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| transfigurations | |
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Auteur | Message |
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Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: transfigurations Ven 21 Juil 2023, 11:31 | |
| A ma surprise, je n'ai pas trouvé de fil existant sur ce thème, dont nous avons pourtant souvent parlé: à propos de la péricope synoptique ainsi nommée ( Marc 9//, voir aussi éventuellement par là) et de son évocation très tardive dans la Seconde de Pierre (encore dernièrement ici, 6.6.2023); mais également du vocabulaire paulinien de la "transformation" ou " métamorphose", qui est en partie commun (autour de morphè ou skhèma pour "forme" ou "figure", d'où "morphologie", "schéma", etc.) mais en est rarement rapproché -- parce que "Paul" semble totalement ignorer la tradition évangélique, et parce que dans le corpus paulinien ce lexique communique avec d'autres, notamment celui du "mystère" censé générer une transformation spirituelle et morale sur le modèle de la mort-résurrection qui est également conçu comme "changement" (p. ex. allassô, 1 Corinthiens 15, qui dérive à son tour vers le kat-allassô de la "réconciliation" en 2 Corinthiens 5); mais encore avec le vocabulaire de la " gloire" ( doxa, de dokeô percevoir, estimer, apprécier, juger, d'où aussi l'"opinion" comme contrepartie d'une "apparence"), en particulier avec l'interprétation ( midrash, si l'on veut) du "rayonnement" (ou des "cornes") et du "voile" de Moïse en 2 Corinthiens 2--4 -- image qui rappellerait à son tour (au lecteur d'un "Nouveau Testament" complet) l'épisode synoptique, où l'accent descriptif porte davantage sur la "lumière" et sur la couleur (si le blanc en est une) que sur la "forme" ou la "figure", malgré le verbe meta-morphoô (Marc 9,2 // Matthieu 17,2; ailleurs seulement 2 Corinthiens 3,18 et Romains 12,2). Pour rappel, le quatrième évangile ("selon Jean") omet ostensiblement l'épisode de la "transfiguration", mais la notion se communique pour ainsi dire à l'ensemble: le Christ johannique est de part en part un Christ transfiguré, qui rayonne de "lumière" et de "gloire" autour du para-doxe (c'est le cas de le dire) de la croix-élévation. Soit dit en passant, la tradition allemande traduit peut-être mieux ce que nous appelons la "transfiguration" par Verklärung, "illumination, éclair, éclaircie, éclaircissement, éclairage" (cf. Verklärte Nacht, de Schoenberg, qu'on traduit à cause de la même tradition par "La nuit transfigurée"; et l' Aufklärung équivalente approximative de nos "Lumières"; la Lichtung heideggerienne appartient à une autre famille lexicale, celle de l'espacement qui "fait jour", comme dans notre "claire-voie": éclaircie ou clairière, ouverture, mais tout ça se rejoint dans la "photologie" foncièrement commune à la théologie et à la philosophie, où il s'agit toujours d'"éclairer", de mettre au jour ou en lumière: cf. ici, là ou là). D'un point de vue diachronique, le rapprochement de tous ces textes et de bien d'autres autour de ce thème bouleverserait beaucoup d'idées reçues, vieilles et maintes fois réfutées mais tenaces: la "transfiguration" évangélique, narrative, serait plutôt, comme l'ensemble des "évangiles" d'ailleurs, une mise en scène et en récit du "mystère chrétien", "paulinien" et "post-paulinien" entre autres, que le contraire (c.-à-d. le "christianisme" compris, à la manière "évolutionniste" du XIXe siècle, comme suite et conséquence historique d'une "vie de Jésus" de plus en plus divinisée). Reste que le rôle particulier de la "transfiguration" dans cette économie narrative mérite d'être analysé: révélation et sommet à mi-chemin du récit, le "milieu" (mitan, mi-temps) même dépendant du début et de la fin de chaque évangile: entre baptême et résurrection seulement dite chez Marc, centre décentré et/ou recentré par l'adjonction des récits de naissance et d'enfance d'une part, des apparitions du ressuscité d'autre part, chez Matthieu et chez Luc. Chez Marc en tout cas la transfiguration fait figure de réponse sans réponse aux questions d'identité lancinantes (qui est-il, celui-là ? cf. 4,41; 8,27ss) -- la réponse verbale ne faisant pourtant que répéter, à quelques variations près de personne et de temps, ce qui a été et sera dit (analepse, prolepse) du début à la fin: " tu es mon Fils / celui-ci est mon fils / cet homme était fils de dieu" ( 1,11; 3,11; 5,7; 9,7; 14,61s; 15,39: entre-temps la même "identité" aura été proclamée par les "esprits impurs" et le grand prêtre). Et pour (re-, pré-)dire cette identité au milieu du parcours il aura fallu pas moins de deux fois trois personnes (Jésus-Moïse-Elie / Pierre-Jacques-Jean), comme il en aura fallu d'autres au début ( Jean-Baptiste, d'ailleurs plus ou moins identifié à Elie dans la suite, 9,9ss) et à la fin (le centurion), sans compter les spectateurs-auditeurs implicites, du narrateur omniprésent et omniscient aux derniers lecteurs, en passant par les destinataires... Je repense à Kierkegaard, dont l'originalité la plus spectaculaire (l'"existentialisme" anti-hegelien valorisant à l'infini l'"instant" de la décision à prendre, "inaccompli" donc, par contraste avec l'irréversibilité de la décision prise) se compensait tout de même d'une vision très classique, "platonicienne" si l'on veut, de l'"idée" et de l'"éternité": à un moment donné, qui n'est pas nécessairement au "commencement" ni à la "fin", l'"Individu" ou l'"Unique" ( den Enkelte, cf. der Einzige chez son contemporain Stirner), qui se joue à chaque "décision" et tout au long de son "histoire", serait comme "transfiguré" en Dieu où il se reconnaîtrait sous sa "forme" éternelle. "Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change", écrira Mallarmé dans "Le tombeau d'Edgar Poe" -- sauf qu'ici ce ne serait pas "enfin" mais au beau milieu de l'histoire que la "révélation" se produirait, qui sans un mot de plus que ce qui a été dit avant et sera encore répété ensuite montrerait (visuellement, graphiquement, représentation et spectacle) la "vérité" d'une "personne" et d'une "histoire" et ne le ferait qu'en la changeant. C'est encore une " aporie de la révélation", ou l'un de ses aspects mais non le moindre, qu'un "étant" quelconque ne saurait apparaître "tel qu'il est" qu'en changeant, au moins d' apparence -- sinon en "devenant autre" ou en s'"altérant", du moins en paraissant sous un autre jour, irréductiblement même et autre. Rien n'y échappe, ni "chose" ni "événement", ni "personne", ni "âme" ni "vie" ni "relation" ni "ensemble". Tout ce qui se nomme est divers et ne saurait se dire et se montrer "comme tel" sans un supplément de différence, sa "vérité" même passe par une greffe ou une prothèse d'illusion ou de fiction. C'est le sens du " phénomène", c'est-à-dire de tout ce qui n' est pas sans apparaître, sans être perceptible, sinon perçu, sans rayonner de l'oscillation d'une différence, irréductiblement et inséparablement même et autre qu'"en soi". --- P.S. (24.7.2023): Je n'imaginais pas que ce sujet fût d'une quelconque "actualité", mais l'"actualité" le rejoint doublement: par le calendrier liturgique des Eglises catholique et orthodoxes et/ou orientales, qui célèbre la Transfiguration début août (ce que j'avais oublié si je l'avais jamais su); et par les aléas de la guerre russo-ukrainienne, qui vient de dézinguer une cathédrale "de la Transfiguration" à Odessa (ville chère au moins aux cinéphiles depuis Le cuirassé Potemkine)... C'est l'occasion de remarquer que l' idée de la transfiguration est particulièrement valorisée dans le christianisme oriental, par son affinité d'une part avec le culte de l'icône, d'autre part (mais c'est lié) avec la doctrine de la "divinisation" -- ce n'est pas seulement le Christ de nature divine, mais tout croyant et même toute création qui a pour vocation de (re-)devenir "divin(e)". Avec un peu de recul, on peut cependant reconnaître le même paradigme dans de nombreuses idées mises en avant par le christianisme occidental, par exemple la "justification" paulinienne renouvelée par Luther et le protestantisme: il y va toujours d'un supplément de "grâce" qui transfigure ce qu'elle illumine, par exemple le "pécheur" en "juste" et en "saint" -- et à l'horizon eschatologique le "monde" entier, si antagoniste soit-il a priori, en "Dieu-tout-en-tout/s". Plus généralement encore, c'est la structure même de toute "vérité" et de toute "pensée" que de ne se rapporter au "réel" que par une différence, en excès ou en défaut: ce qu'est le "mot", le "signe", le "signifiant", l'"idée", l'"image" ou la "représentation" par rapport à la "chose", ce n'est jamais le "même", et sans cette différence qui porte en soi la possibilité de toutes les erreurs, illusions et mensonges aucune "vérité" ne serait dicible ou concevable. |
| | | le chapelier toqué
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| Sujet: Re: transfigurations Mar 25 Juil 2023, 11:01 | |
| Voici ce que j'ai trouvé en Wikipedia
Transfiguration est un épisode de la vie de Jésus-Christ relaté par le Nouveau Testament, dans lequel Jésus change d'apparence corporelle pendant quelques instants de sa vie terrestre, pour révéler sa nature divine à trois disciples. Cet état physique, considéré comme miraculeux, est rapporté dans les trois Évangiles synoptiques : (Mt 17,1-9, Mc 9,2-9, Lc 9,28-36). C'est, selon le christianisme, la préfiguration de l'état corporel annoncé aux croyants pour leur propre résurrection.
Le mot « transfiguration » en français vient de la traduction latine du mot grec metamorphosis (métamorphose). La fête religieuse de la Transfiguration est célébrée le 6 août dans les calendriers liturgiques catholique romain et orthodoxe. De nombreuses églises protestantes la célèbrent le dernier dimanche du temps de l'Épiphanie.
