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 paresse et désespoir

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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Sep 2017, 11:45

Ce que M. Klimov nous présente, dans ces trois ouvrages publiés presque coup sur coup, c'est une nouvelle version assez singulière de l'Homme en trop, de l'homme qui est, comme l'affirme le titre de l'un de ses ouvrages, « inutile ». Oblomov se caractérisait par un refus total de tout geste, de toute action pouvant mener à un résultat concret. Seul l'intéressait le monde de la rêverie improductive. Klimov nous propose le même rejet : le monde extérieur, celui qui est soumis au principe de réalité, est le règne de la « quotidienneté », le domaine de l'objectivation. Mais à la différence d'ObIomov — et cette différence est capitale — Klimov propose en contrepartie une descente à l'intérieur de soi, une navigation sur les eaux de la mer intérieure, en somme, une aventure spirituelle. L'homme inutile, écrit-il, c'est celui qui « s'engage dans la nuit, dans la nuit de l'inconnu, plutôt que de s'adapter à une existence placée sous le signe de la quotidienneté. Pour l'homme inutile, exister n'est rien ( . . . ) vivre est tout »

https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1985-v12-n2-philoso1297/203296ar.pdf
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Narkissos

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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 21 Sep 2017, 14:23

Oblomov est en effet la parfaite illustration d'un aspect de ce "sujet" (Bartleby le serait d'un autre) -- outre le roman de Gontcharov, je rappelle aux cinéphiles la magnifique évocation qu'en a faite Mikhalkov (Quelques jours de la vie d'Oblomov, 1980).

Qu'est-ce que la littérature, "l'essence" de la littérature, ce qu'il y a de plus "littéraire" au sens moderne du mot dans cette catégorie moderne de la "littérature", sinon l'expression clandestine de ce qui doit être censuré de tout autre "point de vue" (moral, rationnel, scientifique ou religieux, sapiential ou philosophique, social, politique ou économique) ? Paresse et désespoir, entre autres figures d'une "folie" au sens étymologique (cf. patte folle ou herbes folles), réfractaire à tout usage et à tout emploi, à toute utilité et à toute utilisation (exploitation, embrigadement, édification). Ce qui dans "l'œuvre" se refuse à toute "œuvre", c'est cela même qui ne cesse de travailler, de la travailler et d'y travailler. (Hors de ce "travail du négatif", reste de la "littérature" une pure production artisanale ou industrielle de texte et de papier qui ne vaut que son aléatoire valeur marchande et appelle irrésistiblement l'analogie fécale d'Artaud: de la merde.)

A cet égard, les concepts d'auteur et d'authenticité, de copyright et de plagiat deviennent philosophiquement risibles: "l'éternel exemple du père de famille, volant l'éternel morceau de pain chez l'éternel boulanger", c'est de qui ? De Flaubert pour la forme, si l'on veut, mais au fond, tous les voleurs et tous les boulangers pourraient réclamer là, et à plus juste titre, un "droit d'auteur"...
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 10 Oct 2017, 00:25

Le Prozac permet-il d’être prosaïque ? Les Toujours Joyeux (TJ) peuvent-ils en témoigner ?

Peut-on en finir avec la conscience comme avec les sectes ?

J'ai envie de dire ça dépend, et pas forcément aux dépens d'autrui, ni des truies, ni des détritus.

"Tu es (tuer ?) ?"

"Non je suis."

"Tu suis qui ? Il y a toujours une limitation à l'imitation."

"En effet, l'impossibilité assagit."

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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 30 Jan 2024, 11:06

L'ennui

Le gris de l’existence

« Impression de vide, de lassitude causée par le désœuvrement, par une occupation monotone ou dépourvue d’intérêt. » Pour le Petit Robert, l’ennui est une impression, et non un affect comme on le croit le plus souvent. Son origine pourrait être aussi bien objective – lorsque nous nous trouvons désœuvrés parce que nous sommes coincés dans une situation non choisie –, que subjective, – lorsqu’une occupation devient soudain monotone ou fastidieuse à nos yeux. L’ennui est donc au moins double, avec ou sans objet, à l’intérieur ou à l’extérieur de nous ; et le Petit Robert n’évoque l’expérience d’un temps qui ne passerait plus qu’à travers les effets physiques qui l’accompagnent, lassitude ou fatigue. Cette duplicité est lourde de sens, puisqu’elle met en évidence le doute fondamental qui pèse sur toute caractérisation de l’ennui : est-il l’un des marqueurs de notre condition, ou bien un accident de l’existence, lorsque celle-ci se heurte à l’objectivement ennuyeux ?

A cela il faut ajouter ce qu’une définition ne saurait exprimer : s’il n’est qu’une impression, c’est parce « je m’ennuie » n’est pas une proposition comme les autres. Sa formulation a pour effet de réorganiser l’économie subjective, de chasser l’ennui en le retournant contre celui qui l’éprouve. De malaise confus, de mélancolie vague, l’ennui devient tristesse, spleen, sentiment d’impuissance, de rage. Je ne dis « je m’ennuie », fut-ce silencieusement, que lorsque j’ai abandonné tout espoir de faire passer le temps, lorsque l’intuition me vient que quelque chose en moi est justement ce qui le fige et le retient. Alors l’agacement que je percevais jusque là imperceptiblement, le ressentiment que j’éprouvais vis-à-vis de ce qui me faisait attendre ou de ce dont je voulais m’échapper, devient un sentiment d’insuffisance, une impatience qui affecte ce que je croyais avoir de plus singulier.

L’étymologie indique d’ailleurs cette proximité de l’ennui et du reproche contre soi, puisqu’il dérive du latin inodium, « haine ». Est mihi in odio, que l’on traduit par « cela m’ennuie », signifie littéralement « c’est un objet de haine pour moi ». « Je m’ennuie » n’est pas très loin de « Je me nuis ». La même racine a d’ailleurs donné les « ennuis » qui viennent contrarier l’existence, en même temps qu’ils la protègent sans doute de l’ennui.

La deuxième difficulté inhérente à toute réflexion sur l’ennui tient à sa précarité : il fait partie de ces réalités fragiles qui ne résistent pas à leur désignation. Dès lors que je le dis, dès lors même que je m’aperçois en train de l’éprouver, je l’ai désamorcé. Non que ce passage soit une délivrance, puisque c’est à ce moment que le moi devient véritablement à charge, mais l’ennui proprement dit s’est volatilisé. Comment donc se saisir d’une expérience que l’on ne peut nommer, comment explorer l’ennui sans le dénaturer ? Heidegger, qui a produit l’une des rares théories de l’ennui – et peut être la plus belle –, propose de l’aborder par où nous le fuyons. Puisqu’il disparaît dès lors qu’il est identifié, il nous faut approcher l’ennui à rebours de nos tentatives de le dissiper : la meilleure manière d’appréhender l’ennui, c’est le passe-temps.

En faisant cela, Heidegger place le temps au centre de sa réflexion sur l’ennui : je ne m’ennuie pas à cause d’une chose ou de quelqu’un qui serait ennuyeux ; je ne m’ennuie pas parce que j’attends, l’attente peut même être un moment que je voudrais retenir ; je ne m’ennuie pas parce que je n’ai rien à faire ou parce que l’une ou l’autre des activités que j’ai choisies ou que je subis a duré trop longtemps. Je m’ennuie lorsque je ressens le décalage, inévitable et douloureux, entre ce que je voudrais faire de mon temps, de mon existence, et la fadeur délibérée de mon quotidien. Si l’ennui était une maladie, son étiologie serait du côté de l’idéal.

D’ailleurs, l’éprouvé de l’ennui s’apparente à un symptôme : le déséquilibre psychique dont il se soutient est de type mélancolique ; ses manifestations somatiques sont anxieuses. Le monde du mélancolique lui renvoie le manque de l’objet aimé, il est appauvri par cette perte insurmontable. Celui de l’angoissé est surdéterminé par le danger qu’il perçoit en chaque chose, il est insupportable tant il est menaçant. Le monde de l’ennuyé semble s’être retiré dans un brouillard d’indifférence, il est sans relief et sans promesse.

