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 Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah

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MessageSujet: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeVen 02 Fév 2024, 12:12

Israël dans le désert : le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah

Introduction

1Le livre des Nombres aborde beaucoup de questions importantes et énigmatiques. Curieusement, il n’a pas beaucoup attiré l’attention des spécialistes, probablement parce qu’il est un peu déroutant et peut-être aussi parce que l’on n’en a pas encore reconnu l’importance. Je voudrais voir à travers ce cours s’il est possible de comprendre ce Livre comme reflet des problématiques de la période perse : conflits, politique, mais aussi essor de la Torah, de la Loi.

Contenu, enjeux et composition. Les deux recensements du peuple

2Alors que les autres livres du Pentateuque ont un plan relativement simple, le cas se présente assez différemment avec le livre des Nombres pour lequel on n’a pas pu se mettre d’accord concernant l’organisation du livre. Il existe, en effet, différents critères pour structurer ce livre.

3On peut se fonder sur les déplacements géographiques et organiser le livre en trois parties : les chapitres 1 à 10 se situent encore au Sinaï, où le peuple était arrivé au chapitre 19 du livre de l’Exode. Nombres 10 relate le départ du peuple. Les chapitres 11 à 20 se situent dans « le désert » et contiennent avant tout des récits de révolte, alors que les chapitres 21 à 36 sont localisés en Transjordanie, surtout dans la « vallée de Moab », lieu ensuite du discours d’adieu de Moïse.

6Cependant l’idée de diviser le livre des Nombres selon les deux recensements n’explique pas les changements géographiques qui interviennent à l’intérieur du livre. Pour cette raison, Won Lee, dans Punishment and Forgiveness in Israel’s Migratory Campaign (2003), a proposé une autre division du livre en distinguant les parties 1,1-10,10 et 10,11-36,13. La première partie conclut le séjour du peuple au Sinaï qui a commencé en Ex 19. La deuxième partie serait un récit de migration qui intégrerait des éléments de récits de conquête et de pèlerinage. Dans cette répartition, le long séjour dans le désert n’est cependant pas vraiment mis en valeur car on a l’impression que le peuple tourne souvent et longtemps en rond sans vraiment entamer une migration précise.

9Les deux chapitres de recensement ont été intégrés après coup pour souligner l’unité et la cohésion du livre des Nombres et pour donner également une grille de lecture pour le livre du Deutéronome. Si on lit seulement le Deutéronome sans le livre des Nombres, on a, en effet, l’impression que les destinataires sont celles et ceux qui ont vécu les corvées et la sortie d’Égypte. Dans le contexte du Pentateuque et, à la suite du livre des Nombres, les derniers rédacteurs de la Torah insistent sur le fait qu’il s’agit des successeurs de cette génération.

15Les deux recensements en Nb 1-4 et 26 reposent d’abord sur la conception d’un peuple organisé en douze tribus. On constate cependant que, par rapport à des listes plus anciennes, la tribu de Lévi est traitée à part, l’idée étant que cette tribu, en tant que tribu sacerdotale, n’aura pas de territoire qui lui soit propre. Pour arriver au chiffre 12, Joseph est subdivisé en Éphraïm et Manassé.


                     Nb 1      Nb 26

Ruben          46 500    43 730 

Siméon        59 300    22 200

Gad             45 650    40 50

Juda            74 600    76 500 +

Issakar       54 400     64 300 +

Zabulon      57 400    60 500 +

Éphraïm     40 500    32 500 –

Manassé    32 200    52 700 ++

Benjamin   35 400    45 600 +

Dan          62 700    64 400 +

Asher       41 500    53 400 +

Nephtali   53 400    45 400 –

TOTAL     603 550  601 730


16On observe d’abord que l’ordre des tribus ne correspond ni à l’ordre des naissances ni à un regroupement selon les mères. Il est cependant proche du regroupement selon les mères en Gn 35, en ce qui concerne les femmes principales de Jacob, Léa et Rachel, avec deux différences : la séquence est interrompue par l’insertion de Gad à la troisième position et par le remplacement de Joseph par Éphraïm et Manassé (ce qui compense la disparition de Lévi).

17Le recensement est certainement lié à la disposition du campement et à l’ordre de marche qui sont décrits en Nb 2, où les tribus sont organisées par groupes de trois autour du sanctuaire. C’est sans doute la raison pour laquelle Gad apparaît en troisième position devant Juda car Juda devient ainsi la tête du groupe qui se trouve à l’est du sanctuaire, ce qui lui permet de prendre la tête du peuple lorsque le campement se met en marche.

18On est frappé par la grandeur de ces nombres, plus de 600 000 hommes adultes, pères de familles, ce qui signifie une population totale de 2 à 3 millions de personnes que l’on imagine mal camper dans le désert.

19Il est plausible que l’arrière-fond de ce recensement fût le recensement des armées du roi perse, qu’il faisait organiser chaque année dans son empire et dont on trouve notamment des rapports chez Hérodote. Chez Strabon, il est également précisé que le service militaire commençait chez les Perses à l’âge de 20 ans.

20L’idée que les Perses sont organisés en douze tribus (phulai) se trouve déjà chez Xénophon (La Cyropédie I,2,3 ; cf. aussi Hérodote VII,40). Il semble donc probable que l’auteur des premiers chapitres des Nombres a voulu représenter l’armée de Yhwh avant la conquête en reprenant l’organisation de l’armée perse.

21Il est clair que les deux totaux donnés en Nb 1 et 26 se fondent sur le chiffre sacerdotal de 600 000. D’abord, il s’agit de montrer que ce chiffre révèle l’accomplissement des promesses de multiplication qui ont été faites aux patriarches dans le livre de la Genèse. Selon le texte P de Gn 46, la famille de Jacob est au nombre de 70 lorsqu’elle descend en Égypte (voir aussi Dt 10,22). Si l’on prend la question de Nb 23,10 : « qui peut compter la poussière de Jacob, et les dizaines de milliers d’Israël1 ? », si l’on multiplie 70 par 10 000 on obtient 700 000 et si l’on divise par 12 ou 13 pour tenir compte de la tribu de Lévi, on obtient un chiffre d’environ 641 666, qui n’est pas trop éloigné des 603 550

22L’auteur de ces recensements s’est sans doute inspiré d’un calcul mathématique sophistiqué pour le mettre au service d’une affirmation théologique et pour également insister sur la prééminence de Juda et peut-être aussi d’Éphraïm et de Manassé.

https://journals.openedition.org/annuaire-cdf/14088#tocfrom3n2


Le total de 603550

Ex 3 : « 26 C'était un béqa par tête, la moitié d'un sicle, selon le sicle du sanctuaire, pour chaque homme qui passait au recensement, depuis l'âge de vingt ans et au-dessus, soit pour six cent trois mille cinq cent cinquante hommes.»

Rashi et Ramban (Nahmanide) : le même recensement qu’en Nb 1. Nb 1 présuppose Ex 30–38.

Le total des deux recensements (Ex 38//Nb 1 ; Nb 26) est à mettre en rapport avec les 600000 hommes qui selon Ex 12,37 quittent l’Égypte :

« 37 Les fils d’Israël partirent de Ramsès pour Soukkoth, environ six cents milliers d’hommes aptes à la guerre (gibborîm), les hommes sans compter les enfants ».

Cf. encore en Nb 11,21 : 

« 21 Moïse reprit : « Il compte six cent mille fantassins (ragley ha‘am), ce peuple au milieu duquel je me trouve ; et tu dis : “Je vais leur donner de la viande et ils auront à manger pendant tout un mois” ! »

600000 hommes (plus de 20 ans)=> un peuple de plusieurs millions.

Certains auteurs ont proposé d’interpréter le mot ’eleph comme signifiant non pas « mille » qui est le sens courant, mais comme « troupe » ou « division ».

Exemple : le premier chiffre donné pour Ruben ne serait pas 46500, mais signifierait 46 « ’eleph”, contingents ou « tentes » (chacun une dizaine de personnes) totalisant 500 hommes.

=> pour le premier recensement 598 « contingents » totalisant 5500 personnes et pour le deuxième recensement 596 contingents faisant 5730 personnes.

Problème : après ’eleph toujours le waw de conjonction ce qui signifie que ce terme a ici bel et bien le sens de mille.

https://www.college-de-france.fr/media/thomas-romer/UPL4363703767613258954_CDF_2017_Cours_2_Nombres__2__Nb_5.pdf
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeVen 02 Fév 2024, 13:59

Voir aussi ici, là et là. (Je me suis permis de supprimer deux posts / fils apparemment identiques.)

Il y a quelques fautes de calcul et/ou de frappe dans les tableaux (Power Point ?), mais je n'ai pas encore lu l'ensemble de la présentation rédigée (premier lien). J'y reviendrai sans doute plus tard.

---

J'y reviens donc, en te remerciant pour cette lecture intéressante: je retrouve dans le texte rédigé (§ 21) la bizarrerie arithmétique qui m'avait arrêté dans les tableaux: 700 000 : (divisé par) 12 ou 13 ne font pas 641 666, mais un peu plus de 50 000; j'avais pensé à un autre calcul, 700 000 x 12 : 13, qui aurait pu traduire un effet du flottement du nombre des tribus, mais ça ne tombe pas juste non plus... (L'autre erreur apparente que j'ai vue dans les tableaux, non reprise dans le texte, ce sont des "semestres" pour des "trimestres" -- d'un peu plus de 90 jours; il y en a sans doute d'autres, mais ce n'est pas bien grave.)

Il y a là pas mal de sujets dont nous avons déjà parlé (sur l'ordalie, Balaam, Caleb, Miryam, Josué, etc.), mais aussi des éclairages plus originaux; p. ex. sur le déplacement de Gad dans l'ordre des tribus à cause de la place de Juda dans le camp et dans la marche; cela suppose que le travail apparemment purement verbal et graphique, au sens linéaire, du texte (qui ne comporte évidemment ni schéma ni illustration) mobilise une certaine représentation, ou imagination, de ce qu'il décrit ou raconte: les auteurs ou rédacteurs avaient aussi des images dans la tête, sinon sous les yeux, même s'ils n'en ont pas produit, ou que celles qu'ils auraient produites ne nous soient pas parvenues.