Texte
Évangile selon Matthieu, 17:1-13 :
« Six jours après, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques, et Jean, son frère, et il les conduisit à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici, Moïse et Élie leur apparurent, s'entretenant avec lui. Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je dresserai ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. Comme il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit. Et voici, une voix fit entendre de la nuée ces paroles : celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute mon affection : écoutez-le ! Lorsqu'ils entendirent cette voix, les disciples tombèrent sur leur face, et furent saisis d'une grande frayeur. Mais Jésus, s'approchant, les toucha, et dit : Levez-vous, n'ayez pas peur ! Ils levèrent les yeux, et ne virent que Jésus seul. Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : ne parlez à personne de cette vision, jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts. Les disciples lui firent cette question : pourquoi donc les scribes disent-ils qu'Élie doit venir premièrement ? Il répondit : il est vrai qu'Élie doit venir, et rétablir toutes choses. Mais je vous dis qu'Élie est déjà venu, qu'ils ne l'ont pas reconnu, et qu'ils l'ont traité comme ils ont voulu. De même le Fils de l'homme souffrira de leur part. Les disciples comprirent alors qu'il leur parlait de Jean Baptiste1. »
Récit évangélique Dans les Évangiles, la Transfiguration se situe après la multiplication des pains, au moment où les disciples, Pierre en particulier, reconnaissent en lui le Messie. Jésus a déjà annoncé une fois qu'il doit mourir et ressusciter trois jours après, et qu'il doit se rendre à Jérusalem. Il l'annoncera encore deux fois après sa Transfiguration. Il semble que ce soit au cours de la fête des tentes que cet épisode se déroule.
Jésus, rendu sur une montagne avec ses disciples Pierre, Jacques et Jean, se trouve métamorphosé : l'aspect de son visage change et ses vêtements deviennent d'une blancheur éclatante. Cette description rappelle celle de la descente de Moïse du mont Sinaï (« La peau de son visage rayonnait »)2, et celle qui est faite, dans les textes apocalyptiques, des anges envoyés du Seigneur.
Aux côtés de Jésus se tiennent deux grandes figures bibliques : Élie et Moïse.
Symbolique du texte
Le lieu traditionnel de la Transfiguration est le mont Thabor, près du lac de Tibériade. Ce lieu a peut-être été choisi à l'époque byzantine pour sa proximité avec Nazareth et le lac de Tibériade. Certains exégètes situent l'événement au mont Hermon, puisque les épisodes évangéliques qui l'encadrent se situent dans cette région. Pour les maronites, la Transfiguration a eu lieu dans la région de Bcharré, sur le mont Liban.
La montagne de la Transfiguration fait référence au mont Horeb et au mont Sinaï, deux lieux symboliques de l'Ancien Testament, en raison de la présence aux côtés du Christ de Moïse et d'Élie, dont les missions leur sont liées3.
La nuée d'où sort la voix du Père fait écho à la nuée qui enveloppait les Hébreux lors de l'Exode et de leur traversée du désert. La proposition de saint Pierre de dresser trois tentes fait également référence selon certains observateurs à la tente de la rencontre dans l'Ancien Testament4.
Pour l’Église catholique, le but immédiat de la Transfiguration était « de préparer le cœur des disciples à surmonter le scandale de la croix ». Cette transfiguration est aussi une annonce de la « merveilleuse adoption qui fera de tous les croyants des fils de Dieu »5.
Selon Hans Urs von Balthasar, quand « les disciples, à la fin, voient de nouveau Jésus seul, ils savent quelle plénitude de mystère se cache dans sa simple figure, car sa relation à toute l'ancienne Alliance, sa relation permanente au Père et à l'Esprit qui, comme nuée, a aussi couvert de son ombre les disciples représentant l'Église à venir, tout cela se trouve inclus en lui. Sa Transfiguration n'est pas une anticipation de la Résurrection - dans laquelle son corps sera transformé à Dieu - mais au contraire la présence du Dieu trinitaire et de toute l'histoire du salut dans son corps prédestiné à la croix. » |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: transfigurations Mar 25 Juil 2023, 16:40 | |
| Merci. Le côté bric-à-brac de Wikipedia (surtout en français) a le mérite d'illustrer, voire de caricaturer, la vanité de tout commentaire -- à laquelle, bien entendu, nous n'échappons pas.
Si l'on veut revenir aux textes évangéliques, mieux vaut sans doute repartir de Marc qui fournit de toute évidence le premier modèle narratif -- sans préjudice de l'histoire de la rédaction de son texte "définitif" qui a pu être tout aussi longue et complexe que celle des autres évangiles, le prétendu "parallélisme" ne faisant que compliquer le problème: les textes dits "parallèles" tantôt s'attirent, se rapprochent, s'harmonisent ou s'assimilent et tantôt se repoussent, se distinguent et se différencient. Sous cette réserve non négligeable, on peut toujours faire quelques remarques:
La situation de la transfiguration après la "confession de Pierre" (Marc 8,27ss //) et ce qui s'ensuit immédiatement (annonce de la Passion, appel à "prendre sa croix", jusqu'au logion eschatologique "certains ne verront pas la mort avant d'avoir vu [le règne-royaume de Dieu venir dans sa puissance, Marc / le Fils de l'homme venir dans son règne-royaume-royauté, Matthieu / le règne-royaume de Dieu, Luc]", événement ultime en tout cas dont la Transfiguration pourra passer pour une réalisation anticipée) est globalement commune aux trois "Synoptiques" tels que nous les lisons, à quelques détails près (p. ex. six jours après selon Marc et Matthieu, environ huit selon Luc). Mais la Transfiguration devient surtout chez Luc le point de départ de la principale bifurcation narrative, le grand "voyage à Jérusalem" qui prend l'allure héroïque d'une marche résolue vers la mort, cadre où se réorganise une grande partie des matériaux antérieurs (issus de Marc et de Matthieu, du moins dans de premières moutures, ou -- peut-être -- de "Q"); et du coup la "visée" de Jérusalem, et de la Passion comme "exode", se voit inscrite dans le récit même de la transfiguration (Luc 9,31).
Le trio Pierre-Jacques-Jean était déjà singularisé en Marc 5,37 pour la guérison-résurrection de la fille de Jaïre (qui inclut symétriquement, façon "sandwich", la guérison de l'hémorroïsse, rapprochée de surcroît par les "douze ans" communs aux deux "patientes"); il le sera à nouveau approximativement (+ André) pour le "discours eschatologique" (13,3) et exactement pour Gethsémani (14,33): ce jeu de correspondance ne se retrouve que partiellement chez Matthieu (26,37) et chez Luc (8,51).
L'introduction du "sommeil" chez Luc (9,32) rapproche la "vision" d'un "rêve" et (contrairement à la remarque précédente) l'ensemble du récit de celui de Gethsémani (22,45s // Marc 14,37ss). On peut y voir la tendance "anti-docétique" de Luc-Actes (qui élimine p. ex. la marche sur la mer, soulignant au contraire la corporalité matérielle du Ressuscité en le faisant manger et boire).
La référence au "soleil" chez Matthieu (17,2) crée un parallèle interne et exclusif avec 13,43: la transfiguration est la destinée des "justes" en général, et pas seulement de "Jésus".
C'est seulement chez Matthieu (17,5) que la "nuée" devient "lumineuse", sans cesser pour autant de faire de l'ombre (episkiazô, d'après Marc); en Luc-Actes elle trouve de nouvelles correspondances, avec l'Annonciation d'une part (Luc 1,35, même verbe pour "la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre") et l'Ascension d'autre part (Actes 1,9); partout en revanche elle reste associée aux logia sur la venue du Fils de l'homme, d'après Daniel 7 (Marc 13,26; 14,62 et //).
L'interrogation sur la résurrection (qu'est-ce que c'est, Marc 9,10) disparaît totalement des deux autres synoptiques, avec toute la discussion subséquente dans Luc (sur Elie, quoiqu'on puisse en voir des compensations en 1,17; 4,25s; et sur la consigne de silence, les disciples trouvant d'eux-mêmes le silence à la fin de l'épisode, 9,36). On peut noter aussi que la "crainte" intervient différemment dans les trois récits (effet de la vision dans Marc, de la voix dans Matthieu, de la nuée dans Luc).
On pourra même trouver un écho (ou un reflet) de la Transfiguration (ou méta-morphose) à l'une des extrémités des rédactions de Marc, dans la "conclusion longue" très tardivement ajoutée, 16,12, où le Ressuscité apparaît ou se manifeste (phaneroô, cf. aussi v. 14 et 4,22) "sous une autre forme", en hetera morphè (d'après Luc 24 et peut-être Jean 20).