L’ennui n’est ni une impression, ni un sentiment. Il est le gris de l’existence, la tonalité rare des moments où elle vacille – et se reprend parfois ; le moment d’impuissance sans lequel il n’y aurait pas, peut-être, de création. S’il est le fardeau de notre finitude, c’est parce qu’il est l’envers de notre obstination, d’un idéal que rien n’endort vraiment. Le plus noir des ennuis met à nu le lieu de nos possibles, le nœud de nos aspirations ; écart douloureux à nous-mêmes, désespoir de le combler jamais, il est comme la jouissance vue des rives du plaisir, notre chance de l’atteindre.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-2-page-231.htm
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Narkissos

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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 30 Jan 2024, 12:25

Très joli texte polyphonique -- où l'on retrouvera aussi Oblomov et Bartleby, dont on avait parlé dans l'échange précédent, il y a déjà plus de six ans... En le lisant j'ai pensé, au hasard, à L'affaire est dans le sac, des frères Prévert, histoire rocambolesque de l'enlèvement accidentel d'un patron qui s'ennuie ("Je m'ennuie !" -- "Monsieur s'ennuie"). Au Simón del desierto de Buñuel où, après les tentations de type saint Antoine avec Silvia Pinal dans le rôle du diable, l'ultime épreuve -- "de celle-là tu ne pourras pas t'échapper !" lui dit-elle -- c'est l'ennui dans une boîte de nuit... Et, bien sûr, au Baudelaire qui a quand même eu le temps de marquer mon adolescence (p. ex. ceci qui conclut Les fleurs du mal), bien avant de rencontrer Cioran chez qui l'ennui se dépouille même de son lyrisme. J'ai revu hier Raphaël ou le débauché, de l'excellent Michel Deville, où Maurice Ronet incarne à merveille l'ennui du libertin désabusé (il en incarnait déjà un autre dans Le feu follet de Louis Malle, d'après Drieu la Rochelle: variations sur un suicide)...

Il est vrai que chez Heidegger l'ennui a fini par se substituer (c'est autant un symptôme qu'une évolution de la pensée) à pas mal de concepts au départ décisifs, comme "l'angoisse" ou le "désespoir" (kierkegaardiens, mais il y a déjà chez Kierkegaard une forte conscience de l'ennui bourgeois et dandy correspondant à sa situation), ou encore le "souci" (Sorge). Comme une tonalité encore plus profonde, basse continue, abyssale et océanique, de l'"existence"...


Dernière édition par Narkissos le Mar 30 Jan 2024, 12:36, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 30 Jan 2024, 12:31

Dans de pratiquement toutes les sociétés, la paresse est considérée comme un défaut. Le paresseux ne s'attire que du mépris de la part de gens toujours pressés. Et c'est peut-être cela qui mérite d'être considéré sous un autre angle. La paresse est-elle une envie de ne rien faire ou bien de s'activer d'une manière différente.

Je m'explique. De nos jours des parents s'imposent et imposent à leur (s) enfant (s) un rythme de vie ne laissant peu de place à l'ennui. Après le temps quotidien de l'école viennent les activités parascolaires : club de foot, de rugby, de danse etc... A aucun moment on ne laisse l'enfant seul dans un instant calme paisible sans activités particulières. Peut-être l'ennui viendra-t-il de ce temps inactif, voire de paresse, mais peut-être surgira-t-il de cet apaisement un sentiment de paix et l'enfant pourra explorer de nouvelles possibilités de jeux, de réflexions.
Il en de même pour les parents qui pourront mieux se préparer pour accompagner leur (s) enfant (s) dans cette recherche de paix, de silence pour mieux appréhender la vie dans son ensemble.

Mais ce ne sont pas seulement les enfants et les parents qui peuvent ou doivent s'accorder ces temps de paresse. D'ailleurs s'agit-il bien de paresse. N'est-ce pas plutôt une autre manière d'envisager le quotidien souvent agité qui ne permet pas de se poser les questions qui viendraient plus facilement à celle/celui prenant le temps de jeter un regard parfois médusé autour de soi en se demandant : où va donc le monde?
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 30 Jan 2024, 12:49

C'est peut-être encore une façon d'éviter le fond sans fond de l'ennui, de la paresse, ou du désespoir, que de les cadrer dans l'espace et dans le temps et de les subordonner à une finalité ou une utilité: temps limité, parenthèse, interruption, sabbat, vacance(s), retraite, recueillement, méditation (orientale ou autre), pénitence, pour recommencer comme avant, fût-ce autrement ou mieux...
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 15 Oct 2024, 14:12

Contextualités des lectures théologiques sur la paresse
Marc Dumas


8 Nous remarquons que la paresse ne figure pas explicitement sur cette liste. C’est plutôt le démon de l’acédie qui s’y trouve et qui s’approche le plus de notre thème de la paresse. Au chapitre 12 de son Traité pratique, Évagre écrit :

Le démon de l’acédie, qui est appelé aussi « démon du midi », est le plus pesant de tous ; il attaque le moine vers la quatrième heure et assiège son âme jusqu’à la huitième heure. D’abord il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures. Ensuite, il le force à avoir les yeux continuellement fixés sur les fenêtres, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure, et à regarder de-ci, de-là si quelqu’un des frères… En outre, il lui inspire de l’aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie même, pour le travail manuel, et, de plus, l’idée que la charité a disparu chez les frères, qu’il n’y a personne pour le consoler. Et s’il se trouve quelqu’un qui, dans ces jours-là, ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion. Il l’amène alors à désirer d’autres lieux, où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin, et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage ; il ajoute que plaire au Seigneur n’est pas une affaire de lieu : partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée. Il joint à cela le souvenir de ses proches et de son existence d’autrefois, il lui représente combien est longue la durée de la vie, mettant devant ses yeux les fatigues de l’ascèse ; et, comme on dit, il dresse toutes ses batteries pour que le moine abandonne sa cellule et fuie le stade. Ce démon n’est suivi immédiatement d’aucun autre : un état paisible et une joie ineffable lui succèdent dans l’âme après la lutte[12].

9 C’est donc le malaise de la torpeur spirituelle qui assaille lors des chaleurs brûlantes du midi, là où même la nature semble tomber en caumare, en cauma, en « chômage » et semble ne rien faire. Cette torpeur spirituelle sort le moine de son focus ou de son objectif d’union à Dieu. Chaque craquement devient prétexte pour le sortir de son ascèse, pour quitter l’état de calme de sa cellule et pour tout remettre en question. Est-il abandonné des frères ? À quoi bon être ici et mener cette vie ? Tout ce qu’il fait et même sa cellule deviennent répugnants. Il désire être ailleurs, faire moins d’effort et vivre plus confortablement. Ne devrait-il pas retourner auprès des siens dans le monde ?

10 L’acédie est une maladie spirituelle grave parce qu’elle remet radicalement en question la raison d’être de la vie monastique au désert ; elle fait du moine un « déserteur ». Il abandonne l’hésychia, son projet d’impassibilité (apatheia), chemin vers l’agapè, c’est-à-dire de connaissance (gnostikè) et de béatitude de Dieu. À l’acédie s’associe le dégoût de la vie dans ses conditions ascétiques et le désir de rêver la vie autrement ; à l’acédie s’associe un engourdissement (une torpeur) d’être tout entier disponible à Dieu et conséquemment un désir de quitter cette vie dans les toutes petites choses quotidiennes (agitation au moindre signe) tout comme dans les grandes remises en question existentielle (devrais-je quitter définitivement le désert, abandonner la cellule, fuir ce lieu ?).

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2017-v73-n3-ltp03568/1044567ar/
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 15 Oct 2024, 15:07

Cet article (2017) complète utilement ce qui a été (assez ?) dit de l'"acédie" depuis le début de ce fil, lequel en est d'ailleurs à peu près contemporain -- acédie plus ou moins distinguée ou rapprochée de la "paresse" selon les époques, les milieux et les auteurs. Je me disais en lisant Evagre et sa "démonisation" des péchés ou des vices qu'on pourrait en trouver des analogies antérieures, préchrétiennes, par exemple dans les "Testaments des Patriarches" qui personnifient en "esprits" bons et mauvais les vertus et les vices moraux, dans une veine à la fois analogue et différente d'une autre démonologie dont les démons sont des causes de souffrance, "méritée" ou non, plutôt que des "tentateurs" ou des causes de "péché" -- avec ce double effet contradictoire qu'on a souvent constaté: le "démon" qui personnalise et dramatise le "péché" le déresponsabilise également (si c'est lui, c'est pas moi, comme dans la personnification directe du "péché" en Romains 7)...