L'impression générale de bric-à-brac ou de "fond de tiroir" est assez évidente, mais elle n'enlève rien à l'intérêt du contenu, si hétéroclite soit-il: le livre des Nombres est paradoxalement l'un des mieux mémorisés et les plus cités, non en tant que livre, mais par bribes (épisodes narratifs surtout, mais aussi "lois" surprenantes comme l'ordalie ou l'héritage, bénédictions sacerdotales...; je constate ainsi que nous avons beaucoup parlé des Nombres dans le fil bénédictions, malédictions, aussi bien pour les formules sacerdotales que pour l'histoire et les poèmes de Balaam, sans vraiment les rapprocher).
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 06 Fév 2024, 12:10

Le Dieu d'Israël, gardien de la fraternité
La religion de la Bible au prisme de la politique
Jacques Cazeaux

La formation en quatre fois trois et…

Conscience politique et littéraire, c’est ce que révèle l’agencement des trois listes des Tribus, qui remplit d’emblée les chapitres 1 et 2. Les deux procédés employés dans la première partie des Nombres sont d’une grande simplicité. Le premier consiste à jouer entre douze et treize, comme nous l’avons prévu : pour que la Tribu de Lévi, pôle du contact divin, assure pleinement son service, elle ne figure pas dans la liste, mais le nombre de douze est alors sauvé par la partition de Joseph entre Éphraïm et Manassé. Le second procédé consiste à répéter deux fois la liste des Tribus, mais en faisant varier le point de vue. Ainsi, une première énumération des Tribus fournit la liste des commissaires chargés du recensement (ch. 1, v. 1 à 17). Or, elle commence par Ruben, c’est-à-dire par l’aîné de Jacob, le premier en effet selon la nature, et c’est en ce sens une liste brute, qui part d’une réalité sommaire, en effet proprement naturelle, et elle a une finalité pratique, l’organisation du recensement. Le nom de Lévi est omis, mais sans qu’on nous en avertisse. Une deuxième revue entérine ensuite le recensement (ch. 1, v. 17-46). Elle remonte dans le temps : il s’agit ici d’ancrer chaque famille dans la lignée de l’ancêtre authentique. On sort de la nature pour passer à l’histoire, au droit, en somme. Le recensement produit un nombre des fils d’Israël de 603 550, rappelant les 600 000 de la sortie d’Égypte (Exode, ch. 12, v. 37). Le texte fait observer pour la première fois que la Tribu de Lévi n’est pas recensée (Nombres, ch. 1, v. 46). Vient alors la rubrique particulière détaillant l’inscription des fils de Lévi, qui se fait en dehors de la séquence (ch. 1, v. 47-54).

Suit la troisième liste. Elle accomplit les précédentes en présentant le tableau où les Douze Tribus normales sont disposées trois par trois pour former le Camp et pour entourer la Tente de réunion où s’affairent les fils de Lévi (ch. 2). On hésite d’ailleurs entre une formation statique, en carré, et donc défensive, ou bien une colonne prête à se mettre en marche, déjà offensive. La position centrale de la Tribu de Lévi est définie par là même : elle est mentionnée après les Tribus de l’Est et du Midi, et donc avant celles de l’Ouest et du Nord (ch. 2, v. 17). Au terme, nous retrouvons le total de 603 550, et l’exception des fils de Lévi, à nouveau mentionnée (ch. 2, v. 32-33). Le point de vue n’est plus celui du temps, mais celui de l’espace, de la surface même du monde visible, grâce à la disposition tactique ou mystique de ce Camp.

Mais l’exception que constituait Lévi va maintenant envahir de plus longues pages. Le document précise d’abord les fonctions sacrées, réparties entre les trois familles de Lévi (ch. 3, v. 1-Cool ; vient ensuite seulement la revue de ces familles, comme si le souci du « nombre » était freiné au maximum – une leçon de détachement qui vaut pour Lévi, mais qui doit en réalité gagner tout Israël, en tout cas inviter le roi d’Israël à y regarder à deux fois. Or, à la fin du recensement de la Tribu de Lévi, le narrateur introduit un jeu de scène significatif du système par le biais de la relation de service qui est le fait de Lévi, de son insertion dans le corps des fils d’Israël. Il se trouve que le nombre des fils de Lévi est de 20 000. Et comme par hasard, il coïncide, ou presque, avec celui des 22 273 premiers-nés d’Israël, dont ils sont la caution devant le Seigneur. L’ajustement financier qui suit pour que les 273 surnuméraires ne soient pas sans caution a pour effet de souligner cette emprise mutuelle de l’épaisseur concrète d’Israël et du mystère qui la sublime par Lévi . Le caractère aléatoire, sauvage, purement naturel, qui est évidemment celui du nombre des naissances survenant dans les Douze Tribus, est alors apprivoisé grâce à ce jeu d’un presque hasard. La Tribu de Lévi est alors donnée comme coextensive à la totalité d’Israël. Mais retenons en même temps cet indice du drame d’Israël, à savoir qu’il s’agit alors du rachat des premiers-nés, c’est-à-dire de cette étrange blessure qui, en miroir, a marqué les Hébreux sortant d’Égypte, quand périssaient les premiers-nés de Pharaon et des Égyptiens. Décidément, l’unité des fils d’Israël ne doit rien à une visée angélique, à un projet grandiose et entièrement positif, mais qui serait descendu d’une Idée pure.

https://www.cairn.info/revue-pardes-2006-1-page-41.htm
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 06 Fév 2024, 13:09

Nous avions déjà vu cet article passionnant, et passionné, à propos des Juges (17.6.2020), mais il est encore plus pertinent aux Nombres (§ 35ss).

Le contraste avec ce que nous disions précédemment, après Römer, est on ne peut plus frappant: ce que j'appelais bric-à-brac devient pour Cazeaux (qui est d'abord un spécialiste de Philon) le fait d'un savant calcul, presque trop savant pour être un simple calcul, "humain". Plus "moderne" malgré moi, plus prosaïque ou désenchanté ou moins bon joueur, j'aurais tendance à y voir un effet de la "canonisation": tout ce qui se retrouve dans un livre sacré comme "la Bible", à force d'être lu, relu, étudié et commenté sous toutes les coutures, finit par apparaître comme un ordre transcendant, effet d'une intention supérieure, comme peuvent aussi paraître les formes des nuages, des montagnes ou des étoiles -- "c'est étudié pour", comme disait jadis Fernand Reynaud. Entre "ordre" et "hasard", la différence est dans l'oeil du lecteur, ou du spectateur.

La volonté d'ordonner le réel dans l'imaginaire est néanmoins patente dans le fait même de ces descriptions idéales et fantastiques, autant que dans les législations "utopiques" de la fin du Lévitique (p. ex. un système sabbatique inapplicable) ou le temple et le cadastre (comme dirait Cazeaux) de la fin d'Ezéchiel, qui défient autant la géographie que l'histoire -- ce qui se poursuivra dans l'"apocalyptique", à Qoumrân et ailleurs... Cela est tout à fait révélateur, ou symptomatique, de notre rapport "mathématique" et "idéel" au "monde" ou plutôt au "réel": nous ne percevons rien sans aussitôt le déformer et le transformer, le formater ou le corriger pour que ça tombe "juste" ou "mieux", que ça se conforme à nos modèles mentaux, verbaux et conceptuels, symboliques et imaginaires. Jusque dans le traitement de la différence, de l'erreur ou de l'à-peu-près qui résiste à cette mise en forme, ainsi que le souligne très justement Cazeaux à propos des Lévites (même un système artificiel de part en part, étudié pour tomber juste, ne tombe pas juste, et le système doit prévoir sa propre correction, comme par le rachat des premiers-nés en trop)...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 07 Fév 2024, 12:45

1. Les lois supplémentaires dans le livre des Nombres (Page 23)

L'introduction du livre montre clairement que ses éditeurs ont voulu signaler une différence entre les lois précédentes et celles qu'on trouve en Nb.

Lv 27,34: «Tels sont les commandements que YHWH prescrivit à Moïse pour les fils d'Israël sur le mont Sinaï».

Nb 1,1: «YHWH parla à Moïse dans le désert du Sinaï dans la tente de la rencontre». 

Alors que les préceptes du Lévitique ont été donnés à Israël sur le mont Sinaï, les prescriptions du livre des Nombres sont communiquées dans le désert. Cette rupture dans la localisation suggère que les lois des Nombres ne sont pas à situer sur le même plan que les instructions contenues dans la révélation sinaïtique.

On peut en effet démontrer que les lois contenues en Nb 1- 10 sont complémentaires à la législation sacerdotale ou deutéronomique et auraient pu être insérées dans les livres de l 'Exode, du Lévitique et du Deutéronome. L'exigence d'exclure du camp toute personne «lépreuse» (5,1-4) est un complément à Lv 13,1-45; la prescription sur le sacrifice de réparation ('asham) en 5,5-10 précise les prescriptions de Lv 5,14-26 ; l'ordalie en cas de suspicion d'adultère (5,11-31) représente une sorte de supplément aux lois sur l'adultère en Dt 22,13-29, voire une interprétation corrective de Lv 20,10 qui prévoit la peine de mort105. La loi sur le nazir en Nb 6 n'a pas d'équivalent ailleurs dans la Torah (seuls Jg 13,5.7; 16,17; 1 S 1,22 Qum; Am 2,12 mentionnent des nazirim); Nb 6 veut donc préciser le statut et les devoirs de ces personnes en empruntant des prescriptions adressées aux prêtres en Lv 10,9; 21,5-11; les lois de purification en 6,13-20 se basent sur Lv 12-15 106. Les offrandes pour la dédicace du sanctuaire en Nb 7 s'inscriraient de façon plus logique entre Ex 40 et Lv 8-9 (Nb 7,11 renvoie d'ailleurs explicitement à Ex 40 alors que le dernier verset, 7,89, fait allusion à Lv 9)107. Les prescriptions sur le chandelier en Nb 8,1-4 auraient dû se trouver après Ex 25,31-39 ou 37,17-24108. Les instructions au sujet de la consécration des Lévites en Nb 8,5-26 auraient pu être insérées après Lv 8-9 (consécration des prêtres). L'abaissement de l'âge d'entrée en fonction à 25 ans (Nb 8,24) est une correction de Nb 4,3™ .23.30 où l'âge prévu est de 30 ans 109. Nb 9,1-14, finalement, contient des prescriptions supplémentaires au sujet de la fête de la Pâque, pour le cas où quelqu'un se trouve en situation d'impureté ou en déplacement, des précisions qu'on aurait dû lire après Ex 12110. Ce bref parcours montre que le regroupement de prescriptions complémentaires dans la première partie du livre des Nombres ne peut s'expliquer que par le fait que les livres de l'Exode, du Lévitique et du Deutéronome étaient déjà «clos» et ne pouvaient plus accueillir de nouveaux compléments à la Torah. La même observation s'applique aux prescriptions de la dernière partie du livre ; le cas semble quelque peu différent pour les lois intégrées dans le cycle des rébellions, qui revêtent une fonction quasi-halachique par rapport aux récits qu'elles accompagnent.

