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| mémoire(s) de l'oubli | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 02 Mai 2023, 15:43 | |
| Ce lien fonctionnera peut-être mieux (ta citation est p. 92s de la thèse).
Il n'y a pas plus de "tourner" que de "repasser" dans le verbe sum-ballô = "jeter/lancer/mettre ensemble": l'aspect duratif ou répétitif n'est déductible que du temps des verbes (imparfait de l'indicatif pour sun-tèreô, participe présent pour sum-ballô).
Marie est en effet constituée (par "Luc") en gardienne ou conservatrice privilégiée des souvenirs de l'enfance (qui, pour rappel, n'avaient intéressé ni "Marc", ni "Jean"). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 04 Mai 2023, 11:02 | |
| L’impossible effacement
Mais cette première contradiction en cache une seconde encore plus importante, en ce qu’elle naît de la définition même de l’oubli comme événement accidentel ou naturel de la perte de mémoire. Si en effet l’oubli est bien cet événement ou ce processus par lequel les empreintes mémorielles s’effacent, et que cet effacement est bien quelque chose de définitif, alors comment expliquer que nous puissions nous souvenir de quelque chose que nous avons oublié ? Cela signifie-t-il que lorsque nous nous souvenons de quelque chose d’oublié, nous n’avions en réalité pas vraiment oublié mais que nous avons confondu l’oubli avec un souvenir potentiel ? On voit qu’ici pointe une difficulté majeure : si l’effacement de la trace est bien un effacement authentique, c’est-à-dire un anéantissement, alors il devient impossible de comprendre comment son retour peut s’effectuer. En effet, si ce qui est oublié est réellement oublié, au sens d’un oubli « exponentiel », qui s’est oublié lui-même comme oubli, alors dans l’hypothèse où le souvenir reviendrait, il ne pourrait même pas être identifié par la conscience comme souvenir, soit comme empreinte revenante d’une impression passée : il serait purement et simplement équivalent à une impression nouvelle ou à une idée inédite. Si je n’ai pas conscience de la perte, je ne peux pas avoir conscience du retour de ce que j’ai perdu. Si je n’ai pas conscience de l’altération, je ne peux pas jouir de la consolation de la restauration de ce qui a été altéré. Dans ce cas, l’oubli est authentique, mais c’est alors le retour des choses oubliées qui devient inconcevable puisque par définition, un tel retour exclut l’anéantissement de la trace mnésique. L’oubli, comme l’indiquait singulièrement le texte d’Homère précité, est par définition : « sans retour ».
Par opposition, si j’ai bien conscience d’avoir oublié quelque chose, que l’oubli est un défaut mémoriel dont la conscience s’aperçoit et que ce quelque chose fait retour, c’est qu’alors l’oubli, seulement partiel, non « consommé », n’était rien d’autre qu’une forme de première mémoire. Sachant que j’ai oublié mon parapluie, je n’ai pas encore tout à fait oublié. Dans ce cas, l’oubli est une mémoire potentielle, virtuelle, latente, inconsciente, une réserve inapparente de souvenirs, mais bien une mémoire. Autrement dit, dans ce cas de figure, le retour des choses oubliées s’explique parfaitement, mais c’est tout simplement parce que leurs traces ne s’étaient pas vraiment effacées. Il faudra alors supposer que pour X raison, par exemple physiologique, elles nous étaient seulement rendues « indisponibles », inaccessibles, mais non pas « détruites » ou anéanties. Ainsi, on pourra expliquer que suite à une altération de telle ou telle partie du cerveau, un parcours stimulatoire correspondant à un souvenir est rendu impossible – ce qui ne signifie pas nécessairement que le souvenir lui-même a été effacé comme une ligne dans un livre, mais plutôt que son moyen d’apparition le rend inaccessible, comme un livre mis sous clef dans une bibliothèque.
https://iphilo.fr/2019/10/31/loubli-meilleur-ennemi-de-la-memoire-martin-steffens/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 04 Mai 2023, 12:19 | |
| Cf. le début de ce fil où l'on retrouverait à peu près les mêmes paradoxes, malgré des choix quelque peu différents (en matière d'étymologie p. ex., l'"oubli" n'est pas nécessairement un "pâlissement"). Reste que la mémoire et l'oubli s'entendent toujours à partir d'un "présent", et du rapport de ce présent à son "passé" réel ou imaginaire... Privilège exorbitant du "présent", d'autant moins justifiable à ses propres yeux qu'il se sait lui-même voué à devenir un passé comme un autre, pas plus tard que tout à l'heure, mais qui en attendant traite superbement comme "rien" ou "presque rien" un "passé" qui a pourtant été tout aussi "présent" que lui, en son temps comme dit Qohéleth. "Où sont les neiges d'antan ?", question philosophique aussi originaire que "pourquoi quelque chose plutôt que rien", pour qui pressent que l'"être" et le "temps" ne sont que des aspects du même, d'un même toujours autre et inversement; or cela il le pressent justement grâce au jeu de la mémoire et de l'oubli, autrement dit par la métonymie graphique d'une rémanence de traces plus ou moins aléatoire, traînant malgré soi quelque chose d'un "temps" dans un "autre" qui n'est plus le sien, et qui est néanmoins autrement le même ( tradition, traduction, trahison ici encore). |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 06 Juin 2023, 10:39 | |
| Mémoire, fiction auctoriale et construction de l’autorité : l’exemple de la Deuxième lettre de Pierre
La secunda Petri : construction d’une mémoire d’apôtre
« Par l’appel à la mémoire » (2 P 3,1) : c’est à l’aide de cette formule que l’auteur de la secunda Petri entend caractériser l’ambition de son écriture épistolaire, et plus largement l’ensemble du corpus pétrinien (« Voici déjà, bien-aimés, la deuxième lettre que je vous écris, [lettres] dans lesquelles je réveille en vous par l’appel à la mémoire la pure manière de penser »). Explicitement, c’est donc à un travail de mémoire que nous avons affaire dans la Deuxième lettre de Pierre. Une isotopie – le langage de la mémoire – que l’auteur déroule d’une borne à l’autre de son écrit, à commencer par « l’auto-recommandation épistolaire » sur laquelle s’ouvre 2 Pierre.
En effet, au terme du proème, section qui s’est efforcée de brosser en un raccourci signifiant la condition théologique de ses correspondants, l’auteur expose la visée rhétorique à laquelle est ordonné son écrit (1,12-15). Il le fait, d’une part, en convoquant pour la toute première fois dans son texte la première personne du singulier là où dominait jusqu’alors la deuxième du pluriel. C’est dire que c’est désormais la personne du locuteur – l’identité et l’autorité de son « je », en un mot son ethos– qui échoue dans l’horizon du discours. D’autre part, l’objectif et le sens de la lettre se déchiffrent également par l’emploi répété, dans ces quatre versets, du langage de la mémoire. Très exactement, ce sont tour à tour le verbe hupomimnêskein (1,12), la formule en hupomnêsei (1,13) ainsi que le syntagme tên mnêmên poieisthai suivi du génitif (1,15) que l’auteur exploite pour caractériser son projet d’écriture.
C’est là une double caractéristique langagière (l’usage de la première personne du singulier et la sémantique de la mémoire) qui ne s’épuise toutefois pas, une fois le seuil de la missive franchi. Au contraire, elle ressurgit en ouverture du chapitre 3, chapitre dans lequel sera abordé le problème central de l’écrit, à savoir la négation de la Parousie. En clair, au moment d’entrer en débat avec ceux qu’il dégrade au rang de « moqueurs » (3,3), l’auteur entreprend une nouvelle mise en scène de son « je » (3,1 : graphô ; diegeirô) et lui associe derechef l’isotopie du souvenir (3,1 : en hupomnêsei ; 3,2 : mnêsthênai). On le voit, à chaque fois que la secunda Petri problématise l’acte d’énonciation, en particulier le statut de l’énonciateur, le langage de la mémoire est également mobilisé. C’est bien un travail d’anamnèse que le « je » qui s’énonce en 2 Pierre entend conduire et dont il revendique énergiquement la paternité et la responsabilité, comme en témoigne aussi la rafale de verbes d’intention et d’action décrivant sa posture (1,12 : mellêsô ; 1,13 : dikaion de hêgoumai […] diegeirein ; 1,15 : spoudasô ; 3,1 : diegeirô).
Ce n’est pas tout. Cette configuration de l’énonciation a d’évidentes retombées sur les énoncés contenus en 2 Pierre : dès son ouverture, l’écriture de la lettre se donne à lire comme une mémoire littéraire. Dit autrement, c’est à travers la médiation épistolaire que les allocutaires de 2 Pierre sont enjoints à envisager leur représentation du passé, s’ils veulent demeurer adossés à la vérité de la foi (1,12 : estêrigmenous en tê parousê alêtheia ; voir 3,17-18) . Surtout, c’est comme une mémoire d’apôtre, en l’occurrence la mémoire héritée de l’apôtre Pierre, qu’ils ont à accueillir le propos de la secunda Petri. En somme, « le canon de la foi apostolique se documente [désormais] par écrit », comme le déclare à juste titre Anton Vögtle.
Cela dit, promoteur d’un travail de mémoire, le « je » apostolique n’en est pas seulement l’instance d’énonciation ; il en est aussi l’objet, érigé qu’il est en pièce maîtresse des origines chrétiennes. C’est là une particularité majeure de la littérature pseudépigraphe produite par les premiers chrétiens, et à ce titre aussi de 2 Pierre. Ce phénomène mérite un examen approfondi.
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2016-4-page-685.htm |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 06 Juin 2023, 16:16 | |
| Dommage que ce texte fasse l'impasse sur les résonances "philosophiques" de 2 Pierre (cf. p. ex. ici): elles sont principalement stoïciennes, mais le thème de la " mémoire" et de la remémoration (anamnèse, etc.; cf. mnaomai, hupomimnesko, hupomnèsis 1,12s; 3,1s; vs. lèthè = oubli, 1,9, comme le fameux fleuve de l'Hadès, d'où a-lètheia = "vérité") est plutôt platonicien, ce qui n'est pas contradictoire car tout se mêle dans la "philosophie populaire" de l'époque (vers le milieu du IIe siècle probablement: la Seconde de Pierre est à coup sûr un des écrits les plus tardifs du NT). En ce qui concerne notre sujet, c'est en tout cas un bon exemple d'une " mémoire" factice et fictive, autrement dit "artificielle", "fabriquée" ou "construite", de part en part (mais on pourrait en dire autant du Deutéronome ou des rédactions dites "deutéronomistes", p. ex., chaque fois qu'il s'agit de "se rappeler" ou de "ne pas oublier" quelque chose dont on n'a aucune mémoire ni aucune expérience définissable). En revanche l'article souligne bien un paradoxe à mes yeux essentiel: la "pseudépigraphie" (je dirais, plus généralement, la "fiction") ne se contente pas d'exploiter une "autorité" et une " mémoire" existantes, voire d'en abuser comme la modernité tend à le croire en y ajoutant un jugement "moral", mensonge, falsification, etc. -- c'est au contraire ce qui construit une "autorité" et une " mémoire" (en l'occurrence la figure même de Pierre, à peine un nom et pas toujours le même (Céphas = Pierre ?) dans les épîtres pauliniennes, et qui s'étoffe à mesure des actes, des discours et des écrits qui lui sont attribués dans les évangiles, les Actes des Apôtres et les épîtres "pétriniennes"). Même d'une mémoire supposée "réelle" la fiction, l'imagination, la représentation, la création, l'invention font partie intégrante, à même les événements "mémorisés" (cf. encore Bergson). A cet égard la Seconde de Pierre est exemplaire, d'une exception qui confirme la règle, créant ou confortant le "mythe" en niant le "mythe", par exemple à propos de la "transfiguration" évangélique (1,16; toutes les autres occurrences néotestamentaires du terme muthos sont dans les Pastorales, aussi tardives ou à peine moins, 1 Timothée 1,4; 4,7; 2 Timothée 4,4; Tite 1,14). Cela me rappelle au passage un très vague souvenir, d'un colloque organisé par la Faculté évangélique de Vaux-sur-Seine autour de ce texte et de ce thème du "mythe" opposé à la " mémoire", où un illustre réformé (était-ce André Dumas ?), invité pour sa proximité supposée avec les "évangéliques", s'était exclamé au grand dam des organisateurs, à propos de la Transfiguration dont "Pierre", en tant que "témoin oculaire" fictif d'un "événement" également fictif, jure que ce n'est pas un mythe: mais bien sûr que c'en est un ! |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 29 Juil 2024, 15:44 | |
| Blanchot, L'écriture du désastre, p. 134s:
"Si l'oubli précède la mémoire ou peut-être la fonde ou n'a pas de part avec elle, oublier n'est pas seulement un manque, un défaut, une absence, un vide (à partir duquel nous nous souviendrions, mais qui dans le même moment, ombre anticipatrice, rayerait le souvenir dans sa possibilité même, rendant le mémorial à sa fragilité, la mémoire à la perte de mémoire): l'oubli, ni négatif ni positif, serait l'exigence passive qui n'accueille ni ne retire le passé, mais, y désignant ce qui n'a jamais eu lieu (comme dans l'à venir ce qui ne saura trouver son lieu dans un présent), renvoie à des formes non historiques du temps, à l'autre des temps, à leur indécision éternelle ou éternellement provisoire, sans destin, sans présence. L'oubli effacerait ce qui ne fut jamais inscrit: rature par laquelle le non-écrit semble avoir laissé une trace qu'il faudrait oblitérer, glissement qui en vient à un construire un opérateur par où le il sans sujet, lisse et vain, s'englue, s'enduit dans l'abîme dédoublé du je évanescent, simulé, imitation de rien, qui se figera dans le Moi certain duquel tout ordre revient." |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 30 Juil 2024, 11:07 | |
| L’effacement radical Maurice Blanchot et les labyrinthes de l’oubli Bertrand Gervais (Article long et complexe mais passionnant).