-- En cherchant avec le peu de moyens qui me reste, je retrouve "desperation", "désespoir", dans une traduction anglaise du Testament de Benjamin, XII, 7, comme deuxième "esprit de Béliar" dans une série de sept, mais je ne sais pas à quel terme grec ça correspond...

C'est évidemment tout autre chose que les descriptions humoristiques, de sagesse pratique et peu "moralisante" (au sens "religieux" ou "sacré" où nous entendons toujours la "morale", même prétendument laïque), du "paresseux" (comme de l'ivrogne par ailleurs, l'un n'empêche pas l'autre) qu'on trouve dans les textes sapientiaux de l'AT (hébreu), notamment dans les Proverbes: à condition bien sûr de ne pas les lire comme "parole de Dieu", ou du moins pas d'un "Dieu moral-sacral" -- la parabole matthéenne (mauvais-méchant et paresseux) "moraliserait" davantage, si sa "morale" potentielle n'était pas renversée par l'ostensible indifférence morale du même évangile (les mauvais et les bons, les justes et les injustes): sur tout ça revoir éventuellement les premiers posts du présent fil (11-12.9.2017), et celui-ci.
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMer 16 Oct 2024, 11:16

Paresse et friponnerie
Par Yves Vargas

3 / Mollesse et habitude

La troisième forme vicieuse de la paresse est celle de la mollesse. La paresse, ce goût innée du moindre effort, trouve son règne dans la société où chacun se trouve dispensé de faire effort à proportion de l’effort commun des autres et des commodités que la vie en société lui offre.

« Livrés à la mollesse (...) ; la fainéantise les rend inquiets. » [27]

« Les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues de leurs pères (...), ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit. » [28]

Cette mollesse est renforcée par l’habitude, l’accoutumance, qui la pérennise :

« Déjà accoutumés à mille commodités qui les forçaient à se tenir ensemble, la dispersion n’était plus si facile que dans les premiers temps. » [29]

« Le peuple déjà accoutumé à la dépendance, au repos, aux commodités de la vie (...) consentit à laisser augmenter sa servitude pour affermir sa tranquillité. » [30]

L’habitude, donc : au siècle de Rousseau l’habitude est un concept central, censé expliquer bien des choses. C’est le concept qui rend compte de l’humanisation de l’homme, de ses facultés de pensée, de ses raisonnements même ; c’est un concept totalement positif, c’est-à-dire causal, producteur d’effets. Ainsi l’habitude n’a pas besoin d’explication, elle est expliquante, on a besoin d’elle pour expliquer. Chez Rousseau, ce n’est pas le cas, l’habitude n’est pas le concept fondamental de la nature humaine, loin d’être expliquant il doit être expliqué, loin d’être causant il est causé [31]. Comment Rousseau rend-il compte de l’habitude ? Eh bien, par la paresse, de sorte que l’habitude explique la persistance de la paresse et la paresse explique l’existence de l’habitude. Si l’homme est un être voué à l’habitude c’est parce que l’habitude lui permet d’agir à moindre effort.

« L’habitude vient de la paresse naturelle à l’homme, et cette paresse augmente en s’y livrant : on fait plus aisément ce qu’on a déjà fait, la route étant frayée devient plus facile à suivre. Ce régime n’est bon qu’aux âmes faibles. » [32]

Les âmes faibles ? Jean-Jacques en est un bel exemple :

« Ce n’est pas sa raison qui l’empêche de l’être [capricieux], c’est sa paresse [...]. Jamais homme ne porta plus pleinement et dès sa jeunesse le joug propre des âmes faibles et des vieillards, celui de l’habitude. C’est par elle qu’il aime à faire encore aujourd’hui ce qu’il fit hier, sans autre motif si ce n’est qu’il le fit hier. La route étant déjà frayée, il a moins de mal à la suivre qu’à l’effort d’une nouvelle direction. Il est incroyable à quel point cette paresse de vouloir le subjugue. » [33]

Tout comme celle de Jean-Jacques, l’âme de l’humanité est faible, et chacun de ses progrès lui apporte des commodités, l’incite à s’y livrer mollement. On voit comment la perfectibilité et la paresse se joignent ici, s’épaulent et se trahissent. Car la perfectibilité donne à l’homme des « machines » [34] dont il s’entoure et qui le dispensent d’efforts continus pour lesquels il a une « haine mortelle » [35], et, en même temps, ce mouvement de perfectionnements commodes, tout porté qu’il est par la paresse fondatrice, débouche sur un système fondé sur le travail. Ainsi la paresse, de naturelle qu’elle était, devient corruption quand elle perdure par-delà les effets qu’elle produit.

« Les hommes sont naturellement paresseux, mais l’ardeur au travail est le premier fruit d’une société bien réglée, et quand un peuple retombe dans la paresse (...), c’est toujours par l’abus de cette même société. » [36]

On le voit, à chaque voyage dans la paresse sociale, nous nous retrouvons au rouet, ramenés à une origine naturelle à la fois fondement et menace.

On aura compris notre intention théorique : examiner ce cercle. Voyons d’abord rapidement quelques effets pathologiques de la paresse.


2 / Le retour de la nature

L’oisiveté, dans ce cas, serait le retour pathologique du passé, et l’oisiveté civile du fripon serait le simulacre de la paresse heureuse du sauvage. Il n’y aurait pas de retour à la nature mais un retour de la nature.

Cette figure du retour vicieux se rencontre en plusieurs moments chez Rousseau. La tyrannie en son état extrême est un retour de l’état de nature où tous sont égaux car chacun n’est rien [53]. Les mœurs parisiennes sont un retour à la forêt primitive où tout est femme bonne, la première venue fait l’affaire, et est sitôt oubliée l’affaire faite. Saint-Preux décrivant les Parisiens retrouvent les mots de la vie sauvage innocente, mais le retour de l’innocence est désormais frappé d’interdit et se change en son contraire [54]. Bref, en un mot comme en cent, le retour de la nature est le symptôme d’un mal dans la vie civile.

« Celui qui dans la société civile veut conserver la primauté des sentiments de la nature (...), toujours en contradiction avec lui-même (...), ne sera bon ni pour lui ni pour les autres. » [55]

L’affaire semble entendue, le retour du passé dans la société est fauteur de discorde, de vices, propres à multiplier femmes galantes, faquins oisifs, artistes et philosophes, riches fripons, et, en Corse, voleurs et assassins. La paresse doit donc rester où elle est, dans cet âge qui n’est plus le nôtre et qui a été dépassé grâce aux circonstances qui ont éveillé le processus de la perfectibilité.

On ne peut, cependant, s’arrêter là, car la paresse est un élément dynamique de ce même processus de la perfectibilité, loin d’en être, comme il semblerait, un simple résidu.

https://shs.cairn.info/revue-cites-2005-1-page-115?lang=fr
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMer 16 Oct 2024, 12:06

Délicieuse anthologie de Rousseau -- l'analyse finale de la complication réciproque, et potentiellement infinie, de la causalité et de la paresse mérite aussi le détour.

Comme le dit bien l'usage courant de la notion d'inertie, le principe moteur est aussi principe d'immobilité, ce qui arrête le mouvement est tout autant ce qui le prolonge -- ainsi qu'on disait à l'école, l'énergie potentielle de la masse se convertit en énergie cinétique et inversement. Qu'il s'agisse d'un vélo, d'un train, d'un camion ou d'une habitude quelconque, même pénible, fatigante ou nuisible, il est plus difficile, une fois lancé, de s'arrêter, de repartir ou de changer de direction que de continuer sur sa lancée. Le "progrès" lui-même, technique, moral, social, politique, est une fatalité -- on ne l'arrête pas, même s'il ne va nulle part. Fatalité séquentielle de toute histoire, même si elle n'est écrite à l'avance nulle part.

