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| Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah | |
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Auteur | Message |
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free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 05 Mar 2024, 12:17 | |
| La colère de Yahvé contre son peuple. Châtiment, dette et ordre cosmique
La colère qui châtie : justice et alliance
Comme on l’a suggéré plus haut, l’image de divinités en colère doit sans doute sa large diffusion à une expérience très ordinaire des individus et des sociétés : celle des malheurs ou calamités qu’il convient d’expliquer pour s’en assurer, au moins dans l’imaginaire, une première maîtrise. Or, dès lors qu’il existe une religion ayant pour principale fonction d’assurer la prospérité commune, il est facile d’expliquer le malheur par quelque faute, devoir mal accompli ou sacrilège plus ou moins volontaire. Ce qui est identifié comme colère des divinités a donc partie liée avec une exigence de justice : les dieux punissent à bon droit les transgresseurs, même si la violence des châtiments évoque la passion bouillonnante plus que la froide décision d’un tribunal.
Une partie des textes bibliques que nous étudions entre dans ce schéma. Ainsi, la première faute récurrente des Hébreux, de la fabrication du veau d’or à l’infidélité religieuse racontée dans le ch. 25 de Nombres (qui est punie par un fléau faisant 24 000 victimes), est le manquement aux règles proprement religieuses de l’alliance : retour à l’idolâtrie, adoption de dieux étrangers… La seconde faute, tout aussi fréquente dans cette même séquence, est la perte de confiance dans la promesse divine, le désespoir : le peuple ne croit plus à la conquête de la terre promise (Nb 14, 1-35), il se voit déjà condamné à mourir de faim et en vient à regretter l’Égypte (11, 4-33 ; 21, 4-9). En conséquence, il « murmure » contre Moïse et remet en cause son autorité. Ces attitudes attribuées au groupe tout entier sont aussi celles d’individus : c’est pour leur manque de foi que Moïse et Aaron sont condamnés à ne jamais entrer dans la Terre promise (Nb, 20, 12) ; c’est pour avoir reproché à Moïse son épouse étrangère (à ses yeux cause de la colère divine) que Myriam, l’épouse d’Aaron, devient momentanément lépreuse (Nb, 12, 1-10).
Les châtiments qui suivent ces moments de défiance ou de rébellion prennent typiquement la forme de « plaies » souvent très meurtrières – leurs victimes, tout au long du livre des Nombres, se comptent par milliers ! Et, lorsque Yahvé détaille les motifs de sa colère, il est clair qu’elle tient d’abord à l’insoumission chronique des Hébreux « à la nuque raide ». Aussi, l’arrière-plan des épisodes meurtriers est-il très clairement une théologie de l’Alliance , entendue comme la définition des devoirs respectifs d’Israël et de Dieu. La punition ne signifie donc pas une rupture du pacte, elle en confirme même plutôt la réalité. Pourtant, si l’accomplissement des promesses de l’Alliance était subordonné à l’amendement d’Israël, la répétition des mêmes fautes pourrait le rendre problématique : traité à l’aune de la seule justice au sens traditionnel du terme, Israël serait condamné. Et les Hébreux le savent : assurément coupables, ils ont besoin avant tout de la miséricorde de Dieu, de son pardon. Cela est très net, sur le plan narratif, tout au long du livre des Nombres. Chaque fois que Yahvé menace d’un fléau ou envoie une plaie, Moïse intercède dans l’urgence en faveur des coupables pour en limiter les effets. Et s’il y parvient, c’est bien sûr parce qu’il est l’élu de Yahvé, mais aussi en raison de son attitude : les textes précisent volontiers que Moïse tombe face contre terre pour formuler ses demandes (Nb 16, 22 ; 17, 10). Dans l’épisode des médisances de Myriam, il est précisé (sans grand rapport avec le contexte) que « Moïse était un homme très humble, l’homme le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3).
https://hal.science/hal-01863612/document
Dernière édition par free le Mer 13 Mar 2024, 17:31, édité 4 fois |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 05 Mar 2024, 12:52 | |
| Les lectures généralistes des "sciences humaines" sont souvent éclairantes, nonobstant des erreurs élémentaires qui sautent aux yeux de n'importe quel "lecteur de la Bible" ou de quiconque a gardé un vague souvenir d'un catéchisme ou d'une "histoire sainte" -- par exemple, d'après l'Exode Myriam (Miriam, Miryam) n'est pas l'épouse mais la soeur d'Aaron (et de Moïse par la même occasion). Sur la "Colère" automatique, sans complément de nom, ni possessif, ni "sujet" divin, plus impersonnelle que personnifiée, qui à mon sens n'a originellement rien à voir avec les problèmes particuliers d'un "monothéisme" bien que ces dernières considérations se retrouvent forcément dans des textes tardifs, voir surtout ce fil-ci. Comme on l'a vu ici aussi, la plupart des récits de "rébellion" (châtiment, intercession, etc.) des Nombres sont des variantes et des développements de ceux de l'Exode, mais c'est particulièrement le cas du chapitre 25 qui rejoue à sa façon le "veau d'or", en déplaçant la faute de l'intérieur à l'extérieur (d'Aaron aux Madianites), avec une "expiation" à la fois rituelle et violente (les lévites / Pinhas-Phinéas-Phinées). Avec un peu de recul, on peut se dire aussi que la mise en scène répétitive des "fautes du peuple", qui n'en finit pas d'aller de faute en faute, en passant par le châtiment et le pardon, et sa caractérisation permanente par l'infidélité et l'obstination (nuque raide, etc.), aussi bien dans la Torah que dans les Prophètes, a abouti à une notion pour le moins paradoxale et retorse de l'"élection" qui comporte autant de haine et de mépris de soi que d'auto-valorisation -- ce qui, bien que fictif ou légendaire, n'a pas peu contribué aux antijudaïsmes et antisémitismes "historiques". |
| | | free
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 05 Mar 2024, 13:11 | |
| Le Serpent biblique : modes d’emploi ou « quand la Bête fait l’Ange » Claude-Gilbert Dubois
Un autre épisode biblique célèbre, généralement connu sous le nom de « le serpent d’airain » fait l’objet d’une réinterprétation dans un sens qui se veut plus logique . L’interprétation commune est la suivante : à la suite d’un différend survenu, au milieu du désert, entre Moïse et son peuple, Dieu « envoya contre le peuple les serpents brûlants, dont la morsure fit périr beaucoup de monde ». L’envoi de ce fléau fait réfléchir le peuple qui demande alors à Moïse d’intercéder auprès de Dieu. Celui-ci répond favorablement à Moïse et lui demande de faire couler dans le bronze une figurine représentant un serpent qu’on fixera au sommet du mât qui soutient l’étendard. Il suffira de lever la tête pour regarder le « serpent d’airain » et être guéri des morsures. Les ophites contestent cette interprétation qui attribue à Dieu une conduite versatile. Il faut donc comprendre, selon eux, que la querelle entre le peuple d’Israël et son chef est une aubaine pour le Démiurge qui saisit toutes les occasions pour semer la discorde. Il incite donc le peuple, par l’envoi du fléau des « serpents de feu », à rebrousser chemin et à ne pas suivre la volonté du chef inspiré par le vrai Dieu. Mais Moïse, qui est un initié et connaît le vrai Dieu, a compris la ruse du Démiurge et adresse une prière à celui qui lui a dit son nom, YHVH, le dieu en quatre lettres, pour contrer l’action démiurgique. Il obtient satisfaction, mais la nature du remède pose un nouveau problème. Moïse a reçu sur le Sinaï le livre des dix lois. Le deuxième interdit, suivant l’interprétation commune, de représenter des figures d’êtres créés : « tu ne te feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre ». (Exode, 20, 4) Cette règle d’iconoclasme absolu n’est pas dictée par Dieu, mais par le Démiurge. On voit bien qu’elle s’inscrit dans la volonté d’obscurantisme du Démiurge qui, après avoir interdit aux hommes l’accès à la connaissance veut les priver de l’accès à l’art. Il s’agit là d’un rajout introduit par le Démiurge à ce qu’a édicté le vrai Dieu, « Tu ne te prosterneras pas devant les images ni ne les serviras » (Ex., 20, 5). L’interdiction divine ne concerne que le culte des objets, appelé idolâtrie, qui est une aberration, mais leur reproduction, qui donne naissance à l’art, est licite. Voilà pourquoi Moïse est autorisé à représenter des animaux ou des formes naturelles, comme il le fera dans l’ornementation de l’arche où sont sculptés des Keroubim, figures chimériques plutôt repoussantes, destinées à faire fuir les voleurs, dont les Chrétiens ont fait par renversement des Anges, les Chérubins. Le regard élevé vers le serpent d’airain n’est pas un acte cultuel, mais une simple posture thérapeutique. Pourtant, lorsque l’étendard, avec son serpent, sera placé à l’intérieur du Temple, un roi d’Israël, Ézéchias, le fera enlever par crainte d’une idolâtrie.