À L’ÉCOUTE DE L’OUBLI
Le musement, c’est ce qui s’immisce entre l’attente et l’oubli. C’est l’attente l’oubli, fonctions liées par un fil ténu, invisible à l’œil nu.
«L’oubli, le don latent», écrit Blanchot. «Accueillir l’oubli comme l’accord avec ce qui se cache, le don latent» (p.87). Il faut entendre ces mots à la fois comme ce qui est donné et qui n’est pas encore déclaré – c’est l’oubli qui déjà agit sans qu’on en ait conscience –, et comme ce talent caché, qui rend capable d’accueillir le musement de l’autre, de le faire résonner en soi, afin d’entendre ce qui se cache sous les mots. Mais le don, c’est aussi ce qu’on abandonne sans rien recevoir en retour. L’oubli est cela justement, quelque chose qu’on abandonne sans que rien ne nous soit remis en retour. Et sa latence vient du fait que ses frontières sont nécessairement indécelables. Nous n’entrons jamais en toute connaissance de cause dans l’oubli, nous le faisons par inadvertance plutôt. Sans y porter attention.
Nous n’allons pas vers l’oubli, pas plus que l’oubli ne vient à nous, mais soudain l’oubli a toujours déjà été là, et lorsque nous oublions, nous avons toujours déjà oublié: nous sommes, dans le mouvement vers l’oubli, en rapport avec la présence de l’immobilité de l’oubli. (p. 87)
La frontière est imperceptible. Elle est à jamais repoussée, ou alors elle a déjà été traversée. Le moment précis où la limite est franchie est insaisissable, à jamais occulté, parce qu’il est lui-même déjà oubli.
Malgré l’aspect paradoxal de la demande, l’homme comprend qu’il doit entrer dans l’oubli afin d’accéder à celui de l’autre. En fait, il doit amener la femme à se souvenir ou, plus exactement, à ce que «le souvenir se souvienne en elle» et puisse ainsi s’exprimer, sans qu’elle n’ait rien à révéler en toutes lettres; il doit s’assurer que ce qui demandait à être tu, mais qui s’est obstiné à rester par-devers elle, parvienne enfin à être dit. Qui parle? demandait-elle. En effet, qu’est-ce qui parle par elle? Qu’est-ce qui réussit à se frayer un chemin à travers ses mots, suivant le dédale de son énonciation? Qu’est-ce qui affleure à la conscience sans jamais devenir actuel? Et, à l’autre extrémité, comment capter ce qui reste intangible? Quels moyens mettre en œuvre pour cerner l’indicible, ce mystère qu’il faut appréhender? Car il s’agit bien d’un mystère, un mystère qui implique, pour être percé, une attention d’un type particulier, une attention flottante, désarrimée, ouverte sur une attente qui n’est plus attente de rien. «Le mystère n’est rien», dit Blanchot. «Il ne peut être objet d’attention» (p.45). Il est ce point de fuite qui n’est perçu véritablement, en tant que foyer de la perspective, que lorsqu’il n’est pas regardé de plein fouet, dans un regard qui rabat les lignes à leurs deux seules dimensions. L’essence du mystère «est d’être toujours en deçà de l’attention» (p.45), d’être là où l’attention vacille et se vide, rejoignant par un mouvement paradoxal ce qui s’affiche comme distraction.
Entrer dans l’oubli, comme l’a indiqué Pierre Bertrand, c’est se défaire du temps, s’évader du présent et de l’attitude qui en est la marque même, à savoir l’attention16 . L’attente, l’attention, le rappel: ce sont par ces termes que se décline la distension de l’esprit confronté au temps et à son passage 17. Attente des événements à venir, attention aux faits actuels, rappel de ce qui est passé. L’attention requise pour entrer dans l’oubli, pour en capter l’esprit, puisqu’il ne peut y être question de lettre, doit se défaire de cette temporalité, se détacher du temps et de son fil. Il faut mettre du désordre dans le temps, forcer le passé à s’évanouir, le présent à se dissiper et le futur à rester tapi au-delà de l’horizon. Il faut amener l’attente et l’attention à se joindre, hors du temps, seule façon de rendre à l’oubli une réalité dont on peut s’imprégner, à défaut de pouvoir la décrire. Pour s’approcher du mystère de l’oubli, l’attention doit se porter «à l’extrême limite qui échappe à l’attente» (p.48), se rendre disponible à ce vide qui apparaît quand plus rien ne s’agite en surface, vide nécessairement insaisissable.
L’attention, qui se fige au présent et s’arrête aux choses présentes, s’épuise à ne rien entendre. Pour que l’homme entende ce que la femme dit, au-delà des mots prononcés, pour qu’il puisse capter ce qui ne peut être rendu présent, ce qui ne peut être rendu au présent, il lui faut laisser flotter son attention, s’inscrire dans une attente qui n’est plus attente de rien, qui est oubli de l’objet.
Attendre, se faire attentif à ce qui fait de l’attente un acte neutre, enroulé sur soi, serré en cercles dont le plus intérieur et le plus extérieur coïncident, attention distraite en attente et retournée jusqu’à l’inattendu. Attente, attente qui est le refus de rien attendre, calme étendue déroulée par les pas. (p.20)
L’attente doit se faire labyrinthique… Elle doit s’enrouler sur elle-même comme un ruban de Möbius, déployée en une architecture inextricable. Son début et sa fin sont une seule et même chose. Repliée sur elle-même, lorsque décrochée de toute temporalité, elle retrouve alors sa réflexivité fondamentale: «L’attente est toujours l’attente de l’attente, reprenant en elle le commencement, suspendant la fin et, dans cet intervalle, ouvrant l’intervalle d’une autre attente» (p.50). Et c’est dans cette réflexivité, nécessairement labyrinthique, qu’elle parvient à capter l’oubli, à saisir ce qui échappe aux mots. L’attente réflexive, c’est l’attente qui ne connaît plus de limites, c’est l’attente qui est sa propre justification, s’enroulant, se désenroulant, traçant un parcours sinueux et inextricable. Un parcours sans but ni destination, un parcours vidé de ce qui lui donnerait un sens. Par l’attention, dit le texte, mais une attention qui est une attente vidée de tout ce qui est attendu, l’homme «dispose de l’infini de l’attente qui l’ouvre à l’inattendu, en le portant à l’extrême limite qui ne se laisse pas atteindre» (p.48). Dans cette attente, l’esprit n’est plus distendu entre ses divers temps, il vole en éclat. Il perd toute unité, toute direction, tout objet. Il est réduit à n’être plus que des instants, librement associés, des instants qui déjouent toute attente parce qu’ils ne s’ouvrent sur aucun futur, parce qu’ils ne s’enchaînent à aucune logique, aucune habitude. À la manière des fragments du récit de Blanchot, qui se suivent sans liens apparents, qui cohabitent dans l’espace du texte, en état de rupture les uns avec les autres. L’attente y devient une attention flottante, détachée du cours fixe des choses, des mots et de leurs enchaînements pour se porter sur les silences qui les séparent. «À travers les mots passait encore un peu de jour», dit le texte (p.40), indiquant par là cet interstice où l’attention se porte, quand elle n’a plus d’objet à se mettre sous les yeux.
On l’a compris, seule une attention ou une écoute flottante font apparaître ce qui a glissé au fin fond de l’oubli. Le mystère n’est appréhendé que par une attention qui est elle-même déjà oubli. Or cet oubli en acte, cette attention paradoxale, c’est le musement. C’est-à-dire une attention flottante, détachée de la ligne du temps, de l’explicite de la lettre. Ce que l’homme doit atteindre, pour être enfin fidèle au secret de l’oubli, cette attention qu’il doit porter à ce qui ne peut être là, à ce qui ne répond à aucune temporalité, c’est une forme de musement. Il lui faut entrer dans le labyrinthe de l’oubli, en faire sa demeure.
https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2002-v30-n3-pr542/006869ar/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 30 Juil 2024, 12:42 | |
| Je me suis permis de corriger ton lien, qui ne fonctionnait pas. J'ai lu L'attente l'oubli (1962) il y a déjà pas mal d'années, je me souviens bien où, comme souvent, et quelles impressions insolites -- unheimlich -- il m'avait faites; mais guère du détail: les textes de Blanchot s'oublient alors même qu'on ne les oublie pas, il faudrait les relire infiniment. L'aspect fragmentaire subsiste dans L'écriture du désastre (1980) -- fragments qui vont de la phrase, aphoristique, à quelques pages -- mais le "récit" d'ensemble disparaît tout à fait, bien qu'il reste des fragments narratifs, ou quasi-dialogués. Cela me rappelle que La folie du jour, récit en boucle sur lui-même en réponse impossible à un interrogatoire (écrit en 1949, mais republié en 1973), s'achevait sur "Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais." La notion de "musement" (Peirce) paraît moins mystérieuse en anglais qu'en français, puisqu'il y a un verbe to muse, qui navigue ou dérive entre méditation, rêverie, réflexion ou élucubration... Du coup, autre citation, de Degas par Bresson que j'ai réentendu ces jours-ci en revoyant quelques-uns de ses films, pour évoquer le rapport ou non-rapport des "arts": "Les muses ne se parlent pas, elles dansent quelquefois les unes avec les autres." Borges, expert en labyrinthes, parlait aussi de "labyrinthe en ligne droite"; cela me rappelle encore Nietzsche (Ariane-Cosima) et les réflexions qu'il a inspirées à Derrida (oreille pavillon labyrinthe, on peut toujours s'entendre, au risque du malentendu, même si on ne se voit pas dans un labyrinthe: fil sans fil, etc.). D'autre part la figure du labyrinthe (au propre ou au figuré, si l'on peut dire) se prête admirablement au cinématographe: je pense, presque au hasard, à L'année dernière à Marienbad de Resnais (d'après Robbe-Grillet, d'après Bioy Casares, proche de Borges), à Kubrick ( The Shining), Mankiewicz ( Sleuth = Le Limier), Pasolini, Bertolucci ou Ruiz. Avec l'avantage et l'inconvénient du plan de grue en plongée qui fait passer du point de vue de l'acteur-spectateur-joueur plus ou moins perdu, plus ou moins inquiet, plus ou moins intelligent ou imaginatif, à la vision d'ensemble, totale, "vérité" surplombante -- intelligence suprême, compréhension absolue, clef de tout "salut", de toute "solution", de tout "dénouement", à quoi échappera cependant toujours le point de vue situé de l'intérieur. Darkness shining in brightness which brightness could not comprehend, comme dirait le Stephan Dedalus de Joyce, grand maître en écriture -- fictive -- du musement... Parler d'"accord" avec ce qui est aussi bien "oubli" que " mémoire", "être" qu'"autre" ou "rien", "temps" qu'"éternité", ce serait peut-être le faire à la façon d'Héraclite, accord avec le discord, consentement au dissentiment, agree to disagree, ce qu'il n'est pas question de recueillir, de rassembler, de réunir ou ou de totaliser: ni oui ni non, ce que Blanchot appelle aussi le "neutre" en-deçà ou au-delà de toute positivité ou négativité, de toute dialectique (malgré l'étymologie du ne-uter, ne-utrum, qui est bien double négation, ni l'un ni l'autre). Mes souvenirs sont des animaux, sauvages mais familiers, non domestiques, qui me visitent si et quand ça leur chante, farouches, parfois féroces, le plus souvent paisibles, rassasiés, comme indifférents sinon bienveillants: je ne les appelle pas, je ne les chasse pas, je les attends sans m'y attendre -- ou le contraire. |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 05 Aoû 2024, 11:02 | |
| Maurice Blanchot : une phénoménologie du récit Maxime Decout
L’oubli de l’instant et l’instant de l’oubli
22Au commencement se tient donc l’attente, passage inchoatif où le récit devient possible avec la naissance du verbe. Mais, devant les déchirements inhérents à cette posture, c’est une deuxième force exceptionnelle dans l’économie de l’être redéfini à l’aune du Neutre qui est convoquée : l’oubli. En tension, ces deux pôles s’influencent et modifient respectivement leurs contours et leurs possibilités. Apparemment placées en contradiction, les notions se nouent pourtant résolument, dès le syntagme-titre qui les amalgame et où le tiret, puisqu’il indiquerait peut-être plus une césure qu’un lien, s’est absenté : « L’attente l’oubli ». La préservation des deux déterminants définis, qui exhibent l’autonomie de chaque entité, ne doit pas faire oublier leur complémentarité. Car une visible circularité entretient leurs rapports. C’est ainsi en empruntant la logique du chiasme que Blanchot les met en communication intime : « L’oubli, l’attente. L’attente qui rassemble, disperse ; l’oubli qui disperse, rassemble. L’attente, l’oubli. » (AO, 49) Plus qu’à observer une virtuosité gratuite, Blanchot invite son lecteur à pénétrer dans le domaine obscur où l’esprit est forcé de penser les logiques paradoxales et circulaires. Par ce règlement de la pensée sur la « différance », « les concepts deviennent des non-concepts, ils sont impensables, ils deviennent des intenables19. » La cohérence textuelle traditionnelle ne peut s’établir à cause de cette conjonction d’éléments contradictoires et pourtant indissociables. Blanchot offre ainsi une vision du monde sans unité, irréductible aux catégories de l’unité, de la pluralité, de la causalité ou de la substance. C’est autant notre réel que notre saisie du réel par le récit qui se redéfinissent.
