni sans) "la mort", ce qui s'apparente bien à la notion biblique d'"alliance", ni symétrique ni égalitaire ni libre au sens du contrat moderne: on ne choisit, on n'"a le choix", ni de vivre ni de mourir dans l'absolu, mais il y a bien une "liberté" de vivre et de mourir de telle ou telle façon qui n'apparait que quand la mort n'est pas exclue de la pensée, sinon du calcul; encore ne faudrait-il pas se hâter d'attribuer une telle "liberté" à un "sujet", si l'on entend par là  une "personne" ou un "individu" -- surtout pas à "tout le monde" ou "n'importe qui": il ne s'agit pas de banaliser, de généraliser, de publiciser, de privatiser ni de démocratiser "la mort", Nietzsche y aurait certainement insisté.

Si l'on veut filer la métaphore ou la métonymie de l'alliance, dans cette alliance-là la Mort, personnifiée ou déifiée (Mot) plutôt au masculin (comme en allemand der Tod, Der Tod ist ein Meister aus Deutschland, un Maître venu d'Allemagne, selon le vers de Celan), est à la place du seigneur, c'est le plus fort et c'est lui qui gagne à la fin, mais en attendant on peut jouer avec lui, compter avec l'incalculable: comme la Mort du Septième sceau de Bergman qui joue aux échecs, qui triche et avec qui on peut tricher, qu'on peut même tromper provisoirement, mais qui à la fin revient en seigneur demander son dû, indifférent aux protestations comme aux consentements -- sans que la partie perdue d'avance ait été tout à fait vaine puisque quelqu'un, quelque chose, la vie, lui aura entre-temps échappé.

Cet article intéresserait tout autant notre fil sur le temps, autant sur l'"éternel retour" que sur l'"instant" -- par quoi d'ailleurs Nietzsche l'antichrétien se trouve extraordinairement proche de Kierkegaard l'archi- ou l'ultra-chrétien, qu'il n'a probablement jamais lu... Ou ceux sur la volonté, la décision, et bien d'autres.

La colère nietzschéenne contre le christianisme traditionnel, quant au rapport à la mort (dissimulation, dénégation, travestissement), pourrait à vrai dire s'étendre à la plupart des religions, monothéistes ou pas, dès lors qu'elles comportent des croyances à un au-delà (résurrection ou réincarnation évidemment comprises); mais aussi aux sagesses immémoriales ou aux philosophies post-religieuses qui traduisent l'au-delà en pensée, en idées, en concepts, fût-ce dans l'indigence d'une "pensée positive"... Pourtant il faut la modérer, cette colère, en considérant que l'évitement de la pensée de la mort est tout aussi "humain", fût-il "trop humain", que la pensée de la mort elle-même, et qu'elle sera toujours la voie du plus grand nombre, et même du plus long temps de chaque "vie". L'exception jamais n'abolira la règle, mais ça ne l'empêche pas d'arriver quand elle arrive.

Le cas du christianisme qui prétend interdire la mort à partir d'une théologie et d'une mystique de la "croix" s'offre néanmoins un surcroît de ridicule; mais même Nietzsche s'y est trompé dans la mesure où il a cru pouvoir opposer le Christ à la croix -- pour finir, dans ce qu'il est convenu d'appeler sa "folie", par identifier dans sa propre signature Dionysos et le Crucifié...

Au passage, l'"aiguillon" retourne la citation paulinienne d'Osée 13,14 (LXX, au moins pour le mot kentron) en 1 Corinthiens 15,55 -- c'est bien le même mot allemand, Stachel, dans Zarathoustra et dans la Bible de Luther -- du nuisible à l'utile...

