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 "Dieu" et "l'être"

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Narkissos

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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeJeu 03 Juin 2021, 12:30

Très bon article, malgré sa fin inutilement condescendante...

Le rapport entre "Dieu" et "l'être", autrement dit entre "théologie" et "ontologie", me semble aussi inévitable qu'impossible, si l'on entend par là (comme on l'a presque toujours entendu) une intégration ou une articulation des deux, voire une subordination de l'un(e) à l'autre. En revanche il y a bien une sorte de "dialogue" (de sourds le plus souvent à la surface, mais cela n'empêche pas une entente plus profonde) ou de "traduction" possible entre les deux, qui n'apparaît jamais aussi bien que lorsqu'on ne cherche pas à les confronter, à les mélanger ou à les composer. Quand Heidegger parle de l'Être (transcendant, originaire, transitif, préséant à tout "étant" comme l'était déjà celui de Schelling, sublimé par une graphie archaïque, Seyn parfois traduit Estre, ou barré d'une croix) sans vouloir entendre parler de théologie ou de mystique (bien qu'il admette à l'occasion devoir beaucoup à Maître Eckhart), et quand un théologien chrétien parle du mystère trinitaire sans se soucier d'ontologie fondamentale, on reconnaît bien l'affinité d'une pensée qui touche de part et d'autre aux mêmes "profondeurs" sans pourtant que les deux discours se rencontrent formellement, ou verbalement. D'autres paroles, mais la même musique, du moins pour qui a des oreilles...

On pourrait aussi dire, en rejoignant un autre sujet, que le mystère des uns est la parabole des autres, à condition de bien comprendre que la formule se retourne et de plus d'une façon -- Dieu et l'être tour à tour mystère et parabole l'un de l'autre, les quatre termes se renvoient les uns aux autres et se combinent de bien des manières sans qu'on puisse dire, sinon arbitrairement, lequel est premier ou dernier.
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Aquilas

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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeJeu 03 Juin 2021, 20:36

Curieusement nous pouvons penser l'éternité dans l'avenir mais nous avons bien du mal à faire de même dans le passé.

Puisque l'être est, il ne peut que continuer d'être et il ne peut qu'avoir toujours été aussi loin que le temps existe. Mais puisque l'être ne peut avoir commencé, l'être est indépendamment du temps. Donc soit le temps est une caractéristique inséparable de l'être, soit il en est une production.

Mais qu'est-ce que le temps sinon la mesure de l'activité de l'être ? En effet, si l'être était figé on serait incapable de mesurer le temps. Il n'existerait tout simplement pas. Faut-il donc imaginer un instant où l'être était figé ? Mais alors comment rendre compte de l'apparition subite d'une activité de l'être ?

Non, je pense que le temps, autrement dit l'activité, est une caractéristique de l'être.

scratch





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Narkissos

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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeJeu 03 Juin 2021, 21:48

Le "temps", comme l'"espace", est en effet présupposé (formes a priori de la sensibilité, dirait Kant) dans tout ce que nous pouvons dire et penser, y compris sur "le temps" et "l'espace", de sorte que la pensée à leur sujet tourne en rond: "penser", "commencer", "production", "activité", la moindre "action", le moindre "état" suppose à chaque fois du "temps", sous la forme minimale de la succession et de la différence, avant, après, pendant. Même un "être figé", sans événement aucun, ne serait concevable que comme durée, temps et espace vides ou trop pleins, temps et espace toujours -- et concevable à partir d'un "point de vue" qui ne serait précisément pas "figé".

Ce n'est pas un hasard si ce sont les modèles mathématiques, et spécialement géométriques (impliquant une priorité de l'espace sur le temps et de la vue sur les autres "sens"), qui ont suscité la pensée -- surtout grecque -- d'une "éternité" intemporelle ou atemporelle, d'"idées" ou de "formes intelligibles" (idea, eidos, métonymie du visuel) foncièrement étrangères et indifférentes au "temps" et aux "événements", de l'ordre du "toujours vrai". Le rapport constant de la circonférence d'un cercle à son rayon (p. ex.), ce n'est pas une "chose" existant quelque part ni un "événement" qui se produit à tel ou tel moment, qui apparaît ou disparaît, c'est "toujours vrai" et expérimenté comme tel dès lors qu'on définit un "cercle", un "rayon" et une "circonférence". C'est une autre "manière d'être" que celle des "choses", celle d'un "rapport" calculable entre les "choses" (rapport et calcul étant aussi des sens du logos et de la ratio) qui n'est pas directement affecté par "le temps", mais qui dépend quand même, pour être effectivement "pensée", des "choses" et de leur "temps". N'empêche que l'impression de "découverte" mathématique, d'un "toujours vrai" qu'on n'a pas fabriqué mais seulement trouvé (eurêka !), qui échappe par "nature" à tout changement et se vérifie toujours et partout, a été suffisamment forte pour susciter une idée d'"éternité" tout autre, quoique aussi "négative", que le simple prolongement imaginaire et infini du "temps" dans le sens du "passé" ou de l'"avenir", sans commencement ni fin pensables.

L'"espace" et le "temps" de la pensée et du langage ordinaire et philosophique ne sont certes plus ceux de la "physique", "dimensions" ou aspects variables et corrélés de l'"univers" -- mais l'"univers" n'est pas non plus l'"être" de la pensée et du langage. Cela ne change toutefois pas grand-chose à notre façon de penser, tout au plus cela peut la rendre plus consciente de son caractère irréductiblement fictif ou poétique.