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Si intéressantes que puissent être l'observation et la comparaison du détail, de l'arbre à la plus petite nervure (à condition de s'y intéresser, bien sûr), elles ne devraient pas cacher la forêt vaste et profonde du concept: le schème ou la figure de la "transfiguration" est foncièrement identique à celui de l'eschatologie (de la par-ousie comme "par-être" à l'"épiphanie" ou "manifestation", c'est toujours le même apparaître, à la lettre le même "phénomène"), de l'"apocalypse" comme ré-vélation ou dé-voilement, mais aussi des plus archaïques théo-phanies comme manifestations de la divinité (Sinaï, etc.); et de la "création" même comme manifestation originelle de la divinité (pas de dieu sans autre), et de toute "vérité" (qu'on prenne ou non, comme Heidegger, l'a-lètheia au sens étymologique de décèlement, l'ap-paraître même). Par où le détail textuel et/ou anecdotique rejoint le plus essentiel, l'incontournable. |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: transfigurations Mer 26 Juil 2023, 18:39 | |
| Voici un autre commentaire tiré de Opus Dei : https://opusdei.org/fr/gospel/commentaire-devangile-la-transfiguration-de-jesus/ Évangile (Mt 17,1-9) En ce temps-là, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et il les emmena à l’écart, sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements, blancs comme la lumière. Voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui. Pierre alors prit la parole et dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Il parlait encore, lorsqu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre, et voici que, de la nuée, une voix disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » Quand ils entendirent cela, les disciples tombèrent face contre terre et furent saisis d’une grande crainte. Jésus s’approcha, les toucha et leur dit : « Relevez-vous et soyez sans crainte ! » Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul. En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. » Commentaire L’évangile de Matthieu place cette scène à un moment délicat pour les apôtres car, juste avant, Jésus venait de leur dire clairement“qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter.” (Mt 16,21) Il leur avait aussi avoué crûment : “ Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera.” (Mt 16,24-25). On comprend bien alors que les disciples aient été déconcertés et dans la crainte face à de si graves avertissements. Aussi Jésus veut-il maintenant nourrir leur espérance en manifestant sa gloire devant Pierre, Jacques et Jean. Il gravit une haute montagne, entouré de trois de ses disciples, comme Moïse le fit en gravissant le mont Sinaï, accompagné de Aaron, Nadab et Abihu, suivis des anciens du peuple (Ex 24,9). Ce sont ces trois apôtres-là que Jésus allait choisir pour l’accompagner de plus près à Gethsémani, les autres restant plus loin de l’endroit où Jésus priait en agonie (Mc 14,33). Ce sont des scènes où la splendeur réjouissante contraste avec la souffrance de Pierre, de Jacques et de Jean qui l’entourent. Cela dit, elles sont toutes les deux inséparablement unies. Il n’y a pas de gloire sans croix. Moïse et Elie qui avaient contemplé la gloire de Dieu et reçu sa révélation sur le mont Horeb ou Sinaï (cf. Ex 24,15-16 y 1 R 19, , sont en ce moment avec Jésus sur cette haute montagne, où “Il fut transfiguré devant eux ; son visage devint brillant comme le soleil, et ses vêtements, blancs comme la lumière ” (v. 2). Désormais, ils contemplent la gloire et parlent avec celui qui est la révélation de Dieu en personne. Pierre qui ne peut s’empêcher de dire sa joie, s’écrie: “Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. ” (v. 4). Sa demande exprime le vœu de tout cœur humain de demeurer à tout jamais dans la contemplation joyeuse de la gloire de Dieu. En effet, nous avons a été appelés à cette béatitude. C’est avec ces sentiments-là que saint Josémaria qui faisait sa prière à haute voix s’écriait : “Jésus : te voir, te parler! Demeurer ainsi à te contempler, dans l’abîme de l’immensité de ta beauté, sans que jamais, jamais, cette contemplation n’ait de cesse ! Ô Christ, Puissé-je te voir pour être blessé d’amour pour Toi!”[1] De la nuée de lumière qui les couvre, on entend des paroles pleines de sens : “ Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le! ” (v. 5). L’expression “mon Fils bien-aimé”, fait écho à celle que Dieu adresse à Abraham pour lui demander de sacrifier son fils Isaac : prends ton “ton fils bien-aimé ” (Gn 22,2). Il y a donc un parallèle entre la scène dramatique de la Genèse dans laquelle Abraham est prêt à sacrifier Isaac qui l’accompagne sans résistance et le drame qui va être consumé au Calvaire où Dieu le Père offrit son Fils en sacrifice volontairement assumé pour la rédemption du genre humain. En effet, dans cette scène de la Transfiguration l’Église perçoit la préparation des apôtres pour qu’ils endurent le scandale de la Croix. Par ailleurs, lorsque Dieu ajoute « écoutez-le » il évoque aussi les paroles qu’Il a adressées à Moïse dans le Deutéronome : “ Au milieu de vous, parmi vos frères, le Seigneur votre Dieu fera se lever un prophète comme moi, et vous l’écouterez.” (Dt 18,15). Jésus qui est le Fils que Dieu son Père livre à la mort, est en même temps le prophète qui, comme Moïse, doit être écouté. « J’aimerais tirer deux éléments significatifs de cet épisode de la Transfiguration, disait le pape François, et en faire la synthèse en deux mots : la montée et la descente. Nous avons besoin d’un endroit écarté, de gravir la montagne en un espace de silence, pour nous retrouver nous-mêmes et mieux percevoir la voix du Seigneur. C’est ce que nous faisons dans la prière. Or nous ne pouvons pas y demeurer. La rencontre de Dieu dans la prière nous pousse encore à descendre de la montagne, à regagner la partie basse, la plaine, où nous retrouvons tant de frères affligés par la fatigue, les maladies, les injustices, les ignorances, la pauvreté matérielle et spirituelle. C’est à nos frères qui traversent des épreuves que nous sommes appelés à porter les fruits de notre expérience avec Dieu pour partager avec eux la grâce reçue”[2]. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: transfigurations Mer 26 Juil 2023, 20:05 | |
| Décidément ce sujet mène à tout -- même à l' Opus Dei ! Comme souvent en montagne, la descente s'avère plus périlleuse que la montée (c'est aussi le cas en Marc 9, de l'incompréhension au miracle difficile, quoique la difficulté s'atténue dans les "parallèles"): ça me rappelle, parce que je l'ai relue récemment, l'allégorie de la caverne dans La République de Platon (l. VII), où ceux qui accèdent laborieusement à la vérité du plein soleil doivent encore redescendre dans la caverne des ombres pour tenter d'en libérer les autres prisonniers, quand même ceux-ci n'ont rien demandé et y résistent de toutes leurs forces: la philosophie platonicienne devait servir à gouverner la cité, la théologie ou la mystique catholiques, façon Opus Dei, à régenter le monde même contre son gré, tout cela a un air de famille: pas question de garder la "vérité" pour soi, ni de laisser les autres tranquilles... Reste à savoir si la "révélation" et tout ce qui lui ressemble (manifestation, phénomène, apparition, parousie, épiphanie, illumination, éveil, prise de conscience, compréhension, intelligence, re-connaissance etc.) doit servir à quelque chose: sur ce point la situation de la Transfiguration comme "sommet" au milieu du récit évangélique interroge, surtout la modernité qui n'envisage guère une histoire autrement que sur le mode linéaire d'un progrès, ou à la rigueur d'une décadence, dont le sens général, sans préjudice des péripéties, est de toute façon unique et déterminé par la fin, quand même celle-ci n'arriverait jamais. Il en va assez différemment dans le discours ancien, narratif ou rhétorique, qui place volontiers le principal au centre (d'où les structures en "chiasme", ABCB'A' etc., qu'on reconnaît souvent dans la littérature antique, dans la Bible comme ailleurs: on peut d'ailleurs en discerner une similaire dans La République où le principal développement sur la justice, sujet annoncé du dialogue, se trouve à peu près au milieu, à la fin du l. IV). Bien sûr, comme on le remarquait au début de ce fil, cette position centrale peut toujours être déplacée en fonction des variations de ce qui la précède et la suit, du commencement et de la fin, de l'économie générale de l'oeuvre: par rapport à l'ensemble Luc-Actes, l'évangile tout entier passe pour un préambule, et Jésus lui-même pour un moyen de la vraie fin qui serait l'Eglise universelle, la fin du monde et le retour du Christ étant repoussés sine die. Il en va tout autrement dans Marc (sans les conclusions tardives) où la fin, frustrante et tronquée (intentionnellement ou non), déconnectée de toute " suite" ecclésiastique ou historique, ne fait guère que renvoyer au début lui-même peu spectaculaire (pas de naissance miraculeuse), conservant à la Transfiguration sa place centrale... qui n'en est pour autant pas moins énigmatique, puisqu'elle n'apporte aucune "information" supplémentaire par rapport au baptême: non seulement la vision est éphémère (on ne s'y installe pas, pas même dans des tentes de fortune) mais il n'en reste rien, on n'en rapporte ni leçon ni message, qu'un surcroît de perplexité. Dans le détail des textes, on peut noter que le "bien-aimé" de Marc et Matthieu (aussi Marc 1,11; 12,6 et //) devient l'"élu" chez Luc (9,35), du moins selon la leçon généralement retenue par la critique textuelle. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: transfigurations Jeu 27 Juil 2023, 15:28 | |
| La transfiguration de Jésus (Marc 9 : 2-13)
Il est beaucoup plus important de noter combien la transfiguration de Jésus (v. 2 c, 3) est isolée dans le récit auquel elle a donné son nom. Elle n'a pas de rapports nécessaires avec ce qui la suit immédiatement. Supprimons-la par hypothèse, le récit privé de son centre devrait être inintelligible. Or il n'en est rien, comme nous allons le voir. Jésus n'aurait pas été transfiguré, que tous les détails du récit s'entendraient fort bien, à la seule exception de l'apparition de la nuée et de la voix céleste (v. y).
En effet, les premiers mots du v. 4 : « et leur apparut Elie avec Moïse... » pourraient être à la suite normale de v. 2 a b, car l'antécédent du pronom « leur » est manifestement les trois disciples que Jésus a emmenés « sur une haute montagne à l'écart seuls ». Dans le récit actuel, c'est certainement avec Jésus transfiguré que s'entretiennent Elie et Moïse. Mais si on lit le v. 4 à la suite du v. 2 a b, Jésus pourrait fort bien être dans sa condition ordinaire. Et le v. 5 confirme cette impression. Rien n'indique que Pierre s'adresse à Jésus qui vient d'être revêtu, sous ses yeux, de la gloire du monde à venir. Il n'a pas pour lui la moindre marque particulière de respect. Il est seulement notable que la forme araméenne de respectueuse politesse : rabbi ne soit pas rendue ici par le grec òiòdcKctAe, « maître », comme c'est le cas le plus souvent chez Marc (9 : 17, 38 ; 10 : 17, etc.). Toujours est-il que la transfiguration de Jésus, qui devait toucher les disciples plus directement que l'apparition d'Elie et de Moïse, semble n'avoir provoqué aucune réaction de leur part.
Nous lisons bien au v. 6 : « car ils étaient effrayés », mais ces mots s'accordent si mal avec la parole de Pierre : « Rabbi, il est bon que nous soyons ici, etc. » (v. 5), qu'ils sont à mettre au compte de Marc. Cet évangéliste, on le sait, note souvent par des remarques de ce genre l'incompréhension, voire l'endurcissement dont font preuve les disciples de Jésus en présence d'événements ou de paroles révélateurs du mystère de sa personne et de sa mission '. Matthieu et Luc ont déplacé cette mention de la frayeur des disciples pour la mieux justifier, Luc par la venue subite de la nuée (9 : 34), Matthieu par la révélation produite par la voix céleste (17 : 6).
La teneur du v. 8 ne serait pas différente si Jésus n'avait pas été transfiguré (v. 2 et 3) et si la nuée n'était pas survenue (v. 7) : « Et soudain, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne, si ce n'est Jésus seul avec eux. » De la nuée il n'est plus question. Ce qui est noté ici, c'est la fin subite de l'apparition d'Elie et de Moïse en conversation avec Jésus (v. 4). « Ils ne virent plus personne... » Elie et Moïse ont disparu et Jésus demeure seul avec ses disciples, et dans sa condition ordinaire, comme la suite le montre, bien que rien n'ait été dit de son retour à cette condition.