Cela nous ramènerait au s(h)abbat, si même l'arrêt et la reprise, répétés, rythmés, ne devenaient une habitude et une fatalité: tourner en rond n'empêche pas d'avancer, pour le meilleur et pour le pire, c'est le principe même de la roue.
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 17 Oct 2024, 10:23

La face noire de l’âme : la mélancolie « religieuse » dans les textes spirituels et médicaux de l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles

Les nouveaux signes de la mélancolie religieuse : zèle et culpabilité exacerbée – l’invention d’une nouvelle mélancolie ?

12Mais les textes théoriques des XVIe et XVIIe siècles révèlent l’émergence d’une nouvelle forme de mélancolie, qui n’est pas faite de tiédeur, de torpeur et de paresse mais au contraire d’anxiété extrême, de culpabilité exacerbée, de zèle religieux et, aussi, de phénomènes visionnaires.

13Il faut noter que ces représentations de la mélancolie religieuse comme inquiétude et excès de zèle pieux ne sont pas totalement absentes des textes fondateurs, ceux des auctoritates. Ainsi, Aretée de Cappadoce distingue une « folie religieuse », une « insania religiosa » qui pousse les individus à se mutiler en espérant obtenir la faveur divine (« quiam membra sibi conscindunt, quos id a se exposcere credunt, e religiosa quadam religione gratificari se existimantes14 »). Constantin l’Africain évoque aussi une mélancolie qui frappe les religieux :

Très nombreux sont les hommes pieux et saints qui deviennent mélancoliques à cause de leur grande piété et de leur crainte de la colère divine, ou à cause de leur désir ardent de Dieu, qui finit par dominer et vaincre leur âme […]. Ils tombent dans la mélancolie comme des amoureux ou des voluptueux, ce qui nuit autant aux capacités de l’âme qu’à celles du corps.15

14Chez Constantin l’Africain, la mélancolie religieuse se construit comme une des figures de l’amor hereos, de la mélancolie amoureuse, dont elle présente la plupart des signes (crainte, inquiétude, désir ardent). C’est une mélancolie amoureuse dont l’objet du désir est sacré. Cette mélancolie religieuse, qui est seulement ébauchée chez les auctoritates, va faire l’objet de développements considérables dans les textes médicaux et spirituels du XVIe siècle puis du XVIIe siècle, comme si, à cette époque on assistait à la « naissance » d’une nouvelle mélancolie religieuse. La représentation de cette nouvelle forme de mélancolie s’articule autour de trois grands thèmes récurrents (et qui d’ailleurs se recoupent dans leur logique) : la culpabilité exacerbée (incarnée notamment par le thème des scrupules), le zèle religieux excessif, et les fausses visions mystiques.

Les « scrupules »

15L’un des visages les plus fréquemment adoptés par cette mélancolie « religieuse » est celui des scrupules. Particulièrement développé chez Pedro Mercado, ce sujet apparaît d’ailleurs dès le titre du dialogue que le médecin grenadin consacre à la mélancolie :

 « Sixième dialogue, sur la mélancolie, dans lequel un gentilhomme nommé Antonio, rempli de crainte et de tristesse, se plaint auprès de Ioanicio, médecin, lequel lui dit qu’il s’agit de scrupules et d’un cas de conscience, et le renvoie auprès du théologien Basilio. On y explique ce qu’est la mélancolie, avec beaucoup d’avertissements et de propos contre les scrupules ».

16Selon Pedro Mercado « Les chagrins et chimères de ces mélancoliques débouchent le plus souvent sur des scrupules et des cas de conscience » . Le théologien Basilio, l’un des interlocuteurs des Diálogos, décrit comment les mélancoliques importunent leurs confesseurs par leurs scrupules infondés18. Antonio, l’interlocuteur mélancolique des Diálogos de philosophia natural y moral, décrit son mal comme une spirale de scrupules dans laquelle s’enfonce le sujet : «Ensuite, nous avons des doutes du même genre, qui nous causent le même souci et même un souci plus grand, car en multipliant nos scrupules, il nous semble que nous multiplions les péchés et les fautes ».

17Rempli de doutes quant à sa vertu et à ses possibilités de salut, le mélancolique vit dans un perpétuel examen de conscience : « Tour à tour ils se consolent et ils reprennent courage, puis ils sont remplis de doutes et de tristesse, tour à tour il se condamnent, ils s’absolvent et, ne sachant plus quoi faire, ils s’en remettent à leurs confesseurs et à leurs prédicateurs  ».

18Torturé par une culpabilité exacerbée, l’individu frappé de mélancolie ne se sent jamais suffisamment pur :« amplifiant les fautes et les peines, et minimisant les excuses des petites fautes qu’on leur expose dans de tels cas, ils vivent dans un enfer et dans une profonde tristesse, et ne reçoivent aucun contentement des encouragements et de l’espoir qu’on leur donne. Leur confesseur leur dit qu’ils se sont suffisamment préparés pour la confession et qu’ils ont effectué la pénitence, et eux ne le croient pas. Et ils croient le démon, ou leur propre imagination, qui leur dit qu’ils ne se sont pas suffisamment préparés ou qu’ils n’ont pas effectué la pénitence »

19Pedro Mercado rapporte dans son dialogue consacré à la mélancolie l’exemple de deux moines, poursuivis par une culpabilité imaginaire, qui croyaient ne jamais être suffisamment purs pour se confesser ou célébrer la messe :

 Francisco de Osuna raconte la chose suivante au sujet de deux moines. L’un croyait ne jamais s’être suffisamment préparé pour la confession, même si pendant un mois entier il pensait à ses péchés et s’en repentait. Et ainsi, jamais il ne croyait avoir été absous. Car ce moine disait que, même s’il avait réfléchi à ses péchés pendant un certain temps, il s’était aussi préoccupé d’autres choses, qui interrompaient ce temps de repentir, et il fallut que son Provincial intervienne, lui disant que le temps qu’il passait à préparer sa confession était suffisant, quel qu’il fût, même bref. Et d’un autre moine, Osuna raconte qu’il était si scrupuleux, qu’il n’osait célébrer l’Eucharistie, car il était persuadé qu’il n’arrivait jamais à consacrer ni à dire les mots de la consécration. Et qu’au lieu de dire hoc, avec c, il disait hoquest, avec q. Et il était inutile de lui dire qu’il disait hoc, et qu’il consacrait »

24D’autre part, le thème des scrupules fait apparaître un trait qui se révèlera être une constante dans la représentation de la mélancolie religieuse : un processus d’inversion, de renversement inquiétant par lequel le bien se renverse en mal, la conscience de la culpabilité (louable) se renverse en pathologie (coupable). Comme si plus rien n’était sûr. Comme si tout était entaché de doute.

https://journals.openedition.org/episteme/844#bodyftn22
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 17 Oct 2024, 11:40

Merci pour ce texte fascinant à bien des égards -- pour l'espagnol des XVIe et XVIIe siècle, celui de Cervantes à Calderón ou Gracián, curieusement plus facile à lire que le français de la même époque; pour les élucubrations d'une médecine et d'une théologie qui (co-)opèrent encore avec des outils et des méthodes à peine différents sur le même "champ", sinon tout à fait dans la même "discipline"; pour l'ambiguïté générale des causes et des effets, des signes et des symptômes, des expériences et des examens, cliniques ou inquisiteurs, des interprétations, des jugements et des diagnostics, de l'entrelacs inextricable du bon et du mauvais à des niveaux multiples.

Le désespoir "mélancolique" (au sens de la médecine des "humeurs", la "bile noire") se traduirait aussi bien par la "paresse" que par ses "contraires" (zèle, hyperactivité, perfectionnisme, etc.), mais comme on le remarquait dans l'échange précédent la "paresse" elle-même se renverse dans ses contraires (l'"inertie" dans la poursuite du mouvement par crainte de l'arrêt ou du changement, qui se complique en habitude du changement même). Au-delà (?) de ce "couple" (paresse / désespoir) les "scrupules" nous renverraient à l'abîme spéculaire de la "conscience" qui nous a beaucoup occupés ailleurs. Cela me faisait penser, très loin de l'Espagne, en contexte danois et luthérien près de trois siècles plus tard, à ce que Kierkegaard appelait "doute religieux": il n'y a en dernière analyse aucun critère "objectif" pour distinguer, surtout a priori, le divin du diabolique, le spirituel du démoniaque, la vertu du vice, l'orgueil de l'humilité, le saint du profane, le pur de l'impur, le sain du pathologique, le remède du poison, la foi de la folie, le mystère de la mystification, le bien du mal, le mieux du pire. Dans cette alchimie morale où tout peut se traduire et se trahir en tout, chaque décision, arbitraire et "subjective" par définition, est un saut dans le vide, par l'angoisse d'un désespoir qui est le péché même et le passage obligé d'un "salut" par la "foi", lui-même indiscernable d'une perte qui s'abîme en perdition -- ce qui suffirait, s'il était besoin, à relancer, si l'on peut dire, paresse et désespoir...