---

Il est remarquable que dans le seul "grand livre" que Heidegger ait publié de son vivant, Sein und Zeit = "Être et temps" (1927), le "temps" ne devienne jamais un "sujet" ou un "thème" comparable à l'"être" (une suite est annoncée dans ce sens qui ne viendra jamais, une série de conférences inversera formellement le rapport sous le titre Zeit und Sein plus de 30 ans après, sans changer grand-chose à la problématique fondamentale). La nécessité d'"intégrer" le "temps" à l'"être", ou l'impossibilité de penser "l'être" sans "le temps" (à cet égard la formule "une caractéristique de l'être" me semble tout à fait juste), neutralise d'avance tout discours autonome sur "le temps". On peut subsumer les "deux" sous un vocable tiers comme "histoire" ou "événement" (Geschichte, Ereignis, selon le sens ordinaire de ces termes que Heidegger sollicitera successivement pour penser à sa façon l'"être-temps"), il  n'est plus question de les "distinguer". De ce point de vue, malgré les différences de "domaines" et de "méthodes", on ne peut guère éviter de rapprocher cela de la pensée mathématique de Gödel qui aboutit aussi bien à une "inexistence" (in-ek-sistence) du "temps". Il n'y a pas plus de "temps en soi" que "hors" d'autre chose, de "temps sans être" que d'"être sans temps", "le temps et l'être" se pensent "en même temps" ou ne se pensent pas du tout; mais le propre de "l'être-temps" c'est précisément de ne pas faire un "tout", parce que "tout" n'est jamais donné "en même temps". Autrement dit la pensée de l'être est de part en part une pensée de la différence -- ou de la différance comme l'écrit Derrida, à propos de "l'écriture", pour réunir les différents sens du "différer", dans le "temps", l'"espace", la "nature", la "qualité", la "quantité", etc. "Dieu" n'est jamais bien loin de tout ça, quand même il n'y serait nullement nécessaire -- là où "Dieu" a été pensé, en revanche, il n'a pu l'être que dans un rapport à l'"être" et au "temps", comme en témoigne entre autres la longue tradition d'interprétation d'Exode 3 auquel nous sommes maintes fois revenus au cours de ce fil.
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeVen 04 Aoû 2023, 14:36

Je note ce qui suit pendant que je l'ai en tête, sans ambition de faire avancer la présente discussion qui n'en a probablement pas besoin.

J'ai trouvé à la bibliothèque une dernière (?) livraison de la traduction française (si l'on peut dire) des écrits posthumes (Nachlass) de Heidegger, qui arrive au compte-gouttes: L'histoire de l'estre (Gallimard, 2022), qui regroupe des textes de 1938-40. Cela m'a rappelé ce fil, que j'ai relu avec plaisir, et aussi celui sur le "dernier dieu" (formule assez limpide, en allemand comme en français, que les deux traducteurs, Pascal David et Hubert Carron, arrivent quand même à traduire différemment, "dieu de l'adieu" et "dieu à l'extrême"; passons). Au passage, j'ai découvert qu'un certain nombre de textes allemands sont (pour le moment) disponibles sur Internet, probablement piratés par un site russe: ainsi on trouvera ici (p. 353) l'original du passage de Besinnung dont j'ai cité la traduction (de Boutot) ci-dessus (13.7.2020), et dont les dernières phrases (Frage das Seyn ! Und in dessen Stille, als dem Anfang des Wortes, antwortet der Gott. / Alles Seiende mögt ihr durchstreifen, nirgends zeigt sich die Spur des Gottes: Questionne l'estre ! Et dans son silence, comme le commencement de la Parole, c'est le dieu qui répond. / Vous pouvez parcourir tout l'étant, nulle part ne se montrera la trace du dieu), à quelques variantes près, reviennent comme un leitmotiv dans les textes de cette époque.

Il est vrai qu'en ce début de guerre mondiale Heidegger radote beaucoup, visiblement déçu par le nazisme à proportion des espoirs qu'il avait voulu y mettre. Les deux traits un peu nouveaux que j'ai remarqués (mais je n'y avais peut-être pas prêté attention dans les textes lus précédemment), un peu à l'écart du présent sujet mais qui pourraient en intéresser d'autres (p. ex. celui-ci), c'est d'une part le rapprochement du concept de "puissance", Macht (d'après la "volonté de puissance", Wille zur Macht de Nietzsche dans sa réception nazie contemporaine, plus "bête et méchante" que son auteur n'aurait pu l'imaginer), et de celui de Machenschaft (de machen, faire: soit "faisance", fabrication, affairement, avec la même connotation péjorative dans la langue courante qu'agissement ou machination); et d'autre part une analyse du "communisme" à partir du koinon, le "commun" opposé au "propre" (idion, propre de la propriété, d'où idiome, idiotie, etc.; opposé à l'impropre, à l'étranger, à l'hétérogène et non au sale -- quoique...); pour rappel, koinon a lui-même une double valeur, qui dans le NT aboutit tantôt à un sens péjoratif, le "commun" de l'"impur", et à un sens éminemment positif, le "commun" de la "communion" (koinônia, de la participation au "mystère" à la "solidarité" plus ou moins "concrète").

Par ailleurs, l'idée fondamentale en forme d'analogie -- l'être est à la pensée ce que le dieu (les dieux, Dieu) est à la religion, sous réserve de la copule "est" commune aux deux prépositions qui n'est peut-être pas à entendre dans le même sens; au moins négativement, ni l'être ni le dieu ne "sont" comme un ou des "étants" -- m'a aussi rappelé ce fil.

Au-delà des particularités de chaque histoire, le radotage me semble aussi un effet de la chose pensée quand elle est assez "profonde", "radicale" ou "absolue" (les adjectifs se valent et ne valent pas grand-chose); qu'on l'appelle "dieu", "être" ou autrement, on arrive toujours à une extinction ou à une paralysie du discours, qui ne peut plus guère que répéter les mêmes formules, sans parvenir à "construire" quoi que ce soit, mais qui fait pourtant signe obstinément, d'autres diraient symptôme, vers quelque chose qu'on ne saurait mieux "montrer", même si personne ne la voit ou ne l'entend. Ce n'est assurément plus de la philosophie ni de la théologie, ce n'est peut-être même plus de la pensée ni de la religion.