---

J'ai retrouvé dernièrement la formule "pacte (patto) avec la mort" dans un étrange film de Mauro Bolognini, Gran bollito (1977), farce macabre inspirée d'un fait-divers: une femme qui à la fin des années 1930 avait assassiné plusieurs de ses voisines puis transformé leur corps en savon et en petits gâteaux: elle avait perdu tant d'enfants qu'elle s'était imaginée devoir offrir des morts à la mort pour préserver la vie de son unique fils survivant, telle était l'idée du "pacte", entre folie et sorcellerie, sur fond d'entre-deux-guerres et de massacres d'une autre ampleur, comme dans le Monsieur Verdoux de Chaplin...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeVen 01 Nov 2024, 15:24

La séquence annuelle et saisonnière Halloween (qui nous serait revenu des Celtes en passant par l'Amérique) / Toussaint / Jour des morts me fait penser à un aspect de l'"alliance avec la mort" dont on a peu parlé, qui allie ou associe non seulement les morts et les vivants, le présent, le passé et le futur, même eschatologique, le réel et l'imaginaire, le divin et le démoniaque, le ciel, la terre et les enfers, le christianisme ou les monothéismes et les "paganismes", mais aussi les sentiments et les émotions: horreur, terreur, tristesse, deuil, rire, joie, fête, fantaisie, frénésie; elle me rappelle le motif médiéval de la danse macabre, qui comme la fête des fous ou le carnaval mêlait aussi les classes sociales, les hiérarchies politiques, religieuses, morales ou esthétiques, tel un jugement dernier des vivants et des morts qui entraînerait dans sa farandole le jugement lui-même, par le déchaînement d'une vanité exubérante, à la fois dionysiaque, orgiaque, et enfantine. Je pense notamment à ses versions mexicaines, combinant le catholicisme espagnol aux traditions précolombiennes, mayas ou aztèques, qui ont tant inspiré les cinéastes (Eisenstein, Buñuel, Welles...). En terre protestante, Halloween coïncide avec le jour de la Réformation associé par la légende aux thèses de Luther, et généralement évocateur d'une tout autre ambiance, austère, voire sinistre à sa façon, sans doute d'ailleurs assez éloignée du caractère plutôt festif d'un Luther échappé du couvent...

Seule une certaine folie -- non une folie déterminée, car le propre de la folie, si elle en avait un, ce serait justement de ne pas en avoir; de ne pas se laisser définir, cataloguer, assigner à une identité, à une nature ou à une catégorie, encore moins asservir à une quelconque fonction ou utilité: herbes folles, patte folle, inutiles, inservables comme on disait jadis dans ma campagne... -- une folie certaine et incertaine, donc, serait peut-être seule à la hauteur, ou à la profondeur, par sa superficialité ondoyante (masques, déguisements, théâtre, apparence et apparition, de la tragédie à la comédie, de l'épouvante à la farce), de la vie la mort, inséparablement réelle(s) et imaginaire(s)... ce qu'on peut indifféremment nommer vanité ou grâce.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 05 Nov 2024, 14:18

Sentiment d'appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique
Par Daniel Gutiérrez Martínez

Pour nous, la fête est une explosion, un éclatement.
Mort et vie, jubilation et lamentation, chants et hurlements se mêlent dans nos réjouissances publiques, non pas en guise de divertissement ou de reconnaissance, mais pour s’entre-dévorer. Il n’y a rien de plus joyeux qu’une fête mexicaine, mais il n’y a rien aussi de plus triste. La nuit de fête est aussi une nuit de deuil.
Octavio Paz [1]

La vie et la mort : germes d’une même coexistence

Dans ce sens, l’on peut avancer l’idée selon laquelle, en vertu des constatations sur la mort faites dans le quotidien contemporain, il existe des sociétés tragiques et dramatiques qui divergent quant à leur relation avec les rites et les cultes mortuaires. Les premières sociétés dites postmodernes concevaient la mort comme une des étapes faisant partie d’un processus cyclique continu entre l’existence et le monde de l’au-delà. Dans les secondes, les sociétés dites modernes, la mort fut peu à peu diabolisée, interprétée de façon statique, aseptisée et dissociée des événements de la vie quotidienne [6]. Ce n’est pas le lieu d’en débattre ; disons seulement que cette relation avec les perceptions de la mort se trouva accentuée par l’avènement, d’une part, du polythéisme des valeurs (Max Weber), et d’autre part, la montée du christianisme et des religions historiques de salut.