23Le jeu vertigineux qui met en tension et en communication l’attente et l’oubli, répété en plusieurs endroits du texte, est finalement essentiel. En effet, alors que l’attente est la puissance même qui fournit à l’être sa tension nécessaire vers l’instant, l’oubli semble lui ravir cette disponibilité. Néanmoins, il s’agit de comprendre que l’attente et l’attention ne peuvent aussi se passer d’une « distraction », condition sine qua non de la non-identité à soi et de l’évidement d’un concret dont le débordement de substance empêche de penser l’essence vide. De fait, c’est bien l’oubli en soi qui fonctionne ici à plein régime, indice même de la distraction absolue qui est réclamée devant l’univers surchargé de contenu et de matière qui est le nôtre. Si « l’être est encore un nom pour l’oubli » (AO, 52), il s’agit toujours d’« user la présence » (AO, 79) afin de voir à travers, « comme si l’effacement était le lieu dernier de toute rencontre. » (AO, 52) Effacer une présence pour ouvrir à la non-coïncidence et, enfin, par le jeu de la différence, faire jaillir la présence du présent. Ainsi, répondant à la pulsion fondatrice qui polarise le personnage vers l’attente, le désir obsessionnel de l’oubli s’empare de la plupart des personnages de Blanchot puisque seule « l’indifférence précis[e] la présence » (AO, 78)20. Happés par une apostasie et une dissolution continuées de soi, où l’anonymat oriente l’écrit vers les puissances du Neutre, les personnages heurtent l’utopie rassurante d’une consistance du sujet.
24Placée sous le signe de l’oubli, la phénoménologie du récit affronte alors une difficulté supplémentaire : celle de la trace écrite attachée tragiquement à la préservation dans le temps, celle d’une écriture qui « n’est une trace que si en elle la présence est irrémédiablement dérobée (…) et si elle se constitue comme la possibilité d’un effacement absolu21 ». La question essentielle est ainsi : comment proposer un récit oublieux plus qu’un récit de l’oubli ? Car le problème n’est pas tant de peindre des personnages amnésiques. Peu importe en effet les pathologies de la mémoire en tant que telles. Ce qui importe au contraire est que le récit n’aille pas contre la marche délibérée de la pensée de l’instant qui a besoin d’être soutenue par l’oubli comme puissance d’absentement. Se joue donc la recherche d’un récit sans fixation et sans mémoire, rendu uniquement à son « avoir-lieu » et à son « événement22 ». Cette exigence, qui tient dans l’ensemble des textes, explique les nombreux refus que l’œuvre porte : celui d’une intertextualité visible, celui de la référence23. De la sorte, la quête du texte passe par la recherche d’une parole neuve et comme lavée, jusqu’à être usée et délavée, sans amarres dans le déjà-dit. C’est pourquoi, alors que le texte est contraint à la fixation délétère, les récits de Blanchot partent à la recherche des « mots faits pour l’oubli » (AO, 58). Des mots non pas faits pour être oubliés, mais pour porter l’oubli. L’oubli doit « demeure[r] en une parole. » (AO, 52). De la sorte, le langage chez Blanchot se veut sans épaisseur et sans alibi. La jeune femme de L’Attente l’oubli ne sait pas « relier les mots à la richesse d’un langage antérieur » (AO, 19). Ceux-ci sont « sans histoire, sans lien avec le passé de tous, sans rapport même avec sa vie à elle, ni avec la vie de personne. » (AO, 19-20) La règle du langage s’appuie sur celle de l’oubli : « oubliant un mot, oubliant en ce mot tous les mots » (AO, 67). Se délestant de lui-même, le langage se love dans l’oubli comme il devient un réceptacle à même de l’accueillir :
Il était étrange que l’oubli pût s’en remettre ainsi à la parole et la parole accueillir l’oubli, comme s’il y avait un rapport entre le détour de la parole et le détour de l’oubli. Ecrivant dans le sens de l’oubli. (AO, 68)
25Usée elle-même par l’oubli, la parole est le viatique qui laisse entendre la vibration nue de cet oubli. L’oubli phagocyte ainsi son objet et efface ses traces : « L’oubli est rapport avec ce qui s’oublie, rapport qui, rendant secret cela avec quoi il y a rapport, détient le pouvoir et le sens du secret » (AO, 67). Mais, éliminant l’événement, l’oubli inscrit aussi la trace de son absentement. C’est pourquoi l’événement chez Blanchot ne connaît que deux modalités en miroir capables d’abriter sa présence, l’interrogation et la négation : « “Est-ce que cela arrive ?” - “Non, cela n’arrive pas.” » (AO, 114).
26Le risque de stase du récit se voit ainsi hypothéqué par le redoublement de ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie de l’instant oublié par une phénoménologie de l’instant de l’oubli :
L’événement qu’ils oublient : événement de l’oubli. Et ainsi, d’autant plus présent qu’oublié. Donnant l’oubli et se donnant oublié, mais n’étant pas oublié. Présence d’oubli et en l’oubli. Pouvoir d’oublier sans fin en l’événement qui s’oublie. (AO, 110-111)
27Il y a là comme un jeu d’éloignement à l’infini, déplaçant le contenu vers la forme puis la forme vers une autre forme. En effet, tout porte à croire que, si l’instant est oublié, menaçant toute saisie de cet instant, demeure une possibilité dernière : la tentative de saisie de l’instant où l’instant a été oublié. Dans l’absentement radical qui se joue ici, l’événement s’efface devant l’événement de l’événement, redéfinissant ainsi définitivement la nature du récit.
https://journals.openedition.org/narratologie/6572#tocto1n3 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 05 Aoû 2024, 12:32 | |
| Merci de cette étude qui, à défaut de me rafraîchir tout à fait la mémoire, me replonge dans l'ambiance insolite et, pour le coup, mémorable, de ce texte (cf. supra 30.7.2024). On rejoindrait encore par là nombre de nos discussions quasi parallèles sur le silence, le secret, ou les aspects du temps. Il me rappelle (!) soudain ce petit texte que j'avais écrit, bien avant de lire ce (non-)récit de Blanchot si j'en crois la date inscrite et les lieux de mes souvenirs de lecture. La "décomposition" renvoyait probablement à Cioran qui n'aimait pas beaucoup Blanchot, lequel apparemment le lui rendait bien, quoiqu'ils eussent tous deux pas mal de traits communs en dépit de styles opposés... (la fin de Cioran, chantre du suicide au départ, contrairement à Blanchot, l'en aura peut-être rapproché: Alzheimer, autre nom de l'oubli, ou du désastre ?). Les inimitiés des auteurs que j'aime lire m'attristent toujours un peu, mais elle me consolent de la pensée que la plupart d'entre eux n'auraient sans doute pas aimé non plus le lecteur que je suis. (On pourra aussi, si l'on veut, se promener par ici, c'est un thème qui m'a pas mal occupé, avec et sans Blanchot.) Si ce texte parle peu de " mémoire" (seulement, semble-t-il, dans la portion que tu cites, § 24), le rapport antagoniste et complémentaire de l'"oubli" à l'"attente" mérite d'être médité: il nous renverrait à nos discussions sur l'" espérance", plus religieuses a priori, mais retombant très vite (dès les textes "bibliques") sur l'aporie fondamentale: on n'attend que ce qui n'arrive jamais, on finit par oublier ce qu'on attend et par oublier d'attendre, mais on attend quand même, parce qu'il faut (il manque) que ça arrive; parce que c'est arrivé, il y a eu, il est advenu, quelque chose ou quelqu'un est toujours déjà arrivé en-deçà de toute mémoire, l'oubli même en témoigne, comme une tombe effacée ou la moindre trace anonyme, ouverte et hermétique à l'interprétation; quelque chose ou quelqu'un doit encore arriver au-delà de toute attente, l'inespéré par et par-delà l'espérance comme disait à peu près Héraclite. |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 05 Aoû 2024, 14:02 | |
| - Citation :
- Il me rappelle (!) soudain ce petit texte que j'avais écrit, bien avant de lire ce (non-)récit de Blanchot si j'en crois la date inscrite et les lieux de mes souvenirs de lecture.
décomposition sympathique Ecrire pour l'oubli pour l'effacement pour que vos printemps ne soient pas moins neufs que les nôtres. Pour épuiser le présent du passé pour qu'il n'en reste que du passé -- parfait, partitif -- qu'un lieu, une terre, ni bénie ni maudite, ni bâtie ni hantée, pour nourrir vos désirs porter vos chemins puis accueillir votre malheur qui vous rendra bien assez tôt nos traces lisibles lorsque l'heure viendra pour vous d'écrire pour l'oubli. Très beau texte. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Lun 05 Aoû 2024, 14:51 | |
| Merci. Ce qui m'avait probablement marqué à l'époque (2009), c'était surtout Nietzsche, sur la nécessité "vitale" de l'oubli (cf. p. ex supra 6.4.2023) -- mais Nietzsche comme toujours ou presque chez moi lu à l'envers, non du point de vue du "fort" mais du "faible" qui doit se faire oublier -- et cependant laisser une trace, ambiguë, discrète, susceptible d'être relevée ou non, bien ou mal interprétée, et dont en tout état de cause rien ne reviendra à son "auteur"... Je revoyais ces jours-ci le petit film muet intitulé "Ceux de chez nous" que Sacha Guitry avait tourné en 1914 ("C'était en 1914 et vous n'étiez pas nées, Mesdames", disait-il dans son commentaire des années 1940), où l'on voit quelques célébrités contemporaines (son père, Lucien Guitry, mais aussi Rodin, Auguste Renoir, Monet, Degas, Saint-Saëns, Sarah Bernhardt); à la fin Anatole France qui lui écrit un petit mot devant la caméra, on le voit écrire au porte-plume, faire des taches ("pâtés"), et on lit ce qu'il a écrit, sur et par la technique qui lui offre le "funeste présent de l'immortalité" -- outre un témoignage d'estime et d'amitié, d'un homme et d'une génération à l'autre, et pour qui ? Aujourd'hui Guitry semble presque aussi oublié, et encore plus illisible et inaudible que son aîné, malgré le cinématographe... La vérité ( a-lètheia) doit traverser plus d'une fois et en plus d'un sens l'épreuve de l'oubli ( lèthè), comme le Siddhartha de Hermann Hesse son fleuve, pour être re-connue. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 28 Aoû 2024, 10:51 | |
| Où sont nos souvenirs ? Par André Conrad
Proust : « une minute affranchie de l’ordre du temps »
On ne souligne jamais assez comment la soudaine disponibilité, dans l’expérience du souvenir involontaire, du temps « perdu » et « retrouvé » suppose, chez Proust, un détour sémantique par un « paradis perdu » :
l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait en commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps [4].