Par coïncidence, je lisais presque en même temps un petite anthologie de poèmes d'Alberto Caeiro, hétéronyme de Fernando Pessoa, tirés du recueil O Guardador de rebanhos, "le gardien de troupeaux": Há metafísica bastante em não pensar em nada : il y a assez de métaphysique à ne penser à rien...


Dernière édition par Narkissos le Dim 06 Aoû 2023, 16:41, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeVen 04 Aoû 2023, 20:37

Heidegger et la métaphysique : vers un double dépassement

On remarquera que l'ontologie fondamentale qui, dans Sein und Zeit, avait pour but d'ouvrir la voie à une interprétation du sens de l'être, doit ici « préparer le fondement d'une métaphysique qui appartient à la nature de l'homme». Il semble donc que nous ayons affaire à une seule et même démarche. En second lieu, l'ontologie fondamentale constitue elle-même une pré-métaphysique, une métaphysique de l'homme destinée à « rendre la métaphysique possible ». Enfin, vu que l'auteur accepte sans discussion l'idée de Kant que la métaphysique appartient à la nature de l'homme comme une disposition essentielle, on peut difficilement supposer qu'il veuille détruire la métaphysique, du moins entendue de cette façon, ce qui serait détruire la nature de l'homme. Heidegger écarte d'abord l'idée qu'il s'agirait soit de lui donner un fondement, soit de lui donner un fondement nouveau qui remplacerait l'ancien, comme dans le cas d'un édifice déjà terminé et bien en place. 

https://www.erudit.org/en/journals/philoso/1975-v2-n2-philoso1317/203031ar.pdf
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeSam 05 Aoû 2023, 00:25

En 1975, un an avant la mort de Heidegger, on ne connaissait de lui, même en allemand à moins d'être de ses étudiants ou de ses correspondants, que ce qu'il avait publié de son vivant, donc pas le Nachlass dont la publication posthume pour des "Oeuvres complètes" a été programmée par l'auteur lui-même (quoique les héritiers n'aient pas suivi jusqu'au bout l'ordre prescrit). C'est dire qu'il manque à cette étude beaucoup de pièces essentielles, surtout à partir des Beiträge ("Apports à la philosophie", cf. post initial), qui sont précisément celles que nous avons le plus commentées jusqu'ici. Sous cette réserve, elle est néanmoins très utile, et elle ne se trompe pas sur l'essentiel (si l'on ose encore dire): la pensée de Heidegger a clairement évolué depuis Sein und Zeit (1927), lui-même n'en a pas fait mystère, il a d'ailleurs thématisé cette évolution sous le nom de Kehre, tournant ou virage, pour ne pas dire conversion. On passe (ou on saute, dans un langage typiquement kierkegaardien) d'un retour aux origines de la philosophie et de la métaphysique, comme "premier commencement" ou "commencement initial", à un "autre commencement", dans un sens plus "originaire", mais qui a aussi bien l'allure d'une fin ou d'une eschatologie (d'où, entre autres, le "dernier dieu"), et qui n'est plus ni "métaphysique" ni même "philosophique": cela, le texte cité à la page 226 de ton lien le disait déjà aussi clairement que possible. Pour Heidegger c'est encore une "pensée" (Denken), mais une pensée qui jouxte la "poésie" (Dichten, notamment avec Hölderlin ou Trakl) plutôt que la "philosophie", et qui seule permettrait de parler de l'"être" (aussi au sens ablatif du génitif, à partir de l'"être", où l'on peut aussi reconnaître la structure du théologème de la "parole de Dieu", "Dieu parle bien de Dieu", Pascal etc.; et avec toutes les modifications et ratures orthographiques ou typographiques pour marquer l'ineffable et le quasi-impensable qu'on désigne par là, Seyn pour Sein traduit par Être ou estre, barré être, etc.; là encore l'écriture, graphè, prend le pas sur le logos, Derrida ne manquera pas de le remarquer), autrement qu'à partir de l'"étant"... Parler sans parler, penser sans penser, savoir sans savoir, on n'est évidemment pas loin d'une "mystique" ou d'une théo-ontologie apophatique.

Toute "pensée", philosophique, théologique, éthique, esthétique, échoue (au double sens de l'échec et de l'échouage) devant l'"absolu", qu'elle le vise ou le rencontre sans l'avoir visé; à la lettre elle perd ses moyens, symboliques et imaginaires, de langage et de représentation, en touchant à sa fin: les mots et les concepts portés à la limite s'effondrent, cessent de s'opposer les uns aux autres, de se distinguer les uns des autres, à force de vouloir tout dire ils ne veulent plus rien dire, et de fait si on ne se tait pas on ne parle plus que pour ne rien dire, dans un ressassement sans fin de contradiction, d'oxymore, de paradoxe ou d'aporie qui est aussi bien tautologie, lieu commun ou banalité. Ce qui arrive avec "Dieu" ou "l'être" est arrivé également avec "le Bien", "le Beau", "l'Un", "l'amour", "la justice", "la liberté", "la vérité", "la volonté", et ainsi de suite. Mais une fois échoué, on n'a guère le choix qu'entre rester là et radoter dans le vide ou se taire, ce qui revient à peu près au même, et repartir en tournant le dos à l'indépassable, ne serait-ce que pour le contourner et l'aborder autrement un peu plus loin, tout en sachant qu'on y échouera à nouveau. De fait Heidegger, comme beaucoup de penseurs, est le plus "intéressant" quand il commente les textes des autres, philosophes anciens ou modernes, poètes, ou encore des oeuvres d'art. On n'y apprend pas forcément grand-chose sur ce qu'il commente, mais on fait par là le tour de son "idée" à lui pour l'envisager sous d'autres angles. C'est tout l'intérêt de ses cours et conférences sur les présocratiques, Platon ou Aristote, Kant, Schelling, Hegel ou Nietzsche, Hölderlin ou Trakl, qui donnent moins l'impression de "radotage" que quand il "parle tout seul", bien qu'au fond il parle toujours tout seul et n'ait jamais qu'une seule chose à dire (ce qui rappellera peut-être ceci).