Dans les sociétés modernes, la perspective dramatique a cimenté le désir de surmonter le désordre, de résoudre la dysfonction des choses et de vaincre la mort en tant que négation de la vie même [7]. Il ne s’agit pas ici de décrire l’évolution aseptique qu’ont connue ces sociétés à partir de cette logique. Toutefois, il convient de mentionner qu’une de leurs principales caractéristiques actuelles, peut-être la plus importante, ou tout au moins la plus fréquente, est cette espèce d’ambiance mortifère où tout semble aller bien et fonctionner parfaitement, et où tout, absolument tout, est réglementé jusqu’au point même de refuser la mort comme un processus inévitable et de la présenter comme un événement inattendu qui se convertit ainsi en événement dramatique. Même les rites mortuaires de ces sociétés révèlent cette volonté de dédaigner, d’ignorer, de cacher, voire de nier la mort : pensons, à titre d’exemple révélateur, aux corbillards qui, au fil des années, ont troqué leur couleur noire de luxe pour le bleu-gris clair. Cette modalité et cette logique de fonctionnement prennent racine dans le processus de séparation établi par une société entre ce qu’elle considère comme étant le bien et le mal. Prémisses que l’on retrouve surtout auprès des sociétés rationalistes et séculières par excellence, qui sont étroitement liées aux fondements éthiques et moraux présents dans les religions de salut. Il ne faut pas oublier, en effet, que, selon les premières lignes de la Genèse, « au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. […] Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres », c’est-à-dire qu’il sépara le bien du mal, la vie de la mort. Ces signes et emprunts de la science éclairée sont encore présents actuellement, tirés d’un héritage qui influença la façon de concevoir les églises, la religion, les croyances et le monde du symbolique au sein des groupes humains. C’est sans doute la constatation de cet état des choses qui a conduit bon nombre de penseurs à associer le rationalisme séculier – à son apogée pendant le siècle des Lumières – avec le monothéisme et la tradition judéo-chrétienne.

À l’autre côté, nous trouvons des sociétés où se respire une atmosphère de nature plutôt tragique. Le tragique ne cherche pas à résoudre la dysfonction et à surmonter l’imperfection ou la mort ; il ne cherche pas à les dissocier sinon à vivre avec cet état des choses et à incorporer tous les éléments de cet ensemble afin de vivre le mieux possible. Ces sociétés présentent une conception de la mort sereine, faite de mystère, mais en fin de compte acceptable, supportable et avec laquelle on peut rire et vivre. Ainsi, une société tragique ne fait pas abstraction de la mort dans son quotidien et ne cherche pas précisément à séparer le bien du mal qu’elle ne considère pas comme des faits dissociés sinon faisant partie d’un tout et avec lesquels, tout simplement, elle cohabite. Elle accepte la fatalité des choses, la douleur et la souffrance et elle essaie de les transfigurer au moyen de manifestations communautaires ou de rites cathartiques.
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeMar 05 Nov 2024, 15:56

Lien.

Merci pour cette présentation fort instructive, dans les limites métalinguistiques d'un discours humano-scientifique (des "sciences humaines") sur une pratique collective, populaire, réelle et vécue -- observation, description, narration, analyse, tout cela n'échappe pas à l'interprétation extérieure, supérieure et surplombante, fût-ce, dans le même pays et dans la même langue, le regard de l'université sur les quartiers pauvres, les banlieues ou les campagnes... Mais le regard cinématographique que j'évoquais précédemment n'y échappe pas davantage, avec son "esthétisme" et son "exotisme", qu'il soit russe, américain ou européen. (Au passage, l'adaptation des rites ancestraux à toutes les "modernités" me rappelait aussi les films de Jean-Rouch sur les rites africains de la colonisation et de la décolonisation, et leurs équivalents latino-américains ou caribéens, vaudou, macumba etc.; à la limite du soutenable pour un regard européen ou occidental).

Au théâtre (de la cruauté, avec ou sans Artaud) la tragédie se renverse en comédie ou en farce, et partout la tristesse et le deuil en festif, en frénétique et en orgiaque, avec ou sans Dionysos et ses compères. La mort, la sexualité, le désir, la fécondité, la naissance et l'enfance communiquent, quoi qu'on fasse pour les séparer, les cloisonner ou les canaliser. Mais selon des "économies" à chaque fois différentes.