Dans une direction (spatio-temporelle) opposée on peut aussi repenser à "Paul", non seulement à sa "dialectique" de la "foi" et des "oeuvres" qui a produit des effets contraires en cascade (du quiétisme au zèle ou au fanatisme religieux, dogmatique, inquisiteur ou missionnaire, à la valorisation du travail profane, charitable ou humanitaire, professionnel, industriel, capitaliste ou socialiste), mais encore à son "discernement des esprits" sans autre critère que "l'esprit" à discerner, à ses "forts" et à ses "faibles", à leur "conscience" affectée diversement et contradictoirement par la même (?) "foi".
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeVen 18 Oct 2024, 10:35

Le moine mélancolique ou comment faire le deuil de Dieu
Jean-Daniel Causse

4 -2. L’acédie se trouve nouée, bien entendu, à la question même de Dieu. Cette forme mélancolique qui se donne comme retrait devant un bien ultime ou un objet béatifique suppose, en effet, un Dieu dont l’absence et la présence hantent le sujet. Toutefois, il ne faut pas se méprendre : le Dieu qui, à ce moment là, fait consensus culturel se donne seulement comme une figure possible de l’Autre du langage. Autrement dit, la notion de Dieu fonctionne simplement comme lieu où se constitue le sujet dans son rapport au langage. Dès lors, l’affection qui trouble le moine devant la face de Dieu peut ailleurs, en un autre espace, se déployer dans un tout autre registre. Il n’en reste pas moins que, quelqu’en soit l’inscription, la structure demeure la même : le drame mélancolique se joue toujours autour d’un impossible objet de contemplation. H. Rey-Flaud relève bien, me semble-t-il, ce trait singulier : « La tristesse manifeste que tous les objets du monde offerts à la jouissance de l’homme sont insuffisants en regard de l’attente de la jouissance de la Chose qui lui a été refusée »5.

5- 3. Enfin, il faut repérer que la théologie monastique, surtout en sa veine augustinienne, ne porte pas principalement son attention sur le sujet lui-même ou sur l’objet lui-même comme le ferait un diagnostic moral, mais plutôt sur la trajectoire du désir6. En ce sens, nous sommes bien dans le lieu d’une éthique dont l’unique loi est, nous le savons, de ne pas céder sur son désir. Or, l’acédie marque une affection des facultés désirantes ; elle signale le geste d’un retrait (recessus) que les moines exprimaient en disant qu’elle est une mort de l’âme. Seule une attention soutenue au désir pouvait permettre à ces hommes de l’écoute d’approcher un peu le mal qui les menaçait et qui tourmentait leurs frères.

Approche théologique de l’acédie

9 - Pourtant, au-delà du tableau clinique dont on mesure la perspicacité, la question se pose de savoir dans quelle mesure la mélancolie du moine se trouve soutenue par la figure du Dieu auquel il se consacre. Sur ce point, en lien avec sa propre tradition augustinienne, Bernard de Clairvaux peut nous éclairer. En effet, il ne cesse de dérouler, notamment dans ses Sermons sur le Cantique des cantiques, une scène mystique où alternent présence et absence du Verbe (entendons ici par Verbe non pas le Christ en son incarnation, mais le Verbe comme bien ultime, divin identifié à l’Etre de plénitude). Or, ce nouage de la présence et de l’absence ne doit pas nous induire en erreur : il est simplement une façon d’attester que le Verbe se donne comme toujours déjà absent, comme un retiré originaire, et donc qu’il ne peut faire l’objet d’aucune appropriation puisqu’il n’a jamais été possédé. Il ne peut faire l’objet d’aucune contemplation puisque, comme l’énonce le prologue de Jean, nul n’a jamais vu Dieu. Ainsi, écrit Bernard : « A ceux qui cherchent la présence (praesentia) de Dieu et soupirent après elle, ceux-là ont à leur portée sa mémoire (mémoria), non pas cependant pour en être rassasié, mais pour aiguiser leur désir de nourriture. Mais plus ils ont faim, plus ils sont rassasiés »10. En fin de compte, le texte bernardin se déploie sans cesse selon une logique où le Verbe se donne non pas comme une présence, mais toujours plutôt comme un défaut originaire de la présence. Autrement dit, la notion de Verbe désigne ici l’origine même du langage et il est donc un lieu qui ne s’écrit jamais nulle part, sauf comme point de défaillance.

10 - Toutefois, avec le procès mélancolique tout se passe autrement. Celui-ci concerne aussi l’absence et la présence, mais il met en place une autre stratégie qui vise à s’approprier ce qui, en réalité, n’a jamais été possédé. Le rapport à l’absence relève alors d’une autre logique. En effet, si, à un moment donné, le Verbe n’apparaît plus comme absent depuis toujours mais seulement comme perdu alors, en effet, l’ombre de la mélancolie s’avance parfois sur le sujet. On retrouve ici, sans doute, le texte clef de Deuil et mélancolie où, en 1915, Freud relève que la tristesse mélancolique dévoile l’impossibilité de consentir au deuil d’un objet certes, mais d’un objet que l’on a jamais possédé11. Au fond, le sujet se comporte « comme si une perte avait été subie, bien qu’en réalité rien n’ai été perdu » puisqu’il s’agit de ce qui ne pouvait être possédé12. S’il y a refus d’être séparé, deuil inaccepté, il s’agit d’une perte sans objet perdu effectivement.

https://books.openedition.org/pulm/1479?lang=fr
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeVen 18 Oct 2024, 11:42

Ce texte "de jeunesse" (1999) de J.D. Causse -- il enseignait à Montpellier depuis deux ans seulement -- montre aussi combien il a évolué au cours de sa (trop) courte carrière: à ce stade il semblait encore très "lacanien dogmatique", sous l'influence d'Ansaldi notamment -- que j'avais aussi apprécié et qui m'avait marqué vers la même époque, tout en m'inquiétant quelque peu, justement par une trop grande facilité de la théorie lacanienne à offrir, fût-ce à rebours de son intention, une structure dogmatique de substitution à la théologie.

D'un point de vue exégétique -- qu'il s'agisse de textes bibliques, patristiques ou médiévaux -- la psychanalyse, lacanienne par exemple, peut à coup sûr inspirer toute sorte de "lectures" et d'"interprétations" fécondes, mais il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit de "traductions" (avec ce que la chose comporte d'inévitable "trahison") dans ce qui n'est jamais qu'une autre "langue", selon la métonymie de tous les mots entre guillemets, au moins -- non LA langue archi-originelle et ultime du sens et de la vérité, universelle, intemporelle, en quoi tous les textes de tous les lieux ou de tous les temps pourraient se traduire parfaitement, sans gain ni perte -- il n'y a pas de métalangage, c'est Lacan même qui le dit...

On peut sans doute lire la Bible, saint Augustin, saint Antoine ou saint Bernard, en traduisant "dieu" ou "Dieu" en "Autre du langage", ou la "foi" en "désir", et c'est intéressant; mais il ne faut pas oublier que par là même nous échappe inéluctablement ce que d'autres lectures entendaient par les mêmes termes, les mêmes noms ou les mêmes énoncés -- jusqu'en leurs différences graphiques, orthographiques et typographiques: une majuscule à "dieu" ou à "l'autre", ça change tout...