Le « goût de la petite madeleine » transporte le narrateur dans un « milieu » où il se nourrit des essences, prenant conscience en lui de la présence d’un être corrélatif, hors du temps, « vrai moi » qui ne craint plus la mort. La mémoire révèle un « milieu » platonicien, une région hors de l’espace et du temps. Le souvenir opère un « renouvellement », un rafraîchissement de l’impression, par un détour, que l’on peut dire « sémantique ». Car l’impression ne passe pas à une autre impression mais à « ce que cette impression a de commun » avec une autre. Ce « commun », ce foyer d’analogie, sera le point fécond à partir duquel se fera la « déflagration du souvenir ».
C’est ce commun qui travaille à se former dans le souvenir, ou plutôt, en souvenir. Il correspond à ce que Ruyer appelle un thème, sans doute aussi à ce que Bergson appelle un schéma dynamique, et à ce que Platon appelle une idée. Ruyer relève l’analogie des descriptions proustiennes du surgissement mémoriel avec le développement morphogénétique, en particulier lors du fameux épisode de la madeleine, où le souvenir se développe comme se déploient les formes dans ce jeu japonais où de « petits morceaux de papier jusque-là indistincts […] se différencient, deviennent des fleurs, des maisons ». L’« immense édifice du souvenir » [5] se forme de façon épigénétique. Rien d’étonnant que Proust et Ruyer partagent la même réponse : les souvenirs sont dans une région trans-spatiale, trans-temporelle et trans-individuelle. Mais ils n’y sont pas « formés », ou pas encore « souvenirs-images », ils y sont « potentiellement », dans la mesure où ils sont rattachés à des « sens », à des thèmes qui les formeront ou les reformeront à mesure, selon un travail, une gestation souvent voilés par la soudaineté de la « déflagration » du souvenir vécu. Pour Ruyer, et contre Bergson, la mémoration et le rappel exigent un détour par le sens ; n’est mémorisé ou rappelé que ce qui a du sens. Le vécu ne devient pas automatiquement souvenir, il faut qu’il soit vécu d’une façon telle qu’il illustre un sens, ou une quasi-signification. C’est en rattachant un détail, un moment, un aspect, à un sens (mémoriser « 9884 » en le rattachant à « coupe du monde-Vaucluse ») qu’il est conservé ; à condition de comprendre « conservé » au sens de retrouvable, reformulable, ou reformable. Le sens s’enrichit en potentiel par cette mnémotechnie, le souvenir-image « 9884 » devenant dès lors un « exemplaire » ou une exemplification possible de ce sens. Les souvenirs ne sont évidemment pas conservés comme des corps, pour la bonne raison qu’ils sont immatériels et aussi pour cette autre raison qu’ils sont recréés, qu’ils sont des formations possibles. Rendues possibles par leur greffe à un monde thématique, devenu leur « souffleur », leur « porteur » : « Nos souvenirs ne subsistent qu’en se faisant véhiculer dans le temps par l’éternité des essences » [6].
Pour démontrer que ce monde thématique existe, Ruyer suit la voie royale de l’embryologie, complétée par plusieurs faits psychologiques : la mémoire et l’invention, la subsistance des souvenirs, la ressemblance, l’imitation. Tous ces faits obéissent au même schéma : ils sont incompatibles avec des calquages physiques et exigent tous un détour sémantique. La saisie d’une ressemblance reste une aporie logique tant qu’on n’y voit pas un détour par une essence commune : X ressemble à Paul, comment le savoir alors que c’est la saisie de la ressemblance qui fait apparaître Paul à l’occasion de l’observation de X, dont pourtant l’aspect seul justifie cette saisie ? « Ressemble à Paul » suppose que l’on voit dans X, ni X ni Paul mais une forme dont X et Paul sont des exemplifications. De même « imiter » n’est pas « copier ». L’imitateur n’épuise pas analytiquement une observation préalable à l’imitation. C’est plutôt l’inverse : la saisie d’un sens précise l’observation. Les bons observateurs sont d’abord de bons imitateurs. Comme le notait Bergson, c’est en perfectionnant un pas de danse que l’on commence à savoir l’observer.
https://shs.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2020-3-page-391?lang=fr#s1n2 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 28 Aoû 2024, 11:40 | |
| Très intéressant et -- pour moi -- instructif: je crois bien que je n'avais jamais entendu parler de Ruyer, ou bien je n'en avais rien retenu (!), pas même le nom... alors que Bergson a été l'une de mes premières lectures philosophiques. On touche là à des questions à mes yeux essentielles, où le langage, surtout quand il se prétend "scientifique", paraît particulièrement inadapté au "réel", d'autant plus que celui-ci paraît pour sa part évident, voire trivial (instinct, intuition, mémoire, habitude, réflexe, etc., c'est ce que l'on vit et dont on vit tous les jours, à chaque instant, sans pouvoir jamais dire au juste "ce que c'est" ni "comment ça marche"). "Hors du temps", "dans la tête" ou "dans l'ADN", à la lettre ça ne veut rien dire, c'est une "spatialisation" abusive de quelque chose, si l'on peut encore parler de chose, qui ne se laisse absolument pas situer, localiser ou cerner "quelque part", qui est aussi "insaisissable" qu'"incontournable". Même les notions de "sens" et de "conscience" paraissent piégées, indiscernables en définitive de leurs autres ou de leurs "contraires", non-sens ou inconscient: un "événement" vécu, ressenti, raconté ou imaginé peut générer du "sens" (quoi qu'on entende par là) bien au-delà de son lieu et de son temps, il n'est pas plus défini et délimité, identique à lui-même, ni contemporain de lui-même, que n'importe quelle "conscience" également faite de traces, remarquées, relevées, interprétées ou non, bien ou mal, toujours à relire; de rétention et de protention en excès et en défaut par rapport à tout présent et toute présence (soit ce que Derrida écrivait différance). En définitive, c'est le langage mythique, poétique, parabolique, littéraire, métaphorique et métonymique qui approche le mieux le "phénomène", précisément parce qu'il ne le vise pas directement, parce qu'il s'en tient à une approche détournée, à distance respectable et respectueuse... "Ôte tes sandales de tes pieds", ça vaut aussi pour les gros sabots ou les chaussures à clous de l'inspection et de l'investigation, policières, judiciaires, scientifique ou exégétiques. |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 28 Aoû 2024, 12:38 | |
| La place de la mémoire dans la psychologie plotinienne Luc Brisson
IV. La mémoire et la faculté sensitive
2. La représentation (phantasía)
22Dès lors s’impose la nécessité d’une autre activité qui fasse le lien entre la sensation et la pensée discursive (diánoia) dont le rôle est de produire les jugements. Cette activité est la représentation qui reçoit sous forme d’images (phantasíai) aussi bien ce qui provient de la sensation44 que ce qui provient de la pensée discursive45. La représentation coïncide parfois avec ce que Plotin qualifie de « sensation intérieure »46 : elle est une sorte de perception de choses qui sont en nous47 et qui est quelquefois qualifiée de sunaísthēsis48. Cette façon de voir n’est pas sans conséquence. Chaque sensation doit en effet laisser après elle deux images, dont l’une se rapporte à la face sensible de la sensation et l’autre à sa face intelligible. Plotin admet cette conséquence, même si elle va contre l’intuition49. D’ailleurs, au cours de la vie terrestre les deux images se confondent tellement qu’il est impossible de les distinguer. Mais lorsque l’âme descendue s’affranchit du sensible50, elle opère une sélection entre les images : elle ne retient que les images honnêtes. Et à mesure qu’elle s’affranchit, elle abandonne les images impures. En revanche, lorsqu’elle redescend, elle réactualise des images qui ne subsistaient plus que sur le mode de la puissance. Bref, ces types de représentations ne sont pas sans influence l’une sur l’autre. Celle qui est d’ordre supérieur s’efforce de purifier celle qui est d’ordre inférieure. Et surtout cette doctrine a des conséquences considérables sur la question de la mémoire.
3 . La mémoire (mnḗmē)
23La mémoire (mnḗmē) est la faculté qui garde en réserve les représentations :
Ne faut-il pas dire plutôt que rien n’empêche que, pour ce qui va en garder le souvenir, l’objet de la sensation soit une représentation, et que le souvenir et sa rétention appartiennent à cette autre faculté qui produit la représentation. Car cette faculté est celle à laquelle parvient la sensation, et ce qui a été vu y est présent alors même qu’il n’y a plus sensation.51
24La mémoire conserve non pas des impressions physiques, mais une image, une représentation (phántasma) de l’objet perçu. Par là, Plotin s’oppose et à Aristote et aux Stoïciens52. Sentir et se souvenir, ce n’est pas la même chose. Reste la question de la mémoire de pensées. S’il est vrai que toute intellection est accompagnée par une représentation, par une image, c’est cette image qui rend compte de la mémoire53 ; en fait, la « raison » (lógos) qui provient d’un acte d’intuition intellectuelle se trouve reçue dans la faculté de représentation. C’est la persistance de cette image qui explique la mémoire et qui nous fait prendre conscience de l’intellection (noḗsis) qui en elle-même échappe au temps54. La « raison » (lógos) en effet reste une, tout comme la forme (eîdos) à laquelle elle correspond et c’est lorsqu’elle se reflète dans l’activité de représentation (tò phantastikón), qui reçoit aussi les sensations55 comme dans un miroir, qu’elle se déploie en ses multiples facettes56. En d’autres termes, dans la mémoire, l’acte d’intellection n’est pas conservé comme tel, c’est-à-dire comme une intuition qui se donne tout d’un bloc. Elle s’y trouve sur le mode d’une image où intervient la distinction, la division, comme c’est le cas dans la pensée discursive et surtout dans la sensation.
4 . La mémoire au cours des périgrinations de l’âme humaine
25Mais les choses se compliquent dès lors que l’on prend en considération les déplacements de l’âme particulière : celle-ci se trouve d’abord dans l’intelligible ; puis elle descend dans le ciel en s’associant à un corps de feu ou d’air ; elle s’installe ensuite ici-bas en prenant un corps terrestre ; enfin, elle quitte ce corps pour aller dans l’Hadès ou pour remonter, à travers le ciel, vers l’intelligible.
26Lorsque de fait elle est séparée de son corps, l’âme parvient-elle à conserver des souvenirs de sa vie antérieure ? Il faut, pour répondre à cette question, rappeler le principe suivant : l’âme est ou devient cela même dont elle se souvient. La mémoire n’est pas pure contemplation et connaissance, elle implique un attachement, comme l’explique le chapitre 3 du traité 28 qu’il convient ici de citer dans sa totalité :
Mais, quand l’âme sort57 du monde intelligible, parce qu’elle ne peut supporter l’unité, et qu’elle prend plaisir à elle-même, qu’elle souhaite être quelque chose de différent et que, pour ainsi dire, elle se penche en avant, c’est à la suite de cela que, semble-t-il bien, elle acquiert la mémoire. Elle a le souvenir des choses de là-bas qui la retient encore de tomber, tandis que le souvenir des choses d’ici-bas la pousse vers ici ; et c’est le souvenir de ce qu’il y a dans le ciel qui la retient là-bas. De façon générale, on peut dire que l’âme est et devient ce dont elle se souvient. On l’a dit, se souvenir, c’est ou bien faire acte d’intellection ou bien se représenter58, mais l’âme ne possède pas la représentation de son objet sur le mode de l’avoir : en fait, elle en a la vision et elle se dispose comme lui59. Si elle voit des choses sensibles, elle s’enfonce à proportion de leur profondeur. Car, comme l’âme possède toutes choses sur un mode secondaire et non de façon parfaite60, elle devient toutes choses, et puisque c’est une chose qui se trouve à la frontière de l’intelligible et du sensible, et qui se trouve dans cet entre-deux, elle se porte dans les deux directions.