Enfin, sans préjuger des relations des v. 9-13 avec les v. 2-8, remarquons combien est discrète et implicite la seule allusion à la transfiguration de Jésus : ä cîoov « ce qu'ils avaient vu » (v. 9). Comment un événement aussi extraordinaire n'a-t-il eu qu'un retentissement aussi faible chez ceux qui en furent les témoins. On nous objectera sans doute la parole de Pierre (v. 5), parole assez à côté de la réalité pour traduire le trouble profond dans lequel il a été jeté par l'apparition d'Elie avec Moïse en conversation avec Jésus (v. 4). Mais est-ce vraiment une réaction à la mesure de la transfiguration de Jésus En quoi eût-elle été différente si Jésus n'avait pas été transfiguré.
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 27 Juil 2023, 19:50 | |
| Tout une époque (1964), celle d'une critique historique et littéraire audacieuse et enthousiaste, qui ne craignait pas d'inventer ex nihilo les "chaînons" qui lui manquaient pour relier un "Jésus historique" aux textes du NT (ici pure conjecture d'une "source" de Marc, sans "transfiguration" ni "Moïse"; qui n'explique pas au demeurant en quoi une apparition d'Elie tout seul serait historiquement plus vraisemblable...).
En tout cas les observations sur le texte sont toujours bonnes à prendre, et la priorité d'Elie sur Moïse dans Marc (inversée dans les deux autres, avec des raisons différentes pour le "légalisme" de Matthieu et le schématisme historique de Luc-Actes) mérite d'être notée. Mais il faut aussi la rapporter à ce qui a été dit auparavant d'Elie, identifié à Jésus au même titre que Jean-Baptiste (6,14ss et 8,28), ce qui place dans une autre perspective l'identification subséquente d'Elie à Jean-Baptiste (9,11ss; cf. encore 15,35; si l'on veut schématiser les propositions, avec les risques que ça comporte: JC = E, JC = JB, E = JB). |
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 27 Juil 2023, 22:20 | |
| La métamorphose de la transfiguration
La Transfiguration
Chacun a sans doute quelque souvenir de ce bref épisode de l’Évangile. Il n’est peut-être pas mauvais d’y revenir rapidement, non à des fins d’exégèse, mais pour mesurer la valeur symbolique qui s’attache à cette référence majeure.
La Transfiguration a lieu sur une haute montagne. Saint Marc écrit :
Et il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière (Évangile selon saint Marc, 9, 2-3).
Il n’y a pas de différence significative entre les différentes versions. Signalons cependant la légère différence avec la version de saint Luc :
Et pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea, et ses vêtements devinrent d’une blancheur fulgurante (Évangile selon saint Luc, 9, 28).
Cette metamorphosis a donc tout d’abord un caractère transcendant : elle a lieu sur une haute montagne et dans des conditions exceptionnelles. Elle ne consiste pas à proprement parler en un changement de forme (c’est là un point capital) : ce ne sont pas les traits du visage de Jésus qui changent au point de le rendre méconnaissable ; au contraire, il est toujours reconnaissable : c’est « l’aspect » qui change ; le visage et les vêtements sont illuminés et deviennent éblouissants. La lumière éclatante est ici manifestation de la divinité de Jésus : son corps est déjà « glorieux ».
Que devons-nous retenir de cette mystérieuse et elliptique échappée ? Ce que je voudrais marquer, c’est moins l’évidence (l’intervention surnaturelle) que le côté moins facilement aperçu : le mot metamorphosis peut tromper, car la Transfiguration est tout le contraire d’une métamorphose littérale (ou même au sens de Kafka). Le visage et les formes demeurent : c’est l’éclairage qui change du tout au tout et qui modifie complètement le sens de la scène, d’abord pour les disciples, ensuite pour nous. Le regard que nous portons vers Jésus n’est plus seulement d’amour fraternel, mais d’adoration. On saisit dès lors à quel point la Transfiguration est profondément chrétienne : elle suppose l’incarnation et la présence du divin dans l’humain, comme l’épisode d’Emmaüs et bien d’autres scènes évangéliques. La Transfiguration n’est pas un avatar de la divinité au sens indien, encore moins un conte de fée où la citrouille se transforme en carrosse ; elle n’excite pas l’imagination ; en termes de dramaturgie, on pourrait parler, à son propos, d’une surprenante économie de moyens.
Rien n’est changé et cependant rien n’est plus comme avant : la figure est la même, mais elle est consacrée, magnifiée, divinisée. La Transfiguration en sa signification propre est là : c’est à partir de cette référence majeure que je voudrais articuler quelques réflexions et questions, en revenant sur terre, en ce vaste champ où esthétique, littérature et philosophie se conjuguent, se croisent et s’affrontent.
https://journals.openedition.org/noesis/3789
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 27 Juil 2023, 23:58 | |
| Merci (encore) pour ce très beau texte, qui rejoint assez largement ce que j'avais en tête en ouvrant ce fil -- notamment sur l'aspect Verklärung, éclairage ou illumination plutôt que trans formation, malgré le verbe meta-morphoô: mais les deux sont liés (ça me rappelle soudain la belle image de Job 38,12ss, le matin qui crée les formes et les couleurs); et selon l'étymologie latine ( fingo) la "figure" déborde la "forme" du côté de la "façon" ou de la "fabrication", de la "feinte" et de la "fiction", comme le rappelle utilement la fin de l'article. Puisqu'en français la "figure" est aussi synonyme partiel du "visage", on peut rappeler les hébraïsmes de la "lumière de la face" (notamment divine) qui ressemblent étrangement à notre "sourire" (transfiguration discrète et quotidienne, si l'on veut). Détail: Janicaud cite Matthieu quand il croit citer Marc, mais ce n'est pas son rayon (mauvais calembour, pardon) et il est tout excusé. On peut regretter en revanche (pour le coup c'est peut-être par déformation professionnelle, du jargon philosophique) qu'il ne reconnaisse pas dans la "trans-cendance" (religieuse) dont il se démarque, le même "trans-" de la "trans-figuration", qui dans la Vulgate ( transfiguratus est) correspond au grec meta- (de meta-morphoô) plutôt qu'à dia-: au-delà qui n'est pas forcément au-dessus (ni en-dessous selon l'alternative trans-ascendance / trans-descendance). Comme le über- de l' Uebermensch nietzschéen ou le trans- du "transhumanisme" contemporain, malgré tout ce qui les différencie, visent plutôt un "au-delà" qu'un "au-dessus" de l'"homme" (l'image du Prologue de Zarathoustra est d'ailleurs un pont, pas une échelle). |
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| Sujet: Re: transfigurations Ven 28 Juil 2023, 10:50 | |
| Saint Luc et le mystère de la Transfiguration
Nuances propres à Luc
Son récit (9, 28-36) se distingue par quelques connotations particulières. Ainsi il est le seul à souligner qu'il s'agit d'un moment de la vie de prière de Jésus. Jésus prit avec lui Pierre, Jean et Jacques, et monta sur la montagne pour prier. Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea et son vêtement devint d'une blancheur éclatante... » L'évangéliste aime nous montrer Jésus en prière. Celle-ci est le lieu intime de sa rencontre avec 1s Père '. La mention du sommeil et du réveil des trois disciples, propre aussi à Luc (9, 32), fa:t penser à leurs réactions lors de la prière et de l'agoni de Jésus su ment des Oliviers. Il s'agit somme toute d'une nuit mystique- avec appesantissement et assoupissement qui précèdent une révélation profonde. Quant au logion de Jésus, prononcé peu avant la Transfiguration : « Vraiment, )e vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu » (9, 27), il est significatif que Luc ait omis le verbe « venir », présent dans la version de Marc et de Matthieu. « Voir le Règne de Dieu » éveille, il va de soi, une résonance plus contemplative et mystique que « voir venir » (et s'inaugurer) le Règne de Dieu, expression plus dynamique, historique et eschatologique. Le verbe « voir » est répété aux w. 32 et 36 de notre récit pour désigner la vision du Christ en gloire accordée aux apôtres. Il s'agit donc d'un moment exceptionnel de diaphanie du Christ et de contemplation prépascale de ses disciples.
L'évangéliste Luc est aussi le seul à expliciter le sujet de la conversation que tiennent Moïse et Elie avec Jésus. « Apparus en gloire. Moïse et Elle parlaient de son départ (exodos) qui allait s'accomplir à Jérusalem » (9, 31). Comme chez Marc et Matthieu, la Transfiguration est située entre la première et la deuxième annonces de la Passion (9,22.44), ce qui en dégage la portée pascale. Luc tient à bien souligner cette dimension. Il rappelle que la « conversation au sommet » de la Transfiguration eut lieu « huit jours après les paroles » annonciatrices des souffrances du Fils de l'homme et de la part qui en reviendrait à ses disciples (9,22-26). En utilisant le mot exodos, il évoque la sortie pascale des Juifs hors d'Egypte et, pour Jésus, sa montée vers la Ville Sainte où les prophètes sont mis à mort, mais où le Royaume de Dieu ne doit pas tarder à se manifester. Il y a d'ailleurs une profonde similitude entre cette conversation de la Transfiguration et celle de la route d'Emmaus; où le Ressuscité fait ce reproche : « Cœurs lents à croire tout ce qu'ont déclaré les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ? » (24, 25-26).
En désignant Jésus comme « l'Elu » de Dieu (9, 35), la voix céleste précise chez Luc, mieux que chez Marc et Matthieu, que Jésus est « le serviteur de Dieu » annoncé au livre d'Isaïe (42,1 ; 49, T, et qui doit accomplir sa tâche jusqu'aux souffrances expiatrices (prévues en h 52 -53). « L'Elu » appelle sémantiquement son contraire : « l'exclu » ; « l'Elu de Dieu » est « l'exclu »• des hommes. Le terme lui-même évoque indirectement la Passion (cf. 1 P 2, 4-10). Par ironie prophétique les chefs du peuple attribueront ce même titre à Jésus lorsqu'il pend en croix : « Qu'il se sauve lui-même s'il est le Messie de Dieu, l'Elu ! » (Le 23, 35).
A la différence de Marc et de Matthieu, Luc se garde d'employer le terme de « transfiguration » (metamorphôsis) pour exprimer ce qui s'est passé. Û se contente de noter que « l'aspect du visage de Jésus changea » (9,29), voulant prévenir chez ses lecteurs pagano-chrétiens toute confusion possible avec les Métamorphoses du genre d'Apulée ou d'Ovide.