Reste, sur le fond (si l'on peut dire), une belle variation sur l'"acédie", peut-être moins sur son rapport à ce que nous appelons "paresse" ou "désespoir" que, comme tu le soulignes, à la "présence" et à l'"absence". Le sujet, l'objet, ni sujet ni objet, le lieu ou le non-lieu de tout cela ne pouvant s'énoncer que dans le tremblement inarrêtable entre des opposés ou des contraires (dieu ou démon, esprit ou chair, bien ou mal, vie ou mort, être ou néant, oui ou non, présence ou absence, etc.).
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeVen 25 Oct 2024, 11:15

Séparation, mélancolie et écriture chez Kierkegaard
Par Bernard Lemaigre

Les traits principaux de la mélancolie de Kierkegaard

Kierkegaard se vit donc comme un « penseur subjectif existant ». La mélancolie telle qu’il la décrit est d’abord une expérience singulière avant d’être une donnée tendant au « général » ou à l’ « universel ».

C’est une tonalité intérieure de l’âme (Stemning, Stimmung), tout entière prise dans le religieux, qui possède Kierkegaard depuis le commencement, c’est-à-dire aussi loin qu’il s’en souvienne et, qu’après plusieurs crises, il assuma consciemment comme point de départ de sa tâche, être au moins, parce qu’il ne pouvait faire plus, un « poète du religieux » pour aider à une claire compréhension du christianisme. C’est en même temps une contrainte, une « écharde dans la chair », impossible à rejeter.

« ... Suis-je ce diable d’homme qui, dès le début a compris et trouvé ensuite des forces personnelles pour ne pas lâcher prise dans la vie quotidienne ? Oh, loin de là ! j’ai été secouru. Et par quoi ? Par une terrible mélancolie, une écharde dans la chair. Je suis un terrible mélancolique qui a eu la chance et la virtuosité de pouvoir le cacher et c’est pour cela que j’ai lutté. Mais ce fond de tristesse, la Providence m’y maintient. Entre-temps, j’ai de mieux en mieux compris l’idée et eu une satisfaction sans nom et une joie constante – mais toujours secouru par le tourment qui me maintenait dans les limites tracées » (X iii A 310 ; IV, 94).

« Je me suis jeté dans la vie avec une voie d’eau dans la cale depuis le début – et à cet effort même pour me maintenir à flot à coups de pompe je dois d’avoir développé une existence spirituelle hors de pair. Ça m’a réussi. J’ai interprété cette souffrance comme une écharde dans ma chair... Tel me suis-je compris moi-même. Autrement j’aurais dû tâcher d’aveugler un peu l’avarie... La contrainte est dans ces cas-là l’unique chose qui aide, car l’infini est une puissance trop grande pour pouvoir servir seule de remède en pareil cas »
(VIII A 185 ; II, 132).

De quoi est faite cette tonalité intérieure ?

D’une impuissance spirituelle totale, d’une « nostalgie consumante, presque un rut de l’esprit et pourtant si dépourvue de contour que je ne sais même pas ce qui me manque » (III A 56 ; 1, 211-212).

D’angoisse :

« L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux mystères de l’Incarnation ; elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout moi-même ; l’existence entière est infectée pour moi, surtout moi-même... Nul ne la connaît sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas me consoler. Nul ne le peut sinon Dieu dans le Ciel et il ne veut pas avoir pitié » (II A 420 ; I, 158).

Cette souffrance si profonde, si radicale, isole Kierkegaard, le sépare des autres, ou plutôt le met à part :

« Paul parle d’être un aphôrismenos , eh bien j’en ai été un dès ma plus tendre enfance. Mon supplice fut d’abord la souffrance même que je sentais, puis encore le fait qu’autour de moi on devait tenir pour orgueil ce qui n’était que souffrance et misère. C’est comme ce lord anglais qu’enviait le pauvre journalier... jusqu’au jour où il vit que ce lord était cul-de-jatte »
(VIII A 185 ; II, 132).

https://shs.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2001-2-page-563?lang=fr
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeVen 25 Oct 2024, 12:19

Merci encore pour cette belle anthologie. Chez Kierkegaard, le Journal et autres Papirer sont aussi passionnants que les oeuvres publiées, comme le Nachlass, oeuvres et fragments posthumes de Nietzsche -- on trouverait aussi des similitudes entre les "autoportraits", sinon "autobiographies", du Point de vue explicatif de mon oeuvre d'écrivain du premier et l'Ecce homo du second qui n'avait apparemment jamais lu le premier... De même plus tard le Journal de Kafka qui avait, lui, lu et apprécié Kierkegaard. D'une comparaison l'autre, Kierkegaard semble avoir lui-même tout à fait ignoré son contemporain Stirner, son antithèse du point de vue politique et religieux, qui arrivait pourtant par des chemins opposés au même (?) principe d'"Individu" comme "Unique" (den Enkelte / der Einzige). Peut-être le "lecteur" idéal, l'"Unique" justement, que Kierkegaard appelait de ses voeux est-il celui qui ne le lirait pas mais écrirait, sans le savoir, "la même chose" que lui, quand ce ne serait jamais la même chose (cf. Borges, etc.).

Il y aurait beaucoup à méditer chez tous ceux-là, entre autres, sur le rapport à l'écriture (dans toute sa métonymie: dessin, peinture, sculpture, musique, danse, poésie, théâtre, cinéma, art, artisanat, artifice) de tout ce qu'on a appelé ici paresse, désespoir, mélancolie, acédie... Le détour ou la différance de l'être, de l'étant, de l'existence ou de l'existant, ce besoin pour tout "sujet" de se perdre, de se quitter, de s'échapper de "soi-même" (cf. Rimbaud), de ses attributs, de son objectivité spéculaire (miroir) et de ses "autres" réels ou imaginaires, sans être jamais sûr, ni de se retrouver, ni de ne pas se retrouver au bout du chemin, si bout il y a.

Quelques réflexions également fragmentaires, en vrac:

- au couple déjà compliqué "paresse et désespoir" on pourrait combiner, par exemple, "élection" (vocation, destin, etc.) ou "décision" (choix, volonté) et "bénédiction" ou "malédiction" (damnation, réprobation, perdition, etc.);

- il y a sans doute une paresse qui naît du désespoir, quand on ne répond plus à la carotte de l'espoir ou du désir, ni au bâton symétrique de la crainte; mais aussi un désespoir qui se nourrit de la paresse et lui sert de prétexte: à quoi bon vs. qui ne tente rien n'a rien, comme le voit bien le bon sens ou la sagesse populaire (on retrouverait les deux dans Qohéleth: rien ne sert à rien, mais il faut quand même faire quelque chose);

- il y a aussi une paresse et un désespoir d'élection, de vocation, de destin, de malédiction ou de bénédiction, d'une incapacité à faire, à croire et à vouloir, qui peut d'ailleurs se traduire de façon très active, dans l'obsession d'une seule activité ou d'un seul intérêt (de la mélancolie à la monomanie ou monopathie, proche de la monomathie), par exemple littéraire, par incapacité de faire autre chose. Je repense, dans le désordre, à Ferré qui disait un jour "je suis un fainéant qui bosse tout le temps"; à Bénétreau, mon regretté professeur de NT, qui a donné des cours et écrit des commentaires, toujours nouveaux, jusqu'à un âge très avancé, confessant un jour la paresse comme son principal défaut; le même qui disait un autre jour, à des étudiants parlant de "vocation" (pastorale p. ex.): si vous pouvez faire autre chose, faites-le, si vous ne pouvez pas, c'est ça la vocation; à Foucault, qui caractérisait la "folie" comme "absence d'oeuvre" (je relisais récemment la réplique du "jeune" Derrida dans Cogito et histoire de la folie, qui inscrivait la "folie" jusque dans le cogito sum cartésien mais n'en reconnaissait pas moins la profondeur de la définition foucaldienne); à "Paul", chez qui une théorie de la grâce et de l'inutilité des oeuvres, qui avait d'ailleurs commencé en théorie de la faiblesse et de la folie (douce, catatonique, môria plutôt que mania), se traduisait en hyperactivité, au moins épistolaire; à la "graphorrhée" que le Dr. Lacan avait, paraît-il, diagnostiquée chez Antonin Artaud...
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 31 Oct 2024, 14:12

Et la paresse alors ?