27Une telle réponse est donc tributaire de considérations religieuses et morales. À l’instar de Platon, Plotin croit en la métensomatose61. Or c’est en fonction de la qualité de son existence antérieure qu’une âme est réincarnée en tel ou tel être vivant62. Mais comment une âme peut-elle conserver la trace de son existence antérieure, si elle n’en a aucun souvenir ? Dans cette perspective, la mémoire est au fondement d’une éthique qui implique un système rétributif. À la limite, on peut dire qu’une âme est ce qu’elle est en fonction de ce qu’elle garde en mémoire de son passé. Dans cette perspective, se purifier, c’est perdre son identité pour arriver à se fondre dans son principe. Lorsqu’elle est séparée du corps, l’âme conserve donc des souvenirs de sa vie antérieure. Parvenue à l’intelligible, elle n’a plus aucune mémoire de ses vies passées63, tout simplement parce qu’il ne peut y avoir de mémoire dans l’intelligible. Mais lorsque l’âme commence à se séparer de l’intelligible, alors renaissent tous les souvenirs, et notamment celui d’elle-même comme d’un être distinct de l’intelligible, le souvenir des intelligibles dont elle n’a plus la vision, le souvenir des vies terrestres ou célestes dont elle se rapproche. La mémoire revient avec cette sorte de déchéance de l’âme qui n’a pu continuer à contempler, et qui est reprise par les soucis du corps64. Plotin remarque que les souvenirs les plus dangereux sont les souvenirs inconscients, car, pour lui, il est possible d’avoir des souvenirs sans en être conscients (mḕ parakolouthoûnta)65. Si l’âme a de nouveau ces souvenirs, c’est qu’elle les avait déjà dans l’intelligible, mais en puissance66.
28Qu’en est-il dès lors des souvenirs qu’a notre âme au cours de sa descente ? C’est la mémoire qui fait qu’une âme est ce qu’elle est et qui régule sa descente. La mémoire de l’intelligible l’empêche d’aller trop bas, alors que la mémoire des événements qui se sont produits en ce monde la fait descendre67. Avec le temps, il lui devient même possible de se rappeler de certains événements de ses vies antérieures68.
https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/979 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 28 Aoû 2024, 14:05 | |
| Excellente étude -- j'ai appris à apprécier Luc Brisson ces derniers temps en (re-)lisant les dialogues de Platon, qu'il a en grande partie traduits et annotés dans les éditions récentes, d'ailleurs très accessibles en format de poche, on en trouve même souvent de tout neufs chez les bouquinistes... Son analyse de Plotin (pour rappel, il s'agit du néo-platonisme de l'époque romaine tardive, IIIe siècle apr. J.-C., celui qui va influencer saint Augustin et toutes ses suites médiévales) est tout aussi passionnante; elle intéresserait encore plus généralement notre discussion sur l'" âme". Au fond le platonisme et la philosophie dans leur ensemble ne parviennent jamais à sortir de l'expression mythopoétique avec laquelle pourtant ils prétendaient rompre d'entrée de jeu (le logos contre le muthos, chasser les poètes de la cité...). Comment exprimer sans poésie, comparaison, métaphore, métonymie, parabole ou autre trope, sans détour, sans figure et sans image, des paradoxes ou des apories "logiques" comme celle d'une mémoire d'éternité, temporelle et intemporelle ? -- ce que le mythe d'Er, dans La République, traduisait par le (ou du) passage par le fleuve Lèthè (= Oubli, latence, caché, contrechamp, contrepoint ou contrepartie et provenance paradoxale de l' a-lètheia, "vérité", ce qui paraît, ce qui se montre, ce qui se rappelle est est re-connu): il faut y boire, point trop ni trop peu mais qui en décide ? Quant au rapport de la mémoire à la pensée discursive ( dianoia, logos), je me faisais récemment la réflexion, banale d'ailleurs, que les "réminiscences" de type "proustien" sont particulièrement saisissantes s'agissant de choses dont on parle peu et mal: un goût, une odeur, un toucher, nous n'avons qu'un vocabulaire extrêmement restreint pour les décrire (il n'y a qu'à voir les circonlocutions des oenologues pour exprimer le goût d'un vin, qui ressemble à tout sauf au raisin), mais nous les reconnaissons tout de suite quand nous les retrouvons, à des années d'écart, et cette expérience qui court-circuite le langage narratif et descriptif nous replonge aussitôt dans l'évidence d'un passé toujours présent, un peu de temps à l'état pur comme dirait Marcel. Il n'y a d'ailleurs même pas besoin d'expérience: un nom propre, qui ne signifie et ne décrit rien mais désigne une singularité connue, celle d'un visage, d'un corps, d'un animal, d'un lieu, ou d'une sensation, produit le même effet d'immédiateté. Je vois, j'entends, je sens, je goûte, sans aucune perception sensorielle présente, ce que pourtant je serais toujours incapable de décrire; le goût d'un bourgogne ou l'odeur du métro parisien... J'objecterais pourtant -- c'est un détail, mais important à mes yeux -- à la traduction de phantasma (fantasme, fantôme, phénomène) par "représentation": là encore c'est la médiation, l'absence ou la neutralisation de la médiation, qui ferait la différence, entre une "représentation" qu'on pourrait maîtriser, répéter, produire et reproduire, convoquer et congédier à loisir, et un événement, une apparition, un phénomène, qui "réels" ou "fictifs" arrivent, apparaissent et disparaissent ( fort, da) comme "ils" l'entendent. L'"esprit" souffle où, quand et comme il veut. |
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 29 Aoû 2024, 11:04 | |
| Le péché originel et le devoir de mémoire Par Alain Houziaux
PORTONS-NOUS LA MÉMOIRE D’UNE FAUTE PREMIÈRE DE NOS ANCÊTRES ?
Donc, les questions que nous posons, ce sont celles-ci : qu’est-ce que cette mystérieuse « mémoire transgénérationnelle » que nous porterions en nous depuis Adam et Eve ? Comment se transmet-elle ? Quelle place peut-elle avoir dans l’interprétation du dogme du péché originel ?
On pourrait penser que la croyance en cette idée de « mémoire transgénérationnelle » relève seulement d’une forme de mentalité primitive et pour tout dire quelque peu magique. Mais, il faut le reconnaître, cette notion est maintenant largement utilisée en psychanalyse [4]. Ainsi, par exemple, certains enfants peuvent être parasités par la mémoire, même inconsciente, de ce qu’a commis ou subi un de leurs parents ou grands-parents.
Ainsi, on a dit que les enfants des nazis portent en eux le poids de la faute de leurs parents. Est-ce seulement parce qu’on le leur a rappelé ? Est-ce seulement parce qu’ils se souviennent de ce qu’ont fait leurs parents ? Ce n’est pas certain. Il peut y avoir culpabilité même s’il n’y a pas souvenir conscient.
Le psychanalyste Didier Dumas, reprenant les idées de Nicolas Abraham et Maria Torok, explique qu’un « fantôme » (le « fantôme » représentant la mémoire d’un traumatisme subi ou d’une faute commise) peut se transmettre sur trois ou quatre générations dans l’inconscient des descendants de celui qui a vécu le traumatisme ou commis cette « faute ».
Freud utilise également, avant qu’il n’ait été désigné comme tel, ce concept de « mémoire transgénérationnelle » pour expliquer la persistance, génération après génération, de certains interdits tels que l’interdit du parricide, du cannibalisme et de l’inceste. Mais, pour lui, la transmission ne se fait pas sur trois ou quatre générations seulement mais depuis les origines de l’humanité jusqu’à nos jours.
Cette idée de mémoire trans-générationnelle peut permettre de comprendre de manière nouvelle la vieille théologie du péché originel. De la faute de nos très lointains ancêtres Adam et Eve, par une forme de mémoire transgénérationnelle, nous aurions hérité trois « traces mnésiques » plus ou moins associées : une indéfectible culpabilité, une propension à la convoitise, le sens de certains interdits.
Ainsi, la « scène première » (le drame mythique) de la désobéissance d’Adam et Eve continuerait à peser sur nous et à déterminer pour une part ce que nous sommes.
Cette manière de comprendre la théologie du péché originel peut être étayée par les conceptions de Freud. En effet, celui-ci (dans Totemettabou [5] ) fait état d’une « scène première » datant des origines de l’humanité qui continuerait à avoir un retentissement sur nous, tout comme la désobéissance d’Adam et Eve.
Cette « scène », c’est celle-ci : À l’origine, l’humanité constituait une horde composée d’un chef (le père), de ses femmes et de ses fils et filles. Les fils tuèrent le père pour pouvoir s’emparer de ses femmes, puis le mangèrent, et, ensuite, se sentirent coupables de leur crime. C’est pourquoi, ils s’interdirent le meurtre (notamment le parricide) et l’inceste (en particulier celui avec la mère). Freud explique ainsi l’origine de ces interdits qui se sont ensuite transmis, de génération en génération, jusqu’à nous.
On peut souligner le parallèle entre la « scène première » de Freud et celle de la Bible. La désobéissance d’Adam et Eve vis-à-vis de Dieu est, elle aussi, une forme de parricide puisque Dieu est le « père » d’Adam et Eve [6]. Adam et Eve veulent prendre la place de Dieu et être « comme des dieux ». En fait, ils veulent éliminer Dieu le Père et se passer de lui. De plus, Adam et Eve mangent le fruit de l’Arbre (de la connaissance du bien et du mal) qui symbolise Dieu, tout comme, selon la saga freudienne, les fils mangent leur père. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une manière de s’identifier à lui et de le remplacer.
On peut faire un autre rapprochement. La scène de Freud a clairement une connotation sexuelle. Il s’agit de tuer le père pour prendre ses femmes. Et l’acte d’Adam et Eve, manger le fruit de l’Arbre de la connaissance, a, lui aussi, une connotation sexuelle. En effet, la « connaissance » désigne, entre autres, la « connaissance » sexuelle [7]. Le fruit de l’Arbre de la connaissance peut être comparé à une mandragore sensée favoriser le désir sexuel [8]. De plus, le récit biblique a été rédigé sous l’influence d’un récit babylonien [9] qui relate l’initiation sexuelle d’un certain Enkidou par une courtisane. Ainsi, tout comme les fils de la saga freudienne, Adam et Eve commettent bien une « faute » qui a, entre autres [10], une connotation sexuelle.
Et c’est pourquoi, l’interdit dont fait état le récit biblique (ne pas croquer la pomme de la convoitise sexuelle) peut être rapproché de l’interdit dont le récit de Freud met en scène la promulgation (ne pas commettre l’inceste). D’ailleurs, le récit biblique (Gen 2,24) prescrit que « l’homme quittera son père et sa mère » (cette sentence étant considérée comme la première forme de la prohibition du parricide et de l’inceste) tout comme le récit de Freud fonde l’interdit du parricide et de l’inceste.
Par ailleurs, on peut également faire un parallèle entre le récit freudien et une autre des « scènes » relatées par la Bible peu après celle d’Adam et Eve. Le chapitre 9 du livre de la Genèse nous dit que Cham, l’un des fils de Noé, a vu la « nudité » de son père et ne s’en est pas détourné. En fait, il semblerait que ce soit une manière pudique de dire qu’il aurait castré son père [11]. Ainsi, selon Freud, les fils auraient tué le père pour s’emparer de ses femmes et, pour la Bible, ils l’auraient « seulement » castré ! Mais l’intention est la même : destituer le père de son pouvoir.
Ajoutons encore que la désobéissance d’Adam et Eve a pu être, elle aussi, interprétée en termes d’atteinte à la virilité du « Père ». En effet, l’Arbre de la connaissance du bien et du mal représenterait, dit-on [12], la « phallicité divine » à laquelle il ne fallait pas toucher (? !). Peut-on dire qu’Adam et Eve « connaissent » leur Père ?
https://shs.cairn.info/revue-topique-2005-2-page-37?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 29 Aoû 2024, 12:05 | |
| Houziaux (2005) embrassait et brassait encore (trop ?) large, comme à son habitude... Pour rappel, dans le récit de l'Eden il n'est pas question de "péché", et le rapport de la "sexualité" (nudité, honte) à la "connaissance (du bon et du mauvais)" reste au mieux implicite... D'autre part je vois mal comment Freud aurait pu concevoir son propre "mythe" indépendamment (note 13) de celui-là, qui faisait à plus d'un titre partie de sa "culture" -- sinon par "refoulement" ou "dénégation". Du point de vue exégétique, enfin, je rappellerais que ce fameux récit n'a guère marqué les autres textes "bibliques" (de la Bible hébraïque ou de l'AT), qui n'y font quasiment aucune référence ou allusion; relativement tardif dans le judaïsme (du Second Temple) malgré ses "sources" anciennes et notamment mésopotamiennes (p. ex. Gilgamesh), il ne commence à prendre de l'importance que dans la littérature "secondaire", hébraïque, araméenne ou grecque, de l'époque hellénistique ("apocryphes", pseudo-Philon, etc.; encore ces traditions, hénochiennes p. ex., donnent-elles généralement plus de poids étiologique -- comme "cause du mal" -- à la "chute des fils de Dieu / anges / veilleurs" qu'à celle de l'homme-Adam), avant de devenir tout à fait central dans le christianisme de Paul à Augustin (beaucoup moins dans le judaïsme rabbinique). Mais ce que je voudrais surtout souligner, c'est que dans la mémoire comme dans l'oubli tout se confond, le vrai et le faux, le réel et le fictif: on se souvient d'un rêve, d'un récit, d'un film, d'une pièce de théâtre, d'un roman, d'un conte, d'une fable, comme d'une "réalité vécue", on les oublie aussi et on les retrouve, on finit par croire à ses propres mensonges, inventions, imaginations, déformations d'"histoires vraies" à force de les raconter, de les répéter et de les développer plus ou moins consciemment. Dans tout ce jeu de traces, d'effacement, de relève, de relecture et d'interprétation, de suppléance et de supplément, non seulement la mémoire et l'oubli sont complices, mais réalité et fiction se confondent, inexorablement: c'est aussi ça le "temps à l'état pur", la "vérité" ( a-lètheia) qui passe par la "littérature", la création, l'art et l'artifice en général. De Cervantes ou Calderón à Borges aussi bien que chez Shakespeare ou Proust... |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 30 Aoû 2024, 11:04 | |
| L’OUBLI, UNE VERTU PROPHETIQUE 1 Gérard Bensussan
Je voudrais essayer de montrer comment la mémoire ne se peut que sur fond d’oubli primordial, ce qui, c’est « logique », est le plus souvent oublié, alors que le prophétisme, me semble-t-il, y est toujours et de façon singulière très attentif.