https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2014-1-page-11.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 05 Mar 2024, 14:52 | |
| Là encore il est assez clair que l'auteur, qui était plutôt spécialiste du XVIe siècle si c'est bien le même, ne sait pas vraiment de quoi il parle en matière d'exégèse biblique ou de gnose (il aurait pourtant sur ce sujet un excellent homonyme, Jean-Daniel Dubois qu'il ne cite pas !), ni même d'histoire ancienne quand il confond, par exemple, le(s) IIIe siècle(s) avant et après J.-C. (§ 5: ça ne fait jamais qu'un demi-millénaire, au bas mot)... Aucune source patristique (p. ex. Irénée) ni "gnostique" (p. ex. Nag Hammadi) n'étant citée à l'appui de l'interprétation prétendument "ophite" des Nombres, celle-ci demanderait pour le moins vérification. Par rapport à ton extrait, je rappelle que dans la Torah-livre comme dans "l'histoire sainte" les keroubim précèdent doublement les seraphim, dans le récit de l'Eden (Genèse 3) et dans la construction du "tabernacle" (tente, demeure) de l'Exode; et, parce que ça concerne aussi les Nombres, que dans l'histoire de Balaam Yahvé ne parle pas par l'ânesse, il se contente de lui "ouvrir la bouche", le discours qui suit étant bien de part en part, si l'on peut dire, "parole d'ânesse"... Reste en effet l'ambivalence générale du "serpent" dont je parlais dans mon avant-dernier post -- le diabolos relève aussi du sumbolon. On peut d'ailleurs noter l'analogie de ce récit des Nombres (mais aussi du chap. 25) avec l'histoire du recensement de David (2 Samuel 24 // 1 Chroniques 21), qui occasionne la fameuse variante Yahvé / Satan (ou "un satan", selon la façon dont interprète l'absence d'article). Je note au passage que la distinction des dieux ne peut guère se faire par leur nom d'après le texte hébreu des Nombres, puisque c'est bien Yahvé qui envoie les seraphim, avec ou sans rapport avec l'énième "murmure" qui précède, de même qu'il prescrit le saraph-remède. Pour développer un peu la dernière remarque de mon post précédent, il faudrait signaler que "le peuple", s'il a un côté "ethnique", est surtout "social": la Septante traduit d'ailleurs régulièrement laos (d'où "laïc" et "laïque" par opposition aux clercs, mais c'est aussi le peuple indistinct par rapport à toute sorte de "chefs" qualifiés -- rois, prêtres, anciens, juges -- voire nommés et individualisés). Certes les Nombres, la Torah et les textes "bibliques" en général attribuent nombre de fautes à des "chefs" (Moïse, Aaron, Miryam, etc., jusqu'aux rois généralement mauvais de Samuel-Rois), mais "le peuple" est toujours de la partie et c'est surtout lui qui en fait les frais... Qu'on discerne dans la rédaction des textes une origine sacerdotale ou laïque au sens de non-prêtres (anciens, princes, notables, propriétaires terriens, "bourgeois" commerçants des villes, scribes des différents milieux), c'est toujours une certaine "élite" qui écrit et qui parle du "peuple"... Et ça ne change pas vraiment quand le discours se fait "populiste", et qu'il valorise "le peuple" aux dépens des "élites" (exemplairement dans les évangiles synoptiques, et surtout chez Luc): c'est encore une "élite" qui idéalise "le peuple". |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 06 Mar 2024, 11:46 | |
| Le roi d'Edom refuse de laisser passer Israël " De Qadesh, Moïse envoya des messagers au roi d'Edom : Ainsi parle Israël, ton frère : Tu sais toutes les choses pénibles qui nous ont atteints. Nos pères sont descendus en Egypte, et nous y avons habité longtemps. Mais les Egyptiens nous ont maltraités, nous et nos pères. Nous avons crié vers le SEIGNEUR, et il nous a entendus. Il a envoyé un messager et nous a fait sortir d'Egypte. Nous voici à Qadesh, ville située à l'extrémité de ton territoire. Laisse-nous, je te prie, passer par ton pays ; nous ne passerons pas dans les champs ni dans les vignes, et nous ne boirons pas l'eau des puits ; nous suivrons la route royale, sans nous écarter ni à droite ni à gauche, jusqu'à ce que nous ayons passé ton territoire. Edom lui dit : Tu ne passeras pas chez moi, sinon je sortirai à ta rencontre avec l'épée. Les Israélites lui dirent : Nous monterons par la route ; si nous buvons de ton eau, moi et mes troupeaux, j'en paierai le prix ; ce n'est pas une affaire. Je veux seulement passer, sans m'arrêter. Il répondit : Tu ne passeras pas ! Et Edom sortit à sa rencontre avec des troupes nombreuses, d'une main forte. Ainsi Edom refusa de laisser passer Israël sur son territoire. Alors Israël s'écarta de lui". ( Nb 20,14-21). 8 Cette identification d’Ésaü avec Édom et des Édomites avec les descendants d’Ésaü figure dans plusieurs livres bibliques, certains passages insistant sur le lien de fraternité qui en découle pour les Édomites et les Israélites. Dans le Livre des Nombres, lorsque Moïse et les enfants d’Israël s’apprêtent à traverser le territoire des Édomites, Moïse envoie depuis Qadesh des messagers au roi d’Édom pour lui dire : « Ainsi parle Israël, ton frère (aḥikha Israel) : Tu sais toutes les choses pénibles qui nous ont atteints […] » (Nb 20, 14). Bien que Moïse soit prêt à payer l’eau bue sur le territoire d’Édom par les Israélites et leurs troupeaux, le roi d’Édom refuse de les laisser passer et vient à leur rencontre avec une armée, de telle sorte qu’Israël doit se résigner à emprunter un autre chemin (Nb 20, 21). Malgré ce manquement grave aux devoirs de l’hospitalité, le Livre du Deutéronome met Israël en garde en ces termes : « Tu n’auras pas en abomination l’Édomite, car il est ton frère (ki aḥikha hu) » (Dt 23, . À l’inverse, l’Ammonite et le Moabite sont radicalement condamnés et exclus à jamais de l’assemblée d’Israël pour n’être pas venus au-devant des Israélites avec de l’eau et du pain après la sortie d’Égypte, et pour avoir mobilisé contre Israël le devin Balaam (Dt 23, 3‑6). Peut-être est-ce également dû au fait que leur parenté avec Israël est plus lointaine et ne remonte pas à Abraham lui-même, mais seulement aux ancêtres de ce dernier. https://journals.openedition.org/rhr/8552 Je suis surpris de voir Israël (le conquérant) accepter le refus d'Edom et son Dieu ne pas s'en offusquer et ne pas réagir. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 06 Mar 2024, 12:16 | |
| Sur cet article, voir ici 28.8.2023 et là 28.11.2023. Cf. un autre article du même numéro sur le rapport Edom-Babylone-Rome ici 20.12.2023.Dans le grand récit, Israël n'est pas encore vraiment "conquérant": les guerres, toujours provoquées par les adversaires, ne commencent qu'au chapitre suivant (21: Arad, Heshbôn, Basan, du sud de Juda à l'est du Jourdain = Transjordanie, soit un contournement de "Canaan" = Cisjordanie qui sera l'objet de la "conquête" de Josué, avec déjà une " diaspora" installée hors Canaan du fait des "conquêtes de Moïse"). Dans une économie encore plus large des textes, c'est aussi une façon d'aggraver la responsabilité d'Edom, qui culmine avec le rôle qui lui est prêté lors de la prise de Jérusalem par Babylone. En ce qui concerne les Nombres, on constatera que l'attitude se retourne avec les prophéties de Balaam, 24,17s (cf. dans l'article de Katell Berthelot les § 32ss). Détail (que je remarque en revenant au premier article de Römer cité dans ce fil, § 55ss): la première victoire à Horma (Arad), 21,3, renverse la défaite antérieure de 14,45, bien que le toponyme ne soit "expliqué" (à partir de hrm, d'où harem, haram, interdit-anathème-destruction, cf. Acan en Josué 7) qu'en raison du second épisode... (rien sur Edom, ni sur les serpents, mais des commentaires intéressants en revanche sur les "guerres" et sur Balaam dans la suite). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 06 Mar 2024, 13:23 | |
| Moïse, le peuple d’Israël et la pierre qui les suivait dans le désert : remarques sur l’exégèse chrétienne antique de Nb 20, 1-13 - Gabriella Aragione
L’ÉPISODE DU ROCHER : ENJEUX ET DIFFICULTÉS HERMÉNEUTIQUES
Une double lecture
Dans le Pentateuque, le récit de l’eau qui jaillit du rocher est raconté deux fois : dans Ex 17,1-7 et dans Nb 20, 2-11. Le premier épisode a lieu à Raphidin : sur l’ordre de Dieu, Moïse frappe le rocher de son bâton ; l’eau qui en sort miraculeusement apaise et abreuve le peuple assoiffé. Le second se déroule à Qadesh : Dieu ordonne à Moïse et à Aaron de parler au rocher en présence du peuple de nouveau en révolte à cause du manque d’eau ; après s’être adressé à l’assemblée, Moïse frappe par deux fois le rocher de son bâton ; l’eau en jaillit en abondance et le peuple étanche sa soif. À quelques exceptions près, les auteurs chrétiens ne font aucune distinction entre les deux narrations ; ils ne semblent même pas gênés par la présence de ce doublet. C’est la raison pour laquelle il n’est pas toujours possible de déterminer s’ils se réfèrent à l’une ou à l’autre, d’autant plus que très souvent ils mentionnent le prodige de manière décontextualisée. En tenant compte de cette difficulté, il nous a paru opportun d’étudier les occurrences de cet épisode en tant que tel, en signalant les commentaires qui se rapportent certainement à Nb 20, 2-11.
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La deuxième lecture, typologique ou plus proprement allégorique, met l’accent tantôt sur le bâton, tantôt sur l’eau, tantôt sur le rocher. Le bâton est interprété principalement comme une figure de la croix . L’eau peut avoir une signification baptismale ou eucharistique ou encore peut représenter la parole de Dieu, l’Esprit saint ou l’effusion de la grâce. En ce qui concerne le rocher, l’interprétation est à quelques exceptions près univoque : il est figure du Christ. Cette identification remonte en réalité à Paul, qui dès la fin du IIe siècle va jouer un rôle majeur dans l’exégèse chrétienne de cet l’épisode. Dans 1 Co 10, 1-6, l’Apôtre écrit :
Je ne veux pas vous le laisser ignorer, frères : nos pères étaient tous sous la nuée, tous ils passèrent à travers la mer et tous furent baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer. Tous mangèrent la même nourriture spirituelle (πνευματικὸν βρῶμα), et tous burent le même breuvage spirituel (πνευματικὸν πόμα) ; car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait (ἔπινον γὰρ ἐκ πνευματικῆς ἀκολουθούσης πέτρας) : ce rocher, c’était le Christ (ἡ δὲ πέτρα ἦν ὁ Χριστός). Cependant, la plupart d’entre eux ne furent pas agréables à Dieu, puisque leurs cadavres jonchèrent le désert. Ces événements sont arrivés pour nous servir d’exemples (τύποι), afin que nous ne convoitions pas le mal comme eux le convoitèrent (TOB).