https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_553B4FEC980F.P001/REF.pdf
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 07 Fév 2024, 14:57

C'est toujours du Römer, apparemment antérieur aux textes du Collège de France cités et référencés plus haut (bien que je n'aie pas vu de date dans le document de Lausanne, les références semblent s'arrêter vers la fin des années 2000), et d'une portée plus large puisque ça concerne aussi le Lévitique, tout en resituant l'étude dans l'ensemble de la recherche contemporaine sur le Pentateuque -- c'est aussi, logiquement, mieux documenté et moins pédagogique que les textes du Collège de France destinés en principe à un public plus large. En tout cas la plupart des éléments sur les Nombres (p. 22ss) semblent avoir été repris dans les textes que nous avons vus précédemment, mais la section sur les rébellions qui suit ton extrait (p. 25ss) paraît un peu plus claire, en dépit ou à cause des recherches intervenues entre-temps.

En lien avec les échanges précédents, sur le rapport de l'idéel mathématique et numérique au "réel", et avec le titre même du livre dans la tradition gréco-latine (arithmoi / numeri), on peut s'étonner que les commentateurs ne s'interrogent pas davantage sur la contradiction qui saute aux yeux de n'importe quel lecteur de la Bible, entre les "recensements" des Nombres (ou de la Torah en général) et l'interdit tacite, ou tabou, du recensement dans Samuel-Chroniques: nommer et dénombrer, que ce soit le fait de Yahvé, d'un satan adversaire quelconque ou de Satan tout court, ça tue, or c'est précisément la grande occupation "dans le désert" (selon le titre hébreu du livre), d'une génération condamnée à une autre, survivante et éventuellement conquérante (selon le lien qu'on établit, ou non, ou différemment selon les passages, des Nombres à Josué)...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 08 Fév 2024, 12:14

La formule de bénédiction

Le SEIGNEUR dit à Moïse : Dis à Aaron et à ses fils : Vous bénirez ainsi les Israélites ; vous leur direz :
Que le SEIGNEUR te bénisse et te garde !
Que le SEIGNEUR fasse briller sa face sur toi et t'accorde sa grâce !
Que le SEIGNEUR lève sa face vers toi et te donne la paix !
Ainsi ils placeront mon nom sur les Israélites, et je les bénirai. (Nb 6,22-27). 


NOTES ET CHRONIQUES REMARQUES
SUR LA BÉNÉDICTION SACERDOTALE
Nb 6/22-27

Dans la première partie de son étude consacrée à Nb 22-27 (parue dans ETR 199511 , 75), Robert Martin-Achard a montré /’ importance que la bénédiction sacerdotale a eue pour les Réformateurs ; il a ensuite rappelé la découverte faite près de Jérusalem de lamelles d'argent portant des inscriptions proches de ce texte. La dernière partie de cette étude est consacrée au commentaire de la péricope : les problèmes de datation, de composition et de traduction sont détaillés, pour dégager la beauté toute simple de cette bénédiction biblique.

III - Commentaire

Nb 6/22-27 forme une entité à part, sans lien manifeste avec ce qui précède (Nb 6/1-21 : loi sur le naziréat) et ce qui suit (Nb 7 s : offrandes pour la dédicace du sanctuaire, selon la TOB), dont les exégètes soulignent l’importance et l’esthétique. Cette péricope comprend une introduction (v. 22 s), une formule de bénédiction (v. 24-26) et une conclusion (v. 27) que J. de Vaulx qualifie de «petite Torah ». On relèvera d’emblée que les versions présentent certaines variantes : la Septante lit par exemple le v. 27 immédiatement après le v. 23, ce qui peut sembler légitime, mais qui donne moins de poids à la déclaration finale de Moïse, ou plutôt de Yhwh lui-même ; au v. 25a, la version samaritaine traduit le jussif de l’hébreu par un futur, ce qui, toujours selon J. de Vaulx, accentue le caractère prophétique que peut prendre la bénédiction1 ; au même verset, au lieu de «te fasse grâce » (hnn), la Syriaque a préféré «te fasse vivre » (hyh) ; au v. 27, il vaut mieux suivre l’hébreu, avec Calvin : «Vous mettrez mon nom » que la Vulgate : «Vous invoquerez mon nom2 ». La bénédiction est davantage qu’une prière, elle se conclut par un acte qui est comme «une signature ou un cachet marquant l’appartenance du peuple à son Dieu » (la TOB traduit : «Ils apposeront ainsi mon nom sur les fils d’Israël » et ajoute en note : «La bénédiction est fondée sur la croyance en l’efficacité de la parole »).

M. Noth a insisté sur la simplicité de ce formulaire, ce qui plaiderait en faveur de son ancienneté -qui reste pourtant indémontrable -, mais la simplicité n’exclut ni la réflexion, ni l’art : Nb 6/24 s est une œuvre finement travaillée et mûrement réfléchie, comme le reconnaissent bien des commentateurs, bien que la disposition typographique le laisse parfois peu apparaître.

La bénédiction que Yhwh dicte à Moïse (v. 25) et que celui-ci, en raison de sa mission de médiateur, doit transmettre à Aaron et à ses fils, c’est-à-dire au clergé (v. 23), est faite de trois déclarations successives bâties de la même manière, ce qui lui confère un certain caractère poétique. Les versets sont d’inégale longueur, comme chacun peut le constater : le premier est fait de trois mots, le deuxième de cinq, le dernier de sept : en tout quinze mots, ce qui n’est pas un hasard ; on compte aussi dans l’ordre douze, quatorze et seize syllabes, ou encore quinze, vingt, vingt-cinq consonnes3. Cette construction par étapes progressives évoquerait, selon K. Seybold, l’édification de la ziqqurat, la tour mésopotamienne à étages !

Chaque vers est composé de deux parties comprenant l’une et l’autre un verbe, le premier étant relié au second par la conjonction «et », de telle sorte que celui-ci apparaît comme le résultat de celui-là : «bénir » conduit à «garder », «faire briller sa face » à «accorder sa grâce » et «lever son visage » à «donner la paix ». Selon M. Fishbane4, les six bénédictions se ramènent ainsi à trois -de même que le Nom divin est cité trois fois. Pour J. Milgrom5, l’hémistiche initial décrit le mouvement de Dieu vers son peuple, et le second, sa conséquence, c’est-à-dire l’activité divine en faveur d’Israël. Les interventions de Yhwh ne sont pas simplement juxtaposées les unes à la suite des autres ; elles s’enchaînent dans un crescendo qui atteint son point culminant avec le mot «paix ».

Yhwh est de bout en bout le sujet de chacun des verbes utilisés en Nb 6/24-26 ; il prend et garde l’initiative de la bénédiction dont le bénéficiaire est Israël, collectivement désigné soit par l’expression «les fils d’Israël » (v. 23, 27), soit par la deuxième personne du singulier (v. 24-26). Grammaticalement, remarquent les exégètes, une seule mention du Dieu d’Israël suffirait. Le fait que le tétragramme sacré soit cité à trois reprises souligne le rôle capital qu’il joue dans la bénédiction de son peuple, ce que confirme à sa manière le v. 27.

Nb 6/24 s est constitué d’éléments à l’origine autonomes, aujourd’hui réunis pour former un tout appelé à être régulièrement proclamé par des clercs dans un cadre cultuel ; il est écrit pour être quasi récité à l’intention d’Israël.

L’interprétation de ce texte est moins limpide qu’il n’y paraît au premier abord : les verbes utilisés en Nb 6/24-26 sont compris généralement comme des optatifs ; ils exprimeraient un souhait, d’où la traduction habituelle par des subjonctifs : «Que le Seigneur te bénisse, . . . fasse rayonner son visage » (TOB, cf aussi Bible à la Colombe, BJ). H. Jagersma défend une autre lecture : selon lui, il s’agit, dans ce formulaire, d’indicatifs, comme certaines variantes des versions le suggèrent et comme la signification fréquente de la bénédiction vétérotestamentaire (qui concerne aussi bien le passé que le présent et/ou l’avenir et est donc répétitive) le demande6. On traduira alors comme A. Chouraqui la déclaration divine par un futur : «Yhwh te bénira, il te gardera. Yhwh illuminera ses faces vers toi, il te graciera » ou simplement par un présent : «Yhwh te bénit et te garde. Yhwh fait rayonner son visage vers toi ». Cette traduction offre l’avantage de ne pas réduire la bénédiction divine à un simple vœu dont la réalisation demeure aléatoire, mais de placer son destinataire (Israël) en contact immédiat avec la parole de Yhwh, qui accomplit ce qu elle déclare.

https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1995_num_70_2_3359
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 08 Fév 2024, 12:57

Cette étude saucissonnée (c'est ici, apparemment, la troisième et dernière tranche) de Martin-Achard (1995) examine utilement, sous toutes ses facettes littéraires, textuelles et exégétiques, ce petit joyau rituel et poétique et ses nombreux reflets, de Ketef Hinnom au Siracide ou à Qoumrân en passant notamment par les Psaumes, et jusque dans le protestantisme moderne... Nous en avons abondamment parlé dans le fil sur les bénédictions et malédictions que j'ai déjà rappelé (à partir du 14.4.2018), il convoquerait aussi beaucoup d'autres thèmes importants, sur le "nom divin" ou la "face" de Dieu... Pour être précieux il n'en est pas moins banal, puisqu'il suffirait de changer ou de sous-entendre le nom de la divinité pour retrouver des énoncés analogues dans toutes les "religions" du monde, de l'Antiquité à nos jours; même sans dieu on n'en a pas fini de "bénir" (cf. Nietzsche), dans les voeux et souhaits en tout genre, au jussif, à l'optatif, au subjonctif ou à l'indicatif, sur tous les modes et dans toutes les langues -- de maudire non plus, d'ailleurs, ce dont ce texte au moins se garde...