3) De cette puissance d’actualisation portée par la remémoration, le prophétisme est essentiellement la radicalisation, voire l’extrémisation. Il revendique l’Exode ainsi que l’expérience pascale où il est intensément revécu pour appeler à une autre sortie d’Egypte dont la première serait l’archétype. Car pour le prophète l’engagement de toujours faire mémoire est une promesse sur et pour l’avenir. Autrement, si chaque pâque n’était pas à son tour la possibilité d’un événement zéro, d’un recommencement du temps, le risque serait grand que les illusions de sortie, les fausses sorties et les souvenirs rejoués n’asservissent pas moins que l’esclavage. Croire en avoir fini avec l’oppression serait une figure, à vrai dire idolâtrique, plus redoutable encore qu’en subir la perpétuation. L’obligation de se souvenir des « jours du passé » se fait alors injonction utopique de réinventer ici et maintenant l’épopée libératrice, de répondre pour les jours qui viennent. Les prophètes intensifient le geste remémoratif. Ils surchargent la représentation symbolique mise en scène par le seder d’une sorte de mime expressif de ce qu’elle représente. Au lieu de simplement disposer des signes, ils se font eux-mêmes signifiants. Jérémie se confectionne des cordes et un joug et les met sur sa nuque, ce qui signifie à la fois, dans un même geste, le mémorial de l’esclavage passé et la mise en garde contre l’esclavage à venir. De même encore, au lieu d’ingérer des éléments signifiants, les prophètes s’incorporent la signification par excellence, la parole écrite de Dieu. Ezéchiel mange le volume roulé déployé devant lui. Osée, en épousant une prostituée, met en scène la prostitution d’Israël.
Le prophète scandalise parce qu’il bouleverse les codes de la remémoration pour en finir avec le contentement dogmatique qu’elle peut produire lorsqu’elle s’institutionnalise. Le rappel doit avoir l’urgence d’un appel immédiat. La reliaison passera donc par la déliaison de toute forme, y compris celle empruntée par la mémoire.
Avec Isaïe, la remémoration s’outrepasse elle-même dans une injonction à l’éveil, à la mémoire d’un éveil: « Eveille-toi comme aux jours d’autrefois, des générations de jadis » (51,9-10). Que peut être le souvenir d’une vigilance, sinon la vigilance pour aujourd’hui? La mémoire, pour être fidèle au plus vif de l’événement auquel elle doit le jour, devra suspendre sa fonction de captation et de transmission et se projeter dans le non-répétable de la « chose nouvelle » (Isaïe). La remarquable exhortation du prophète somme instamment de sortir d’une fausse mémoire plus périlleuse que l’oubli: « Ne vous souvenez plus des événements anciens, ne pensez plus aux choses passées, voici que je vais faire une chose nouvelle, déjà elle pointe, ne la reconnaissez-vous pas? » (43,18-19 – je souligne). Le « ne…plus » n’invite évidemment pas à se replier dans l’amnésie mais à secouer l’assoupissement aveugle où plongent les commémorations pieuses et vides. Le prophète rappelle ainsi la vraie valeur d’existence portée par l’oubli, valeur que l’injonction d’avoir à faire mémoire peut oblitérer, dès lors qu’elle se contente de rapporter au lieu de vivifier. L’efficience remarquable de cette modulation de l’oubli que j’appelle prophétique tient à sa puissance d’éveil, c’est-à-dire à sa capacité à rompre la possible léthargie procurée par les mémoires vaines. Buber cite le propos d’un pieux rabbin, quelque peu existentialiste, Baroukh de Metzbig, qui rappellait expressément que l’oubli avait été donné à l’homme pour lui permettre de vivre. Comment comprendre ce propos, comment accepter que l’oubli puisse être un don ?
https://institut-rachi-troyes.fr/wp-content/uploads/2016/08/oubli_bensussan.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Ven 30 Aoû 2024, 12:08 | |
| Encore un texte remarquable de Bensussan (2006), qu'il serait dommage de ne pas lire entièrement, d'autant qu'il est court... Et qu'il fait admirablement résonner d'excellentes lectures, Nietzsche, Benjamin, Blanchot, Levinas, Borges, Agamben, avec les textes bibliques ou rabbiniques... Extension des "couronnes" ou constellations de textes, chères à l'interprétation rabbinique justement, au-delà de tout canon et de tout corpus: le texte appelle le texte hors de tout contexte, comme l'abîme l'abîme.Ce qui frapperait d'emblée un esprit plus "critique" -- peut-être plus naïvement critique -- c'est que "la mémoire juive" ne se rapporte précisément pas à une "histoire" telle que l'entend l'historiographie moderne, critique et scientifique, mais à ce que le christianisme appelle une "histoire sainte", une tradition, qui n'a pas besoin d'être une "histoire vraie" pour être remémorée ou commémorée, racontée, récitée, répétée, jouée même puisque le corps s'y met: on peut en dire autant, bien sûr, des célébrations liturgiques chrétiennes et religieuses en général; et même des prétendues profanes, civiles ou laïques, car l'"histoire" commémorée, si strictement "historique" soit-elle, ne l'est (commémorée) que pour autant qu'elle fait aussi et surtout office de mythe, fondateur, fédérateur, exemplaire, édifiant -- alors qu'un historien n'en demande pas tant à l'histoire, il tendrait plutôt à se méfier de ce genre de supplément d'"intérêt" qui l'écarterait d'une "objectivité" ou d'une "neutralité" scientifiques (fussent-elles illusoires)... Là encore, dans la mémoire comme dans l'oubli, les distinctions entre vrai et faux, réalité et fiction, se perdent -- et c'est par là aussi que le passé, réel ou fictif, se retourne en futur et en puissance (potentiel, virtuel): on peut toujours inventer, créer, changer, aujourd'hui, demain comme autrefois ou comme dans les histoires d'antan. L'indifférence rabbinique aux contextes "bibliques" a tout de même de petits inconvénients: l'auteur ne signale pas que l'impératif de l'éveil, en (deutéro-)Isaïe 51, s'adresse au "bras de Yahvé", non à Israël ou à n'importe qui... par ailleurs on aurait pu rappeler, dans le même rapport du passé (légendaire) au présent, le fameux passage du trito-Isaïe, 63--65, Ah, si tu déchirais les cieux... Pourquoi pas maintenant comme autrefois, leitmotiv de nombreux psaumes. En chemin, du reste, vers l'oubli général de tout passé qui caractérise les nouveaux cieux et la nouvelle terre de la fin du livre. (Toutes choses évoquées au début du présent fil, avec quelques liens vers d'autres discussions... passées.) D'autre part j'aurais quelques réserves sémantiques sur le sens "adversatif" (et pourtant, malgré tout), prêté à la locution prépositive la-ken (la seule bonne référence, quoique citée à l'envers, ce serait Jérémie 32,28): en hébreu biblique elle est plutôt consécutive (c'est pourquoi, ainsi donc, puisque c'est ainsi, dans ces conditions), quoique toute valeur "logique" tende à s'effacer dans un usage rédactionnel archi-fréquent et redondant, surtout dans les livres "prophétiques" -- à la limite, on peut toujours inférer de certains contextes un sens adversatif, mais c'est plus une induction de l'exégète (eiségèse) qu'une déduction lexicographique ou strictement exégétique. Pas de mémoire sans oubli, et inversement; pas non plus d'éveil sans sommeil, repos, s(h)abbat, de relève ou de résurrection sans mort, de reconnaissance ou de retrouvailles sans perte, de prise, de garde ou de reprise sans abandon ou lâcher-prise. |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 05 Sep 2024, 13:22 | |
| Les oublis de l'Histoire Par Marc Ferro
« Ce n’est pas avec des histoires qu’on peut construire l’histoire », se plaisait à répéter Fernand Braudel. Par là, il voulait dire qu’il convenait certes de convoquer toutes les mémoires, de repérer leurs oublis – ceux des colonisateurs comme ceux des colonisés, des laïcs et des croyants, etc. –, mais que la juxtaposition de ces discours, avec leurs lacunes et leurs silences, en un récit bien tressé n’était pas pour autant une analyse. Il revenait à l’historien expérimental de découvrir les questions que pose le passé pour rendre intelligible ce qui avait été opaque. Reconstruire le passé, et pas se contenter de le reconstituer. À sa manière, Braudel développait le propos de Marc Bloch qui montrait qu’un texte, même officiel, n’était rien de plus qu’un témoignage : il n’était ni la « vérité » historique ni une explication.
Mais qu’il s’agisse du choix des sources ou de celui des questions pertinentes, dans toutes ces opérations la place de la mémoire et celle de l’oubli sont à la main de l’historien, et cela conduit à un travail de sélection dont le protocole, toutefois, n’est pas toujours explicite. De sorte qu’en histoire l’oubli n’a pas le même statut selon qu’il procède du travail de l’historien ou des différents foyers de la mémoire des sociétés.
En vis‑à-vis de ces foyers qui sécrètent les discours historiques et leurs « oublis », on observe que ceux-ci procèdent ainsi de plusieurs catégories.
On appellera ici oubli du premier type les silences dus au travail des historiens, attentifs à servir, consciemment ou non, une cause, que ce soit leur Église, leur patrie, leur parti, voire leurs simples convictions. On les distingue des oublis d’un deuxième type, que sécrète la société spontanément, de collusion avec ses historiens, et des oublis d’un troisième type, produit de leur « art » ou de leur « science ».
Les oublis du premier type pourraient tout aussi bien être dénommés mensonges, pour autant qu’ils sont sciemment gérés par l’institution historienne. Le cas de l’URSS est exemplaire, puisque, ici, officiellement, celle-ci est sous le contrôle du Parti. Dans ce système (dont débat actuellement le courant de la perestroïka), le pouvoir s’identifie au mouvement de l’Histoire, il l’incarne et il a le monopole du discours sur l’Histoire. Ses silences, ses mensonges, ses oublis ont pour fonction de légitimer l’action de ce pouvoir, tout comme l’Ordre historique en son entier. Le Parti, en effet, n’est censé gouverner que grâce à une conformité nécessaire au développement historique et à ses propres analyses : condamné à être infaillible, les seules erreurs qu’il peut commettre sont dues aux personnes, pas au Parti ni à l’État-parti. Au pire, la réalité doit se conformer à ce diagnostic. « Oublier » ou supprimer dans le récit tel ou tel personnage, ne mentionner Trotski que lorsqu’il est en désaccord avec Lénine, introduire des personnages anonymes, tels sont les trois aspects de cette manipulation, qui fait aussi bien « oublier » Zinoviev ou Radek, apparaître Andreev (qui témoigne qu’au IIe Congrès tout le monde se leva pour acclamer Lénine) ou Emelianov (qui le cacha pendant les journées d’Octobre), et peut faire disparaître Staline, apparaître Gagarine.