Une dernière caractéristique que nous relevons ici : en concluant, au v. 36, « que les disciples gardèrent le silence et qu'ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu'ils avaient vu », Luc gomme en quelque sorte le secret messianique et apocalyptique que le Jésus de Marc et de Matthieu imposait à ses disciples jusqu'à l'heure de sa résurrection, secret que Luc acte néanmoins à l'issue de la profession de foi de Pierre (9,21). Ici, notre évangéliste réduit cette consigne à une simple constatation de fait, ce qui rend son récit plus plausible à nos esprits. Faisant appel à une sorte d'incapacité de parler des apôtres témoins, ou à une discrétion bien naturelle en ces circonstances, Luc tend à simplifier le fil des événements et à normaliser la courbe psychologique de son récit.
https://www.nrt.be/fr/articles/saint-luc-et-le-mystere-de-la-transfiguration-95 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Ven 28 Juil 2023, 12:07 | |
| Etude déjà ancienne (1986), dont chacun appréciera sans doute différemment le style ou le ton religieux (bénédictin, O.S.P.), mais qui complète très utilement les remarques succinctes que nous avons faites jusqu'ici sur les textes synoptiques, surtout du point de vue de "Luc". En particulier, la partie comparative (p. 3ss) explique mieux que je ne l'ai fait (post initial, § 2) le problème de la "situation" de la Transfiguration dans l'économie générale de l'oeuvre: tout à fait centrale chez Marc (n.b.: Coune dit "proto-Marc" au sens de ce que nous appellerions plutôt "Marc authentique", sans les conclusions tardivement ajoutées dont la plus longue est quand même "canonique" pour l'Eglise catholique; rien à voir avec l'usage de Masson, dans l'article cité hier, qui parlait de "proto-Marc" pour la "source" conjecturale du Marc que nous lisons; on a encore parlé de "proto-Marc" très différemment depuis, cf. Boismard ou Koester p. ex.), elle est décentrée dans les deux autres, retardée chez Matthieu (chap. 17, sur 28) et anticipée chez Luc (chap. 9, sur 24, à cause de la "marche sur Jérusalem" que nous avons évoquée plus haut; a fortiori par rapport à l'ensemble Luc-Actes). Ce qui a le plus mal "vieilli" à mon avis, ce sont les explications personnelles et psychologisantes, par la biographie supposée des "auteurs" individuels ("Luc" et "Paul", à la fin)...
Une lecture "mystique" (spirituelle, ésotérique, intérieure, profonde, etc.) paraît aux antipodes de l'ensemble Luc-Actes qui ne semble s'intéresser qu'à l'"histoire" et à la "géographie" au sens le plus "concret" (matériel, observable, exotérique, extérieur, superficiel): l'expansion de l'Eglise chrétienne dans l'empire romain. Elle consonne pourtant avec de nombreux passages de l'Evangile "selon Luc" qui ne se réduisent pas à cette perspective globale (c'est tout de même là qu'on trouve, p. ex., le fameux logion "le règne-royaume de Dieu est en vous"). Le fait (textuel) est qu'il y a dans le même texte (Luc-Actes, ou même Luc dès lors qu'il ne nous est accessible que dans une rédaction qui le coordonne partiellement aux Actes) des "intentions" et des "tendances" divergentes, voire contradictoires: par rapport à ça la question de savoir si elles sont attribuables à un seul "auteur" (qui aurait beaucoup changé d'un moment à l'autre de la rédaction-composition) ou à plusieurs est accessoire.
A noter, dans ton extrait, que le rapprochement de l'"élu" et de l'"exclu" est moins arbitraire qu'il paraît en français, puisqu'en grec il s'agit du mot ek-lelegmenos, participe parfait passif de ek-legomai (cf. la forme apparentée et plus courante de l'adjectif verbal substantivé, ek-lektos): celui qui est "choisi" est en somme nommé ou désigné dans un ensemble et par là même sorti, tiré ou distingué de (ek, from, out of, von, aus) cet ensemble; singularisé et comme ex-clu donc, ek-legomenos ou ek-lektos, comme qui dirait picked, singled ou sorted out en anglais (même sans connaître l'anglais on y entend mieux la nuance)... |
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| Sujet: Re: transfigurations Dim 30 Juil 2023, 15:19 | |
| La transfiguration Matthieu 17:1-9 ; Marc 9:2-10 ; Luc 9:28-36 Gérald BRAY
Premièrement, il faut noter que Jésus est d’abord apparu seul. Ses habits sont d’un blanc aveuglant, évoquant la pure lumière de Dieu. Moïse et Elie apparaissent ensuite, et ne sont visibles que dans la lumière de Jésus et par rapport à lui. Jésus peut s’entretenir avec eux aussi bien qu’avec les disciples, mais ceux-ci s’adressent seulement à Jésus, qui apparaît ainsi comme le lien entre les vivants et les défunts. La présence de Moïse et d’Elie s’explique par le fait qu’ils représentent la Loi et les Prophètes, les deux axes de l’enseignement de l’Ancien Testament, qui témoignent, selon Jésus, de sa venue. Les deux lui portent témoignage et les deux sont glorifiés, leur nature spirituelle ne se trouvant révélée que dans la lumière du Christ.
La Transfiguration est donc d’une très grande importance pour ce qu’elle nous apprend sur l’accomplissement de l’Ancien Testament en Christ. Elle nous rappelle la transfiguration de Moïse au Sinaï, lorsqu’il a dû mettre un voile sur son visage avant de se présenter au peuple. Paul s’est servi de cet incident pour décrire l’aveuglement des juifs, et il est tout à fait possible que la Transfiguration constitue un rappel du Sinaï et de l’incapacité d’Israël à supporter la plénitude de la lumière divine que le visage de Moïse ne faisait que refléter. Les disciples, cependant, ont été exposés à cette pleine lumière sans pour autant en avoir été aveuglés.
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| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Dim 30 Juil 2023, 16:10 | |
| Lien.
Si, en historien des dogmes, G. Bray (dont j'ai jadis suivi quelques cours à Vaux-sur-Seine) ne se donne pas la peine de distinguer entre les textes ("synoptiques"), son approche est en revanche marquée par un souci confessionnel et stratégique, d'"évangélique anglican" archi-conservateur aux prises avec diverses tendances (catholique, libérale, charismatique): d'où la guerre déclarée à un "mysticisme" assez mal défini pour s'appliquer diversement aux différents "adversaires" visés, depuis une position qui convient, au moins à cet égard, aux "Réformés évangéliques" ultra-calvinistes de "La Revue réformée" et de la Faculté de théologie d'Aix-en-Provence; mais tout cela n'a pas grand-chose à voir avec le(s) contexte(s) du NT.
Cela dit pour situer le débat, ses limites et ses enjeux qui ne sont peut-être pas évidents pour tout le monde; les observations restent cependant intéressantes, notamment sur le fait que les "spectateurs" de la Transfiguration ne sont que partiellement "participants" (mais cela aussi devrait se nuancer selon les textes).
On peut noter au passage que la Seconde de Pierre, l'unique (autre) texte néotestamentaire (même s'il a eu du mal à se faire admettre dans le "canon") qui se réfère à la Transfiguration synoptique, est aussi le seul à évoquer directement l'idée de "divinisation" dont nous parlions plus haut (post initial), dans des termes aussi "philosophiques" (cf. les remarques que nous avons déjà faites sur son "stoïcisme") que "myst(ér)iques", puisqu'il s'agit d'être "participants (ou "communiants", koinônoi) de la nature divine (theia phusis)": voir 1,3s.16ss. Pour rappel, le mot phusis, d'où "physique" etc., est régulièrement traduit en latin par natura malgré leur différence: l'image de la phusis est végétale, celle de la plante qui pousse, cf. tous les "phyto-" qui proviennent aussi de la même famille; celle de la "nature" est animale, c'est la "naissance" ou "nativité", en particulier chez les mammifères vivipares. Quoi qu'il en soit, c'est un terme devenu largement "technique" en philosophie, en passant notamment par Platon et Aristote, pour désigner aussi bien la "nature" ou l'"être" en général, le "naturel" par opposition à l'artificiel ou au fabriqué (phusis vs. tekhnè), ou la "nature" des choses (étants) qui se confond avec leur "essence" ou leur "quiddité" (ce qu'ils sont). Assez rare et souvent peu significatif dans le NT (1 Corinthiens 11,14; Romains 1,26; 2,14.27; 11,21.24; Galates 2,15; 4,8; Ephésiens 2,3; Jacques 3,7), son emploi "théo-logique" en 2 Pierre 1,4 est exceptionnel. |
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| Sujet: Re: transfigurations Lun 31 Juil 2023, 12:29 | |
| A. -M. Ramsay, La Gloire de Dieu et la transfiguration du Christ, Coll. Lectio Divina, 1965 M. Steine
Puis l'A. suit l'exégèse récente dans son dessein de saisir le sens que pouvaient avoir, pour une juif pieux ou pour un chrétien des origines, la clarté, Moïse et Elie, les tentes, la nuées, la voix du ciel. Après une vue d'ensemble sur ces éléments du récit, il apprécie finement leur utilisation par les synoptiques, avec les nuances propres à chacun d'eux, correspondant à leur théologie particulière. Il n'oublie pas de poser le problème de l'absence du récit dans le 4e Evangile ; Jean omet aussi le récit de l'agonie à Gethsémani, car il « comprenait parfaitement le sens » de ces deux événements : la gloire et l'humiliation du Verbe incarné sont des données permanentes de son existence ! (p. 154).
https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1967_num_41_3_2481_t1_0267_0000_3 |
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| Sujet: Re: transfigurations Mar 01 Aoû 2023, 10:24 | |
| On nous a objecté que le désistement dont parle l'apôtre ne saurait avoir trait à la Transfiguration, parce que Jésus n'aurait pas eu le droit de conserver cette gloire momentanée. On réduit la Transfiguration à n'être ainsi qu'un incident dans la vie de Jésus, et on lui enlève la valeur organique que lui assigne, croyons-nous, dans notre texte l'expression imâpxvv.