Martin-Achard ne semble pas s'intéresser, en tout cas dans cette tranche, à la coïncidence que j'ai signalée, dans le livre des Nombres, de ce morceau (chap. 6) sans rapport évident avec son contexte et de la construction narrative et poétique des bénédictions et malédictions de Balaam (chap. 22ss). Je n'en tire pour ma part aucune conclusion mais je crois qu'elle mérite d'être remarquée pour ce qu'elle est, simple coïncidence sans doute, dans le "bric-à-brac" général.

Comme souvent, la bénédiction suppose une certaine redondance, ainsi qu'une transitivité, une métonymie ou un glissement du verbe et du sujet, du sens et du référent, qui rappellera une autre discussion récente: le prêtre "bénit" en disant "que Yahvé te bénisse" (jussif, optatif, subjonctif), ou "Yahvé te bénira" (indicatif futur)...

A toutes fins utiles, le début de l'étude de Martin-Achard se trouve ici, et la suite là.

Sur les nombres avec minuscule, ceux de l'arithmétique, mais aussi ceux des recensements ou dénombrements du livre des Nombres, Arithmoi, je découvre par pur hasard ce vieil et court fil que j'avais tout à fait oublié... il y avait eu aussi celui-là, moins original.

-- Par pur hasard, car en fait je recherchais "nom" dans les pages de la rubrique "religion", puisque le mot nom est trop petit pour fonctionner dans la recherche automatique du forum... Bien que nous ayons très souvent parlé du "nom divin" -- pas étonnant vu la proportion des ex-TdJ parmi les participants au fil des années -- je n'ai pas (encore) trouvé de fil spécifique sur ce "sujet". Mais je me souviens que la question est revenue, entre autres, à propos du "langage" et du "Notre Père"...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 13 Fév 2024, 11:55

NOMBRES 5/11-31 ET L’ENFANTEMENT
DE LA JUSTICE DIVINE AU SEIN DE LA COMMUNAUTÉ

2. Préparation du rituel par le prêtre (5/16-18)

Cette étape consiste essentiellement en l’introduction de la femme dans la présence de Dieu ; le terme hébreu ‘âmad, « faire se tenir devant », désigne dans la
littérature sacerdotale un acte de présentation. La gravité et le caractère sacré de cette proximité hautement dangereuse pour la femme adultère sont soulignés par le déliement des cheveux ; de même, le fait que l’offrande soit désormais mise entre les mains de la femme, sans doute en vertu de la conception selon laquelle
l’offrande n’affecte que la personne qui la présente, désigne un rapprochement à l’intérieur du rituel de la femme avec l’intimité de Yhwh. En effet, c’est dans la situation de face à face entre Yhwh et la femme accusée que le jugement divin sera rendu effectif : l’élément décisif du rituel réside dans le contact de la femme avec la divinité elle-même.

Parallèlement à ce motif de la présentation de la femme à Yhwh se déroule la préparation par le prêtre de divers éléments qui seront les instruments du jugement
divin dans la suite du rituel. L’eau est une composante centrale (avec le feu) de la plupart des rituels du Proche-Orient ancien ; ici, la référence au caractère sacré de celle-ci peut indiquer qu’elle provient du lavoir consacré du Temple (voir Ex 30/17-21) ; peut-être ce terme désignait-il à l’origine l’eau d’une source sacrée,
fréquemment employée dans les rituels. Quant à la poussière, elle entrait souvent dans la composition de potions magiques.

Il faut également dire quelques mots concernant les mê hammârîm, qu’on trouvera le plus souvent traduites par « eaux d’amertume », le terme hébreu mârîm
étant alors dérivé de la racine mrr, « être amer ». Cette traduction n’est cependant guère satisfaisante : on voit mal en effet comment la poussière du tabernacle
pourrait rendre l’eau amère et, de toute manière, une telle interprétation ne rend pas compte de la fonction de ces eaux dans le rituel : aux v. 24 et 27, il est dit que celles-ci entrent dans le corps de la femme lorsqu’elle les absorbe, afin de la conduire vers, ou dans le mârîm : même le traitement métaphorique du terme
d’amertume - en voyant par exemple ici l’annonce de la mort pour la femme - ne convient pas, car il méconnaît le caractère fondamentalement ouvert du jugement
rituel de Nb 5/11-31 ; ce n’est qu’après l’absorption de ces eaux que se décide la culpabilité ou l’innocence de la femme, puisque l’inverse supposerait que la 
communauté aurait déjà condamné et jugé celle-ci, et que ce rituel ne serait qu’une parodie de procès. Plusieurs suggestions ont été ainsi faites visant à dériver mârîm d’autres racines ; l’une d’entre elles fait remonter ce terme au verbe yrh (au hiphil) qui signifie « enseigner, instruire », ce qui a l’intérêt de permettre de rendre compte de la fonction des eaux dans le rituel, qui consiste à révéler à la communauté le véritable statut de la femme accusée d’adultère ; dans cette perspective, les mê hammârîm désigneraient les « eaux de révélation ».

3. Adjuration de la femme par le prêtre (5/19-22)

L’étape suivante précède l’exécution du rituel à proprement parler ; elle a principalement pour but d’amener la femme à prendre sur elle le jugement de Yhwh
en disant « amen, amen » (v. 22 ; ce terme indique une réappropriation par la femme du serment prononcé par le prêtre : cf Dt 15-26). Ici culmine donc le 
dessaisissement par la communauté du cas litigieux, récapitulé aux v. 19-20, entre les mains de Yhwh dont il est clairement attesté dans ce passage que c’est lui qui opère le jugement (v. 21)25. Le destin de la femme est désormais l’affaire de Yhwh seul. Le « serment de malédiction » (ou d’imprécation, c-à-d un serment qui comporte une clause de malédiction en cas de transgression) que prête la femme au v. 21 et qu’elle doit entériner par la suite au v. 22 par son double « amen » est
donc un acte grave et sacré ; ce n’est qu’à la condition que la femme le prononce que les malédictions dont elle est menacée pourront devenir opérantes en cas de
parjure. Celles-ci sont au nombre de deux (v. 21) : d’une part, le nom de cette femme sera utilisé par les autres femmes d’Israël dans leurs imprécations (cf Jr 29/22 et Es 65/15) ; d’autre part, les symptômes physiologiques décrits désignent de toute évidence une incapacité de procréer pour la femme ; il faut rappeler
que la stérilité était considérée comme un véritable désastre dans le Proche-Orient ancien (cf 1 S 1/8)26.

https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1997_num_72_3_3478

Il faudrait retrouver le lien du fil ou nous avions déjà traité de cette question de l'ordalie.
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 13 Fév 2024, 12:32

Nous en avons certainement parlé plusieurs fois, parce que c'est un rituel assez étonnant pour un lecteur moderne et isolé dans la Torah elle-même, par rapport aux grands codes sacerdotaux (notamment ceux du Lévitique): on peut à cet égard le rapprocher, dans le bric-à-brac des Nombres, du rituel de la "vache rousse" au chapitre 19 (cendres dans l'eau).

Pour le lecteur moderne, l'"ordalie" diffère surtout selon un critère "naturaliste", au moins en partie anachronique (par rapport aux textes): ou bien c'est une "épreuve" dont on a "naturellement" toutes les chances de sortir indemne -- à la limite, il faut un miracle pour être condamné; ou au contraire elle est "naturellement" fatale (poison, noyade, bûcher, etc.) et il faudrait un miracle pour s'en sortir et être innocenté -- quand ce n'est pas la double peine, comme pour certains procès en sorcellerie du moyen-âge: si la sorcière présumée enchaînée à une chaise en métal échappait à la noyade, c'est qu'elle était bien une sorcière, donc on la brûlait (pile je gagne, face tu perds). A cet égard le texte des Nombres, sans préjudice de sa préhistoire qui combine peut-être plusieurs rituels en un seul (cf. supra Römer, p. ex. ici § 23ss), paraît ambigu.

Je rappelle, dans le même ordre d'idées, une lecture talmudique de Levinas, également anachronique mais intéressante: l'effacement du nom divin (supposé écrit dans l'imprécation ou malédiction conditionnelle associée au serment, écriture -- encre ? -- qu'on mêle à la poussière dans la préparation de la potion), effacement normalement interdit par la réglementation rabbinique, aboutissait à la leçon: Dieu s'efface pour faire la paix entre les hommes (entre le mari et la femme en l'occurrence).

P.S.: Je vois après coup qu'il en a été question ici en février 2022, et que ce fil se référait à des discussions antérieures qui étaient encore accessibles par la "recherche Google" mais ne le sont plus. Quant à Levinas, nous en avions déjà parlé ici (24.1.2018).
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 13 Fév 2024, 13:15

En quel sens la ‘ cuisse ’ d’une femme adultère ‘ dépérissait ’-​elle ?

Le mot “ cuisse ” est apparemment employé dans ce passage par euphémisme pour désigner les organes sexuels (voir Gn 46:26). Logiquement, la punition affectait les organes qui étaient impliqués dans la faute (voir Mc 9:43-47). Le terme “ dépérir ” est compris dans le sens de “ flétrir ” (Jé), “ tomber ” (Os) ou “ maigrir ” (Md), et peut donner à penser que les organes génitaux s’atrophiaient et que la femme perdait la faculté de concevoir. Puisque la femme innocente devait être fécondée par son mari, il semble que la femme adultère ne devait plus pouvoir être enceinte (Nb 5:28). De plus, le ventre de la femme coupable devait gonfler en raison de la malédiction et non en conséquence de la bénédiction qu’est la grossesse.