---

Je note, pendant que je l'ai sous la main, un court paragraphe (90) qui m'a marqué dans Geschichte des Seyns (GA 69, "Die Entgegnung", dans la section VIII, "Der Seyn und der letze Gott", p. 105), juste après une reprise [§ 89] des phrases re-citées ci-dessus (Questionne l'estre, etc.):
Citation :
Die Götter und der Mensch erstrecken ihr Wesen aus der Gegen-richtung in das Seyn und nur so kann Ent-gegnung im Er-eignis wesen.
Die Götter bedürfen des Seyns – in welchem Sinne?
Der Mensch gehört dem Seyn – in welcher Weise?
Die Götter »sind« nicht und brauchen doch das Seyn als den Ab-grund des Rückwurfs auf sie selbst.
Jegliches Seiende vermag solches nicht zu leisten.
Der Rück-wurf aber – woher seine Notwendigkeit?

Ce que Pascal David traduit ainsi (sous le titre "La confrontation", p. 107):
Citation :
Les dieux et l'homme arc-boutent leur essence en abordant l'être dans des directions opposées et ainsi seulement leur confrontation peut se déployer dans l'a-venance.
Les dieux ont besoin de l'estre -- mais en quel sens ?
L'homme appartient à l'estre -- mais de quelle façon ?
Les dieux ne "sont" pas et pourtant il leur faut l'estre comme fond qui se dérobe en les rejetant vers eux-mêmes.
Ce qui n'est pas donné à n'importe quel étant.
Etre ainsi re-jetés -- en vertu de quelle nécessité ?

Sans discuter la traduction (il suffit de comparer pour remarquer quelques incohérences), je trouve très intéressante l'idée que les dieux ne "sont" pas, mais dépendent de "l'être" dans un sens opposé (corollaire, complémentaire ?) à celui de "l'homme", qui lui "est" mais pas (pas seulement, pas forcément) comme n'importe quel "étant" (c'est tout l'enjeu du Da-sein et de la Lichtung).

Je remarque au passage que le caractère "eschatologique" de l'"autre commencement" et du "dernier dieu" se signe aussi par le vocabulaire de la venue (kommen, à ne pas confondre en français avec l'Ereignis traduit par "événement", "avènement", "avenance"): ainsi la section sur le "dernier dieu" commence (§ 89) par une formule typiquement heideggerienne, das Kommendste im Kommen, "le plus venant dans le venir" (cf. ce qui donne le plus à penser dans un temps qui donne à penser, c'est que nous ne pensons pas encore, dans Was heisst Denken) -- David traduit "venance de ce qui éminemment vient poindre", et la "venance" se confond avec "l'avenance" qui traduit Ereignis... Cf. § 80: Das Kommendste des Kommenden ist das Kommen des letzten Gottes, dem die Geschichte das Seiende im Ganzen für ein weitestes Zu-lassen seiner Entscheidungen zuführt. (Ce que je traduirais "le plus venant du venant est le venir du dernier dieu, à qui conduit l'histoire de l'étant dans son entier, pour une ultime délivrance de ses décisions"; David: "Ce qui vient éminemment en ce qui vient poindre est la venue du dieu de l'adieu auquel conduit l'histoire de l'étant dans son entier pour faire la part belle à ses décisions.") Il n'y a jamais (à ce que j'ai vu) la moindre allusion au caractère éminemment "biblique", juif et chrétien de cette phraséologie -- et pourtant il me semble que sur ce point aussi Heidegger a été plus influencé par Bultmann (cf. Histoire et eschatologie) que le contraire...
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeVen 11 Aoû 2023, 09:34

Le dernier dieu de Heidegger
Philippe Verstraten

Prendre soin du divin veut dire se soucier autant de la fuite que de la venue des dieux. L’arrêt sur terre, la venue, n’est pas donné comme pour le monde grec homérique – où physis et arrêt des dieux sont le même. L’humain métaphysique, de la détresse planétaire, crée l’écart, le vide d’Être tel que la pensée doit se disposer autant à endurer la possibilité de la fuite au loin que de la venue du divin et subir, porter d’abord l’impossibilité de trancher entre ces deux possibles. C’est le doute de fond, non sur l’athéisme ou la croyance en l’existence d’un dieu, mais sur la possibilité que nous, « les tard venus » ayons encore un grand destin. Il fait partie de ce destin, non immédiat, d’endurer l’indécidabilité du divin. Vu la déchéance de l’actualité, c’est déjà une tâche endurante de se disposer au sens du divin. Mais c’est une condition générique de la figure de l’humain de l’autre commencement, l’exister : il est transi de finitude, d’ouverture à l’immaîtrisable et d’être non-posé par lui. C’est pourquoi Heidegger fait allusion à la mort. Celle-ci est l’ouverture au non-présent radical, le possible ineffectuable et l’altérité néantisante, où le décès est à tout instant possible sans repère d’imminence ou d’éloignement. Ainsi les dieux : non-présents demeurant dans leur possible, à venir comme la précursion vers la mort, projetés dans leur propre unicité, singularité et étrangeté (non familiarité), et demeurant dans leur indécidabilité. Mais la venue du décès est certaine, celle des dieux ressortit d’abord à l’indécidabilité. Il leur faut un exister disposé à sonder l’indécidabilité de l’avenir et à renoncer au présent immédiat assuré comme à la présence permanente : pas de dieu dans le présent de l’actualité ni dans l’éternel immuable. Il faut l’ouverture à l’autre temporalité pour y accéder : le site indécidable de l’extrême éloigné se refusant ou d’une venue s’approchant, donc le jeu du proche et du lointain dans la non-présence actuelle. Pour Heidegger, éternité ne signifie plus présence permanente mais : l’être ayant été, s’étant retiré, pouvant mûrir et être transmuté dans ce retrait, et revenir autrement. Donc ce qui, grâce à cette surpuissance de l’être ayant été, peut se dérober au passé : aller au-delà du rapport passé-présent-futur dans une histoire-destinée échappant aux changements des théismes, de l’histoire factuelle et de l’histoire de la métaphysique (les diverses figures de l’Étantité). C’est « après tout cela » que le penseur au-delà de ces changements peut encore recueillir ou accueillir la dernière situation du rapport au divin.