LA FAUTE DE MOÏSE : LA FAILLIBILITÉ DE L’ÊTRE HUMAIN ET LA MORT DE LA LOI
La péricope de l’eau jaillie du rocher d’après la version de Nb 20 se termine sur l’annonce de la part de Dieu que Moïse et Aaron, tenus pour coupables à son égard, n’entreront pas dans la terre promise. La nature de leur faute fait l’objet de débats parmi les exégètes contemporains. L’une des explications qui a été proposée est qu’au lieu de parler au rocher en présence du peuple, comme Dieu le lui avait ordonné, Moïse frappe deux fois le rocher de son bâton. Les auteurs anciens font une double lecture de cet épisode, littérale et allégorique, les deux étant également importantes à leurs yeux.
https://hal.science/hal-03651691/document |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 06 Mar 2024, 14:26 | |
| Merci (encore) pour cette étude très instructive sur les lectures patristiques des Nombres, naturellement dépendantes des références néotestamentaires (1 Corinthiens 10 pour le rocher et d'autres épisodes, Jean 3 pour le serpent, et ainsi de suite), mais qui en prolongent considérablement la "méthode", "allégorique" dans un sens très large, à la fois quant à l'étendue des textes qu'elles maltraitent et quant à la "méthode" même (on n'"allégorise" pas de la même manière à Alexandrie et Antioche, même si les frontières méthodologiques sont poreuses; entre "allégorie" ou "typologie", p. ex., les distinctions sont aussi diverses et arbitraires que les "méthodes" rangées dans ces "catégories"). En ce qui concerne les relais des interprétations juives pré-chrétiennes (ou "intertestamentaires"), les indications sont plus maigres, je ne vois guère que le pseudo-Philon (p. 4ss, en particulier la note 17), même si l'on peut toujours imaginer des traditions orales (surtout pharisiennes) derrière les textes rabbiniques plus tardifs.
Le "pseudo-Philon" m'a renvoyé au Philon "authentique", qui lit aussi les Nombres comme le reste de la Torah, mais en fait un tout autre usage, conforme à ses propres orientations philosophiques, "métaphysiques" et "morales" dans un sens médio-platonicien teinté de stoïcisme: ainsi ce qui l'intéresse dans le cas d'Edom, c'est la "voie royale" comme "voie du milieu", de la modération, dont on ne s'écarte ni à droite ni à gauche (De posteritate Caini, 101s); et le "passage" qui ne s'arrête à rien de "temporel", ou de "matériel" (Quod deus immutabilis sit, 148ss)... On peut voir aussi l'association des serpents et du rocher dans Legum Allegoriae II, 77ss.
Sur la diversité du traitement du serpent dans les textes ("gnostiques" ou non, plus ou moins, diversement) de Nag Hammadi dont on parlait précédemment, voir par exemple ici. A première vue les références aux Nombres sont rares, bien que la correspondance des "séraphins" et des serpents ne soit pas entièrement perdue de vue (cf. p. ex. ici ou là l. 15, "anges en forme de dragons appelés séraphins"). |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 11 Mar 2024, 12:25 | |
| Trois approches du texte biblique – Notes sur le « cycle de Balaam » (Nombres 22-24) Trois approches du texte biblique – Notes sur le « cycle de Balaam » (Nombres 22-24) Paul WELLS*
II. La méthode historico-critique
Cette approche est toujours, malgré le subjectivisme ambiant du postmodernisme qui a brisé un consensus, la méthode dominante dans le monde francophone, en particulier dans les milieux académiques où les dogmatismes perdurent8. Elle comporte une analyse historique marquée, de façon variable, par des perspectives idéalistes et évolutionnistes plus ou moins accentuées. La néo-orthodoxie a tenté de réorienter cette approche en accordant aux formes littéraires un intérêt réel mais moindre par rapport à la notion d’histoire sainte (Heilsgeschichte) en forme de sagas ou de mythes, de contes ou de récits9. Comprendre la foi qui est exprimée dans les textes est le but de la recherche critique. Cette approche textuelle correspond donc bien au projet fidéiste et éthique du libéralisme théologique. Sans trop simplifier la complexité des différents aspects de la lecture historico-critique, il est possible de discerner trois axes:
– l’origine des morceaux littéraires, les sources;
– le contact avec Dieu tel qu’il est exprimé dans les textes;
– l’expression du sens religieux dans des catégories existentielles pour le monde d’aujourd’hui.
1. La lecture de Nombres 22-2410
La préoccupation fondamentale est d’abord littéraire et « archéologique »: faire découvrir le « quand » et le « pourquoi » du texte. Quel rapport y a-t-il entre Israël et son milieu culturel? Le texte est-il authentique ou le résultat de collages? Quelles leçons faut-il tirer de ses anomalies pour sa formation? A partir de ces considérations, la critique historique fait ressortir, parmi beaucoup d’autres, les éléments axiomatiques suivants dans son interprétation:
a) Une contradiction entre les versets 22.12, 20 et 2211: Dieu dit « non », puis « oui » et, enfin, il se met en colère contre Balaam, malgré la permission qu’il a donnée. Les paroles de l’ange et l’obstacle placé sur la route du prophète sont des facteurs en discordance avec la permission divine; et les versets 34 et 35 constituent un simple retour à ce qui est dit en 22.20.
Autres problèmes: d’où vient Balaam? Péthor est sur l’Euphrate à plus de vingt jours de voyage de Moab. Les allées et venues évoquées dans l’histoire semblent improbables12. On note aussi des répétitions: 22.3b répète 3a; 22.2 et 4 donnent deux introductions différentes. Tout cela concourt à montrer que différentes traditions ont été compilées sans grand souci du détail.
b) La preuve qu’il y a eu des sources distinctes ressort d’un examen minutieux des quatre bénédictions prophétiques (chap. 23 et 24). Les deux dernières, en particulier, n’ont presque rien à voir avec le cycle de Balaam. Elles ont la forme classique d’incantation et de bénédiction. On peut comparer Nombres 24.7 avec 1 Samuel 15 et Nombres 24.17-18 avec 2 Samuel 8.2, 14. Ces textes se situeraient donc à l’époque davidique. En revanche, les deux premières bénédictions du chapitre 23, qui concernent Moab et Israël, sont moins politiques et plus confessionnelles et théologiques. Leur style est « hymnique », « célébrationnel » et passablement emphatique.
https://larevuereformee.net/articlerr/n231/trois-approches-du-texte-biblique-notes-sur-le-%C2%AB%C2%A0cycle-de-balaam%C2%A0%C2%BB-nombres-22-24#:~:text=Balaam%20indique%20que%20Dieu%20ne,part%20de%20l'homme13. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 11 Mar 2024, 14:01 | |
| Les références "historico-critiques" de Paul Wells (qui n'était pas exégète, mais dogmaticien archi-calviniste, à la mode aixoise) ne dépassent guère les années 1980, elles sont pour l'essentiel beaucoup plus anciennes (pas la moindre allusion à Deir `Alla, dont la découverte date de 1967): elles étaient en tout cas largement dépassées en 2005 (comparer à ce sujet l'article de Römer cité dans le premier post de ce fil, § 65s: c'est sommaire mais récent)... Je trouve amusant, par contre, que Wells cherche à se distinguer du "fondamentalisme" (la Watch à sa façon "sectaire" en faisait autant) en le réduisant et en le caricaturant, alors que sa propre position pourrait tout autant, sinon mieux, être qualifiée de "fondamentaliste", par son présupposé de l'historicité des récits et la référence dogmatique qui surplombe toute l'interprétation (déformation à la fois professionnelle et confessionnelle dans son cas). Même si le sens du mot a été beaucoup déformé par la fortune de son usage, les fundamentals ou "fondamentaux" du "fondamentalisme" d'origine étaient précisément de nature dogmatique, y compris sur l'"autorité" et l'"inerrance" de "la Bible". Le problème théologique des regrets et autres changements d'avis ou d'humeur de Yahvé est évidemment bien plus vaste, tout comme celui de ses ruses ou de sa colère, ou même du jeu général et quasi-automatique des bénédictions et malédictions, quand tout cela est rapporté à un "monothéisme" (Dieu unique, tout-puissant, éternel ou intemporel, immuable, impassible, etc.). L'histoire de Balaam telle que nous la lisons dans les Nombres, sans préjudice de sa "préhistoire", met remarquablement tout cela en évidence et en abîme, en déniant expressément dans les poèmes (p. ex. 23,19) ce que raconte le récit en prose; et par le récit lui-même, ainsi dans le jeu des colères de Yahvé, de Balaam et de Balaq, que Wells, pour le coup, relève judicieusement. Pour ce qui est des sautes d'humeur de Yahvé, l'analogie est forte avec le début de l'Exode, où il renvoie Moïse en Egypte et tente de le tuer en route (chap. 3--4). Et sur d'autres motifs il y en aurait aussi avec l'histoire des prophètes de 1 Rois 13 (où on retrouve un âne, et un lion qui figure aussi dans les poèmes de Balaam, Nombres 23,24; 24,9). |
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 12 Mar 2024, 15:08 | |
| - Citation :
- Les références "historico-critiques" de Paul Wells (qui n'était pas exégète, mais dogmaticien archi-calviniste, à la mode aixoise) ne dépassent guère les années 1980, elles sont pour l'essentiel beaucoup plus anciennes (pas la moindre allusion à Deir `Alla, dont la découverte date de 1967): elles étaient en tout cas largement dépassées en 2005 (comparer à ce sujet l'article de Römer cité dans le premier post de ce fil, § 65s: c'est sommaire mais récent)...