Il ne s’agissait là nullement d’une ordalie dont on réchappait parfois presque par miracle, comme celles pratiquées à l’âge des ténèbres. L’eau par elle-​même ne contenait rien qui cause l’affliction. Elle était toutefois sainte et renfermait de la terre ou de la poussière sainte ainsi que l’écriture des imprécations qu’on avait lavées dedans. Elle était de ce fait chargée de puissants symbolismes Shocked et était bue devant Jéhovah, à qui était adressé un serment solennel. La façon dont les choses tournaient ne laissait aucun doute. Si la femme était coupable, Jéhovah donnait au breuvage le pouvoir miraculeux de produire les effets mérités. L’adultère était puni de mort, mais en l’occurrence manquaient les deux témoins requis (Nb 35:30 ; Dt 19:15). De plus, dans ce cas de figure, l’identité de l’homme coupable, qui méritait tout autant la mort, n’avait généralement pas été révélée.

https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1200004382?q=ordalie&p=par
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 13 Fév 2024, 14:19

C'est un bon exemple de lecture "moderne", quoique "sectaire", où ce qu'on veut chasser par la porte (en l'occurrence la "magie" ou la "superstition"), dans un geste d'exorcisme ou d'apotropaïsme (écarter le "mal": le rituel de Nombres 5 est aussi, comme on l'a relevé, un "exorcisme" de l'"esprit de jalousie", de cette même "jalousie" que Yahvé revendique parfois et dont il va jusqu'à se nommer, qn'), rentre aussitôt par la fenêtre (comme l'"esprit impur" des Synoptiques). En l'occurrence la "magie" honnie est chassée par l'abstraction (le concept de "symbolisme", qu'on pourrait dire "aseptisé" selon une autre métaphore moderne, biologique et médicale) et revient par le "miracle"... Mais dès lors que le "Dieu", si unique et transcendant qu'il soit ("Yahvé" ou "Jéhovah" en lecture "monothéiste") est lié au rituel par sa propre parole (transcendante), le rituel n'en sera pas moins "magique", "efficace", "automatique" que sans ce détour explicatif, qui s'annule donc (de) lui-même...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 14 Fév 2024, 11:51

Quand le Temple servait à démasquer (ou pas) l’adultère féminin : Nombres 5 et le traité Sotah de la Michna  Christophe Batsch 

En une seule circonstance, pourtant, les femmes paraissent installées au cœur même d’une loi et d’un  rituel biblique concernant la sexualité. Il s’agit du chapitre 5  du livre des Nombres dans  lequel se trouve détaillé ce qui s’apparente à une véritable ordalie, qu’un mari jaloux peut exiger dès lors qu’il soupçonne une infidélité de son épouse. Il est bien question ici de jalousie, éventuellement abusive,  au  moins  autant  que  d’adultère  avéré. Le  texte  biblique  précise  en  effet qu’il suffit, pour déclencher cette ordalie, du seul soupçon d’un mari « pris d’un esprit de jalousie (qine’ah) et jaloux de sa femme alors qu’elle n’a pas fauté » (Nb 5,14). L’épouse soupçonnée est alors conduite devant un prêtre. Le rituel se déroule au Temple  et  même, probablement,  à  l’intérieur du Temple  puisque le texte  précise  à  deux  reprises  (Nb 5,16.30) :  Wehiqrîv  ’otah  ha-cohen wehé‘émidah lifné Adonaï, « le prêtre la fera approcher et la fera se tenir devant Yhwh. » En outre est-il mentionné, au cours du rituel, le sol du mishkan, littéra-lement de « la demeure », c’est-à-dire du bâtiment du Temple.

***

Pour la femme qui le subit, ce rituel culmine donc dans l’obligation de boire ces  mé ha-marim  ha-me’ararim,  ces  « eaux  amères  qui  apportent  la  malédic-tion » (Nb 5,18.24). On y  a  mélangé,  dans une eau  puisée  dans  la réserve des « eaux saintes » (mayim qedoshim) destinées aux prêtres, un peu de la poussière du Temple et on y a dissous l’encre de la malédiction rédigée sans doute sur une page de peau ou de papyrus puisqu’il y est question d’un « livre » (sefer).  Arrêtons-nous un instant sur cette potion. 

Faire avaler à  l’épouse  soupçonnée, l’encre de  son  serment et des  imprécations qui l’accompagnent n’a  rien ici d’extraordinaire : on est là dans un  mécanisme  classique  de  la  pensée  magique  (et,  en  l’occurrence,  religieuse) d’efficacité par sympathie. L’emploi des  « eaux  saintes » en principe réservées aux  prêtres  s’explique  également  par  le  fait  qu’on  y  mêle  de la  poussière du Temple : il  y faut  donc  une eau  d’un degré  de  pureté supérieur.  Et nous  voici finalement au cœur  de  la mixture :  quelle  est la fonction  de  cette poussière du  Temple ?  Notons  d’abord  qu’en  aucune  autre  circonstance  une  femme  ne  se  trouve à ce point à proximité (physique) du Saint des Saints, ce cœur irradiant du sacré,  protégé  de  toute  contamination  et  de  toute  souillure  par  une  série  de cercles concentriques : le heykal, le vestibule, les parvis etc. En cette situation, où elle se trouve donc déjà dangereusement exposée à la proximité inhabituelle du  Temple,  l’absorption de  la  poussière de  son  sol parachève  le processus  de mise  en  contact.  Dans  cette  affaire  cependant,  si  la  femme  s’assimile  à  ses risques et périls  une portion du Temple, le Temple demeure préservé, n’étant à aucun  moment souillé  par  un  contact trop  immédiat. Cette  opération construit donc une figure analogue à celle de la mise à mort à distance (par lapidation ou par flèches)  de  quiconque se  serait approché  jusqu’à  le toucher  du mont  Sinaï (dépositaire du  sacré)  durant la théophanie  au  désert (Exode 19,12-13).  L’exécution à distance protégeait alors les exécuteurs de tout contagion avec le fautif et évitait en outre de renouveler la souillure du lieu sacré par un contact profane. Ici, la  femme soupçonnée  est mise très  intimement  en  contact avec le  lieu du sacré sans pourtant que celui-ci en soit d’aucune manière atteint.

Dans quel but cette manipulation complexe ? 

Il faut se souvenir que l’adultère, réel ou imaginaire, dont se trouve soupçonnée cette femme, a été  définie  à  plusieurs  reprises comme une « impureté » ou une « souillure » (racine  tameh de l’impureté :  Nombres  5, 14.19.20.27.28.29). L’absorption des eaux amères vise donc à opérer dans le corps de la femme cette opération infiniment dangereuse :  la mise en contact d’une parcelle du Temple, enceinte de la sacralité la plus haute et exigeant donc le niveau de pureté le plus élevé, avec son exact opposé,  la  souillure. Dans un système de  pureté  aussi rigoureux que  celui du  judaïsme ancien,  ce contact  ne pouvait  manquer d’avoir des  effets  désastreux,  voire  fatals.  On  se  gardera  ici  d’évoquer  toute  forme d’éventuel  cynisme  criminel  ou,  à  l’inverse,  de  somatisation  psychologique ; l’une et l’autre référence seraient complètement anachroniques. Dans un système symbolique et anthropologique aussi indiscutable que l’était  l’observance  de  la Loi dans la société juive ancienne, la transgression des interdits ne pouvait manquer de produire des effets dont l’éloignement historique ne nous permet plus de mesurer la portée. 

Voici donc l’ordalie à laquelle se trouvait exposée toute épouse judéenne sur le simple soupçon  d’un  mari jaloux. L’épreuve paraît  déjà   suffisamment traumatisante et brutale pour qu’il ne semble pas nécessaire d’en rajouter. 

https://www.researchgate.net/publication/322819931_Quand_le_Temple_servait_a_demasquer_ou_pas_l'adultere_feminin_Nombres_5_et_le_traite_Sotah_de_la_Michna
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 14 Fév 2024, 12:20

La comparaison du texte des Nombres avec ses commentaires talmudiques (Sotah) est très éclairante.

Aucune lecture n'évite le "déplacement" et l'"anachronisme", pas plus celles de la Mishna que les nôtres. Quand Batsch compare le temple à une "centrale atomique" (note 6), il est lui-même ostensiblement "anachronique", mais il nous fait comprendre quelque chose, et nous montre par la même occasion que notre seul rapport possible à un système ancien, que nous pouvons toujours appeler "sacral", "sacerdotal", "sacrificiel", "rituel" ou "magique" sans vraiment savoir de quoi nous parlons, est également anachronique et passe, de notre côté, par une analogie technoscientifique, nécessaire pour que nous nous fassions une idée d'un "système" et de sa "logique", sur le mode d'un "comment ça marche" -- à nos yeux "automatiquement" comme une "machine"...

Il est toutefois probable que le texte des Nombres, du fait de sa composition complexe (cf. encore supra Römer), ne reflète aucun "système" réel, fonctionnel et cohérent, qui aurait historiquement existé tel quel, s'il mêle déjà des rituels différents qui ont (eu) chacun leur "logique" et leur "fonctionnement" propres. Tel qu'il est il est et reste ambigu, et il n'y a aucune raison de chercher à l'élucider, pas plus que de chercher à reconstituer un puzzle dont les pièces proviendraient de plusieurs images...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 14 Fév 2024, 13:18

Quand les jugements de Dieu deviennent artifices littéraires ou la profanite impunie d'une poétique

1 Les "jugements de Dieu" s'opposent, de fait, au "droit coutumier" ou "droit savant" qui réunit sous la même dénomination deux formes juridiques : le droit romain et le droit canonique. L'un et l'autre, pour ce qui concerne les preuves et la procédure, sont quasiment semblables : les légistes et les canonistes disputent, mais ne se contredisent pas et les décisions des uns sont rapidement adoptées par les autres1. Or, il est remarquable qu'au xiie siècle les uns et les autres condamnent les "jugements de Dieu". De fait, l'Eglise ne fut jamais totalement favorable à cette forme de justice qu'elle considérait comme barbare et peu fiable -ce qui est assez piquant !2. Cependant, il faut attendre le xiie siècle et le renouveau du droit romain pour qu'une quasi unanimité se fasse et qu'Innocent III en vienne à formuler une prohibition générale par voie législative. Latran IV interdit d'assortir les ordalies d'une cérémonie religieuse et défend aux clercs de servir de témoin ; il leur est rappelé qu'ils ne peuvent participer à un duel judiciaire. Toutefois ces condamnations répétées3 prouvent que l'Eglise a bien des difficultés à se faire entendre contre la force de la coutume4. Ajoutons que l'ordalie est plus sévèrement réprouvée que la pratique du serment ; ainsi dès le ixe siècle on emploie les expressions de "purgatio canonica" pour le serment et de "purgatio vulgaris" pour l'ordalie5.