Supposons cette objection : on laisserait justement le divin dans l’enclos du passé, dans les monuments passés qui lui sont consacrés. Heidegger dirait : il s’agira d’un vouloir qui ne veut plus rien de grand. Être grand, qui inclut « vouloir avoir un plus grand que soi », implique de relever le défi de la capacité de déifier dans l’avenir (comme Nietzsche à sa manière dit que nous ne serions plus assez riches en créativité pour avoir un dieu). Mais bien sûr la réflexion est tautologique : l’Être au sens de Heidegger implique le rapport au divin et l’inscrit dans la temporalité qui, tournée vers l’avenir comme l’endurance de la mort et reprenant autrement l’être ayant été grec, convient au retrait et la venue possible des dieux. D’où la phrase disant : nous qu’il faut aux dieux, foudroyés (écrasés) par cette élévation (exhaussement). Heidegger attend d’un exister authentique qu’il soit capable d’endurer la pesanteur d’un avenir grand et non assuré, ne perdant aucun possible par rapport à l’héritage, donc ne perdant pas la possibilité à venir du divin. La phrase indique que le rapport maintenu au dieu comme à venir est une élévation, un exhaussement de nous-mêmes au sens d’un destin non assuré mais riche d’une élévation divine. Il dit ailleurs que le dieu est plus puissant et que nous sommes plus riche ou fécond en possibilités (à savoir accueillir l’Être et le divin, fonder la vérité dans l’étant sous des figures multiples et endurer le vide, l’écart abyssal de la chute dans le monde dévasté). Le dieu ignore le néant et de la mort et du vide d’être qu’il nous faut endurer. Mais il n’est pas transcendant au sens où il adviendrait en un au-delà du monde de l’étant à configurer sur terre par nos soins. C’est ici même, dans le lieu et le temps de l’historicité de la terre et du monde, à même l’étant en usage, l’œuvre et la parole, donc l’entre-deux du dieu et des mortels, que se prépare le site où se décidera la fuite ou la venue du dernier dieu.

https://www.cairn.info/revue-poesie-2014-1-page-74.htm
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeVen 11 Aoû 2023, 13:53

Merci de cet apport très riche. C'est dommage que cet article ne donne pas de références, car même si Heidegger "radote" beaucoup, sa pensée, comme celle de n'importe quel penseur, n'est pas monolithique, elle varie d'un texte à l'autre et d'un moment à l'autre de chaque texte, de sorte qu'aucun "résumé" ou "synthèse" ne peut rendre compte d'une écriture qui ne s'offre qu'à la lecture et à la relecture, longues, patientes...

Indépendamment du choix "a-thée" de l'auteur, il me semble que celui-ci se trompe profondément sur l'interprétation de Heidegger (ce qui revient seulement à dire que je ne le comprends pas comme lui) au moins sur un point, la lecture du "divin" (pluriel, singulier, passé, présent, futur, "dernier") comme "projet" ou "projection" -- sous-entendu: projeté par l'homme, le sujet, la conscience, l'individu, la collectivité, la culture, la tradition. Toute la pensée de Heidegger, surtout dans la perspective de "l'autre commencement", s'oppose à cette idée commune (au moins depuis les "Lumières", exemplairement Voltaire) de l'"histoire" où l'homme "ferait" ses dieux (à son image), idée par laquelle l'athéisme n'est plus qu'une conséquence logique de la critique monothéiste de l'idolâtrie (les dieux fabriqués, imaginés, fantasmés, projetés, d'abord opposés à un "Dieu" supposé tout autre mais contre qui la critique se retourne fatalement, comme contre la plus grande "idole"). Si projection il y a, c'est celle de l'"être" même qui se retire (y compris graphiquement, comme on l'a vu: d'orthographe archaïque, Seyn ou Estre, en rature de toute sorte, pour souligner qu'il ne s'agit surtout pas d'un étant, de quelque chose ou de quelqu'un, négation évidemment suspecte à son tour de dénégation); à quoi "l'homme" n'accède (s'il y accède) que par l'"éclaircie" (Lichtung) du Da-sein, laquelle ne décide de rien mais ouvre précisément l'indécidabilité du divin -- qu'on refermerait, ou dont on sortirait aussitôt en disant "oui" ou "non" au dieu (peut-être) à venir, en se déclarant d'avance à son égard athée ou croyant... L'"eschatologie" formelle de Heidegger depuis les Beiträge est, en un sens, théo-logique et mytho-logique (dans la veine poétique de Hölderlin), mais ce n'est pas un futur assuré et programmé comme un scénario eschatologique, c'est un à-venir-ou-non, un peut-être qui ne dépend pas de "nous", même s'il ne se joue pas sans "nous".

Heidegger me semble en définitive plus critiquable par la "tonalité" (Stimmung, Bestimmung, etc.), "religieuse" ou "mystique", de son discours sur "l'être" (etc.), que là où il parle de "dieu(x)" ou de "divin". Parce que là même où il souligne que "l'être" n'est pas un "dieu" il tend à en parler comme d'un "dieu", sur le ton de la louange (doxologie) et de l'adoration. Or "l'être" ce n'est ni "bon" ni "mauvais", et si ça paraît "merveilleux" c'est tout aussi "terrible", comme l'étaient d'ailleurs les "dieux". La "religion" antique, israélite et juive comprise, c'était d'abord la crainte du ou des dieux redoutables, qu'on "louait" surtout par flatterie intéressée; ce n'est qu'une partie du judaïsme du Second Temple et le christianisme, dans la veine du dualisme perse et du platonisme grec (entre autres), qui ont fini par prendre à la lettre le langage traditionnel de la louange au point d'identifier "Dieu" au "Bien" et d'en exclure tout "mal". Je suis frappé par la différence de tonalité en relisant quelques textes de Levinas avec Derrida (cf. ici 9.8.2023): Levinas, je le rappelle, s'est beaucoup inspiré de Heidegger, il a été parmi les premiers à le faire connaître en français, et il a construit une philosophie radicalement opposée à la sienne (pour faire vite, "l'autre" à la place de "l'être", éthique contre ontologie, ce qui peut se caricaturer aujourd'hui en gentil-philosophe-juif-archi-humaniste contre méchant-philosophe-nazi-anti-humaniste); or Levinas souligne bien mieux le caractère terrible de sa pensée: être d'avance requis et ordonné à l'autre, comme hôte obligé et otage, en-deçà de toute liberté et de toute décision, il n'y a pas lieu a priori de s'en réjouir. Et d'être assigné à "l'être" pas davantage, à moins de prendre "l'être" pour le "bon Dieu".