Une découverte insolite (Deir 'Alla) Au printemps de 1967, l’archéologue hollandais H.J. Franken fit une découverte inusitée sur le site de Deir Alla, dans la vallée du Jourdain, à mi-chemin entre le lac de Tibériade et la mer Morte. Dans les débris d’un bâtiment détruit par un tremblement de terre, de grands fragments de plâtres recouverts de textes écrits à l’encre noire et rouge avaient traversé les calamités et les intempéries des siècles. Ils avaient probablement appartenu à quelque monument commémoratif (stèle); d’après le niveau de leur découverte et le caractère des lettres, il faut dater ces inscriptions à la fin du VIIe siècle ou au début du VIe siècle av. J.C. Le professeur J. Hoftijzer a publié un rapport sur ces fouilles [1] provoquant une nouvelle surprise : une partie de ces textes, du moins, rapporte un discours dans le style prophétique, attribué à un certain Balaam, fils de Beor! Le Livre des Nombres a aussi conservé une tradition autour de Balaam, fils de Beor, que le roi de Moab veut utiliser pour arrêter la marche des armées israélites par une malédiction au nom de Yahvé (Nb 22,2–24,25). Balaam, qui paraît plus devin que prophète, reçoit son mandat divin au cours de la nuit, à l’occasion de sacrifices; il le transmet au matin : ce n’est pas une malédiction qu’il doit prononcer sur Israël, mais une bénédiction qui nous est conservée en quatre fragments. Israël est un peuple à part et innombrable (23,7-10); la puissance d’Israël vient d’un seul vrai Dieu, d’où aucun sortilège ne peut l’affecter (23,18-24); ses victoires le conduiront nécessairement en Terre Promise (24,3-9); un roi issu de Jacob vaincra Moab et Edom (24,15-19). Ce devin étranger, enfin, qui semble être d’origine araméenne (23,7), vit pour l’instant un peu au nord de Moab. Voilà, en gros, ce que la tradition biblique nous raconte sur son compte. Les textes de Deir Alla sont aussi l’œuvre d’un Balaam, fils de Beor; comme ils sont rédigés en araméen, l’origine de l’auteur ne fait pas de doute : il s’agit des royaumes araméens de Syrie, bien qu’il exerce son activité en Transjordanie, comme le Balaam de la Bible. Rien dans ces textes ne laisse entendre qu’il ait eu quelque affinité avec la religion israélite : il paraît être aussi un devin (« voyant des dieux »), et cette fois, il est nettement polythéiste. Chose étrange, il reçoit aussi ses oracles au cours de la nuit, qu’il ne transmet que le matin. Comme ces oracles sont la volonté d’une déesse en colère qui veut détruire le pays par le feu, Balaam en est profondément troublé. Il pleure abondamment, ce qui l’amène à assister au conseil des dieux (un autre trait du prophète israélite : Is 6 et Jr 23,18), qui tâchent d’attendrir la déesse; au lieu de transmettre l’oracle de destruction, Balaam fait donc un pressant appel à la conversion! La malédiction que la déesse ordonne est donc changée en espoir de survie. Toutefois, il faut reconnaître que la malédiction était parfois inévitable puisqu’une liste d’oracles du genre, écrits à l’encre rouge, a pu être déchiffrée. Mais le contexte en est irrémédiablement perdu. https://www.interbible.org/interBible/decouverte/archeologie/2010/arc_100618.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 12 Mar 2024, 15:51 | |
| Je ne sais pas si cette notice est de 2010 ou de 1979 (comme la "source" indiquée en bas de page), mais sur ce sujet Wikipedia serait plutôt meilleur(e), même en français -- une fois n'est pas coutume. (L'article anglais reste plus complet, avec une traduction du texte.)
Le texte de Deir `Alla ne se donne évidemment pas pour "l'oeuvre d'un Balaam", pas plus que ceux des Nombres: ils racontent une (ou des) "histoire(s) de Balaam" à la troisième personne; par ailleurs, aux VIIe/VIe siècles, avec la succession des empires assyrien et néo-babylonien, on ne parle pas araméen qu'en Syrie (la preuve !).
En ce qui concerne la géographie, il faut signaler (je croyais l'avoir fait hier, mais ou j'ai oublié ou je n'ai pas enregistré correctement) que les indications de Nombres 22,5 sont plus problématiques qu'elles ne le paraissent dans beaucoup de traductions et de commentaires: ce que quelques-uns rendent par "l'Euphrate" est simplement "le fleuve", qui peut en effet désigner l'Euphrate dans certains contextes, sauf qu'ici il n'y a pas de contexte vraiment déterminant; on a identifié Petor à un Pitrou ou Pedrou sur l'Euphrate, mais c'est par un raisonnement circulaire; au lieu de "à Petor" les versions syriaque ou latine ont lu ou compris "le devin" (cf. pesher ou pitrôn, pour l'"interprétation" dans le roman de Joseph ou Daniel); enfin, au lieu du mystérieux "pays des fils de son peuple" (`amaw) du texte massorétique, on pourrait lire avec certains manuscrits et le Pentateuque samaritain "des fils d'Ammon", ce qui s'accorderait un peu mieux au contexte transjordanien (commun aux Nombres et à Deir `Alla) et à l'association habituelle de Moab et Ammon qui tourne souvent à la confusion des deux (cf. Juges 11). |
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 15:13 | |
| Un ouvrage stimulant qui interroge la nature du prophétisme biblique au regard de l'Orient ancien.
Le passage de la divination à la prophétie idéale
C’est toutefois le récit de Balaam , intégré dans la Bible en Nombres , qui atteste le plus nettement le passage de " la divination à la prophétie idéale ". En effet, Balaam, en renonçant aux rituels pour assumer une parole " bouche à bouche " ("Ce que Yahvé dira, c’est ce que je dirai. ", Nb 24, 13 ), modifie sensiblement la nature de la communication entre l’homme et le divin. Comprenons qu’elle n’est plus liée à une dimension technique et rituelle mais qu’elle relève d’un "bouche à bouche" entre Yhwh et le prophète (on pense ici bien sûr à la cèlèbre " formule du messager " : " Ainsi parle Yhwh "). C’est précisément ce glissement opéré qui marque l’émergence d’une nouvelle forme de prophétisme : le prophétisme biblique et yahviste révélant un projet idéal : celui d’une histoire relue à la lumière de l’échec de la royauté et de l’exil ; celui d’une histoire consacrant la figure médiatrice du prophète Moïse.
https://www.nonfiction.fr/article-6732-une-histoire-veterotestamentaire-du-prophetisme.htm
Le chapitre 24 du livre des Nombres nous propose une figure positive de Balaam :
"Voyant qu'il plaisait au SEIGNEUR de bénir Israël, Balaam n'alla pas, comme les autres fois, à la recherche de présages : il se tourna du côté du désert. Balaam leva les yeux et vit Israël campé tribu par tribu. Alors le souffle de Dieu fut sur lui. Il prononça son poème : Déclaration de Balaam, fils de Béor, déclaration de l'homme qui a l'œil clairvoyant, déclaration de celui qui entend les paroles de Dieu, de celui qui voit la vision du Puissant, de celui qui tombe à terre et dont les yeux s'ouvrent. (24,1-4).
Balaam annonce l'avenir glorieux d'Israël
"Balaam répondit à Balaq : N'ai-je pas dit aux messagers que tu m'as envoyés : « Quand Balaq me donnerait tout l'argent et l'or de sa maison, je ne pourrais, de moi-même, passer outre aux ordres du SEIGNEUR pour faire du bien ou du mal ; je dirai ce que le SEIGNEUR dira. » Maintenant je m'en vais vers mon peuple. Viens, je t'aviserai de ce que ce peuple fera à ton peuple dans la suite des temps. Il prononça son poème : Déclaration de Balaam, fils de Béor, déclaration de l'homme qui a l'œil clairvoyant, déclaration de celui qui entend les paroles de Dieu, de celui qui connaît la connaissance du Très-Haut, de celui qui voit la vision du Puissant, de celui qui tombe à terre et dont les yeux s'ouvrent. Je le vois — mais ce n'est pas maintenant. Je le contemple — mais ce n'est pas de près. Un astre sort de Jacob, un sceptre s'élève d'Israël. Il fracasse les tempes de Moab et le crâne de tous les fils de Seth". (24,12-17)
"Balaam retourna chez lui, et Balaq aussi s'en alla de son côté" (24,25).
La fin de Balaam est négative, puisqu'il est tué par les Israélites :
"Ils prirent les armes contre Madiân, comme le SEIGNEUR l'avait ordonné à Moïse : ils tuèrent tous les mâles. Ils tuèrent en outre, lors de ce massacre, les rois de Madiân : Evi, Réqem, Tsour, Hour et Réba, cinq rois de Madiân ; ils tuèrent aussi par l'épée Balaam, fils de Béor. Les Israélites emmenèrent captives les femmes des Madianites avec toutes leurs familles, et ils pillèrent toutes leurs bêtes, tous leurs troupeaux et toutes leurs richesses. Ils mirent le feu à toutes les villes qu'ils habitaient et à tous leurs campements. Ils prirent tout le butin, toutes les prises de guerre, les humains et les bêtes ; ils amenèrent les captifs, les prises de guerre et le butin à Moïse, à Eléazar, le prêtre, et à la communauté des Israélites, qui campaient dans les plaines arides de Moab, près du Jourdain, en face de Jéricho" (Nb 31,7-16).
Dans la littérature rabbinique
Balaam est souvent mentionné dans les sources rabbiniques. Il est le type même du méchant : idolâtre, séducteur d'Israël et sorcier, mais il n'a pas enfreint la parole de son Dieu contre beaucoup d'or ou d'argent [nom.22-18] (en tant que sorcier, il aurait eu le pouvoir de s'élever dans les airs). Il y est tantôt associé à Jésus, tantôt confondu avec lui. Selon l'historien Thierry Murcia, dans le Talmud, Jésus est « identique à Balaam : idolâtre, sorcier et séducteur ».
https://fr.wikipedia.org/wiki/Balaam#:~:text=Balaam%20est%20souvent%20mentionn%C3%A9%20dans,'%C3%A9lever%20dans%20les%20airs). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 15:47 | |
| La recension (qui confond notamment l'est et l'ouest !) n'est certainement pas à la hauteur du livre de Stéphanie Anthonioz, excellente exégète. Mais le peu qui concerne les Nombres est tout à fait pertinent: la "prophétie" de Balaam s'y distingue autant de la "divination" (sacrificielle en l'occurrence, donc aussi de la "prêtrise") que de l'automatisme "magique" de la "bénédiction-malédiction" -- ce qui indique a contrario qu'en-deçà de leur distinction littéraire et idéologique ces pratiques n'étaient pas vraiment distinctes... Ainsi, en effet, Balaam à lui tout seul, quoique malgré lui, devient l'illustration du passage d'un "prophétisme" populaire et phénoménal, celui de la transe divinatoire des "prophètes" racontés (p. ex. dans Samuel-Rois, cf. Nombres 11), qui sont effectivement un peu devins et sorciers, à un "prophétisme noble", littéraire et poétique, celui des "Prophètes-livres".