3 Rappelons après bien d'autres quelles sont les formes que revêtent les "jugements de Dieu" et l'esprit que suppose la croyance à leur fiabilité ; elle repose sur l'idée que la preuve rationnelle d'une faute n'a pas de sens et que seul l'appel à des forces supérieures saurait être indiscutable. Ainsi l'ordalie par l'eau, le feu puis la croix ou l'hostie implique une société où la confiance est pleinement accordée aux "preuves" fournies par Dieu. Cette forme de juridiction archaïque, répandue dans toutes les sociétés fut d'abord admise par l'Eglise qui en christianisa les formes dites "barbares" soit en les entourant de tout un cérémonial, soit en les remplaçant par des épreuves moins pénibles physiquement. C'est ainsi que les descriptions que nous rencontrons dans nos textes sont justes : elles correspondent à celles que l'on trouve dans les rituels d'ordalies répandus du xie au xiiie siècle dans toute la Chrétienté. L'Eglise tent à faire de l'ordalie un spectacle impressionnant dont le caractère solennel est sans cesse accentué. Qu'on n'imagine pas une contradiction entre ces remarques et celles qui précédent ; si contradiction il y a, elle existe dans les faits : Les habitudes résistent aux condamnations ecclésiastiques et l'Eglise s'accommode souvent de ces coutumes lorsqu'elles favorisent son pouvoir. Le duel judiciaire est une autre modalité d'expression de cette justice. La victoire ne peut être accordée qu'à celui qui a le droit pour lui et le recours à des tiers n'entame pas cette certitude, même si le "champion" est rémunéré et parfois fait profession de ses talents de lutteur. Comme l'ordalie, le duel-judiciaire s'accompagne d'un rituel religieux. La pratique de la représentation et la réglementation minutieuse de la cérémonie se font de façon concoramitante : ceci explique sans doute bien des réactions de clercs conscients des contradictions inhérentes au système. Reste la pratique du serment. Elle ne fut jamais interdite par l'Eglise, on se contentera de la réglementer. De preuve suffisante qu'il était dans le droit commun, le serment devient preuve subsidiaire dans les droits savants. De plus, l'Eglise s'efforce de transformer les cojureurs souvent très nombreux et peu informés en témoins réels et responsables.

https://books.openedition.org/pup/3023?lang=fr
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMer 14 Fév 2024, 15:11

Merci pour cette étude très intéressante dans un domaine -- la littérature médiévale -- que je connais très peu...

C'est peut-être l'occasion de rappeler la relation profonde et complexe qui existe entre des notions dont nous avons souvent parlé séparément, l'"ordalie", la "divination", la "tentation" ou l'"épreuve", aussi au sens de "tenter Dieu" ou de le "mettre à l'épreuve" (cf. p. ex. ici, notamment à partir du 7.11.2013), l'"alliance", le "serment" et la "malédiction" -- ce sont toujours des "malédictions conditionnelles" qui sont impliquées, explicitement ou implicitement, dans une "ordalie" comme dans un "serment": qu'il m'arrive ceci ou cela si je mens, si je suis coupable, si je ne tiens pas parole, etc. Plus l'on s'éloigne d'une lecture "magique" ou "automatique" d'un "rituel" quel qu'il soit, en y introduisant l'idée d'un dieu personnel, transcendant, souverain, libre, a fortiori unique et tout-puissant, plus l'intervention de ce dieu dans le processus coutumier devient problématique, théologiquement, juridiquement, cognitivement et pratiquement problématique: si le dieu est indispensable au processus et qu'il n'est plus obligé d'intervenir, l'"épreuve" ne "prouve" plus rien; s'il est obligé d'intervenir, il n'est plus libre, ni transcendant, ni souverain, il n'est plus "dieu", encore moins "Dieu". C'est la notion même de "vérité" qui est à l'épreuve du "hasard", et c'est cette crise que vit la fin du moyen-âge de la chrétienté occidentale; ce n'est évidemment pas la première fois ni la dernière que ça arrive, même si ça arrive toujours de façon différente.
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 12:02

La loi du Nàzîr en Nb 6,1-21 : un vœu unique en son genre

https://www.academia.edu/13774063/La_Loi_du_Nazir_en_Nb_6_1_21
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 12:57

Etude très complète et bien documentée d'Alexis Pidault -- je trouve seulement un peu suspect son refus de reconnaître le moindre caractère "sacrificiel" à l'offrande de la chevelure (nzr) à la fin du voeu (v. 18).

La principale difficulté pour le lecteur "naïf" ou "non prévenu" de "la Bible" ("la Bible" comme un livre, comme un tout), aggravée pour ceux qui viennent d'un milieu "fondamentaliste" ou "sectaire", c'est d'imaginer que la "règle" des Nombres, parce qu'elle est dans la Torah associée à "Moïse", est antérieure à tous les textes qui suivent: après l'énoncé de la "règle" on ne rencontrerait plus, dans les références explicites ou implicites au "nazir", que des exceptions, inexpliquées... Tout s'éclaire quand on renverse l'ordre chronologique et qu'on comprend que la règle des Nombres est une réinvention tardive d'une vieille tradition qui avait elle-même beaucoup varié, d'un contexte guerrier à un contexte sacerdotal, le "sacré" recouvrant différemment ces deux milieux (castes, fonctions). Ce sont les Nombres qui innovent en en faisant un "voeu" individuel et temporaire, à la faveur d'un jeu de mots (nzr/ndr). Le même principe, bien sûr, vaut pour la quasi-totalité d'une Torah dont on chercherait en vain l'"application" dans le reste de l'AT...

Pour rappel, le principal écho néotestamentaire de cette tradition n'est peut-être ni le personnage de Jean-Baptiste (que Luc rattacherait plutôt au personnage de Samuel), ni les "voeux" de Paul ou de son entourage dans les Actes, mais bien dans le nom de "Nazôréen" (nazôraios) donné au Jésus des évangiles -- nom dont le rapport à "Nazareth" est secondaire (voir en particulier dans cet article les références à Philon et à Origène p. 9ss, sans oublier les notes).
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 16:51

"Les fils du Caïnite, beau-père de Moïse, montèrent de la Ville des Palmiers, avec les fils de Juda, dans le désert de Juda, au sud d'Arad, et ils allèrent s'installer avec le peuple" (Jg 1,16).

"Héber, le Caïnite, s'était séparé de Caïn, des fils de Hobab, beau-père de Moïse, et il était allé jusqu'au térébinthe qui est à Tsaannaïm, près de Qédesh, pour y dresser sa tente" (Jg 4,11).

"Moïse dit à Hobab, fils de Réouel, le Madianite, beau-père de Moïse : Nous partons pour le lieu dont le SEIGNEUR a dit : « Je vous le donnerai. » Viens avec nous, et nous te ferons du bien, car le SEIGNEUR a parlé pour le bien d'Israël. Il lui répondit : Je n'irai pas ; j'irai dans mon pays, au lieu de mes origines. Il insista : Ne nous abandonne pas, je te prie ; puisque tu connais les lieux où nous pouvons camper dans le désert, tu seras notre guide. Si tu viens avec nous, nous te ferons profiter du bien que le SEIGNEUR nous fera" (Nb 10,29-32).

Le séjour des Israélites au désert et le Sinaï dans la relation primitive, l'évolution du texte biblique et la tradition christiano-moderne [article]
Raymond Weill (Article ancien - désolé pour la qualité du copier-coller). 

Que représente Hobab ? 

La forme tout à fait primitive de la tradi¬ tion à laquelle il appartient se rencontre sans doute dans Jug., ι, 16, où il est parlé, non même de Hobab, mais de Kain , beau-père de Moïse. Ces deux noms de Hobab et de Kain que porte le beau-père dans Nombr., x, 29, et Jug. > ι, 16, permettent en effet de restituer en toute certitude, dans Jug., iv, 11, Hobab le Kainite au lieu de Heber le Kainite que porte le texte altéré ("απ, faute de copie pour a ari) : Hobab est donc essentiellement du peuple de Kain. La même chose est encore répétée par la glose qui accompagne la mention précitée de Jug., IV, 11, glose ancienne, d'ailleurs, et qu'on peut considérer comme appartenant à un commentaire de J; mais le texte, à cet endroit, est très altéré et demande à être examiné avec attention. Dans son état actuel, il porte : «Haber (nan, ν. un peu plus haut) le Kainite se sépara de Kain, des fils de Oohab (arm), beau-père de Moïse. » Dans la dernière partie de la phrase, la restitution de arm en aan est presque évidente ; mais -απ, immédiatement avant, étant déjà restitué en aan, il en résulterait un non-sens flagrant, «Hobab... se sépara... des fils de Hobab », si l'on n'observait que la mention finale «fils de Hobab, beau-père de Moïse » est une glose explicative rattachée au mot Kain qui précède La phrase primitive, dans sa rédaction correcte, est : «Hobab le Kainite se sépara de Kain » ; nous y reviendrons un peu plus loin à propos de Kain, ainsi qu'au rôle singulier que joue Hobab le Kainite dans la suite du même chap. Jug., IV, où il reparaît, son nom écrit trois fois "lari (vv. 17, 21) par suite de la même faute de copie qu'au v. 11.

On trouve trace dans J, en résumé, de deux traditions sur l'ori¬ gine du beau-père de Moïse, la tradition de Midian et la tradition de Kain ; elles se manifestent, dans le détail, de la manière suivante :

Tradition de Midian : Ex., h, 16 : Le prêtre de Midian, beau-père de Moïse.