Je suis sensible aussi à l'idée des dieux passés ou morts, elle me rappelle Nietzsche dans Zarathoustra (fin de la troisième partie, "Les Sept sceaux", 2) -- et tant d'églises en ruine d'Irlande ou d'ailleurs:

Citation :
Wenn mein Zorn je Gräber brach, Grenzsteine rückte und alte Tafeln zerbrochen in steile Tiefen rollte:
Wenn mein Hohn je vermoderte Worte zerblies, und ich wie ein Besen kam den Kreuzspinnen und als Fegewind alten verdumpften Grabkammern:
Wenn ich je frohlockend sass, wo alte Götter begraben liegen, weltsegnend, weltliebend neben den Denkmalen alter Welt-Verleumder:—
—denn selbst Kirchen und Gottes-Gräber liebe ich, wenn der Himmel erst reinen Auges durch ihre zerbrochenen Decken blickt; gern sitze ich gleich Gras und rothem Mohne auf zerbrochnen Kirchen—
Oh wie sollte ich nicht nach der Ewigkeit brünstig sein und nach dem hochzeitlichen Ring der Ringe,—dem Ring de Wiederkunft!
Nie noch fand ich das Weib, von dem ich Kinder mochte, sei denn dieses Weib, das ich lieb: denn ich liebe dich, oh Ewigkeit!
Denn ich liebe dich, oh Ewigkeit!


Si jamais ma colère a violé des tombes, reculé des bornes frontières et jeté de vieilles tables brisées dans des profondeurs à pic :
Si jamais ma moquerie a éparpillé des paroles décrépites, si je suis venu comme un balai pour les araignées, et comme un vent purificateur pour les cavernes mortuaires, vieilles et moisies :
Si je me suis jamais assis plein d’allégresse, à l’endroit où sont enterrés des dieux anciens, bénissant et aimant le monde, à côté des monuments d’anciens calomniateurs du monde : –
– car j’aimerai même les églises et les tombeaux des dieux, quand le ciel regardera d’un œil clair à travers leurs voûtes brisées ; j’aime à être assis sur les églises détruites, semblable à l’herbe et au rouge pavot –
Ô comment ne serais-je pas ardent de l’éternité, ardent du nuptial anneau des anneaux – l’anneau du devenir et du retour ?
Jamais encore je n’ai trouvé la femme de qui je voudrais avoir des enfants, si ce n’est cette femme que j’aime : car je t’aime, ô éternité !
Car je t’aime, ô Éternité !

Ou Apollinaire:
Citation :
Beaucoup de ces dieux ont péri
C'est sur eux que pleurent les saules
Le grand Pan l'amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris
...

Ou Brassens...

Mais avec les dieux comme avec l'être ou l'autre on n'en a peut-être jamais fini, et tant qu'il y a du temps il paraît difficile de leur refuser l'à-venir, fût-ce comme possibilité de l'impossible.

C'était d'ailleurs la grande idée de Hölderlin, compagnon d'étude de Hegel et Schelling, qui pleurait les dieux anciens pendant que ses amis philosophaient pour la "modernité". Reconnaissant d'ailleurs en Jésus-Christ le "dernier" de ces dieux-là, "dernier" au sens du passé qu'il se reprochait parfois de trop aimer au dépens des autres, et souffrant l'absence de tous sans faire l'impasse sur un retour ou plutôt une venue, autre et toujours la même (cf. p. ex. Brod und Wein).

---

Quant à l'aspect "politique" ou même "éthique" de la chose, il me paraît assez remarquable que ce ne soit pas la "pensée", philosophique ou religieuse, qui en décide. On ne peut pas déduire les choix politiques et moraux d'un penseur de sa pensée, ni le contraire; on ne peut pas dire non plus que ça n'ait rien à voir, chaque penseur trouvant dans sa pensée de bonnes raisons de faire les choix qu'il fait. Tout ce qui est porté à l'absolu (Dieu, l'être, l'autre, la volonté, l'un, le bien, etc.) dans un sens décide de tout et dans un autre ne décide de rien. Du côté de la théologie monothéiste, cela mettrait dans un abîme infini la question d'une "volonté de Dieu" -- il ne suffit pas de la nier pour s'en débarrasser.
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeSam 12 Aoû 2023, 11:18

Heidegger et le Dieu des poètes
Morand Kleiber

1« Le sacré ou le Dieu des poètes, non le Dieu des philosophes et des croyants », ainsi pourrait-on caractériser la position de Heidegger vis-à-vis de la question de Dieu, en paraphrasant l’invocation de Pascal : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». Mais alors que pour Pascal, seul le Dieu des croyants est le vrai Dieu, celui des philosophes et des savants demeurant contestable et celui des poètes faux : « Les Grecs et les Latins ont fait régner les fausses déités ; les poètes ont fait cent diverses théologies ».1, pour Heidegger c’est au contraire le poète seul qui parle du divin de façon authentique, le Dieu des croyants comme celui des philosophes, entre lesquels il ne fait aucune différence, n’échappant pas à la critique athée. Que signifie ce rejet du Dieu religieux, théologique, métaphysique, moral, au profit d’un Dieu « esthétique » ? « Celui qui par son origine a fait l’expérience de la théologie, aussi bien celle de la foi chrétienne que celle de la philosophie, préfère aujourd’hui faire le silence sur Dieu dans le domaine de la pensée ». Comment se justifie ce retour à la poétique ? « A l’origine θέoλoγoς, θέoλoγια désignait le discours poétique mythique sur les dieux, sans référence au dogme d’une foi et à la doctrine d’une Eglise ».