Mais ce rôle plutôt positif, quoique comique par son côté "involontaire" (malgré lui, mais il y consent volontiers d'après 24,1ss), est en effet en forte tension avec sa "diabolisation" ultérieure, qui commence pourtant dans le même livre des Nombres, avec les notices (gloses ?) de 31,8.16 (cf. Josué 13,22) -- outre que Madian n'aurait pas grand-chose à voir avec la Transjordanie de Moab ou Ammon, et encore moins avec l'Euphrate: la désorientation est déjà ancienne... Bien sûr Madian et ses femmes renvoient aussi, de façon encore bien plus contradictoire, au Moïse de l'Exode (2--4). |
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 16:03 | |
| - Citation :
- Mais ce rôle plutôt positif, quoique comique par son côté "involontaire" (malgré lui, mais il y consent volontiers d'après 24,1ss), est en effet en forte tension avec sa "diabolisation" ultérieure, qui commence pourtant dans le même livre des Nombres, avec les notices (gloses ?) de 31,8.16 (cf. Josué 13,22) -- outre que Madian n'aurait rien à voir, ni avec la Transjordanie de Moab ou Ammon, ni avec l'Euphrate: la désorientation est déjà ancienne...
" L'Ammonite et le Moabite n'entreront pas dans l'assemblée du SEIGNEUR ; même leur dixième génération n'entrera pas dans l'assemblée du SEIGNEUR. Il en est ainsi pour toujours, parce qu'ils ne sont pas venus au-devant de vous avec du pain et de l'eau, sur le chemin, lorsque vous êtes sortis d'Egypte, et parce qu'ils ont soudoyé contre toi Balaam, fils de Béor, de Petor en Mésopotamie, pour te maudire" ( Dt 23,4-5). " Après avoir quitté la voie droite, ils se sont égarés en suivant la voie de Balaam de Bosor, qui aima le salaire de l'injustice, mais qui fut repris pour sa propre transgression : une bête de somme dépourvue de langage fit entendre un langage humain et arrêta la démence du prophète" ( 2 Pi 2,15-16). " Malheureux sont-ils ! Car ils ont suivi la voie de Caïn ; c'est dans l'égarement de Balaam que, pour un salaire, ils se sont jetés ; et c'est dans la révolte de Coré qu'ils ont disparu !" ( Jude 11). " Mais j'ai contre toi certains griefs : tu as là des gens attachés à l'enseignement de Balaam, qui enseignait à Balaq comment causer la chute des Israélites en les incitant à manger des viandes sacrifiées aux idoles et à se prostituer" ( Ap 2,14). |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 16:25 | |
| Wikipedia me rappelle incidemment que le théonyme-toponyme Baal-Peor, en passant par le grec et le latin, est devenu Belphégor, un démon juif et chrétien (je viens de revoir l'hilarant Bal des vampires de Polanski qui distingue soigneusement les vampires juifs et chrétiens: You've got the wrong vampire, dit le vampire juif à la jeune fille qui lui tend un crucifix) qui a inspiré beaucoup de fictions fantastiques modernes, notamment un feuilleton télévisé français qui me faisait peur quand j'étais petit...
La référence à Murcia (qui contribue peut-être au Wikipedia francophone), que nous avons déjà rencontré dans maintes critiques du jéhovisme (le monde est petit), mériterait d'être relativisée sous ce rapport: "Jésus" (Yeshu`) est "diabolisé" ou "balaamisé" dans certains passages (tardifs, si j'ai bien compris) du Talmud ou de textes périphériques (Toledoth Yeshu`) comme le serait n'importe quel "hérétique" ou "renégat", dans la catégorie fourre-tout des minim, du point de vue rabbinique, post-pharisien. Ni plus ni moins. C'est ce que reflètent déjà les controverses qui le réfèrent à Bel-zeboul/b/t dans les Synoptiques -- Belzébuth a d'ailleurs connu un sort démonologique semblable à Belphégor... |
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 16:36 | |
| Questions des lecteurs Comment le serpent s’y est-il pris pour tenter Ève dans le jardin d’Éden? ‘Mais le serpent ne possédait pas de cordes vocales’ direz-vous. En effet, rien ne laisse entendre qu’il en avait été doté. Toutefois, il n’en avait pas nécessairement besoin pour “parler”. Quand Jéhovah reprit Balaam par le truchement d’une bête de somme, une ânesse, celle-ci ne possédait pas un larynx aussi développé que celui de son propriétaire. Nous lisons: “Finalement Jéhovah ouvrit la bouche de l’ânesse et elle dit à Balaam: ...” Balaam répondit à sa question. Cela lui valut une autre remarque de cet animal qui, de lui-même, était pourtant incapable de s’exprimer ( Nombres 22:26-31). Sur ces entrefaites, Jéhovah ouvrit les yeux de Balaam afin qu’il prenne conscience de la présence d’un ange, d’un esprit supérieur à l’homme. Partant, c’est depuis les sphères spirituelles qu’avait été décidé et réalisé le prodige qui a permis à cette “bête de somme sans voix” de ‘parler avec une voix d’homme’. — II Pierre 2:16. Pour accomplir ce miracle, Jéhovah a-t-il utilisé une forme de ventriloquie? Peut-être. Toutefois, il est impossible de savoir exactement à quelle méthode il a recouru. En Jean 8:44 et en Révélation 12:9 nous apprenons que celui qui se cachait derrière le serpent de l’Éden était le personnage qui en est venu à être “appelé Diable et Satan”. Lui aussi était un esprit supérieur à l’homme, bien qu’il soit devenu méchant. — Voir I Samuel 28:7, 8, 15-19. https://wol.jw.org/fr/wol/d/r30/lp-f/1984648?q=balaam&p=par |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mer 13 Mar 2024, 16:57 | |
| Comme j'ai déjà tenté de le souligner (supra 5.3.2024), la parole de l'ânesse en Nombres 22,28ss est une "parole d'ânesse", pas une parole de "dieu" ni d'"ange" (l'"ange" reste d'ailleurs en face de l'ânesse, qui le voit): qu'est-ce que je t'ai fait, pour que tu m'aies battue... ne suis-je pas ton ânesse... est-ce que je t'ai jamais fait une chose pareille ? Le "je" est celui de l'ânesse, donc si c'est "Jéhovah" qui parle, il ne parle pas seulement par l'ânesse, il se met à sa place, il fait de son "je" un "je" d'ânesse...
Il est quand même nettement plus simple de lire le texte tel qu'il est: Yahvé ouvre la bouche de l'ânesse, qui dès lors parle d'elle-même; comme il ouvrira ensuite les yeux de Balaam pour qu'il voie son "ange", que l'ânesse a vu avant lui. Celui qui dit "c'est pas possible" (comme Dufilho-Gridoux dans Zazie dans le métro de Louis Malle) montre tout simplement qu'il ne sait pas lire un tel texte, comme un enfant peut encore le faire.
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Pour revenir à l'opposition entre le "Madian" des Nombres et celui de l'Exode, dont je parlais précédemment, on peut dire que sans les femmes de Madian, femmes fatales, tentatrices, massacrées ou réduites à l'esclavage sexuel dans les Nombres (25; 31), Israël selon l'Exode (2--4) ne serait jamais sorti d'Egypte... Ironie amère du "cycle" de la Torah, même si celui-ci n'a été voulu ni pensé par aucun "auteur". De même, si on élargit la perspective, pour les femmes de Moab (ici associées à Madian en dépit de la géographie), sans qui on n'aurait pas non plus David, selon Ruth, ni Jésus selon Matthieu... |
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 18 Mar 2024, 15:59 | |
| Amaleq ou l’archi-antisémite Daniel Krochmalnik Cependant ce n’est pas l’Égypte qui est devenue l’ennemi ancestral d’Israël. Au contraire, la Torah sait gré à la fille du Nil, qui fut malgré tout une terre d’accueil (Dt 23, . La famille d’Israël comptait soixante-dix personnes à son entrée dans ce pays (Ex 1,5), et plus de six cent mille combattants à sa sortie (Nb 2,26). C’est à un autre peuple que la Bible assigne le rôle du peuple exterminateur : Déjà son nom annonce – du moins en hébreu – la couleur : amaleq peut être décomposé en am, « peuple », et malaq, « sectionner, couper le cou », la traduction pourrait donner : « peuple-tord-cou » ou « coupe-cou ». Néanmoins le prophète gentil Balaam l’appelle « le premier des peuples » (rechit goyim, Nb 24,20). En quoi Amaleq fut-il le premier des peuples ? Rachi, qui nous servira de porte-parole de la tradition juive, explique en suivant la traduction araméenne d’Onqelos : « le premier de tous à faire la guerre à Israël », sortant des camps égyptiens . Rachi amplifie son commentaire à propos du rappel de cette guerre dans son commmentaire du cinquième livre de Moïse (Dt 25,17-19). La Bible choisit le verbe le plus neutre qui soit : qarah, « rencontrer par hasard » (miqreh). Mais le midrach cherche à en savoir plus sur la nature de cette rencontre et se met à l’écoute des harmoniques phonétiques du mot. À la rigueur on pourrait le dériver de la racine qarar, « refroidir ». De là le midrach suggestif, cité en troisième lieu par Rachi : Il t’a refroidi, tiédi alors que tu étais bouillant : toutes les nations craignaient de vous combattre, Amaleq est venu, et commençant, a montré la voie aux autres. C’est comme un bain brûlant dans lequel aucune créature ne pourrait descendre. Survient un voyou, il y saute et y descend. Il s’échaude, mais il refroidit pour les autres. Même si l’on peut douter de la valeur linguistique de cette étymologie fantaisiste, au moins il faut apprécier son savoir sur la mécanique et la dynamique des pogroms. Quand dans un point quelconque du champ social le seuil de la violence physique est franchi, les digues craquent partout et un raz-de-marée de violence submerge les intouchables. Amaleq, premier en sciences pogromiques, a, comme on dirait aujourd’hui, décomplexé les autres. Qui sont ces autres « peuples », dont Amaleq était le premier ? C’est peut-être l’Alliance anti-israélite universelle que décrit le Psaume 83 et dont le slogan immortel de Merenptah à Ahmadinedjad fut déjà : « Allons, rayons-les du nombre des nations ; que le nom d’Israël ne soit plus mentionné » (83,5). Il est vrai que dans le groupe des dix peuples énumérés dans le Psaume 83, Amaleq n’est qu’un ennemi parmi tant d’autres, à la rigueur le premier parmi ses égaux. Mais c’est contre Amaleq que les Écritures ont déclaré à trois reprises la guerre sainte, engageant Dieu Lui-même (Ex 17,16), le peuple d’Israël (Dt 25,19) et son roi (1 S 15,2 sq.). L’histoire de Saul, premier roi d’Israël, montre l’importance que les Écritures attachent à ce devoir sacré. Il ne s’en acquitta pas complètement, et fut déchu du pouvoir. Le prophète Samuel lui-même prit l’épée en main et se chargea personnellement, de mettre Agag en pièces (1 S 15,33). ****** Amaleq tient sa notoriété du rôle d’antagoniste qu’on lui fait jouer sur la scène primitive d’Israël dans le désert. Chaque fois qu’Israël s’approche de son but, Amaleq s’interpose violemment sur son chemin (1 S 15,2). À la sortie d’Égypte, le peuple d’Israël ne fut pas conduit directement au pays de Canaan par le chemin de la Palestine (derekh erez pelichtim), de peur que les esclaves fraîchement affranchis ne prennent la fuite devant les peuples plus aguerris (Ex 13,17). On lui fit faire un grand détour par le désert (derekh ha-midabar, Ex 13,18). Juste avant l’arrivée à la montagne du Sinaï, à Rephidim, « Amaleq survint » (va-yavo, Ex 18,1 ; Nb 34,14 sq.). Cela ne nous renseigne pas sur le pays d’Amaleq, puisque la route que le peuple d’Israël prit à la sortie de l’Égypte n’est pas sûre : pas moins de quatre parcours possibles et neuf (sic !) montagnes du Sinaï se disputent l’honneur Plus tard, dans l’oasis de Qadesh, les Israélites, condamnés à errer dans le désert pendant quarante ans (Nb 14,34), obligés de reprendre la route de la mer (derekh yam souf, Nb 14 ; Dt 1,40 et 2,1), las des tribulations interminables, voulurent forcer la main au destin et conquérir la terre sainte sans Dieu. De nouveau les Amalécites les attendent dans les vallées (Nb 14,25) et sur les monts (Nb 14,43) et les « taillèrent en pièces » (Nb 14,45). On peut difficilement croire que, dans une narration où tout tient au miracle, les apparitions soudaines de ce « Je-suis-partout » soient simplement un singulier concours de circonstances. À voir de plus près, on s’aperçoit qu’Amaleq apparaît à chaque fois que les « murmures » des Israélites atteignaient leur comble. Ainsi dans le désert de Sin les Israélites se plaignirent amèrement de la faim et de la soif (Ex 16,1 sq. ; 17,1 sq.). La sortie d’Égypte était vieille d’un mois, la traversée de la mer et la submersion de l’armée égyptienne, le pain tombé du ciel et les rochers devenus sources jaillissantes étaient d’hier, déjà les Israélites retombaient dans le doute : « si l’Éternel est avec nous ou s’il n’est pas » (ha-yech ha-chem be-qirbenou im-ayin, Ex 18,7). C’est là qu’Amaleq survint (17, – pour anéantir Israël, qui venait de nier Dieu par hypothèse. Dans l’économie de la justice divine, l’apparition Amaleq est donc un châtiment. L’architecture même de la section hebdomadaire met en évidence le principe : mesure pour mesure (mida ke-negued mida). Yeshayahou Leibowitz, qu’on ne peut pas soupçonner d’être kabbaliste, indique dans ces Brèves Leçons bibliques que cette section hebdomadaire (Ex 13,17-17,16) comporte exactement 116 versets, dont les premiers 58 sont consacrés aux miracles et à la poésie et les derniers 58 aux plaintes et à la prose de la vie. C’est pour ainsi dire dans la vallée de l’existence et de la déréliction qu’Amaleq attend Israël (Nb 14,45). Rachi tire le même enseignement de la contiguïté des deux versets. On a placé ce passage immédiatement à la suite du verset précédent, pour dire : Toujours Je suis au milieu de vous, prêt à pourvoir à tous vos besoins, et vous dites : « L’Éternel est-il au milieu de nous ou n’y est-il pas ! » Par vos vies ! Le chien viendra et vous mordra, vous crierez alors vers Moi et vous saurez où Je suis. https://www.cairn.info/revue-le-genre-humain-2016-1-page-319.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 18 Mar 2024, 16:54 | |
| Article très intéressant sur la tradition rabbinique, mais aussi terrifiant par son illustration du concept transhistorique et paranoïaque, contagieux et auto-réalisateur, d'un " antisémitisme" encore plus "éternel" que l'est en allemand notre "juif errant" ( der Ewige Jude, le juif éternel, qui ne remonterait pourtant pas plus haut que Jésus dans la légende): identique à lui-même, celui-là, de millénaire en millénaire contre toute notion d'"histoire". D'Amaleq à Haman, de Haman à Hitler et d'Hitler à Gaza on n'en sortirait jamais de la reproduction alternative du même modèle, de type en antitype ou en contre-type, de la fiction à la réalité monstrueuse en passant par la caricature et par la farce... (cf. notamment Esther). En ce qui concerne les Nombres il n'y aurait pas grand-chose à dire, parce que l'attaque "première" d'Amaleq est dans l'Exode (17 -- outre la "guerre mondiale" de Genèse 14, v. 7 -- rien que dans l'Exode, Amaleq en tant que "premier" ennemi supplanterait aussi le pharaon), et semble totalement ignorée par le récit des espions qui situe les Amalécites avec les "Cananéens" dans les plaines ou les montagnes de Canaan, ou séparés dans le Néguev (comparer Nombres 13,29; 14,25.43.45; les indications géographiques sont encore plus diverses dans les Juges, 3,13; 5,14; 6,3.33; 7,12; 10,12; 12,15). Reste la "prophétie" de Balaam ( Nombres 24,20), qui fait écho à la condamnation définitive (mais sans échéance) d'Exode 17 (cf. aussi Deutéronome 25,17ss; on retrouve des Amalécites jusque dans 1 Samuel 14--15, sans compter Esther qui ne s'y rattache que par le patronyme de Haman, Agag). Sans surprise, Netanyahou n'a pas manqué d'invoquer Amaleq contre le Hamas... Paradoxe supplémentaire, c'est de celui dont on aurait juré d'effacer toute mémoire qu'on se souviendrait le mieux. |
| | | free
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| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 19 Mar 2024, 11:40 | |
| La fureur divine et son détournement en Nb 25 Jürg Hutzli
2. LE RÉCIT DE NB 25 : INTERPRÉTATION VERSET PAR VERSET
5. Moïse dit aux juges d’Israël : « Que chacun de vous tue ceux de ses hommes qui se sont mis sous le joug du Baal de Péor ! »
Nous constatons une nette divergence entre l’ordre de Yhwh et l’accomplissement par Moïse. D’abord, il délègue l’exécution aux juges, et deuxièmement, il prescrit que seuls les coupables soient mis à mort. Qui sont les « juges d’Israël » ? Dans les livres Genèse – Nombres il y aune seule autre occurrence de ce motif : en Ex 18 Moïse établit, sous l’influence de son beau-père Jéthro, le Madianite, des chefs qui sont chacun responsables pour 1 000, 100, 50 ou 10 personnes et qui ont la tâche de juger le peuple.
6. Et voici, un des fils d'Israël vint, et amena vers ses frères une Madianite ; et cela sous les yeux de Moïse et de toute la communauté des fils d’Israël, alors qu’ils pleuraient à l’entrée de la tente de la rencontre.
Les versets suivants rapportent un incident énigmatique. Un Israélite amène une Madianite dans sa famille (« ses frères »). Cet acte est souvent interprété comme la présentation de sa fiancée madianite auprès de sa famille. En même temps, l’assemblée des Israélites et Moïse est en train d’accomplir un rite de deuil (« pleurent à l’entrée de la tente de la rencontre »).
10. Yhwh parla à Moïse, et dit : 11. Pinhas, fils d’Eléazar, fils du prêtre Aaron, a détourné ma fureur de dessus les fils d’Israël, parce qu’il a exprimé mon zèle au milieu d’eux ; et je n’ai point, dans ma colère, consumé les fils d’Israël. 12. C’est pourquoi dis: Voici, je lui donne mon alliance de paix. 13. Ce sera pour lui et pour sa postérité après lui l’alliance d’un sacerdoce perpétuel, parce qu’il a été zélé pour son Dieu, et qu’il a fait l’expiation pour les fils d’Israël.
Yhwh explique comment Pinhas aurait réussi à détourner sa fureur en réalisant le zèle de lui, de Yhwh. Ainsi la colère de Dieu si dévastatrice pour Israël peut cesser. Le motif du zèle humain pour Yhwh est très rare dans la Bible hébraïque ; comparable au zèle de Pinhas est celui du prophète Élie pour son dieu. Pourtant, le motif devient important dans l’époque maccabéenne (hasmonéene) ; selon 1 M 2 les actions d’Élie et avant tout, celle de Pinhas servent de modèle pour la révolte des Maccabéens.
Pinhas est récompensé de son action par une alliance qui porte un double nom. D’abord, elle est nommée « alliance de paix ». Comme Levine dit à titre juste : ce terme fait un contraste fort avec l’action violente de Pinhas. Pourtant, du point de vue de l’auteur, le terme fait probable ment allusion à la relation entre Yhwh et Israël qui serait, grâce à l’action de Pinhas, de nouveau en équilibre. L’expression « alliance de paix » est utilisée deux fois dans le livre d’Ezéchiel et une fois dans le livre de Malachie. En Nb 25,13 l’alliance est également nommée (...). Il s’agit donc du don du sacerdoce éternel pour Pinhas et sa descendance. L’expression « alliance éternelle » apparaît également en Ml2. En outre, elle fait penser à l’alliance conclue par Yhwh avec Aaron en Nb 18. Ici, il est mention d’« une alliance éternelle par le sel » (cf. 18,19). Il est intéressant de voir que le motif de l’alliance du sacerdoce qui fait défaut dans le document sacerdotal (« P ») devient très important dans des écrits tardifs provenant du milieu sacerdotal.