Notre point de vue nous permet de rattacher cet épisode au phénomène de lévitation qui, très peu de temps auparavant, avait caractérisé la marche sur les eaux du lac de Génézareth. L'un et l'autre phénomène relèvent d'un processus physicopsychique, dont la résurrection et l'ascension furent l'épanouissement définitif. La Transfiguration n'est à nos yeux que le débordement d'une vie cachée, et le verbe employé dans les synoptiques doit être considéré comme ayant le sens réfléchi de la voix moyenne. Suivant une remarque de Krummacher, cette expression indiquerait que la gloire qui éclata un instant au dehors existait déjà à l'état latent.la voix moyenne. Suivant une remarque de Krummacher, cette expression indiquerait que la gloire qui éclata un instant au dehors existait déjà à l'état latent.
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=rtp-002:1896:29::619 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: transfigurations Mar 01 Aoû 2023, 12:45 | |
| Je n'avais pas vu hier ton avant-dernier post (1967, recension de la traduction française d'un livre de Ramsay, dont l'original anglais datait de 1949); il me fait remarquer, au passage, que le vocabulaire de la "gloire" ( doxa etc.) est absent du récit proprement dit de la Transfiguration selon Marc et Matthieu, contrairement à la série de logia qui le précède (Marc 8,38 // Matthieu 16,27 // Luc 9,26s); il y est introduit en revanche par Luc (9,31s: "gloire" de Moïse et d'Elie, puis de Jésus, dans cet ordre d'allure "historique" -- au sens de l'"histoire sainte"). Ton deuxième lien (ce matin) est une curiosité encore plus remarquable du point de vue de l'histoire de l'exégèse (1896): expliquer l'hymne de Philippiens 2 par la Transfiguration (à laquelle le corpus paulinien dans son extension la plus large ne fait pas la moindre allusion, pas plus qu'à d'autres épisodes d'une "vie de Jésus" hormis la Passion), cela semble aujourd'hui tout à fait farfelu, mais ça peut se comprendre si l'on tient compte de la tendance antitrinitaire du protestantisme libéral du XIXe siècle, qui tient à rendre compte de la christologie sur un mode évolutionniste, comme développement progressif de la doctrine à partir d'un "Jésus historique" tout humain... ou presque, car l'interprétation "physicopsychique" de la marche sur la mer (que Luc évite) ou de l'Ascension (exclusivité de Luc-Actes) comme "lévitation" est à double tranchant: en suggérant des "événements" ou au moins des "perceptions" historiques et réels, elle fait de Jésus un "homme normal" à qui il arriverait des choses tout à fait "anormales"; le rationalisme qui veut éviter le dogme ou le mythe tombe dans la superstition du miracle, et il passe en tout cas à côté d'une analyse littéraire des textes comme fiction (ou "mythe", comme la Seconde de Pierre le confesse à demi-mot, sous l'espèce contraire de la dénégation). Malgré tout, l'analogie formelle (c'est le cas de le dire) de la Transfiguration comme méta-morphose et de l'hymne de Philippiens qui concentre tout le lexique de la "forme" ( morphè, skhèma) reste pertinente, ainsi que le mouvement général (descente et remontée) qui est celui de toute "christologie", et plus largement encore de bien d'autres "genres" antiques: la théophanie suppose habituellement une descente et une remontée du dieu, l'épopée ou tragédie une humiliation et une glorification (apothéose, etc.) du héros; mais à mon sens il s'agit plutôt de la traduction du même "schéma" dans deux modes littéraires différents: narratif et légendaire pour les Synoptiques, lyrique et liturgique dans les hymnes ecclésiastiques comme ceux (ou celles) des épîtres, de l'Apocalypse ou des prologues johanniques. Sur Philippiens, voir ici. Pour rappel, la principale référence de l'hymne n'est sans doute ni la "deuxième personne de la Trinité" ni le "Jésus des évangiles" mais bien l'"Adam de la Genèse", à la fois comme "image de Dieu" (premier récit) et comme humilié pour avoir voulu être "égal à Dieu" (second récit). Pour rappel encore, le concept de "forme" (ou "figure") est extrêmement retors, car si pour nous il se tient principalement du côté de l'"apparence (éventuellement) trompeuse" (forme vs. fond), pour l'Antiquité il est au contraire aux deux extrémités de l'échelle cognitive, c'est à la fois le meilleur et le pire, le plus vrai et le plus faux: d'une part la forme n'est "que" l'apparence ou l'"accident" opposable à l'essence ou à la substance ( sumbebekota vs. ousia chez Aristote): ainsi la "même" eau peut être tantôt liquide, tantôt solide et tantôt gazeuse, et liquide prendre toutes les formes de ses récipients ou conducteurs (vase, tuyau, aqueduc, rivière, fleuve, lac, mer), le "même" peut être chenille ou papillon (ce qu'on appelle toujours "métamorphose"), gland ou chêne, ou feuille ou forêt; mais à l'opposé la "vérité" de l'objet fabriqué ( tekhnè vs. phusis) réside précisément dans sa "forme" plutôt que dans sa "matière" (ce qui fait que le vase est vase, ce n'est pas l'argile mais sa forme, ce qui fait que la statue est statue ce n'est pas le bois ni la pierre, etc.): de l' eidos à l' idea, de la forme sensible à la forme intelligible, c'est toujours la forme qui fait la "vérité" et l'"essence" des choses, dans toute la tradition platonicienne et sa vaste postérité. |
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| Sujet: Re: transfigurations Mer 02 Aoû 2023, 09:07 | |
| LES MÉTAMORPHOSES DE LA LETTRE ET LA TRANSFIGURATION PAR L'ESPRIT II — LE CORPS ET L'ESPRIT A — Un paradigme Illustrons maintenant le parcours et l'ordonnance de ces signifiants, à la lumière du récit évangélique de la transfiguration (Mt 17, 1-8 ; Mc 9, 2-8 ; Le 9, 28-36). Le texte parle d'abord d'un corps qui change de forme (kai metemorphôthê, Mc 9, 2) et d'un visage qui devient autre (Lc 9, 29 : kai egeneto to eidos tou prosôpou au (ou e ter on)... On peut rêver devant le tableau de cette métamorphose d'un corps qui, habillé d'un vêtement de lumière, est traversé par la jouissance de l'Autre. Cet événement qui abolit la distance existant entre le corps réel et l'image, et entre l'image et le sujet parlant, laisse voir, en un éclair où l'apparition fait corps avec l'apparence, le passage du corps à la parole dont il est habité. Cette scène relèverait du fantasme et parlerait le langage de la folie, si elle ne comportait un autre volet : celui de la présence de Moïse et d'Elie, ces deux piliers de la Loi qui conversent avec Jésus. Ce dia-logue de la loi et de la gloire nous rappelle que le savoir de la loi est subordonné à la vérité de la Parole et que le ça-voir de la jouissance est insoutenable sans la vérité de la loi. Car si la jouissance donne à la loi son sens, la loi, de son côté, donne accès à la jouissance (2). La trans-figuration est ce jeu conjugué de la Gloire et de la Croix, de la jouissance et de la Loi qui permet â la parole d'avenir comme corps d'un sujet parlant. Moïse et Elie ont gravi la montagne pour y accueillir cette révélation, l'un en recevant les Tables de la Loi (Ex. 31, 18), l'autre en se laissant envahir par la gloire de Dieu (1. R. 19, (3). Le premier qui a guidé le Peuple dans le désert et le second, précurseur de Jean, le précurseur martyrisé, témoignent de ce nécessaire passage par la Loi, de ce nécessaire ex-ode qui les a conduits, eux deux, à participer à la Gloire et qui va le conduire, Lui et Lui seul, vers Jérusalem où cette gloire anticipée — qui pour l'instant les réunit tous les trois — deviendra chair. La scène de la transfiguration est le jeu d'une annonce, le mime d'une promesse. https://www.persee.fr/docAsPDF/rscir_0035-2217_1982_num_56_2_2942.pdf |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Mer 02 Aoû 2023, 11:21 | |
| Ce mélange prétentieux et péremptoire de sémiologie et de psychanalyse lacanienne (entre autres ingrédients reconnaissables) me paraît assez indigeste, mais c'est sans doute au moins autant une affaire d'époque (1982) que d'auteur. En ce qui concerne la Transfiguration, il a le défaut de mélanger (aussi) les trois évangiles (concernés), comme le plus mauvais prédicateur: ce qui revient à n'en commenter aucun, mais un quatrième texte (curieusement appelé ci-dessus "le texte" !) qui serait la somme des trois, avec l'avantage et l'inconvénient de n'être écrit nulle part. Les premières victimes de ce genre de procédé, ce sont les différences -- que nous nous sommes au contraire efforcés de remarquer précédemment, avec le secours d'études plus attentives.
Par rapport à ton extrait, on notera qu'Elie n'a aucun rapport avec "la loi", et qu'il ne se laisse pas plus "envahir par la gloire de Dieu" que Moïse (celui-ci n'a eu affaire qu'au "derrière" de Yahvé, celui-là à la "voix de silence" après que le tintamarre de l'orage baaliste -- où Yahvé n'était pas -- fut passé). D'autre part, comme on l'a déjà suggéré plus haut, le rapport des trois Synoptiques à la loi est on ne peut plus différent: au risque de trop schématiser, pour Marc qui subordonne Moïse à Elie, la loi est accessoire et/ou caduque, pour Matthieu au contraire elle est essentielle et permanente, et pour Luc(-Actes) c'est surtout un marqueur de sa périodisation "historique" (au sens de l'"histoire sainte" ou de l'"histoire du salut": d'abord la Loi, ensuite les Prophètes, enfin Jésus [et l'Eglise]). |
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| Sujet: Re: transfigurations Mer 02 Aoû 2023, 13:59 | |
| Dans les deux textes de 2Corinthiens 3/7-18 et 1Corinthiens 11/7 Paul utilise exactement le même vocabulaire (eikôn et doxa) dans un même contexte, celui du culte. 2Corinthiens 3/18 dit : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire (doxa) du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image (eikôn), avec une gloire (doxa) toujours plus grande, par le Seigneur qui est Esprit »27. Mais 1Corinthiens 11/7 corrige : « L'homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l'image (eikôn) et la gloire (doxa) de Dieu ; mais la femme est la gloire (doxa) de l'homme »28. Outre le fait que Paul, ancien Pharisien qui connaissait par cœur les textes de la Torah, ait sciemment modifié le vocabulaire de sa référence biblique29, les deux textes de 2Corinthiens et de 1Corinthiens peuvent facilement se lire l'un contre l'autre : Paul corrige le texte, sans doute plus ancien, de 2Corinthiens 3/18 qui aurait pu être interprété par les chrétiennes de Corinthe de façon subversive. En effet, dans 2Corinthiens 3/7-18, Paul met en rapport la tête découverte et la relation immédiate avec Dieu : les chrétiens dévoilés, hommes et femmes, reflètent la gloire de Dieu et sont transfigurés dans son image. La spécificité du christianisme par rapport au judaïsme30 est, pour l'Apôtre, d'avoir ouvert la voie au véritable face-à-face avec Dieu et d'avoir inauguré une relation nouvelle, une Nouvelle Alliance, entre la divinité et ses créatures. Dans 1Corinthiens 11/7, en revanche, l'homme seul est la gloire et l'image de Dieu, c'est pourquoi il ne doit pas mettre de voile. Le voile représente donc une distance par rapport à Dieu : soit chez les femmes, parce que c'est l'homme qui a le monopole du rapport direct avec la divinité, soit chez les Juifs qui n'ont pas reconnu le Christ et qui ne détiennent donc pas la révélation divine complète et immédiate que leur dispense l'Esprit (2Corinthiens 3/7-18). Les femmes chrétiennes doivent ainsi passer par l'intermédiaire de l'homme pour accéder à une relation avec Dieu même si dans 2Corinthiens 3/7-18 la caractéristique de tous les Chrétiens est justement d'être libres du voile séparateur et de prier le front découvert. Entre 2Corinthiens 3/7-18 et 1Corinthiens 11/2-16, la contra-diction est évidente. C'est pourquoi la signification du voile l'est aussi. Renoncer à sa tradition théologique de liberté en ce qui concerne les femmes mène Paul à formuler des arguments qui contredisent le cœur même de sa foi.