/ Jug., ι, 16 : Kain, beau-père de Moïse. ν Jug., IV, 11 : Hobab le Kainite (et dans la glose :

Tradition de Kain < Hobab, beau-père de Moïse).

j Nombr., x, 29 : Hobab ben Reouel [, Kainite ], beau-[ père de Moïse.

Dans E, la tradition est par contre tout à fait uniforme, et toutes les fois que le beau-père apparaît (Ex., m, 1, îv, 18,xvin, 1), il s'ap¬ pelle invariablement Ietro sans nulle qualification autre : rappe¬ lons que l'épithète de prêtre de Midian , dans πι, 1 et xvin, 1, lui fut imposée, par assimilation avec Ex., n, 16, de J, par le compilateur de JE ou un commentateur de la compilation. En somme, les deux traditions de J et la tradition unique de E fournissent, pour déterminer la patrie du beau-père, un certain nombre de noms de peuples ou de personnages dont les significations se manifes¬ teront concordantes ou discordantes, et dont voici la collection complète :

j i tradition A. . . Midian.

(tradition B... Kain, Hobab, ftcouel.

E ................ Ietro.

Nous allons les étudier successivement Kain. — On lit, dans l'histoire de la campagne de Saitl contre les Amalécites (I Sam., xv), que Saül, avant le combat, somma les Kainites qui se trouvaient dans les rangs ennemis de faire défection, leurdisantfv. 6) : «Allez-vous-en, retirez-vous du milieu d'Amaleq... car tu as été le bienfaiteur d'Israël lors de la sortie d'Égypte. — Alors Kain se retira du milieu d'Amaleq. » Ce passage capital fournit la clef de tout ce qui concerne Kain. C'était un clan amalé-ci Le qui passa dans le camp d'Israël au temps des premières guerres royales et fut considéré à cause de cela, par les historiens, comme l'ancien et précieux ami des temps difficiles. Kain, beau-père de Moïse, est présent à la pensée du rédacteur lorsqu'il fait dire aux Kainites par Saül: «Retirez-vous, je ne veux point vous frapper comme ennemis, car vous fûtes les amis d'Israël lors de sa sortie d'Égypte » ; mais il est aisé de se rendre compte que si l'on choisit Kain pour être le beau -père de Moïse, lorsqu'il fallut trouver à Moïse une parenté de cet ordre parmi les tribus du désert, c'est précisément en raison du souvenir historique de l'alliance qui s'était conclue entre Israël et Kain au cours de la guerre amalécite. Par une transposition naturelle, on imagina que cette adhésion de Kain à Israël remontait au temps môme de Moïse, et c'est ainsi que prit naissance, après celui de l'épisode de la guerre de Salii qu'on vient de voir, le curieux récit dont les fragments disloqués se retrouvent dans Nombr., x, et Jug., ι.

https://www.persee.fr/doc/rjuiv_0484-8616_1909_num_57_114_4937
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeJeu 15 Fév 2024, 17:35

C'est plus lisible dans le scan "graphique" (celui sur lequel on tombe en suivant le lien), même si la "reconnaissance de caractères" sous-jacente au "copier-coller" s'y perd, surtout quand il y a de l'hébreu dans un texte français... Bien que le cadre théorique ait beaucoup changé depuis 1909 -- l'horizon était alors celui de la toute première version de la "théorie documentaire" (Wellhausen) -- les observations textuelles et une bonne partie des analyses restent pertinentes: la confusion de Heber et de Hobab paraît en effet assez plausible, mais le problème du "beau-père" / "beau-frère" kénite-caïnite / madianite de Moïse ne s'arrête pas là, puisqu'il faut y intégrer aussi un Reuel qui est édomite selon Genèse 36 // 1 Chroniques 1, et le Jethro de l'Exode, outre la femme "koushite" de Nombres 12... Quant à chercher de l'histoire ou de la géographie derrière les textes, non seulement cela paraît plus difficile aujourd'hui qu''il y a un siècle mais cela semble avoir largement perdu son intérêt... qui reviendra peut-être sous d'autres formes, par exemple si on se demande, façon Römer, ce que tout cela pouvait bien signifier à l'époque perse ou hellénistique.
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeVen 16 Fév 2024, 12:27

"Moïse entendit le peuple qui pleurait, chacun dans son clan, à l'entrée de sa tente. Le SEIGNEUR se mit dans une grande colère, et cela déplut à Moïse. Moïse dit au SEIGNEUR : Pourquoi me fais-tu du mal, à moi, ton serviteur ? Pourquoi n'ai-je pas trouvé grâce à tes yeux, que tu aies mis sur moi la charge de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? Est-ce moi qui l'ai engendré, pour que tu me dises : « Porte-le sur ton sein, comme la nourrice porte le nourrisson, jusqu'à la terre que tu as promise par serment à ses pères ! » Où prendrai-je de la viande pour en donner à tout ce peuple ? Car ils pleurent auprès de moi, en disant : « Donne-nous de la viande à manger ! » Je ne peux pas, à moi seul, porter tout ce peuple : il est trop lourd pour moi. Puisque c'est ainsi que tu me traites, tue-moi donc, je t'en prie, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, et que je n'aie plus à voir le malheur que tu m'infliges !" (Nb 11,10-15).

Je trouve la réaction de Moïse véhément à l'encontre de la divinité qui n'y voit pas une frome de rébellion mais une plainte légitime. 

Dieu communique son souffle aux soixante-dix anciens

"Moïse sortit dire au peuple les paroles du SEIGNEUR. Il rassembla soixante-dix des anciens du peuple et les plaça, debout, autour de la tente. Le SEIGNEUR descendit dans la nuée et lui parla ; il retira un peu du souffle qui était sur lui et le mit sur les soixante-dix anciens. Dès que le souffle se posa sur eux, ils se mirent à faire les prophètes ; mais ils ne continuèrent pas. Deux hommes, l'un nommé Eldad, l'autre Médad, étaient restés dans le camp ; le souffle se posa sur eux — ils étaient parmi les inscrits, mais ils n'étaient pas sortis vers la tente. Ils se mirent à faire les prophètes dans le camp. Un jeune homme courut dire à Moïse : Eldad et Médad font les prophètes dans le camp ! Josué, fils de Noun, qui était auxiliaire de Moïse depuis sa jeunesse, s'écria : Moïse, mon seigneur, empêche-les ! Moïse lui répondit : Tu es jaloux pour moi ? Ah ! si tout le peuple du SEIGNEUR était composé de prophètes, si le SEIGNEUR mettait son souffle sur eux ! Sur quoi Moïse se retira dans le camp, lui et les anciens d'Israël (Nb 11,24-30).


La dimension canonique de l’exégèse biblique

Le débat entre Torah et Prophètes

La finale du Pentateuque insiste sur l’autorité indépassable de ce corpus : la figure de Moïse est revêtue d’une autorité spécifique et inégalable (Deutéronome 34,10-12). En mettant l’accent sur l’autorité de Moïse, la rédaction du Pentateuque met en valeur l’autorité spécifique de la Torah : les livres prophétiques ne sont pas considérés par Deutéronome 34,10-12 comme une révélation qui « fait suite » à la Torah, mais plutôt comme un commentaire de la Torah.

Pourtant, une telle affirmation fait l’objet de réactions critiques à l’intérieur même du texte biblique : le récit de Nombres 11,4-34, qui relate la plainte de Moïse écrasé par le poids de sa charge, débouche sur l’institution de 70 anciens recevant le même esprit prophétique que Moïse et lui apportant leur aide pour « porter » le peuple. Les vv. 24-25 décrivent le don de cet esprit, réservé aux anciens, qui le reçoivent dans un site « institutionnel » : la tente de la rencontre. Cependant, les vv. 26-29 introduisent des personnages jusque-là absents du récit (Eldad et Medad), et se greffent sur le récit précédent, semblant y introduire une perspective différente. En effet, si, selon Nombres 11,24-25, les 70 anciens possèdent l’exclusivité de l’activité de prophétie qui résulte du don de l’esprit, les vv. 26-29 présentent Eldad et Medad comme les sujets d’une activité prophétique authentique et viennent ainsi contester le « contrôle institutionnel » du don de l’esprit, tel qu’il apparaît en Nombres 11,24-25.

Ainsi, si la rédaction du Pentateuque a pour objet d’affirmer le « surplomb » du Pentateuque sur toute autre révélation, le débat dont nous trouvons les traces en Nombres 11,24-30 montre qu’une telle prétention a suscité la contestation du mouvement prophétique, contestation dont une autre expression peut être retrouvée en Jérémie 31,31-34 :

31. Voici des jours qui viennent – oracle du Seigneur – où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle.
32. Elle ne sera pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, au jour où je les ai pris par la main, pour les faire sortir du pays
d’Égypte. C’est eux qui ont brisé mon alliance, mais moi, je suis demeuré maître chez eux – oracle du Seigneur.
33. Car voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël après ces jours-là — oracle du Seigneur : je placerai ma « torah » en eux, je l’écrirai sur leur cœur. Je serai Dieu pour eux, et ils seront pour moi un peuple.
34. Ils ne s’instruiront plus l’un l’autre, qui son prochain, qui son frère, en disant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car eux tous me connaîtront, des petits aux grands — oracle du Seigneur. Oui, je pardonne leur faute, et je ne ferai plus mémoire de leur péché.