Tout au long de son chapitre sur les troubles intellectuels de l’enfant, Charles Baudouin attribue l’inappétence au travail scolaire à des symptômes, à des troubles psychologiques plus ou moins graves qui bloquent l’intelligence en tant que « fonction », au sens de Jung. Il impute cette absence de travail scolaire « soit à une comparaison infériorisante, activant la mutilation, soit à une révolte ayant la même conséquence, soit au thème des curiosités interdites, soit enfin au complexe de retraite qui peut être lui-même en rapport avec l’abandon. »

À propos des difficultés scolaires rencontrées par l’enfant, Charles Baudouin rapproche l’intelligence et l’intuition, susceptibles toutes les deux d’être inhibées, en particulier par la « dévalorisation » des parents ou du milieu scolaire. À propos de l’intuition, il rappelle une distinction, très intéressante en ce qui concerne l’enfant paresseux, entre deux sortes de rêveries : l’une, passive, qui consiste en « vaines rêvasseries, significatives surtout d’une fuite du réel » et l’autre caractérisée par « l’imagination active, créatrice », « apparentée à la poésie », qui est l’apanage de « l’intuitif introverti ». Il ajoute qu’il est important de reconnaître la valeur de cette rêverie, sans l’assimiler trop rapidement à la paresse, sous peine de susciter l’antagonisme de l’enfant ou un sentiment d’infériorité dévalorisant. Effectivement, l’enfant qualifié de paresseux est le plus souvent un enfant qui aime rêver, capable de passer des heures à la rêverie sans s’ennuyer, dans la mesure où il se crée tout un univers imaginaire beaucoup plus passionnant que la réalité quotidienne. Jung en parle très bien dans son autobiographie [10].

Il raconte comment, à la suite d’un accident, il traverse un épisode de paresse qui s’est prolongé pendant six mois. À douze ans, un camarade lui envoie un coup violent qui le renverse, sa tête heurte le bord du trottoir et il reste « obnubilé par la commotion », à demi inconscient, un peu étourdi par sa chute. Mais au moment du choc, une idée surgit comme un « éclair » dans son esprit : « Maintenant tu ne seras plus obligé d’aller à l’école ! [...] À partir de ce moment, je tombais en syncope chaque fois qu’il était question de devoir continuer d’aller au collège, ou que mes parents m’incitaient à faire mon travail scolaire. Pendant plus de six mois, je manquai la classe, ce fut pour moi une vraie aubaine. Je pouvais être libre, rêver durant des heures, être n’importe où au bord de l’eau ou dans la forêt, ou dessiner. Tantôt je peignais de sauvages scènes de guerre ou de vieux châteaux forts que l’on attaquait ou incendiait, tantôt je remplissais des pages entières de caricatures [...]. Mais avant tout, je pouvais me plonger entièrement dans le monde du mystérieux : il y avait là des arbres, de l’eau, des marais, des pierres, des animaux et la bibliothèque de mon père. Tout cela était merveilleux. » De même, Adam a connu cet émerveillement dans la nature, il a connu l’abondance sans se donner de peine : il n’avait qu’à tendre la main pour saisir les fruits de la terre et s’allonger pour jouir de son repos en toute insouciance. C’est seulement au moment où il est chassé du paradis terrestre qu’il perd son « droit à la paresse [11] » : sa désobéissance le condamne désormais à travailler à la sueur de son front pour tirer du sol une maigre pitance et gagner durement sa vie. Il ne sera plus question de se prélasser sous les chauds rayons du soleil ou sous l’ombre fraîche des arbres et de contempler béatement l’œuvre de son Créateur.

C’est peut-être en raison de cette malédiction que, même l’enfant à partir d’un certain âge, déjà avant l’âge de raison, ne peut plus savourer pleinement l’insouciance de ne rien faire. Sa nostalgie du paradis terrestre n’a pas vraiment d’issue et, tôt ou tard, il éprouve une sorte de culpabilité et se heurte à un élément qui le rappelle à l’ordre. Le principe de plaisir commence à céder la place au principe de réalité ! C’est ce qui arrive à Jung après ces six mois d’errances et de rêveries. « Cependant je m’éloignais de plus en plus du monde, tout en éprouvant un léger sentiment de mauvaise conscience. Rêvassant, je gaspillais mon temps à rôder, lire, collectionner, jouer. Pourtant je ne me sentais pas plus heureux ; j’avais, au contraire, comme l’obscure conscience de me fuir moi-même. »

Inquiets, ses parents consultent plusieurs médecins, l’un d’entre eux diagnostique une épilepsie, mais Jung qui sait déjà en quoi elle consiste, se moque de « cette sottise » : « C’est alors qu’un jour, un ami vint rendre visite à mon père. Ils étaient assis tous les deux dans le jardin et moi, derrière eux, dans un épais buisson, car j’étais d’une curiosité insatiable. J’entendis l’ami dire : « Et comment va donc ton fils ? » À quoi mon père répondit : « C’est une pénible histoire ; les médecins ignorent ce qu’il a. Ils pensent à de l’épilepsie ; ce serait terrible qu’il soit incurable. J’ai perdu mon peu de fortune, qu’adviendra-t-il de lui s’il est incapable de gagner sa vie ! »

« Comme frappé de la foudre » en entendant parler son père, Jung prend conscience brusquement de la gravité de la situation, il est confronté à la dure « réalité » : « En un éclair, l’idée « qu’on doit travailler » lui traverse l’esprit ! « À partir de cet instant, je devins un enfant sérieux. Je me retirai sur la pointe des pieds, arrivai dans le bureau de mon père, y pris ma grammaire latine et me mis à bûcher. » Il doit surmonter deux crises d’évanouissement, mais, à chaque fois, il arrive à les surmonter grâce à son nouvel acharnement : « Au bout d’une demi-heure encore la troisième crise vint. Mais je ne cédai pas, je travaillai encore une heure jusqu’à ce que j’eusse le sentiment que les accès étaient surmontés. Je me sentis mieux soudain que durant tous les mois précédents [...] Quelques semaines plus tard, je revins au collège ; je n’y eus plus de crises. Tout le sortilège était conjuré ! C’est ainsi que j’ai appris ce qu’était une névrose ! »

Le passage brutal du mot « sortilège » au mot « névrose » est significatif. Il ne s’agit pas d’un acte magique extérieur à lui, mais d’un handicap intérieur : « Je compris nettement que c’était moi qui avait monté cette honteuse histoire. C’est pourquoi je n’ai jamais été véritablement fâché contre le camarade qui m’avait renversé ; il avait été en quelque sorte « désigné » et il y avait eu, de ma part, une espèce de combinaison, d’arrangement diabolique. Il ne s’agissait pas que ça m’arrive une seconde fois ! J’éprouvai un sentiment de rage contre moi-même et en même temps je rougissais de moi, car je savais que j’avais tort à mes propres yeux et que j’avais été dupe de moi-même. Nul autre n’était coupable : le honteux déserteur, c’était moi. »

https://shs.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2014-2-page-125?lang=fr
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeJeu 31 Oct 2024, 15:18

Dans le récit de l'Eden, comme on sait, l'homme ('adam) est censé "travailler", "cultiver" ou "servir" (`bd) la terre ('adama), il est même fait pour ça -- sous-entendu dans la Genèse, explicite dans l'Enuma `elish: travailler au bénéfice des dieux qui sont ainsi "servis", le "service" étant aussi ce que nous appelons le "culte" (temple, sacrifices, offrandes), similaire par ailleurs au "service" d'un peuple pour son roi (palais, taxes, corvées, service militaire, etc.). La malédiction ne fait qu'aggraver les choses du seul point de vue de l'homme, en le séparant du monde des dieux: elle lui rend le travail plus pénible et moins productif (épines et chardons, sueur, céréales à cuire plutôt que fruits prêts à consommer).