https://journals.openedition.org/clio/488 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Mer 02 Aoû 2023, 15:50 | |
| Décidément le parti-pris idéologique (féministe en l'espèce) ne favorise pas l'usage de la logique, même élémentaire... Je ne crois pas, je l'ai souvent dit, qu'on gagne quoi que ce soit à rapporter un ensemble de textes (le "corpus paulinien", au sens plus ou moins large) à un "auteur" ("Paul"), en lui imaginant une biographie ne serait-ce qu'intellectuelle, "histoire de la pensée d'Untel"; mais il est encore plus aberrant d'imaginer un auteur sans histoire, dont la pensée n'aurait jamais "évolué", qui serait entré en scène dès la première ligne avec toutes les "idées" de la totalité de son "oeuvre", alors que celles-ci n'ont pu lui venir que progressivement, au fil de son écriture et des événements: or c'est exactement ce qu'on fait quand on compare la correspondance corinthienne aux épîtres aux Romains ou aux Galates en affirmant que "Paul" contredit en 1 Corinthiens ce qu'*il* dit en Romains ou Galates -- autrement dit ce qu'il n'a, selon toute vraisemblance, pas encore écrit ni pensé. La même inversion de toute chronologie vraisemblable apparaît dans ton extrait entre 1 Corinthiens 11 et 2 Corinthiens 3, celle-ci dite "sans doute plus ancienne" -- "sans doute" et sans le moindre argument; de même quand on imagine "sans doute" Galates antérieure à 1 Corinthiens (note 20, cas d'école de pétition de principe)... Bref. La seule chose dans cet article qui concerne marginalement notre sujet est effectivement l'usage du verbe meta-morphoô en 2 Corinthiens 3,18 (cf. post initial, § 1), dans un contexte qui évoque bien une certaine "trans-formation", "méta-morphose" ou "trans-figuration" de Moïse (et, dans un sens "figuré" ou "spirituel", des chrétiens, ou plutôt des "apôtres", selon l'étendue du "nous" opposé ou non au "vous", dans l'interprétation qu'en donne "Paul"), mais pas la moindre distinction de sexe ou de "genre" (on n'en finirait d'ailleurs pas d'énumérer les différences avec 1 Corinthiens: d'un côté un voile qui couvre le "visage" ou la "face", prosôpon, pour l'empêcher de rayonner, de l'autre un voile qui couvre la "tête", kephalè, au double sens du "chef" dont joue expressément le texte, et singulièrement la chevelure; d'un côté une scène initiale et fondatrice de l'"alliance", ancienne ou nouvelle, de l'autre une pratique ecclésiale concrète; etc.). Sur 2 Corinthiens, voir aussi ici. |
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 03 Aoû 2023, 11:18 | |
| La transfiguration du banal (Arthur Danto)
Arthur Danto revient sans cesse, dans ce livre, sur le même paradigme. Soient deux objets indiscernables (c'est le mot qu'il emploie; on pourrait dire aussi : deux objets matériellement identiques) dont l'un a le statut d'oeuvre d'art et l'autre non. Le spectateur réagira-t-il différemment devant l'un et devant l'autre? Certainement répond-il, et il commence sa démonstration par l'exemple célèbre de Fontaine, readymade signé par Marcel Duchamp, qu'il compare à l'un quelconque des urinoirs de la même marque. Le second objet n'est qu'un objet réel (banal), un support matériel, tandis que le premier met la réalité à distance. Comment cela est-il possible? Par sa nature expressive, métaphorique, l'oeuvre d'art déborde le contenu concret ou sémantique de l'objet dont elle est fait. Elle change de statut et s'expose à la multiplicité des interprétations. Chacune de ces interprétations constitue une oeuvre nouvelle, qui transfigure différemment l'objet matériel.
Cette dynamique explique que la question de l'art, par essence, soit philosophique. Quand l'artiste présente, à travers son style, sa manière de voir le monde, il nous invite à nous identifier à lui, ce que nous ne pouvons faire que par la pensée ou la théorie. Si nous trouvons l'objet beau, ce n'est pas pour des raisons de perception ni d'affect, c'est parce que c'est une oeuvre à laquelle nous attachons une signification, qui peut être changée si nous modifions notre interprétation d'un seul de ses éléments ou détails.
Une oeuvre d'art est donc logiquement distincte d'un objet du monde dont elle serait indiscernable. Il suffit d'un titre, d'un commentaire, et sa valeur esthétique peut changer radicalement. En ce sens toute oeuvre, même la plus simple, même la plus mimétique, est théorique.
https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1110051854.html
Interprétation et description d’une œuvre d’art
Les ready-made (ou objets tout faits) de Marcel Duchamp nous fournissent un autre exemple. La pelle à neige que Duchamp a intitulée In Advance of the Broken Arm6 n’a pas changé lorsque de simple pelle elle est devenue œuvre d’art. Puisqu’en tant qu’objet physique, la pelle n’a pas changé et que d’autres pelles identiques ne sont pas devenues des œuvres d’art, on ne peut dire qu’une quelconque qualité intrinsèque de la pelle a suffi à la transfigurer en œuvre d’art. Cela implique, selon Danto, que l’objet, à savoir la pelle, ne peut être au mieux qu’une partie de l’œuvre : la pelle et l’œuvre ne peuvent donc être une seule et même chose. Danto propose le procédé de soustraction suivant : étant donné que la pelle à neige et l’œuvre d’art sont distinctes, et que Duchamp a apparemment ajouté quelque chose à la pelle pour transformer celle-ci en œuvre d’art, on peut soustraire la pelle de l’œuvre et concevoir le reste comme le facteur décisif de la transfiguration de la pelle en œuvre d’art.
Ce reste, nous dit Danto, c’est l’interprétation : une œuvre d’art est constituée par l’interprétation, et des interprétations différentes constituent des œuvres distinctes. Danto affirme aussi que, contrairement à un point de vue répandu, il est impossible de donner une «description neutre» d’une œuvre d’art qui puisse servir d’assise commune aux interprétations ultérieures : donner une telle description, c’est ne pas voir l’œuvre comme une œuvre d’art. Au lieu de porter un regard neutre sur l’œuvre, le spectateur doit interpréter celle-ci afin de la constituer et de se rendre capable d’en donner une description qui la respecte en tant qu’œuvre d’art. La description d’une œuvre en tant qu’œuvre n’est possible que si celle-ci est considérée à la lumière d’une interprétation.
Un objet n’est une œuvre d’art que relativement à une interprétation qui est une sorte de fonction grâce à laquelle est transfiguré en une œuvre :
(...)
Une toile rouge carrée (o) peut être transfigurée en paysage urbain ironique (å1) par une interprétation (I1) ou en abstraction géométrique (å2) par une interprétation distincte (I2). Et une pelle à neige peut être transfigurée en œuvre d’art par une interprétation, alors qu’une autre pelle similaire reste un simple objet si elle n’a pas été interprétée. Pour cette raison, des objets qui sont visuellement identiques peuvent être des œuvres d’art tout à fait distinctes : si les interprétations proposées sont différentes, les œuvres ainsi constituées sont elles aussi différentes.
https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/2005-v32-n1-philoso887/011067ar.pdf |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: transfigurations Jeu 03 Aoû 2023, 12:24 | |
| Le débat (Danto / Irvin) mériterait d'être éclairci à plus d'un point de vue: il y a plusieurs "niveaux", ou "degrés", de ce qu'on appelle "interprétation". Pour reconnaître une chaussure comme chaussure, il faut déjà que j'"interprète" une perception sensorielle (vue, ouïe si j'entends des "pas", toucher dans l'obscurité, voire odorat...; du "réel" à l'"imaginaire" où se trouve l'image, l'idée ou le signifié de la "chaussure", en passant par le "symbolique", le mot ou signifiant "chaussure", selon le schéma lacanien -- qui doit d'ailleurs beaucoup à Saussure); pour reconnaître la chaussure comme chaussure, de paysan ou autre, dans un tableau de Van Gogh, et comme "peinture" et comme "oeuvre d'art" (notion très moderne au demeurant, qui sépare l'art de l'artisanat dans ce qui n'était qu'un sous le nom de tekhnè ou ars, artis, où le peintre était de la même espèce que le cordonnier, plutôt moins bien si l'on en croit Platon parce qu'avec les chaussures du peintre on ne pouvait pas marcher), et pour interpréter l'oeuvre d'art en tant qu'oeuvre d'art, en lui prêtant ou non une "signification", il faut toujours "interpréter" si l'on veut, mais de façon très différente à chaque fois (cf., sur les mêmes chaussures, L'origine de l'oeuvre d'art de Heidegger et La vérité en peinture de Derrida).