14. L’Israélite qui fut frappé - celui qui fut frappé avec la Madianite - s’appelait Zimri, fils de Salou, prince d’une famille de Siméon. 15. Et la femme qui fut frappée, la Madianite, s’appelait Kozbi, fille de Çour ; celui-ci était chef d’un clan, c’est-à-dire d’une famille de Madiân.
L’auteur semble avoir des connaissances détaillées concernant les noms des deux victimes. Le nom de la femme est interprété sur la base des noms accadiens Kazubtum, Kuz batum comme « corpulente », « abondante »,mais elle pourrait également se comprendre comme une épithète injurieuse (dérivé de la racine bzk « mentir »). Dans le livre des Rois, le nom Zimri est la désignation proverbiale d’un usurpateur du trône d’Israël ; sinon, le nom n’apparaît, comme celui de Salou, que dans les écrits tardifs(Chroniques, Néhémie). Il faut envisager la possibilité que ces informations concernant les noms des victimes ne proviennent pas d’une tradition ancienne mais soient plutôt des créations scripturaires. Zimri et Kozbi sont des descendants des « chefs » (cf. les termes de familles).
Ces informations, qui ne sont données que tard dans la narration, sont importantes pour l’ensemble du récit. En tuant un « chef » du peuple Pinhas accomplit l’ordre de Yhwh mieux que Moïse (cf. v. 5) ; la mise à mort d’un seul chef était suffisante pour apaiser la divinité (Yhwh demandait l’exécution de tous les chefs du peuple, cf. v. 4).
3. STRUCTURE, STYLE ET COHÉRENCE DU RÉCIT DE NB 25
L’assemblage de différents thèmes et motifs semble avoir été fait avec discernement : en ce qui concerne les deux fautes d’Israël, l’idolâtrie et les mariages mixtes, ils vont souvent ensemble dans les écrits tardifs (écrits deutéronomistes tardifs, Esdras-Néhémie). La focalisation d’abord sur Moab est due à la route menant Israël vers le pays de Canaan. La concentration sur le thème de Madian qui domine le récit dès le v. 6 est compréhensible en rapport avec le personnage de Moïse qui, selon le livre de l’Exode, s’était marié avec une Madianite : d’après Ex 2, Moïse s’était réfugié au pays de Madian où il a épousé une fille de Jéthro, prêtre de Madian. Par rapport à ce contexte antérieur il est frappant de voir que dans le récit de Nb 25 Moïse est contraint de mettre en vigueur des mesures drastiques contre les contacts de son peuple avec des étrangers et contre les Madianites en particulier.
Au regard du thème central du récit, à savoir les mariages mixtes, il se peut que l’auteur ait choisit les Madianites comme deuxième peuple étranger impliqué pour corriger ainsi la tradition « pro-madianite » liée à Moïse. À cet égard, il est important de voir que le thème« madianite » apparaît déjà dans la première section : nous avons vu que l’ordonnance de Moïse aux juges en v. 5 renvoie au récit Ex 18 qui raconte comment Moïse établit des juges sur suggestion de Jéthro, beau père madianite de Moïse. Dans le récit de Nb 25, ce recours aux juges contredit l’ordre de Yhwh et, de plus, la démarche se montre inefficace ; elle n’est pas le moyen approprié pour arrêter le fléau. Ainsi l’auteur semble suggérer que, Moïse aurait mieux obéi à l’instruction de Yhwh au lieu de faire recours à une institution qui a été établie sur proposition du madianite Jéthro. Interprété de cette manière, ce verset peut se comprendre comme une polémique contre les relations de Moïse avec Madian. La fonction de la composition de Nb 25, et aussi celle du récit de la guerre de vengeance d’Israël contre Madian (Nb 31) sont donc de connoter très négativement cet élément « étranger » de la tradition de Moïse. Le peuple de l’épouse de Moïse devient un ennemi juré d’Israël.
4. LA PLACE DU RÉCIT DE NB 25 DANS LE LIVRE DES NOMBRES
Il est frappant de voir que Pinhas, la grande figure du récit de Nb 25,n’est pas mentionné en dehors des récits de Nb 25 et 31. Cela est fort surprenant – dans un livre où le sacerdoce aaronide joue un rôle de tout premier plan. En tout cas, le motif de l’alliance avec Pinhas n’est pas du tout préparé. Il n’y a qu’un texte dans les livres précédents qui mentionne Pin-has : la notice généalogique d’Ex 6,25. Elle se trouve à la fin de la généalogie des Lévites en 6,16-25. L’attention que Nb 25 porte à Pinhas – personnage qui n’est plus mentionné par la suite dans les livres Ex et Lv – est frappante ; elle peut se comprendre en relation avec les textes mentionnant Pinhas dans les livres des Nombres, de Josué et de Juges. Mais dans le livre des Nombres, à part les récits de Nb 25 et 31, la tradition de Pinhas n’a laissé aucune trace : il est intéressant de voir que la généalogie de Lévi en Nb 26,57-62 qui se focalise sur la lignée d’Aaron ne mentionne ni Pin-has, ni les événements rapportés dans le chapitre précédent (Nb 25). Il est probable que l’auteur de cette généalogie n’avait pas connaissance des récits de Nb 25 et 31. De même, l’épisode concernant les filles de Celofehad (Nb 27, 1-11) en affirmant que ce dernier n’était pas impliqué dans la révolte du parti de Coré, renvoie aux événements rapportés en Nb 16-17mais ignore la révolte plus récente de Baal Péor. Toutes ces observations sont des indices forts en faveur de l’idée que les récits de Nb 25 et 31 ont été insérés très tardivement dans le livre de Nombres. Le motif de Pinhas et celui de son alliance avec Yhwh semblent être des inventions tardives supposant la formation d’un complexe textuel réunissant le Pentateuque et des livres des prophètes antérieurs.
https://www.academia.edu/22408627/La_fureur_divine_et_son_d%C3%A9tournement_en_Nb_25 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 19 Mar 2024, 12:29 | |
| Exégèse très détaillée -- à la limite "scolaire", voire "laborieuse", mais utile dans le détail précisément, surtout avec les notes. On s'étonne d'autant plus qu'elle semble manquer ce qui saute aux yeux de n'importe quel lecteur, à savoir l'analogie de l'acte du prêtre Pinhas (Phinéas, Phinées) avec celui des lévites dans l'épisode du "veau d'or" (Exode 32,25ss). A partir de là on peut sans doute recenser les différences: distinction (variable) des lévites et des prêtres; ordre de Moïse dans l'Exode, comme celui qui est donné aux juges dans les Nombres (25,4s); alors qu'Aaron le prêtre est directement impliqué dans la faute du "veau d'or", c'est l'acte spontané du prêtre dans les Nombres qui est valorisé (comme celui du prêtre Mattathias qui déclenche les hostilités en assassinant un participant au culte "hellénisé" dans les Maccabées); le massacre consacre les lévites comme le meurtre-exécution vaut à Pinhas l'assurance du sacerdoce, mais le premier n'arrête pas la colère de Yahvé, qui ne s'apaisera qu'avec l'intercession subséquente de Moïse, alors que le geste de Pinhas arrête instantanément le fléau (ce qui rappellerait aussi le recensement de 2 Samuel 24 // 1 Chroniques 21, où le fléau-peste est arrêté un geste rituel -- quand un prêtre tue, est-ce un sacrifice ?); etc. Sur Pinhas, voir aussi 31,6; Exode 6,25 (et les généalogies d'Esdras 7--8 et 1 Chroniques 6, cf. 9,20); Josué 22,13.30ss; 24,33; Juges 20,28; 1 Samuel 1--4 pour le fils d'Eli dans la position opposée du prêtre sacrilège et châtié; Psaume 106,30; Siracide 45,23; 1 Maccabées 2,26.54... tout cela paraît effectivement très tardif.
Sinon, on retrouvera des précisions supplémentaires sur les incohérences ethno-géographiques (notamment la confusion Moab-Madian qui prolonge celles qu'on a déjà signalées dans la section Balaam avec Ammon ou l'Euphrate, Edom, Amaleq etc.). A noter que Balaam ne joue aucun rôle dans le chapitre 25, c'est le chapitre 31 (v. 8, 18) qui l'incrimine après coup et le châtie par la même occasion.
Bien entendu, ce qui sautera aussi aux yeux du lecteur moderne, surtout depuis quelques décennies, c'est ce qu'on pourrait appeler avec tout l'anachronisme nécessaire une "apologie du terrorisme religieux"; on retrouvera des "crimes de guerre" et des "crimes sexuels" dans le règlement de l'affaire au chapitre 31, tout ça inscrit noir sur blanc dans le fondement scripturaire de la "morale judéo-chrétienne" censée fonder à son tour notre "humanisme", contre des "barbares" qui changent aussi d'identité d'une génération à l'autre... |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 25 Mar 2024, 12:12 | |
| Le droit d'héritage des femmes"Alors les filles de Tselophhad, fils de Hépher, fils de Galaad, fils de Makir, fils de Manassé, des clans de Manassé, fils de Joseph, se présentèrent. Voici leurs noms : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirtsa. Elles se présentèrent devant Moïse, devant Eléazar, le prêtre, devant les princes et toute la communauté, à l'entrée de la tente de la Rencontre. Elles dirent : Notre père est mort dans le désert ; il n'était pas au milieu de la communauté qui se ligua contre le SEIGNEUR, de la communauté de Coré : il est mort pour son propre péché, et il n'avait pas de fils. Pourquoi le nom de notre père serait-il retranché de son clan ? Il n'a pas de fils ! Donne-nous une propriété au milieu des frères de notre père ! Moïse présenta leur cause devant le SEIGNEUR.Le SEIGNEUR dit à Moïse : Les filles de Tselophhad ont raison. Tu leur donneras une propriété comme patrimoine au milieu des frères de leur père, et c'est à elles que tu feras passer le patrimoine de leur père. Tu diras aux Israélites : Lorsqu'un homme mourra sans laisser de fils, vous ferez passer son patrimoine à sa fille. S'il n'a pas de fille, vous donnerez son patrimoine à ses frères. S'il n'a pas de frères, vous donnerez son patrimoine aux frères de son père. Si son père n'a pas de frères, vous donnerez son patrimoine au plus proche parent de son clan : c'est lui qui en prendra possession. Ce sera pour les Israélites une prescription de droit, comme le SEIGNEUR l'a ordonné à Moïse". (Nb 27,1-10). L’héritage des femmes : Bible, épigraphie et papyrologieAndré Lemaire
L’héritage des femmes d’après la codification biblique
Comme l’a bien souligné Roland de Vaux dans son excellente synthèse, Les Institutions de l’Ancien Testament2, les règles de l’héritage dans l’ancien Israël ne nous sont connues que par « deux textes législatifs seulement, Dt 21, 15-17 et Nb 27, 1-11, avec le complément de Nb 36, 6-9 » et « la règle fondamentale est que seuls les fils ont droit à l’héritage »3.