En lisant ce texte je me disais que ce qui différencie le plus nos sociétés européennes de la mexicaine et de ses analogues, c'est une question de "sécurité". Là où la mort réelle est omniprésente on se rapporte à elle tout autrement que quand elle est phénoménalement exceptionnelle, en général invisible et cachée (quoique toujours universelle). Je me souviens d'une remarque d'une collègue qui avait vécu au Brésil et qui disait "là-bas on voit des morts tous les jours, mais beaucoup moins de déprimés"... Quand la mort est quotidienne on peut s'y rapporter par le rite, la croyance, la prière, la superstition, la magie, mais c'est toujours une sécurité ou une protection que l'on cherche (même dans le texte dont ce fil était parti, "l'alliance avec la mort", ou "avec Mot", était censée protéger ceux qui y participaient). Nos "alliances avec la mort" à nous ne sont plus tellement religieuses, elles s'appellent Etat, droit, institutions, police, justice, médecine, hygiène, technoscience, qui tiennent la mort réelle à distance du plus grand nombre le plus longtemps possible, de sorte que chacun est totalement pris au dépourvu quand elle lui arrive, à lui seul... Plus efficaces dans un sens, parfaitement inefficaces dans un autre (le taux de mortalité ultime reste obstinément bloqué à 100 %), moins gaies, festives, sonores et colorées à coup sûr...
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeVen 15 Nov 2024, 11:46

Tissage des liens avec l’au-delà : la relation avec la mort dans la culture mexicaine
Job Avalos Romero
p. 117-131

VI. Relation paradoxale des Mexicains avec la mort

37 L’attitude festive et joyeuse des Mexicains face à la mort peut surprendre, particulièrement pendant la fête des morts, mais cette perception est trompeuse. En effet, malgré la joie qui entoure cette célébration, que ce soit au Mexique ou ailleurs, la mort est toujours celle qui tue, celle qui guette. La seule différence est que, dans les pays occidentaux, penser à la mort est un cauchemar : cela rappelle la caducité de la vie24. Les Mexicains, au contraire, caressent la mort, la célèbrent, parlent d’elle constamment, l’appellent pour qu’elle n’arrive pas « sans prévenir ».

38 Les Mexicains, dès leur plus jeune âge, sont confrontés à la mort ou, du moins, à son image : visites au cimetière avec la famille, organisation et préparation de l’autel d’un proche, échange de têtes de mort en sucre, pain de mort, « crânes littéraires »... Tout cela contribue, quand on est enfant, à mieux comprendre que la mort fait partie du cycle de la vie. Mais ce n’est pas une préparation à la mort ou, en tout cas, pas à sa propre mort. Il s’agit plutôt de pouvoir parler d’elle, de conjurer la peur qu’elle inspire. Quand les Mexicains parlent de la mort, il ne s’agit pas d’une réflexion philosophique, ils l’évoquent sur le ton de la plaisanterie, pour faire des blagues ou pour la défier.

39 Dans la culture populaire mexicaine, ce sont les hommes qui affichent une attitude provocante vis-à-vis de la mort. Ce n’est pas qu’ils se croient tout-puissants pour pouvoir échapper à la fin qui, tôt ou tard, arrivera. C’est plutôt qu’ils considèrent que cette attitude leur sert de protection, de bouclier contre l’angoisse que suppose le fait de ne plus être, de ne plus exister. D’ailleurs, parmi les chansons mexicaines postrévolutionnaires, certaines montrent clairement cette provocation : par exemple La muerte, composée par Tomás Méndez. Le rythme et la musique (trompettes et guitares du mariachi) sont très enjoués, et on a du mal à imaginer que les sifflements et les cris joyeux de l’interprète, dès le début de la chanson, sont un message qu’il adresse à la mort. Les paroles renvoient aussi à une image atypique de la mort. Dans le premier couplet, celle-ci se présente parée de mille couleurs, loin de l’apparence lugubre qu’on lui donne le plus souvent. Le chanteur s’adresse directement à la mort, il la tutoie et lui attribue l’une de ses multiples appellations au Mexique : « Ven dame un beso pelona », c’est-à-dire : « toi, la chauve, donne-moi un baiser ». Or, le baiser de la mort est mortel, et pourtant, c’est ce qu’on lui demande, pour bien lui montrer qu’on est immunisé contre ses effets.