Il y a tout une "métonymie" de l'"interprétation", il y en a aussi une de la "transfiguration" ou "métamorphose", dont on pourrait suivre le fil en relevant tous ses usages, "religieux", "philosophiques", "artistiques", sans jamais rencontrer de frontière qui sépare clairement un "sens" d'un "autre" (contrairement à une "polysémie" au sens le plus borné, "cloisonné" du terme; on est dans un "espace lisse" et non "strié" comme dirait Deleuze).
Dans le cas de 2 Corinthiens dont on parlait précédemment, on a une "transfiguration" ou "métamorphose" qu'on pourrait dire "physique" quoique "sur-naturelle" (celle de Moïse), plutôt lumineuse que morphologique (à moins de prendre les rayons pour des cornes, ce qui était possible en hébreu mais pas en grec), qui se trans-figure elle-même en transfiguration figurée, si l'on peut dire, "spirituelle" ou "allégorique", des "apôtres" et par extension des "chrétiens"; figure "religieuse", sans "miracle" apparent, non sensible au sens de la vue, qui -- selon une chronologie relative vraisemblable -- prendra un tour plus "moral" en Romains 12,2, avant de retourner vers le miracle visible dans les évangiles (Marc et Matthieu). La transfiguration n'en finit pas de se transfigurer.
De ma lointaine jeunesse, ça me rappelle ceci. |
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 03 Aoû 2023, 12:45 | |
| « Le plus beau des enfants de hommes »
Le mot forma, employé par saint Paul dans le chapitre deuxième de la Lettre aux Philippiens, et souvent repris par les Pères, est capital12 : il signifie à la fois en latin « forme » et « beauté ». Lors de la création d’Adam, dont Augustin dit qu’elle est une formatio, le premier homme s’est vu conférer une forma, image de Dieu qui mettait en lui une étincelle de la splendeur divine. La chute entraîna l’effacement de cette image. L’âme d’Adam cessa alors d’être le miroir du divin, perdit sa lumière et s’assombrit ; la forma s’oblitéra jusqu’à disparaître : le péché fut ainsi la cause d’un enlaidissement, d’une dé-formation qui laissa Adam et Ève difformes, moralement, mais aussi physiquement, puisque leurs corps furent désormais soumis à la maladie et à la mort. Au heu d’être pris de remords, Adam en vint à haïr la beauté : devenus amants de la laideur, lui et ses descendants sont maintenant animés d’une « saprophilie » qui les poussent à détruire et saccager le beau. C’est donc aussi pour faire face à ce désastre esthétique que Dieu envoie son Fils : la grâce du Christ seule peut accomplir la re-formatio de l’âme humaine, et sa dispensation passe paradoxalement par la défiguration sur la Croix. C’est cette dramatique de la beauté que racontent les poètes baroques de la vie de Jésus. Conscients de la dimension esthétique de la Rédemption, ils ne négligent jamais dans leurs vers l’aspect physique du Christ. La plupart considère que l’opération de reformatio est déjà visible sur les traits du Seigneur pendant sa vie terrestre : son corps humain, en parfaite harmonie avec sa nature divine, n’est pas entaché par le péché, et n’a donc rien de laid. Arnauld d’Andilly, solitaire de Port-Royal et poète de la vie du Christ, peut ainsi évoquer « l’auguste beauté »13 de Jésus, tandis que Nicolas Frénicle parle de « la belle architecture » de son corps14. Cette beauté du Christ est toujours liée à son éclat parce que le Fils est « lumière née de la lumière », lumen de lumine, ainsi que l’enseigne le Credo qui suit de près saint Jean15. C’est surtout à l’occasion de la Transfiguration sur le Thabor que resplendit la beauté lumineuse de Jésus. Lazare de Sèlves compose à cette occasion un sonnet célébrant un Christ solaire :
Mortels qui admirez en ces beautés mortelles Un teint blanc, un beau trait, et des yeux la lueur, Venez voir la beauté, la clarté du Sauveur, Et admirez en lui les beautés immortelles.
Sa face, vrai soleil des clartés éternelles, Et ses habits passant les neiges en blancheur, Cette nue, et la voix du Père et du Seigneur, Et mille beaux rayons, et vives étincelles.
Christ, Élie, et Moïse, employant leur savoir À discourir entre eux de l’excès du pouvoir, De l’excès de sa mort, et de la grand’victoire,
Lazare de Sèlves, Poésies spirituelles De l’excès de vertu, de l’excès de bonté, De l’excès de l’amour, de l’excès de beauté, De l’excès de la grâce, et de l’excès de gloire
Toute rupture entre le corps terreux et l’âme divine est abolie dans cette épiphanie où la divinité transparaît dans la corporéité ; le lecteur est frappé de la disjonction entre le texte évangélique, qui ne mentionne pas la beauté de l’événement, et le caractère central que cette notion revêt dans ce poème. La beauté y est « excessive » en ce qu’elle est surnaturelle et dépasse les facultés humaines : le simple mortel, dont les yeux sont affaiblis par le péché, ne saurait voir la splendeur divine, car une telle apparition est pour lui aveuglante ; sur le plan doctrinal, cet « excès » renvoie aussi à la générosité du Christ dont la grâce est « surabondante » parce qu’elle doit excéder nos péchés
Cette théophanie est toutefois exceptionnelle dans la vie de Jésus qui, le plus souvent, renferme sa gloire en vertu de cette « humilité » dont parle la Lettre aux Philippiens ; Jésus-Christ est avant tout un Dieu caché, qui ne s’est dépouillé de l’humilité de la forma servi qu’au moment de cet épisode sur le mont Thabor. L’évocation de la beauté dans les scènes de Transfiguration sert surtout de contrepoint à la description des horreurs de la Passion, moment où s’occulte la divinité du Christ et où sa beauté est bafouée par la cruauté des hommes.
https://books.openedition.org/psn/4100?lang=fr#:~:text=L%27%C3%A9vocation%20de%20la%20beaut%C3%A9,par%20la%20cruaut%C3%A9%20des%20hommes. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: transfigurations Jeu 03 Aoû 2023, 15:49 | |
| Article très intéressant, bien que ou parce que décalé de nos champs habituels: le XVIIe siècle, Grand Siècle français, janséniste d'un côté, jésuite de l'autre, baroque partout.
Certes Paul n'écrivait pas en latin, mais le rapprochement de la "forme" et de la "beauté" (cf. le portugais formoso ou l'espagnol hermoso) mérite d'être médité: si au fond (!) le "beau" c'est la "forme", incluant plutôt qu'excluant la couleur (le colorado c'est le rouge, en russe krassnie c'est à la fois le rouge et le beau, la boucle est presque bouclée), alors il devient impossible de distinguer l'esthétique de la callistique, le "sensible" du "beau"; le jugement de valeur, axiologique (beau ou laid), s'effondre devant l'empire du sensible, dans un relativisme ou un subjectivisme absolus: beauty is in the eyes of the beholder, la beauté est dans les yeux de celui (ou celle) qui regarde, et bien entendu la laideur aussi; la transfiguration ne s'oppose plus à la défiguration, ni la transformation à la déformation.
Au passage, il est assez remarquable que la "Bible de Port-Royal" (= Lemaistre de Sacy, "janséniste" s'il faut lui coller une étiquette) (sur-)traduise en Philippiens 2, si la citation (§ 2, note 7) est exacte, in forma dei par "ayant la forme et la nature de Dieu" -- exceptionnellement consciente, en ce cas, des enjeux de la morphè grecque dont nous parlions plus haut ("forme" dans l'apparence la plus extérieure, superficielle et éventuellement trompeuse, mais aussi dans l'essence la plus intime, authentique, autrement dit la "vérité").
Pour revenir à une réflexion du début de ce fil: si tout étant est temporel, mouvant, changeant, impermanent comme le fleuve d'Héraclite, toute "vérité" le concernant ne peut se dire qu'en s'inscrivant en faux, par excès ou par défaut, sur son mouvement "propre". Artificiel le supplément d'une "transfiguration" ou d'une "apothéose", artificielle aussi l'immobilisation éternelle du mouvement dans la photographie, l'instantané, l'arrêt sur image. Jeu de lumière (phôs, phôtos) dans tous les cas. |
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| Sujet: Re: transfigurations Ven 04 Aoû 2023, 08:48 | |
| Transfiguration de la représentation et banalisation de la transfiguration. Le problème artistique de l’apparition
Mais l’apparition au présent, si elle est possible, n’obsède pas seulement le sujet, mais sature ses capacités réceptives. Le moment de la Résurrection n’étant pas rapporté par les Évangiles, c’est la Transfiguration sur le mont Tabor qui en constituerait le paradigme. Dans les trois versions de la Transfiguration données par les Évangiles synoptiques, seuls les prophètes Moïse et Elie se donnent à voir. Du visage du Christ, on sait seulement qu’il fut métamorphosé en devenant lumineux et brillant comme le soleil. La métaphore du soleil est importante. Comme la lumière, le soleil est la condition de possibilité du visible : il est le visuel du visible. Mais il est également visible, fût-ce furtivement et au risque de l’aveuglement définitif, car le soleil est la lumière rassemblée et individualisée. Transfiguré, le Christ montre qu’il n’est pas seulement visible, mais le visuel même devenu visible. L’œil ne peut pas voir la lumière – qui n’est que visuelle – et ne peut vivre au présent l’apparition du soleil qui l’aveugle. Mais il peut vivre le passage du visible au visuel-visible. Contrairement à l’apparition-disparition du Ressuscité à Emmaüs, la Transfiguration se déploie dans le temps, de sorte que le sujet vit la saturation progressive de toutes ses capacités réceptives. Une telle saturation est doublement rétive à la représentation picturale : l’image picturale est instantanée, et sa matière n’est pas directement la lumière, mais la pâte colorée. Dans la fresque de San Marco consacrée à ce thème, Fra Angelico suggère la saturation du visible par le visuel de trois manières (fig. 3).
(...)
La photographie et le cinéma ont certes désauratisé l’unicité de l’œuvre d’art, mais ce fut parfois pour mieux auratiser tout le visible dans ce qu’il a de plus ordinaire et quotidien. L’œil mécanique symbolise ainsi l’âge esthétique, où l’artiste-spectateur se fait passif et attentif au miracle de la pure perception. C’est le miracle de la caméra-réalité, selon Kracauer, que de laisser apparaître un visible qui demeure pourtant habituellement invisible pour les yeux : le minuscule, l’énorme, l’habituel et l’éphémère.
https://normandie-univ.hal.science/hal-02904255/document |
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