Le problème moderne, on l'a souvent dit, tiendrait plutôt dans la généralisation du mot et du concept de "travail" qui le vide de toute substance. Il faut que tout le monde "travaille", tous les enfants à l'école obligatoire comme naguère certains aux champs ou d'autres à la mine, les patrons, les cadres, les ingénieurs comme les ouvriers ou les paysans, les commerçants, les militaires, les policiers, les politiciens, les sportifs, les écrivains, les philosophes, les artistes comme les artisans. Rien ne saurait plus s'opposer au "travail", même plus le "capital" (les actionnaires, fussent-ils milliardaires, "travaillent"  aussi), ni les "loisirs" qui sont sont encore des "activités" reposant sur du "travail" -- sinon la "paresse", justement, qui semble traverser les âges dans une superbe indifférence au "travail" quel qu'il soit, paradoxalement commune aux figures opposées de l'aristocrate et du vagabond...

Je repensais au délicieux film Fric-frac, de M. Lehmann et C. Autant-Lara (1939), qui décrivait les proxénètes comme des "contemplatifs" (des femmes qui, elles, "travaillaient"): en effet la "contemplation" devient dérisoire si elle ne revient pas à une consommation, susceptible d'être inscrite dans une économie, par exemple de l'industrie du spectacle, du divertissement, du loisir...

Par coïncidence, j'écrivais récemment cette phrase: "Pour tant de vies bien remplies, il en faudrait de bien vidées."

(J'ai évoqué plus haut dans ce fil, 14.9.2017, Alexandre le bienheureux, que j'ai revu il n'y a pas longtemps, avec autant de plaisir. Il me rappelle toujours mon père dont c'était un des films préférés, et qui avait par ailleurs une certaine fascination pour le travail et la paresse, trait apparemment régional: en Limousin dont la famille était issue on disait "feignant comme une loutre", sur un ton à la fois méprisant et envieux, comme on parlait de "porte-monnaie en peau de hérisson" pour évoquer une certaine forme d'"économie" (radinerie, pingrerie: ce n'est pas tout à fait sans rapport) -- j'ai entendu ces expressions toute mon enfance. Toujours est-il qu'il a beaucoup "travaillé", très tôt, comme comptable justement, pour s'élever à un poste de directeur financier, et cesser de "travailler" le plus tôt possible -- le jéhovisme étant passé par là, quoiqu'il n'y soit pas pour autant devenu tellement plus "actif"; et l'aubaine d'un "licenciement économique" très avantageux au début des années 1970, avant le retour du "chômage de masse"... Je n'en finirais pas de me demander comment j'ai à la fois prolongé et modifié un tel parcours en lui donnant malgré tout une "suite", à la fois contraire et conforme, par le jéhovisme et au-delà...)
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 12 Nov 2024, 12:22

La fonction libératrice du désespoir chez Eugen Drewermann
Christian Saint-Germain

DU DÉSESPOIR ET DE LA RELATION À SOI 

C'est dans cette direction que le psychothérapeute et théologien contemporain Eugen Drewermann tente de comprendre le développement du sentiment de désespoir et, éventuellement, du projet suicidaire. À cet égard, l'attention de l'auteur, issu d'un long commerce avec les intuitions kierkegaardiennes, vise à circonscrire l'expérience du désespoir dans sa temporalité propre. Non pas tant en la réduisant à l'irruption d'un événement déclencheur inopiné ou en le soumettant à l'exclusivité d'une explication biochimique des humeurs, mais en s'attardant plutôt à sa configuration existentielle. 

Pour Drewermann, il suffit qu'un individu place n'importe quel objet à l'extérieur de lui, comme garant de sa consistance ou de sa raison d'être, pour que Téclipse
de cette réalité le plonge dans le plus vif désenchantement, dans les ténèbres affectives les plus opaques. Il rappelle que « le bouddhisme demande à l'homme de ne jamais s'identifier à des choses, à des souhaits ou à des sentiments finis2  ». La soudaineté avec laquelle apparaît ce sentiment de privation ne doit pas cacher le mouvement initial qui portait justement ce sujet à se désapproprier de lui-même et l'amenait à trouver refuge dans une fonction sociale, un emploi, un ensemble de biens, où toutes stratégies inconscientes entretenues pour éluder le contact avec le vertige d'un vide en soi. Drewermann écrit : 

[...] celui qui désespère de quelque chose d'extérieur fait voir qu'il était déjà désespéré. Le désespoir est toujours une mauvaise relation à soi. [...] En obligeant à voir que l'on était déjà désespéré, le désespoir peut présenter l'avantage de faire réfléchir à la véritable nature de la vie. Si on l'admet, on est prêt à comprendre la thèse capitale de Kierkegaard : le désespoir ne porte jamais sur un objet extérieur, donc sur une chose que la personne désespérée ne serait pas ; il porte toujours sur soi

https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1997-v53-n2-ltp2158/401082ar.pdf
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MessageSujet: Re: paresse et désespoir   paresse et désespoir - Page 2 Icon_minitimeMar 12 Nov 2024, 13:12

Drewermann, que j'ai un peu lu dans les années 1990 où il défrayait la chronique catholique (l'article du Saint-Germain canadien date de 1997), était plus jungien que freudien -- d'où une certaine méfiance de l'intelligentsia française, plutôt lacanienne à l'époque; il y a chez lui aussi des choses intéressantes (cf. p. ex. ici, 3.2.2022)...

Ce qui me paraît commun à la plupart des utilisations psychologiques, théologiques ou philosophiques de Kierkegaard et de bien d'autres auteurs "désespérés" ou "mélancoliques", c'est justement qu'elles sont utilitaires: si le désespoir (etc.) n'est pas un mal dont il faut (se) guérir, (se) sortir, c'est un moyen, nécessaire ou facultatif, d'arriver à quelque chose (d'autre, de bon, de meilleur: pédagogie, évolution, progrès). Le négatif doit être surmonté, dépassé, relevé, de la médecine à la dialectique c'est toujours la même histoire, il n'est pas question qu'il soit le dernier mot, pas même un dernier mot possible parmi d'autres... A cet égard je trouve bien plus intéressante la lecture de Bataille (p. 388). Le désespoir, par définition, c'est justement un dernier mot (la "maladie à la mort", selon Kierkegaard, par référence à Jean 11, bien que ça se traduise mal en français hors de la phrase de référence: maladie mortelle), même si ce n'est pas le seul, même s'il laisse place à tous les commentaires ou épilogues posthumes, qui ne seront plus ceux du désespéré.

Sans doute le christianisme, comme "religion de salut", ne peut-il faire l'économie d'un happy ending, sinon pour tous, au moins pour un happy few, pour quelques-uns, élus, sauvés, bienheureux -- mais alors la fin heureuse se paie d'une alternative au moins symbolique (l'enfer, les damnés, les réprouvés, Caïn, Judas, le diable): même si l'enfer s'avérait vide, façon Barth ou Rahner, c'est lui qui aurait pris la place de la croix censée s'y substituer, dès lors que celle-ci est elle-même dépassée dans la résurrection (élévation, glorification, ascension, etc.) qui réduit la Passion à un week-end pourri -- mais tout est bien qui finit bien.

C'est assez symptomatique aussi que le "salut chrétien" trouve sa traduction narrative dans les guérisons miraculeuses (exorcismes, etc.) des évangiles et des Actes des Apôtres, dont les bénéficiaires en général se perdent dans le récit (ils ne deviennent pour la plupart ni disciples, ni chrétiens), alors qu'il n'y a guère de trace de tels miracles dans la réalité quotidienne des proto-christianismes (rien de tel, ou si peu, dans les épîtres). C'est dans la fiction que "ça finit bien", ce qui relève aussi d'une certaine "économie" avec la "réalité", mais il faudrait une dialectique ou une fiction superlative pour que tout finisse bien -- et ça n'intéresserait sans doute plus personne.

Mais c'est aussi dans la fiction, sur une scène de théâtre, que le désespoir se joue, et pour qu'il se joue bien il doit être joué jusqu'au bout, sinon surjoué, par ceux qui en portent le rôle et le masque: que le rideau et les morts se relèvent ou non, la pièce est alors finie.

Tant qu'il y a du "soi", du "sujet", de l'"identité", de la "conscience", qu'il s'agisse de "moi", de l'"autre", de "Dieu", il y a toujours de l'espoir et du désespoir, du désir et de l'angoisse, du bonheur et du malheur, de la joie et de la souffrance, des masques à porter et des rôles à jouer: que tel acteur passe de tel rôle à tel autre ne change rien au drame, ni à la tragédie ni à la comédie.
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