https://books.openedition.org/pusl/7179?lang=fr
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeSam 12 Aoû 2023, 14:46

Excellente étude, déjà ancienne aussi (1985), mais non moins précieuse pour autant: les textes cités et commentés ici, publiés du vivant de Heidegger ou peu après sa mort, sont en bonne partie postérieurs à ceux qui ont été publiés et surtout traduits plus tard -- je viens de lire des pages des années 1938-40 et je retrouve ici des passages bien plus tardifs (ou plus récents), mais que j'ai lus il y a plus longtemps et partiellement oubliés (du coup je me suis précipité à la bibliothèque voisine pour y récupérer, avant une longue fermeture, le seul livre de Heidegger que je savais y être, une traduction des Holzwege, "Chemins qui ne mènent nulle part", que j'ai lue plusieurs fois mais dont je voudrais bien relire certains passages). Le temps de l'écriture n'est pas celui de la publication ni celui de la traduction, sans parler de celui des lectures et relectures de chacun, cela fait beaucoup de parcours possibles parmi lesquels celui de "l'auteur" perd un peu de son importance -- dès lors qu'il s'agit de penser, comme Heidegger ne cesse de le recommander, ce qui est à penser plutôt que d'apprendre et de connaître "scientifiquement" une "histoire de la philosophie".

A ce propos, d'ailleurs, je nuancerais ce qui est dit ici sur le "savoir" -- car si Heidegger critique constamment un certain type de "savoir" ou de "connaissance", "scientifique" (le rapport est plus clair en allemand, wissen / Wissenschaft; nous, nous devons repasser par le latin scientia), il ne faut pas oublier que pour lui le rapport à "l'être" (etc.) est aussi de l'ordre du "savoir". L'"être" de n'importe quel "étant", c'est d'emblée ce qui s'impose au "savoir" en-deçà de toute pensée, même si la pensée s'en détourne, l'évacue, le noie ou l'ensevelit en le saucissonnant en "essence" et en "existence", "quiddité" et "quoddité" (ce que c'est, le fait que c'est), "puissance" et "acte", "cause" et "effet", "sujet" et "objet", "noumène" et "phénomène", etc. Mais si et dans la mesure où on retrouve une pensée de l'"être" c'est toujours par une sorte de "savoir" -- ce qui la différencie peut-être du rapport à un "dieu" ou à un "autre"...

J'ai aussi repensé à la prière en lisant ce texte: certes on ne peut pas prier "l'être" comme un "dieu" (mais pas davantage le "Dieu des philosophes"), mais il n'est pas sûr non plus qu'on prie un "dieu" comme on parle à un "autre"... et là on retrouverait peut-être la "poésie", fût-ce dans la moindre prière spontanée ou récitée.

Concernant la "projection" dont je parlais précédemment en réaction au texte de Verstappen, on peut noter ici le deuxième paragraphe et sa référence à Feuerbach: l'idée de "projet" ou de "projection" s'est tellement banalisée (sous de multiples influences "techniques", du cinéma entre autres) qu'on ne songe plus guère à toute la complexité métaphysique qu'elle implique.

[Accessoirement, j'ai ajouté un petit paragraphe, sur l'aspect "politique" de la question, à la fin de mon post précédent qui était déjà très long, pendant que tu postais le tien...]
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeLun 14 Aoû 2023, 14:03

HEIDEGGER ET LE « DIEU À VENIR » : S’IL Y A ÊTRE, POURQUOI DIEU ? 

La pensée heideggérienne du dieu cherche en avançant prudemment, à tâtons. Au lieu de s’aventurer dans des définitions hasardeuses, elle préfère affirmer haut et fort non pas qui est le dieu qu’elle évoque, mais au contraire qui il n’est pas : le Dieu créateur du christianisme et le dieu causa sui de la métaphysique. Le « dieu à venir » n’est ni absolu – il dépend de l’être –, ni transcendant au sens théologique – il se manifeste dans l’horizontalité propre à l’Ereignis –, ni éternel – il vient en passant furtivement –, ni infini – il s’enracine dans la finitude propre à l’être –, ni immuable – il est tantôt pluriel, tantôt singulier. Ce n’est pas un dieu qui se révèle, mais qui révèle quelque chose d’extérieur à lui qui doit être révélé, l’être.

Finalement, ce qu’on peut dire du dieu nous vient de l’être, et ce qu’on peut identifier de lui se résume à son ''à venir''. Il se déploie sur le mode de l’ ''à venir'', comme l’être se déploie sur le mode de l’ « être-au-monde ». Il est le « dieu-à-venir » dans une période intermédiaire entre le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore » de sa présence, après la mort des dieux d’autrefois, mais avant le retour de celui qui vient. Ce « dieu inconnu » demeure ''venant'' sur le mode d’une présence-absence qui le révèle comme insaisissable.

https://www.revue-klesis.org/pdf/6._Sylvaine.pdf

J'avoue ne pas avoir tout compris  Shocked, c'est complexe et profond.
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MessageSujet: Re: "Dieu" et "l'être"   "Dieu" et "l'être" - Page 2 Icon_minitimeLun 14 Aoû 2023, 16:21

Merci encore pour ce très bon article -- qui synthétise au mieux, peut-être trop bien, la pensée du später Heidegger, Heidegger "tardif" si l'on veut, à partir des Beiträge (1936-40, mais publiés en 1989 en allemand, traduits en français [?] en 2013...) dont on a déjà beaucoup parlé depuis le début de ce fil.