Ces oublis et substitutions ne se reconnaissent pas comme tels. Ils sont censés être opérés à partir de critères argumentés. Ainsi, retenir le nom de personnages historiques qui ont « échoué » n’aurait pas plus de sens, dans une Histoire censée obéir à un déroulement rationnel et progressiste, que citer, dans une histoire des sciences, des physiciens qui n’auraient rien découvert. La substitution de grands anonymes à des personnages jugés importants en leur temps trouve sa justification dans une conception de l’Histoire selon laquelle comptent plus les hommes que l’Histoire produit – Stakhanov, Gagarine – que les héros individuels qui sont censés l’animer…
Ces silences et ces oublis se sont accompagnés de mesures exécutées sur ordre : mise hors d’atteinte des « Protocoles » de la IIe Conférence de Petrograd (où Lénine fait l’éloge de Trotski), destruction généralisée du chapitre huit des œuvres de Toukhatchevski – où celui-ci rappelle que Radek déconseilla à Lénine et Trotski, en 1919, d’établir un gouvernement soviétique fantoche à Bialystok (Pologne) –, etc. Observons qu’aujourd’hui, en URSS, à l’heure de la glasnost, à force de se remémorer et de dénoncer les crimes de l’époque stalinienne, on « oublie » que des crimes avaient préexisté à l’époque stalinienne, qu’ils avaient auparavant été commis ou couverts par Boukharine, Lénine, Trotski, etc. Les survivants mencheviks, anarchistes, socialistes-révolutionnaires, constitutionnels-démocrates (K.D.) ne l’ont pas oublié [2].
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Nous appellerons oublis d’un deuxième type ceux que les historiens partagent avec la société, non sans une certaine complicité, et qui ne sont plus en relation ni avec la légitimité du pouvoir ni avec la défense d’une idéologie. Ils portent sur tous ces martyres collectifs que les guerres, croisades et autres djihads ont fait subir aux vaincus. Établir un inventaire des « oublis » de cette nature reviendrait à récrire une histoire à plusieurs voix, où il faudrait convoquer toutes les mémoires.
Dans le cas des horreurs commises par les nazis, par exemple, Béatrice Vilatte a étudié quel fut, pour les Allemands, le parcours de l’oubli [11]. Elle montre comment, juste après 1945, le cinéma, le roman, l’histoire ont refusé d’évoquer la passion malheureuse de la société pour le Führer adoré ; ensuite, par un déplacement, les Allemands ont dénoncé les horreurs commises en Allemagne même par le Russe vainqueur, oubliant en revanche que, indépendamment des crimes commis dans les camps, ils avaient aussi brûlé vifs des milliers et des milliers de femmes et d’enfants en Biélorussie ; enfin, ils ont procédé à la banalisation de tous les crimes de l’humanité : les leurs, ceux commis par les Américains envers les Indiens, par les Français aux colonies, etc.
On pourrait multiplier les exemples de massacres « oubliés » par leurs bourreaux : esclaves africains massacrés par les Arabes en 950, génocides répétés en Amérique indienne et dénoncés par Robert Jaulin, etc.
Le silence de la gêne et de la honte sécrète également l’oubli. Celui-ci apparaît chez les vaincus de l’Histoire, qui tiennent à oublier ce passé, y parviennent, même lorsqu’il est très récent, banal et sans grand enjeu. Une belle enquête de Thiesse et Bozon montre que les paysans du Vexin français ont complètement oublié qu’il s’était passé quelque chose chez eux en 1936, une grande grève qui échoua : la meilleure manière d’effacer ce qui fut, socialement, une défaite.
*****
L’oubli nourrit le mythe aussi… À Curaçao, dans les Antilles hollandaises, il y a une synagogue qui est sans doute la plus ancienne du Nouveau Monde. Elle a été fondée par des Juifs venus du Brésil, qui se réfugièrent à Curaçao au début du xviie siècle, lorsque le Portugal catholique, ayant reconquis le Nord-Brésil, y introduisit l’Inquisition et les persécutions contre les Juifs. Régulièrement, sur le sol de cette synagogue, on déverse un peu de sable, pour y rappeler la Terre promise… Or les Juifs de Curaçao sont évidemment les descendants de Juifs portugais, sans doute originaires d’Afrique du Nord. Ceux-ci ont complètement oublié que, loin d’être des enfants de la Diaspora – sauf une infime minorité –, ils sont des Berbères judaïsés aux premiers siècles de notre ère. À la façon dont d’autres Berbères se sont ultérieurement islamisés. De sorte que ces Juifs de Curaçao croient ferme, comme les Juifs d’Europe centrale, qu’ils sont tous originaires de Palestine : ceux-ci ont oublié qu’une grande partie d’entre eux sont des convertis de l’époque du royaume Khazar.
https://shs.cairn.info/revue-communications-2012-2-page-201?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Jeu 05 Sep 2024, 14:22 | |
| Regard éclairant de l'historien (je m'étonnais qu'il fût de 2012, vu les références contemporaines, à la "perestroïka" p. ex; en fait il est de 1989, cf. la première note "*"). Bien entendu, dans ce contexte, ce qu'on appelle encore en les opposant " mémoire" et "oubli", avec ou sans guillemets, ce sont de part et d'autre des constructions (ou des destructions) collectives, culturelles, artificielles, qu'elles soient par ailleurs "populaires" ou "institutionnelles". De ce qu'on "commémore" comme de ce qu'on "oublie" personne ne peut se souvenir individuellement, en personne, pas davantage l'avoir oublié... Mais de l'"individuel" au "collectif" et inversement, en passant par les médiations familiales, amicales, locales, sociales et politiques, le trait commun c'est la fiction, nécessaire de part en part au jeu de toutes les "mémoires" et de tous les "oublis". Le "vrai" et le "faux" radicalement indémêlables, quand même l'"historiographie" s'épuise à les démêler en les emmêlant toujours autrement. Soit dit en passant, l'"historiographie biblique" dont nous parlons encore plus souvent est exemplaire du phénomène, au double sens du mot exemplaire: un cas parmi d'autres d'une généralité et d'une banalité absolues, un cas exemplaire néanmoins par la place qu'il occupe dans l'histoire singulière telle qu'elle s'écrit une fois pour toutes et sans jamais exactement se répéter, du judaïsme au christianisme, à l'islam, aux Lumières, à la technoscience, au communisme et au capitalisme qui en dérivent tous, que ça leur plaise ou non. De la fiction dans toute "réalité", du faux et du feint dans toute "vérité", et inversement: du vrai aussi dans toute "fiction", ancienne ou nouvelle. |
| | | free
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| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 10 Sep 2024, 11:04 | |
| La mémoire… sans oublis ou la mémoire sans souvenirs ? Par Jean-Marie André
Imaginez un seul instant n’avoir rien oublié depuis votre naissance ? La mémoire sans oublis serait-elle préférable à la mémoire sans souvenirs de la maladie d’Alzheimer ? En attendant, nous vivons entre ces deux hantises en sachant que la seconde est à la fois terrible et à nos portes grandes ouvertes. Je vais donc essayer, sans vouloir faire appel à l’ancestrale question rhétorique des moyens dont il faut user pour qu’un discours produise des effets sur les lecteurs. Faut-il dire beaucoup ou peu, être exhaustif ou concis ? En effet, pour capter l’attention aucune frontière précise n’a jamais été tracée entre l’explicite avec sa surenchère pouvant les noyer et l’implicite avec sa sobriété et l’euphémisme pouvant les obliger à pallier les non-dits. Mais le goût de la concision impose t-il nécessairement le laconisme ? Jusqu’à quel point, se demande la philosophe Judith Schlanger, peut-on condenser au risque de tendre vers le pur et simple silence ?
Platon, le tupos, l’eikon, la μεμνε et l’αναμνεσισ…
Verba volent disaient mes professeurs de latin et aussi les pages roses du Larousse mais scripta manent ajoutaient-ils ! Et ces scripta manent sont toutes ces archives, ces récits, ces écrits, ces films, ces œuvres d’art qui ont laissé et laissent une trace, métaphore la plus ancienne de la pensée grecque avec le tupos et l’eikon platoniciens. Le tupos était la trace que laissaient l’anneau et le sceau dans la cire. Quant à l’eikon, elle était la première chose qui leur venait à l’esprit quand les Grecs découvraient une trace, à savoir un texte ou une image visuelle le plus souvent, auditive parfois .Le tupos et l’eikon leur évoquaient aussi la possibilité de l’erreur, de la méprise voire de la tromperie quand il y avait inadéquation entre les deux. Ces traces nous renvoient toujours à leur inscription initiale et nous ramènent à l’esprit un certain nombre d’images qui, spontanément, se donnent comme quelque chose d’autre, réellement absentes, mais que l’on tient pour ayant existé dans le passé. Trois éléments y sont retrouvés assez paradoxalement : la présence, l’absence et l’antériorité. Cette image souvenir présente à notre esprit est comme quelque chose qui n’est plus là mais qui est tenue comme « ayant été ». Cet « ayant été » pour Paul Ricœur est ce que la mémoire s’efforce de retrouver. Elle revendique sa fidélité à cet « ayant été ». La métaphore platonicienne et aristotélicienne a perduré jusqu’à nos jours tout en s’enrichissant avec le développement des neurosciences, des notions de traces corticales et de traces mnésiques. La mémoire souvenir ou μεμνε grecque s’opposait déjà, en la complétant, à la remémoration ou αναμνεσισ. Quand ce travail de remémoration a abouti, Bergson parle de reconnaissance comme d’un véritable privilège de la mémoire. Bien que n’étant plus là, le passé est reconnu comme « ayant été ». Vous pouvez mettre en doute une telle prétention à la vérité mais nous n’avons rien de mieux que la mémoire pour assurer que quelque chose s’est bien passé avant que nous puissions déclarer nous en souvenir.
Dans la visée de la chose passée, nous sentons que quelque chose a eu lieu et nous a impliqués comme agents, comme témoins. Un vrai travail de mémoire d’ordre psychologique s’impose alors à nous sans confusion possible, rassurez-vous, avec le devoir de mémoire qui lui, est d’ordre moral. Mais quelle fiabilité accorder à notre propre mémoire et à son travail ? La mémoire est le fil conducteur de notre existence, de notre identité. Mais jusqu’à quel point nos souvenirs sont-ils fidèles à la réalité, la mémoire ayant toujours été traitée avec suspicion par Platon, Montaigne, Spinoza, Pascal et Bergson nous suggérant même dans Matière et Mémoire que « les souvenirs sont faux. Enfin presque tous et presque totalement ».
Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. Maurice Blanchot
Je conclurai en évoquant un premier souvenir musical, celui d’On the Transmigrations of Souls, composé par John Adams pour les victimes de l’attentat des Twins Towers en 2001. Chaque nom prononcé fut suivi, en contrepoint, d’un poignant Missing.
Mon second souvenir sera théâtral et emprunté à Shakespeare et à sa tragédie Troïlus et Cressida écrite en 1602. « Le temps a Monseigneur, une besace sur le dos, où il met des aumônes pour l’oubli, cet énorme monstre d’ingratitude. Ces rebuts sont les bonnes actions passées qui sont dévorées aussi vite qu’elles furent faites, oubliées aussitôt qu’accomplies. La persévérance, mon cher seigneur, garde seule son éclat à l’honneur. Avoir agi, c’est être totalement passé de mode, comme une cotte de maille rouillée, pendant tel un dérisoire trophée. Car le temps est comme un hôte attentif à la mode qui serre la main du convive partant et qui, les bras grands ouverts comme s’il voulait s’envoler, étreint le nouveau venu ».
Mon troisième sera littéraire avec la dernière phrase du Vicomte de Bragelonne, troisième et dernier volet des Trois Mousquetaires et de Vingt ans après d’Alexandre Dumas. D’Artagnan, alors qu’il vient d’être élevé au grade de Maréchal de France, est mortellement blessé devant Maastrich et ses derniers mots seront « Athos, Porthos au revoir ! Aramis, à jamais adieu. Des quatre vaillants hommes dont nous avons conté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps, Dieu avait repris les âmes ». Des générations de psychanalystes se sont perdus en conjectures sur le sens caché de cette phrase, « au revoir » étant pris au sens ancien d’« à vous revoir Athos et Porthos, vous qui êtes morts » et « adieu » étant pris au sens de « ne pas te revoir, toi Aramis » qui était encore vivant et qui plus est, avait trahi la cause du Roi avec l’ennemi espagnol.
Mon tout me revient de façon lancinante avec la voix de la soprano noire américaine Jessye Norman chantant les dernières paroles de la Didon agonisante du Didon et Enée de Purcell : Remember me but forget my fate. « Ta main Belinda, les ténèbres me masquent la lumière. Je te dirais plus mais la mort s’empare de moi. Lorsque je serai portée en terre souviens-toi de moi mais oublie mon destin »… Remember me but forget my fate.