En effet, s’il y avait des fils, Dt 21, 15-17 réglait le partage de l’héritage entre eux en accordant une part spéciale à l’aîné : c’est le fameux « droit d’aînesse (mishpat habbekorâh) » (Dt 21, 17), où le sens exact de l’expression pî shenayîm, « double part »4 ou « deux tiers », reste discuté5, même si la deuxième interprétation a pour elle de bons parallèles bibliques (cf. Zach 13, et épigraphiques (cf. les poids inscrits pym)6.
S’il n’y avait pas de fils, Nb 27, 8-11 indiquait clairement les règles à appliquer :
« Si un homme meurt sans laisser de fils (ûbén ’ên lô), alors, vous transmettrez (ha ‘abartèm) son héritage (nahalâtô) à sa fille. Et s’il n’a pas de fille, alors, vous donnerez son héritage à ses frères (netattèm ’et-nahalâtô le’ èhâyw). Et s’il n’a pas de frères (’aẖîm), alors, vous donnerez son héritage aux frères de son père. Et si son père n’a pas de frères, alors, vous donnerez son héritage au plus proche parent de son clan. »
Cette succession de règles confirme que l’héritage des filles restait exceptionnel et exclusivement limité au cas où il n’y avait pas de fils. Bien plus, dans ce dernier cas, l’héritage des filles était encore restreint par des règles précises mentionnées en Nb 36, à propos du cas d’école des « filles de Zelophehad » établissant la jurisprudence en la matière :
« Toute fille héritant/appelée à hériter (yorèshèt) d’entre les clans des Israélites, deviendra la femme de quelqu’un de la famille du clan de son père, en sorte que les Israélites héritent/possèdent chacun l’héritage de ses pères. » (Nb 36,
De fait, le verset 11 précise que, de façon concrète :
En clair, la fille doit alors se marier suivant la tradition du mariage préférentiel avec le cousin parallèle patrilatéral7, usage attesté aussi bien dans les légendes patriarcales que dans les romans tardifs de Judit (8, 2) et de Tobit (1, 9 ; 4, 12 ; 6, 11-13 ; 7, 10). Ce type de mariage présente l’immense avantage d’empêcher l’héritage de sortir du clan paternel. Dans de telles conditions et en l’absence de fils, l’héritage des filles devenait acceptable, même dans une société patriarcale, car, au lieu de briser les liens du clan, il les renforçait. De fait, les biens passaient du contrôle du père à celui du gendre, qui était aussi son neveu. Dans ce cadre bien précis, l’héritage des filles ne devient plus qu’une sorte de fiction juridique car la transmission des propriétés se fait au sein du clan paternel.
Peut-on préciser la date de cette codification de l’héritage des filles en l’absence de fils ? Il est difficile de donner une réponse assurée sur ce point. La tradition juridique des « filles de Zelophehad » semble refléter une exploitation, en quelque sorte « halakhique », d’une très ancienne tradition biblique8 concernant les origines Israélites qui se rattachent au groupe des Benê Jacob9. Pourtant l’interprétation juridique en faveur de l’héritage des filles10 de cette antique tradition, en Nb 27 et 36, semble assez clairement se rattacher à la rédaction sacerdotale11, ce qui signifie qu’il s’agit probablement d’une relecture/réinterprétation exilique ou postexilique. De fait, l’héritage des filles ne semble pas attesté en Israël avant l’Exil. Cependant, pour la période royale, notre documentation est si pauvre et si lacunaire qu’il faut se méfier de l’argument a silentio.
https://books.openedition.org/psorbonne/74999?lang=fr#tocfrom1n1 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Lun 25 Mar 2024, 12:45 | |
| Je n'arrive pas à voir l'article de Lemaire, et pas non plus celui de Römer référencé supra (26.2.2024) sur le même sujet: il doit y avoir un problème de serveur (les deux sont sur "openedition", "books" ou "journals"), ou alors de connexion de mon côté...
En attendant j'en profite pour rappeler que les "clans" (mishpaha) ne sont pas à confondre avec les "tribus" (matteh, shevet): l'"histoire sainte" a surtout retenu les secondes qui forment un système artificiel (les "douze tribus" peu importe comment on les nomme et on les compte, outre les généalogies qui les rattachent à des ancêtres éponymes, fils ou petits-fils de Jacob), et tend à considérer les premiers comme des portions ou des sous-ensembles des secondes, sur un modèle quasi militaire de "divisions" (évidemment le livre des Nombres et ses "recensements" simili-militaires par "tribus" et "clans" subordonnés y contribuent). Or les "clans" correspondent plus souvent à une réalité ethnique, sociale et culturelle, géographique et historique (aussi bien dans la période perse ou hellénistique qu'avant les exils, sans préjudice de l'évolution de cette réalité), qui n'est articulée que superficiellement à la superstructure théorique et littéraire des "tribus". Ainsi Makir en Transjordanie (Galaad), rattaché à Manassé par les rédactions harmonisantes (26,29; cf. Genèse 50,23 etc.), apparaît aussi bien tout seul, notamment dans le "Cantique de Déborah" (Juges 5,14) où il est cité avec d'autres "clans" dont certains sont aussi des noms de "tribus" (cf. aussi Deutéronome 3,25; 1 Samuel 9,4s; 17,27; 1 Chroniques 2,21ss) -- on pourrait en dire autant de "Caleb", dont on a parlé précédemment (supra 20.2.2024), par rapport à "Juda" auquel il est ou non généalogiquement intégré, alors qu'il désigne une région et sa population (au sud de Juda cette fois).
P.S.: à 11 h une page s'ouvre, mais je n'accède qu'aux deux premiers paragraphes de l'article (chapitre ?) de Lemaire; et toujours pas à Römer...
P.P.S.: Une heure plus tard, tout marche: et ça valait la peine d'attendre (ou plutôt de réessayer), car la suite de l'étude épigraphique de Lemaire (2003) mérite d'être lue, sur les documents "extra-bibliques" et/ou "deutérocanoniques" (Tobit, Judith, ces derniers "romans" seuls à s'inspirer des législations des Nombres, ce qui confirmerait plutôt le caractère tardif et artificiel de ces dernières; d'ailleurs Judith est mariée à un Manassé, chap. 8 ): dans la vie réelle (celle que documente l'épigraphie) les femmes héritent surtout par testament, c.-à-d. par décision expresse, arbitraire et exceptionnelle du père, du mari, ou du maître dans le cas d'une esclave, ce qui irait plutôt à l'encontre de toute "règle générale" effective les concernant. (Hors sujet, je me souviens quand même que vers la même époque Lemaire avait donné dans le panneau d'une contrefaçon probable, sur l'ossuaire de "Jacques, frère de Jésus": l'épigraphie a ses limites et reste à prendre avec prudence, surtout quand les découvertes sont nouvelles et sensationnelles. Mais ici les enjeux partisans sont moindres, les données mieux assurées et leur exploitation moins problématique.) |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Le livre des Nombres et l’achèvement de la Torah Mar 26 Mar 2024, 15:56 | |
| "Moïse dit aux Israélites tout ce que le SEIGNEUR avait ordonné à Moïse. Loi sur les vœux
Moïse dit aux chefs des tribus des Israélites : Voici ce que le SEIGNEUR a ordonné. Lorsqu'un homme fera un vœu au SEIGNEUR, ou un serment pour se lier par un engagement, il ne profanera pas sa parole ; il fera exactement ce qui est sorti de sa bouche. Lorsqu'une femme, dans sa jeunesse, habite chez son père, qu'elle fait un vœu au SEIGNEUR et se lie par un engagement, et que son père, étant informé de son vœu et de l'engagement par lequel elle s'est liée, ne lui dit rien, tous ses vœux seront valides, tout engagement par lequel elle se sera liée sera valide ; 6mais si son père la désapprouve le jour où il en est informé, aucun de ses vœux et des engagements par lesquels elle s'est liée ne sera valide ; le SEIGNEUR lui pardonnera, parce qu'elle a été désapprouvée par son père. Si elle se marie après avoir fait des vœux ou s'être liée par un engagement inconsidéré, et que son mari en soit informé, si celui-ci ne lui dit rien le jour où il en est informé, ses vœux seront valides, les engagements par lesquels elle se sera liée seront valides ; mais si son mari la désapprouve le jour où il en est informé, il annule le vœu qu'elle a fait et l'engagement inconsidéré par lequel elle s'est liée ; le SEIGNEUR lui pardonnera. Le vœu d'une femme veuve ou répudiée, tout engagement par lequel elle se sera liée, sera valide pour elle. Lorsqu'une femme mariée fait un vœu ou se lie par un serment et que son mari, étant informé, ne lui dit rien et ne la désapprouve pas, tous ses vœux seront valides, tout engagement par lequel elle se sera liée sera valide ; mais si son mari les annule le jour où il en est informé, rien de ce qui est sorti de ses lèvres en matière de vœu et d'engagement personnel ne sera valide ; son mari les a annulés ; le SEIGNEUR lui pardonnera. Tout vœu, tout serment par lequel on s'engage à des privations, son mari peut le valider ou l'annuler. Si son mari ne lui dit rien jusqu'au lendemain, il valide ainsi tous les vœux ou tous les engagements qu'elle a pris ; il les valide, par le fait qu'il ne lui a rien dit le jour où il en a été informé. S'il les annule après le jour où il en a été informé, il sera chargé de la faute de sa femme. Telles sont les prescriptions que le SEIGNEUR donna à Moïse, concernant les rapports entre un mari et sa femme ou entre un père et sa fille, lorsque, dans sa jeunesse, celle-ci habite chez son père" (Nb 30,1-17).
Dans ce texte la femme n'a aucune autonomie, ses engagements sont soumis à l'approbation de son père ou de son mari. |
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