Je te concède que c'est difficile, je ne l'apprécie moi-même que sur le fond des lectures que j'ai faites ces dernières années, je n'y aurais sans doute pas compris grand-chose auparavant et je ne suis toujours pas sûr de tout comprendre... Chaque auteur "philosophique", Heidegger plus que d'autres, requiert un temps d'adaptation à sa pensée, à sa terminologie et à son style, qui est surtout un temps de lecture de ses textes (non de résumés ni de synthèses), qu'en l'espèce le passage par les traductions françaises complique encore beaucoup; lecture d'abord tâtonnante, et puis on s'habitue.

Mais, comme j'ai tâché aussi de le montrer depuis le début de ce fil, la difficulté n'est pas dans ce qui est à penser, qui est au contraire l'archi-simple, Heidegger lui-même ne cesse de le répéter: ce qu'on désigne sous le nom ou le verbe d'"être", c'est une évidence trop simple pour le langage philosophique et sans doute pour le langage ordinaire -- car au fond ce qui s'en détourne, ce n'est pas seulement la philosophie depuis Platon et Aristote mais bel et bien le langage et la représentation en général. Comme l'a souvent et finement montré Borges, une langue qui ne trahirait pas l'être, qui dirait tout événement dans sa vérité singulière, irréductible à aucun(e) autre, ce serait une langue sans nom commun, sans pronom, sans verbe, sans adjectif, sans adverbe, sans négation ni comparaison; autrement dit ce ne serait plus du tout une langue, ça ne pourrait plus "fonctionner" comme une langue (en quoi la "langue" et la "technique" restent indissociables)... La "poésie" comme la "philosophie" n'étant peut-être, au mieux, que des efforts plus ou moins réussis mais toujours finalement ratés (échec, échouage) de "conversion" du langage ou de la langue, de la représentation et de la pensée à ce dont ils se sont toujours déjà détournés, et dont ils se détournent essentiellement, nécessairement, constitutivement, structurellement, fonctionnellement.

Sur ce dont nous parlions tout récemment à propos du "dernier dieu" comme "dieu qui vient", "le plus venant du venant" d'après Geschichte des Seyns (GA 69, qui vient tout juste d'être traduit en français), on notera dans cet article la fin de la p. 100 et la suivante. Le mot d'"eschatologie" est d'ailleurs assumé par Heidegger, cf. page 93 note 14, GA 5 = Holzwege, écrit plus tard mais publié plus tôt, dans "La parole d'Anaximandre" (cf. ici, premier post), texte de 1946 -- puisque j'ai récupéré la traduction (de Brokmeier) la voici  (Gallimard, 1962, p. 394):

Citation :
Le recueil en ce dis-cès [Abschied] comme rassemblement (logos) de l'extrême (eschaton) de son essence jusqu'alors de mise est l'eschatologie de l'être. L'être même, en tant que destinal [geschickliches], est en lui-même eschatologique.
Dans l'expression eschatologie de l'être, nous ne comprenons pas le mot d'eschatologie comme titre d'une discipline  théologique ou philosophique. Nous pensons l'eschatologie de l'être au sens correspondant à celui dans lequel il faut penser, pour répondre à l'histoire de l'être, la Phénoménologie de l'Esprit [de Hegel]. Celle-ci constitue une phase dans l'eschatologie de l'être, dans la mesure où, en tant que subjectité absolue de la volonté inconditionnée de volonté, l'être se rassemble en l'adieu de son essence jusqu'alors de mise, essence marquée par la frappe de la Métaphysique.
Si nous pensons à partir de l'eschatologie de l'être, il nous  faut un jour attendre le jadis de l'aurore dans le futur de l'à-venir, et apprendre dès maintenant à méditer le jadis à partir de là.

Je note seulement que si le "dernier dieu" (des textes de 1936 et au-delà) est "eschatologique" (comme son nom l'indique), l'"eschatologie" peut aussi bien se passer de "dieu" (ainsi dans ce texte de 1946).

---

Une fois de plus, on retrouverait quelque chose de très similaire dans la tradition "biblique", avec le passage du "je suis/serai ce(lui) que je suis/serai" de l'Exode à "l'étant, l'était, le venant" de l'Apocalypse (le Christ comme "venant" = "celui qui vient", sur le modèle d'Elie, de Moïse, de David, de Melchisédeq ou de qui on voudra, n'étant que l'aspect "à-venir" et "dernier" du "dieu" qui est aussi bien lui-même "celui qui vient", tel Yahvé dans les psaumes). Le changement de verbe (d'"être" à "venir", d'un "verbe d'état" à un "verbe d'action" selon notre taxonomie grammaticale) est d'ailleurs évité, je crois, dans les variantes talmudiques de la formule (celui qui est, qui était et sera).

On retrouve aussi par là la question constante de la "temporalité", que nous avons évoquée depuis le début: le titre d'"Ëtre et temps", Sein und Zeit (1927) était aussi son projet, son programme, et son échec ou son échouage assuré: on ne peut pas penser l'"être" sans le "temps", et inversement; non seulement on ne doit plus les opposer mais on ne peut même plus les distinguer, sinon comme des "aspects" du même qui est d'ailleurs aussi bien et du même coup espace, puissance et acte, forme et matière, chose et événement. N'empêche qu'on pense toujours l'"être" à partir d'une certaine négation du "temps" qui se traduit en immobilité, immuabilité, immutabilité, etc. (exemplairement Parménide et l'image de la sphère), quand même on le pense "dans" le temps (c.-à-d. en pensant le temps comme un espace): ce qui ne change pas dans ce qui change (tout le temps). Paradoxalement, c'est par là que l'"être" immuable s'est avéré infiniment variable, puisqu'il a pu être traduit et trahi en toute sorte de concepts censés représenter "ce qui ne change pas dans ce qui change": logos comme relation constante entre des choses variables, "idée" ou "forme" unique indépendamment du nombre et de la qualité des copies ou ombres, substance permanente sous ses "accidents", etc.
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