Mais quelle fiabilité accorder à ma propre mémoire ? Peut-être me faudra-t-il, nous faudrait-il apprendre par cœur des pans entiers de livres ? Dans les graves crises qui semblent nous attendre avec son cortège d’autodafés de livres, nous pourrions être amenés à nous réunir de nouveau dans les forêts et déambuler en récitant ces fragments de mémoire à l’image des héros du Fahrenheit 451, le film de François Truffaut tiré de la nouvelle de Bradbury. Imagination délirante, diront les uns avec l’aide de Platon. Les autres, eux, comprendront mieux avec l’aide des pages inoubliables du Si c’est un homme de Primo Levi quand il essaye d’apprendre à un jeune Français, les vers en italien du Chant d’Ulysse et ceux de la Divine Comédie de Dante dans l’enfer d’Auschwitz. Ou en entendant cette magnifique Prière hébraïque qui me servira de conclusion conclusive !
Lorsque le baal Chem tov Maître du bon nom et fondateur du hassidisme, Avait une tâche difficile devant lui ou voyait Qu’un malheur se tramait contre le peuple juif, Il allait se recueillir à un certain endroit dans la forêt ; Là, il allumait un feu, méditait en prière Et ce qu’il avait décidé de réaliser devenait possible : Le miracle s’accomplissait, le malheur était révoqué. Une génération plus tard lorsque son disciple Le Maguid de Mezeritch, devait intervenir Auprès du ciel pour les mêmes raisons, Il se rendait au même endroit dans la forêt et disait : « Maître de l’univers, prête l’oreille. Je ne sais plus comment allumer le feu, Mais je suis encore capable de dire la prière » Et le miracle s’accomplissait encore une fois. Dans la génération d’après, le Rabbi Moché Lev De Sassov, pour sauver son peuple, allait lui aussi Dans la forêt et disait : « je ne sais pas comment Allumer le feu, je ne connais plus la prière, Mais je me souviens de l’endroit, Cela devrait suffire ». Et cela était suffisant. Puis ce fut le tour de Rabbi Israël de Rijiine D’écarter la menace. Il s’asseyait dans Son fauteuil doré au cœur de son château, Se prenait la tête entre les mains Et s’adressait à Dieu : « Maître du monde, Je suis incapable d’allumer le feu, Je ne connais pas la prière, je ne peux même plus Retrouver l’endroit dans la forêt. Tout ce que je sais faire, c’est raconter cette histoire, Cela devrait suffire ». Là encore, le miracle s’accomplissait…
Stéphane Goldet. France Musique. Le quatuor à cordes. Hugo Wolf
https://shs.cairn.info/revue-hegel-2017-3-page-228?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mar 10 Sep 2024, 12:04 | |
| Texte riche et touchant, malgré le grec bidon... Il m'a rappelé (aussi) la fin de La Honte, de Bergman (1968), où les fuyards d'une guerre incompréhensible, qui les a conduits à des actes à la fois terribles et honteux, se retrouvent immobilisés dans des barques sur une mer sans vent, en train de mourir d'inanition; la femme (Liv Ullmann) raconte un rêve, un jardin de roses incendié, pourtant toujours beau: "Et tout ce temps je sentais que je devais me rappeler… quelque chose... mais j'ai oublié quoi." On sait qu'il y a eu, aussi sûr qu'il y a maintenant, quelque chose plutôt que rien et plutôt qu'autre chose; mais on ne sait plus quoi au juste ( ce qu'il y a eu, essence, quiddité, qualité): c'est justement par la fêlure, la brèche, l'entrebâillement entre l'un et l'autre, qu'une sensation ou une pensée de l'"être" s'insinue qui se distinguerait, un instant, de l'"étant", sous l'espèce d'un "avoir été" intégrant tous les " aspects" du temps, accompli de l'inaccompli et inversement, inaccompli de l'accompli, toujours déjà fini, toujours encore ouvert sur l'à-venir: autre façon de retrouver un peu de "temps à l'état pur", que de le raconter en l' inventant ? Ou bien marge, hantise, irréductible et infinie de toute mémoire, de toute histoire, de tout récit, de toute fiction ? Mais où sont les neiges d'antan ? (Cf. supra 4.5.2023.) |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: mémoire(s) de l'oubli Mer 11 Sep 2024, 14:15 | |
| L’image-mémoire, ou l’écriture de l’oubli
5 En focalisant l’attention sur la seule mémoire, ses divisions internes et ses courants inverses, le geste bergsonien contourne le seul couple structural susceptible de rendre sa densité au concept de mémoire : la mémoire s’oppose à l’oubli, comme n’a cessé de le rappeler la tradition grecque ; ou plutôt, et c’est là qu’apparaît une difficulté plus redoutable, l’oubli dresse la toile de fond sur laquelle s’enlève la mémoire et dans laquelle elle risque toujours de se fondre : ainsi Platon fait-il de la réminiscence la voie du retour vers une connaissance primordiale dont l’oubli peut constituer le mode le plus accompli5. Originaire, l’oubli précède la mémoire ; et la reconnaissance mémorielle ne peut avoir lieu qu’en découvrant l’oubli qui la fonde. Garder la mémoire, c’est se garder de l’oubli ; mais si l’oubli garde l’entrée en mémoire, la mémoire pourra-t-elle l’oublier ? La menace ne tient pas tant à l’ombre négative que projette derrière soi toute expérience positive de mémoire qu’à l’éventualité d’un échange entre les deux pôles, qui rendrait indiscernables le positif et le négatif. Lorsque Nietzsche prône l’exigence de l’oubli pour en finir avec la maladie historique, il reste prisonnier d’une conception académique qui oppose point par point la mémoire et l’oubli. Mais quand, pour les besoins de la démonstration, il imagine l’horreur d’un homme sans oubli, « absolument dépourvu de la faculté d’oublier », c’est en fait un homme sans mémoire qu’il décrit, un homme héraclitéen « qui serait condamné à voir en toute chose le devenir6 ». L’absence d’oubli devient semblable à l’absence de souvenir, comme si l’exclusivité de la mémoire ne produisait en fait que l’impuissance à se remémorer : ainsi Funès, l’homme-mémoire de Borgès, ne peut-il plus que nommer ce qu’il a vidé à force de l’enregistrer ; et les soixante-dix mille souvenirs auxquels il envisage de réduire chacune de ses journées (ce qui lui prendrait à chaque fois un jour pour les compter) ne pourraient subsister que sous la forme d’une langue nominale, dans laquelle chaque chiffre reçoit un nom propre effaçant définitivement l’image du souvenir recensé. Comme l’homme sans oubli de Nietzsche, le funeste mémorialiste de Borgès se laisse emporter dans un fleuve de ténèbres qui prend, pour le héros borgésien, l’allure ultime du Léthé7.
6 Telle serait alors la forme constitutive du paradoxe mémoriel, que les divisions distinctives s’épuisent à contrôler : loin d’être l’opposé ni même le complément de la mémoire, l’oubli en représenterait non seulement la source et l’issue, mais aussi la substance singulière, toujours susceptible d’émerger par projection dans l’absolu. « La mémoire est oubli » : Deleuze consacre le dédoublement, lorsqu’il rattache le repli sur soi du dernier Foucault à une redécouverte de Heidegger ; ce qui s’oppose à la mémoire n’est plus alors l’oubli, mais bien l’oubli de l’oubli, l’oubli qu’il y a de l’oubli en l’être : dans la perspective heideggerienne, la mémoire n’est-elle pas la zone irradiante de la critique ontologique ? Toute attachée à déplier la pensée de Foucault, l’argumentation deleuzienne restreint toutefois l’envergure de l’échange : si l’absolue mémoire qui double le présent ne fait qu’un avec l’oubli, c’est qu’elle est « elle-même et sans cesse oubliée pour être refaite8 ». L’équivalence se déploie donc dans le temps subjectif avec lequel la mémoire coïncide selon l’analyse de Deleuze ; mais elle n’affecte pas, sauf sous la forme de l’ombre portée, le moment mémoriel proprement dit. Un point d’arrêt se dessine à nouveau, puisé à la subjectivité de l’expérience ; et la prise en charge du paradoxe originaire de la mémoire ne va pas jusqu’à annuler, dans le fait de mémoire, la certitude d’une dimension mémoriale, fût-elle coextensive au temps.
7 « Pourquoi nier l’évidente nécessité de la mémoire ? ». En fait, la question à poser concerne moins le devoir de mémoire que les limites d’une négativité conceptuelle dont la mémoire semble particulièrement apte à endosser les traits. Que la mémoire relève de l’oubli, il n’y a rien là que l’expérience commune ne puisse vérifier ; qu’elle lui ressemble reste encore assimilable pour une réflexion sensible aux métaphores originaires ; mais qu’elle risque de se confondre avec lui fait lever la crainte du magma, même pour qui privilégierait une logique du tiers inclus. D’où le repli sur le réel, mais qui relance autrement l’aporie. La difficulté vient en effet de ce que la mémoire, plus que toute autre notion, ne peut se penser en elle-même et que pourtant elle risque de disparaître en s’assurant dans la pensée de ce qu’elle vise. Mémoire de quelque chose ou pour quelqu’un, son exercice suppose un objet porteur ou un sujet médiateur, qui peuvent toujours se substituer à elle au moment où ils lui servent de support : d’un côté la trace à préserver, donc à objectiver, de l’autre le temps à maintenir en le subjectivant. À conjurer ainsi l’oubli, on oublie la mémoire, et avec elle l’oubli. La mémoire n’est ni la chose mémorée ni l’élan de la remémoration, où elle menace toujours de sombrer ; et pourtant – c’est là la difficulté – elle n’est rien hors le rapport qu’elle entretient avec cette chose ou cette poussée qui l’entraînent et auxquelles elle ne saurait se résoudre. Pour éclairer le paradoxe de la mémoire, il faut donc entrer dans ce rapport, qui la fonde tout en lui retirant son visage propre. La mémoire ne se pense pas hors le tracé où elle s’estompe. Son approche requiert alors un détour par les formes que mobilise l’écriture lorsqu’elle délivre une mémoire irréductible à son concept : autre mémoire, relevant en fait du seul écart à soi, où veille l’oubli.
16 La mémoire s’écrit sous le signe figural de l’oubli – telle est la leçon d’une mémoire-écriture dont le cinéma a soutenu le détour proustien. L’écriture ne remplace pas la mémoire, comme le lui reprochait Socrate, elle en dévoile au contraire le principe de remplacement constitutif. Le déport est à reconnaître dans son double impact, qui affecte simultanément le statut de l’oubli et le rôle de la mémoire. Si la mémoire oublie par le geste même de l’activité mémorielle, l’oubli ne pourra être circonscrit indépendamment de la mémoire qui prétend l’écarter. Il n’y a pas d’oubli que la mémoire puisse réparer. Sans doute faut-il garder la mémoire, et se garder de l’homme sans mémoire, qui oublierait jusqu’à l’oubli, comme la bête nietzschéenne, qui oublie de dire qu’elle a oublié26. Mais si la réflexivité de la mémoire se résout dans la découverte de l’oubli qui l’habite, alors la garde de la mémoire devra nécessairement passer par la reconnaissance du mécanisme qui la contraint à mettre en fuite cela même qu’elle rappelle : écartant le réel au profit de l’image, écartant l’image dans le rapport où elle passe et se perd. On ne garde pas la mémoire, on contribue à faire passer l’oubli jusque dans les retours ou les restaurations les plus rassurants. Garder la mémoire, ce sera donc retrouver le chemin par où s’est infiltré l’oubli, qui reviendra dans le ressouvenir. La vraie mémoire – la seule à se garder de soi – est savoir : c’est dire qu’elle n’est mémoire qu’en renonçant à faire l’épreuve sensible de son identité.
17 « Et en effet je sentais bien maintenant qu’avant de l’oublier tout à fait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d’où il est parti, il me faudrait, avant d’atteindre à l’indifférence initiale, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j’avais passé avant d’arriver à mon grand amour. Mais ces étapes, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l’ignorance heureuse de l’espérance qui s’élançait alors vers un temps devenu aujourd’hui le passé, mais qu’une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l’avenir. Je lisais une lettre d’elle où elle m’avait annoncé sa visite pour le soir, et j’avais une seconde la joie de l’attente. Dans ces retours par la même ligne d’un pays où l’on ne retournera jamais, où l’on reconnaît le nom, l’aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l’aller, il arrive que, tandis qu’on est arrêté à l’une d’elles, en gare, on a un instant l’illusion qu’on repart, mais dans la direction du lieu d’où l’on vient, comme l’on avait fait la première fois. Tout de suite l’illusion cesse, mais une seconde on s’était senti de nouveau emporté vers lui : telle est la cruauté du souvenir27. »
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