40 La chanson se poursuit dans la même tonalité jusqu’à la fin, à la fois puissante et insolente. Ainsi, par exemple, le couplet et le refrain suivants :

Estrofa :
Dicen que van a asustarme llevándome a tu presencia, si estás durmiendo en mi vida es natural si despiertas.

Couplet :
On dit qu’on va me faire peur en m’amenant dans ta présence, si tu dors dans ma vie il est naturel que tu te réveilles.

Estribillo :
No le temo a la muerte más le temo a la vida, cómo cuesta morirse cuando el alma anda herida.

Refrain :
Je n’ai pas peur de la mort j’ai plus de peur de la vie, il est très dur de mourir quand l’âme est blessée.

41 Le couplet nous présente un Mexicain « typique », un homme qui n’a peur de rien, surtout pas de la mort, parce qu’il est bien conscient qu’elle fait partie de la condition humaine, et ce depuis le début de son existence. Si la mort dort, elle peut se réveiller à n’importe quel moment. Le refrain insiste bien sur cette idée, car finalement, nous savons tous qu’un jour ou l’autre nous mourrons. C’est une certitude. Par conséquent, il est plus logique d’avoir peur de la vie, une vie remplie de situations inattendues, complexes, difficiles, parfois inquiétantes, au point de bouleverser notre âme et de nous empêcher de trouver la paix nécessaire pour mourir.

https://books.openedition.org/pub/15391?lang=fr
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MessageSujet: Re: alliances avec la mort   mort - alliances avec la mort - Page 2 Icon_minitimeVen 15 Nov 2024, 12:39

Merci encore pour cet article instructif -- sous la réserve générale qui vaudrait pour presque toutes les "sciences humaines" (histoire, géographie, anthropologie, ethnologie, sociologie, psychologie): quelles que soient l'abondance des "données" disponibles et la scientificité des méthodes, on n'est jamais sûr de bien comprendre ce qui se faisait, se pensait et se ressentait avant, ni ce qui se fait, se pense et se ressent encore ailleurs, à l'autre bout du monde, de l'autre côté du périphérique ou dans la pièce d'à côté; ni même ce qu'on fait, pense et ressent soi-même ici et maintenant. (Comme disait Lévi-Strauss, "je hais les voyages et les explorateurs".)

Il y va à chaque fois d'une "économie" différenciée de "la vie la mort", dans ce qu'on appelle imprudemment les "religions" comme s'il s'agissait toujours fondamentalement de la même "chose", précolombiennes ou chrétiennes en l'occurrence mexicaine, toujours "syncrétiques" et diversifiées selon les époques, les lieux et les milieux; comme dans la vie moderne, urbaine, technoscientifique, et dans ses "économies parallèles": les références à la criminalité et au narcotrafic à la fin (du producteur au consommateur se combinent différentes façons de jouer la vie la mort, dans ce qu'il faut bien appeler une "économie") m'ont rappelé La vierge des tueurs, de Barbet Schroeder (2000), qui se passe en Colombie mais illustrerait quand même très bien le propos.

Je me souviens aussi de Buñuel, qui dans son autobiographie (Mon dernier soupir) racontait son étonnement (il arrivait pourtant de la guerre d'Espagne) devant la violence quotidienne au Mexique, vers le milieu du XXe siècle (violence qu'il a plus tard illustrée avec des touches d'humour "surréaliste" dans ses films mexicains): agressé en route vers la demeure d'un riche propriétaire qui l'avait invité, celui-ci lui avait présenté, le soir même, la tête de ses agresseurs (je raconte de mémoire, ce n'est peut-être pas tout à fait le récit exact mais ça m'avait marqué). Entre l'"imaginaire", le "rituel" et le "réel" il y a aussi une "économie".
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