L’alliance nouvelle évoquée par Jérémie 31,31.33 vient se substituer à l’alliance conclue lors de l’exode et rompue par Israël (Jérémie 31,32). Cette alliance ne repose pas sur des paroles écrites sur des tables, ni dans un livre, mais sur une Torah placée par Dieu lui-même au plus profond de la personne de chaque Israélite (Jérémie 31,33). On mesure donc la dimension polémique de ce texte qui semble venir critiquer le lien établi entre l’alliance et un corpus précis – en l’occurrence les lois du Deutéronome ou de l’Exode, ou plus largement le Pentateuque. Jérémie 31,31-34 met donc au jour un débat concernant la délimitation du canon des Écritures d’Israël. Le Pentateuque jouit-il d’une autorité spécifique, ou doit-il être articulé avec d’autres supports de la révélation – telle la littérature prophétique ? C’est cette articulation que suggère la finale du livre des n ebi’îm (Prophètes), dans la Bible hébraïque : en reliant les figures de Moïse et d’Élie, Malachie 3,22-24, qui conclut le dernier des douze « petits » prophètes, souligne la complémentarité de la Torah et de la littérature prophétique :

Malachie 3,22 : Souvenez-vous de la Torah de Moïse, mon serviteur, à qui j’ai transmis à l’Horeb des ordonnances et des prescriptions pour tout Israël. (23) Voici que je vous envoie Élie, le prophète, avant que ne vienne le jour du Seigneur, grand et redoutable. (24) Il fera revenir le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères, afin que je ne vienne pas frapper d’interdit le pays.

https://www.cairn.info/revue-communio-2019-5-page-7.htm


Le récit d'Eldad et Medad me fait penser à Marc 9,38-40 :

"Jean lui dit : Maître, nous avons vu un homme qui chasse les démons par ton nom et nous avons cherché à l'en empêcher, parce qu'il ne nous suivait pas. Jésus répondit : Ne l'en empêchez pas, car il n'y a personne qui puisse parler en mal de moi tout de suite après avoir fait un miracle en mon nom. En effet, celui qui n'est pas contre nous est pour nous" (Mc 9,38-40).
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeVen 16 Fév 2024, 14:13

La présentation d'O. Artus mérite d'être lue, pour qui veut comprendre les enjeux théoriques assez complexes du concept de "canon" dans une perspective catholique contemporaine (2019): c'est une intégration qui, contre toute apparence, se conçoit à partir du présent (présence du Christ dans l'Eglise, le magistère, la liturgie, le sacrement) en remontant vers le passé (tradition dogmatique et exégétique, Nouveau et Ancien Testament, "proto-canons" anciens et textes particuliers, en dernier lieu seulement leurs "pré-textes" éventuels, sources, traditions ou rédactions antérieures; soit exactement le contraire de la démarche exégétique savante, principalement allemande et luthérienne, à la fin du XIXe s., pour qui la "vérité" était à l'origine, dans l'original ou l'archi-original, Ur-text et Ur- en tout genre, dût-on les reconstituer de toutes pièces). D'un point de vue "canonique", c'est toujours le dernier qui parle (commente, glose, interprète, récrit, corrige, édite, compile, canonise) qui a raison; sauf que le dernier mot n'efface pas l'écriture qui le précède et qu'il ne peut plus changer, écriture dont la différence (ou différance) n'en finira plus de résister au sens qu'on aura voulu lui imposer, ou de le hanter de l'intérieur... C'est déjà évident dans le "proto-canon" (du point de vue catholique) qu'est la Torah (elle-même multiple dans le judaïsme du Second Temple, "canonisée" et standardisée seulement dans la période suivante par le judaïsme phariséo-rabbinique). Bien entendu, le concept de "canon" du côté protestant pose de tout autres problèmes, différemment résolus selon les tendances de chaque Eglise (historique, traditionnelle, sacramentelle, confessante, professante, orthodoxe, fondamentaliste, piétiste, sectaire, libérale, charismatique, etc.).

Concernant le "prophétisme", je soulignerais que l'opposition n'est pas d'abord ou seulement celle d'un "canon" (livre, corpus, type d'écriture) à un autre (les livres prophétiques contre la Torah), mais celle d'un "autre de ou que l'écriture" à l'écriture même: qu'il s'agisse d'"esprit" (de ce côté-là Nombres 11 se rapporterait plutôt à Ezéchiel 36, ou à Joël 3) ou d'"écriture dans les coeurs" (Jérémie 31), le rêve est de se passer d'écriture littérale, matérielle, extérieure (excriture comme dirait J.L. Nancy); et bien sûr on n'y parvient pas, car les Prophètes sont aussi des livres, comme "Moïse" qui n'est pourtant pas encore ou pas seulement un livre, mais aussi un personnage, vivant quoique fictif, dans le récit des Nombres; en somme c'est l'écriture même qui rêve de se passer d'écriture -- et l'écriture est particulièrement mise en scène dans le livre de Jérémie comme dans la Torah, ainsi qu'on l'a vu: tables ou rouleaux écrits, détruits, récrits...

A part ça, tes remarques sont très pertinentes: la plainte de Moïse et sa demande de mort dramatisent la scène d'intercession de l'Exode associée au "veau d'or" (32--33), et/ou sa correspondance dans le cycle d'Elie (1 Rois 19) -- comme d'ailleurs l'ensemble du chapitre dramatise les épisodes qu'il développe en y ajoutant maints détails pittoresques, de la manne en Exode 16 aux juges établis sur le conseil de Jethro en Exode 18; quant à la péricope évangélique de l'"exorciste indépendant" (Marc 9//), même si elle ne mobilise pas l'"esprit" (le "nom de Jésus" joue un rôle similaire), elle a au moins en commun avec l'histoire d'Eldad et Medad l'idée qu'une institution (qu'il s'agisse d'"anciens" ou d'"apôtres"), pas plus qu'une écriture sacrée ou canonique, ne peut enfermer ce que pourtant elle représente et dont elle vit -- en termes johanniques, l'esprit comme le vent souffle où il veut. Je note au passage qu'en Nombres 11,28s c'est "Josué", Ièsous en grec, qui voudrait contenir le débordement de l'"esprit"; et que la "jalousie" (ou "zèle", qn'/zèloô) qui lui est reprochée est la même que celle de l'esprit (ou) du mari dans l'"ordalie" du chapitre 5 et, au contraire, celle qui est mise au crédit de Pinhas ou Phinées au chapitre 25 (à nouveau surenchère sur le massacre purificateur associé aux lévites dans l'épisode du "veau d'or", selon l'Exode); comme on le voit, la tradition de la "jalousie" divine (Exode 20,5; 34,14; Deutéronome 4,25; 5,9; 6,15) est diversement appréciée à l'intérieur même des Nombres...
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 20 Fév 2024, 12:09

La part intolérable : peut-on intégrer ce qu'on ne peut tolérer ? - Philippe Lefebvre

"Le SEIGNEUR dit alors à Moïse : Envoie des hommes explorer Canaan, que je donne aux Israélites. Vous enverrez un homme de chaque tribu ; chacun d'eux sera un prince. pour la tribu de Juda : (...) Caleb, fils de Yephounné (...) pour la tribu d'Ephraïm : Osée fils de Noun (...) pour la tribu de Joseph, pour la tribu de Manassé : Gaddi, fils de Sousi (...) Tels sont les noms des hommes que Moïse envoya explorer le pays. Moïse appela Osée, fils de Noun, du nom de Josué." (Nb 13,2 ; 6 ; 8; 13 et 16).

Le clan de Caleb : une tribu de plus en Israël ? (Page 36)

"Alors Miriam et Aaron parlèrent contre Moïse au sujet de la Koushite qu'il avait prise — c'est une Koushite qu'il avait prise pour femme" (Nb 12,1). 

femme Éthiopienne (Page 45). 

https://www.unifr.ch/at/fr/assets/public/files/Personen/Lefebvre/la-part-intol%C3%A9rable-colloque.pdf
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Narkissos

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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 20 Fév 2024, 12:52

Sur cet article de Philippe Lefebvre (que j'avais beaucoup apprécié), cf. ici 12.10.2023 -- on trouvera dans le même fil d'autres éléments relatifs aux points de contact entre les Nombres et Josué, et dans l'article bien d'autres commentaires utiles sur les Nombres.

Un point commun entre "Caleb" et l'épouse "koushite" (entre autres) que la thématique de Lefebvre met bien en évidence, c'est la présence de l'"étranger" au coeur même de l'"identité" nationale, ethnique, politique et/ou religieuse... c'est un "Edomite" ou un "Cananéen" qui représente "Juda" et sa survie, c'est une "Koushite" (noire, si on comprend le gentilice au sens habituel de Nubien-Ethiopien) qui est l'intime de l'intime de Yahvé (Moïse, selon la description de Nombres 12) -- à cet égard d'ailleurs les autres associations de Moïse et des siens, à l'Egypte, à Madian ou aux Qénites-Caïnites, sont similaires, de même que celles des Patriarches dans la Genèse (Mésopotamie, Syrie, Egypte, Gérar, Madian). Pour rappel, le "Josué-Jésus" connu depuis l'Exode (chap. 17) n'est rattaché à une (demi-)"tribu" (Ephraïm = Samarie, Israël, royaume du Nord) qu'en Nombres 13, et indirectement (par identification secondaire à l'Osée de la liste, v. 8 et 16).
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitimeMar 20 Fév 2024, 16:27

Peut-on représenter Dieu ?
Un questionnement dans la Bible
Philippe Lefebvre

Abondance

Pourquoi, en fin de compte, y a-t-il un commandement qui interdit la représentation ? Est-ce parce que Dieu serait définitivement caché ? Parce que les éléments de sa création pourraient nous entraîner loin de lui ? Au terme de notre parcours, j’oserais affirmer que la raison est inverse : tout dit Dieu et Dieu lui-même se montre à ses amis ; il affirme ainsi qu’il ne s’adresse pas à Moïse comme aux autres prophètes, par des visions et des songes, mais qu’il lui « parle bouche à bouche » de sorte que Moïse « contemple la forme du Seigneur » (Nombres 12, Cool. Le commandement du Décalogue peut alors être compris comme un moyen de réguler le trop-plein et non de s’adapter à une soi-disant parcimonie de la révélation. Si tout exprime Dieu au ciel, sur terre et dans l’abîme et si Dieu manifeste une propension à se faire connaître de ceux qui aspirent à contempler sa face (psaume 27, 8-9), alors il est nécessaire de ne pas encourager la représentation qui pourrait être faite de manière désordonnée. Il faut du temps et de l’expérience pour faire son chemin dans l’abondance et élaborer une vision juste à partir du foisonnement. Il faut vivre dans l’intimité de Dieu pour percevoir « la splendeur de sa face » et s’y habituer, pour trouver les mots et les formes aptes à la représenter. Le regard hâtif, qui s’arrête tout de suite à ce qu’il commence à apercevoir, verra de manière parcellaire et dévoyée une réalité en fait bien plus ample.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-3-page-63.htm
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MessageSujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah   Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Icon_minitime

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