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| Différences et égalité | |
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free
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| Sujet: Différences et égalité Ven 26 Juil 2024, 11:08 | |
| Différences et égalité Michel Fédou Les différences selon Gn 1-3 (André Wénin) Égalité et différences : la tradition chrétienne, de fait, ne tient pas l’une sans les autres, et réciproquement. Certes, des accents fort divers ont été posés au cours de l’histoire, et la crise actuelle tient entre autres à ce que, au sein même du christianisme, on n’articule pas de la même manière ces notions d’égalité et de différence. L’intérêt de l’article d’André Wénin est justement, entre autres, de nous inviter à relire de près les textes de Gn 1 et 2, à nous laisser surprendre par ce qu’ils racontent et qui, pour une part, remet en cause nos compréhensions habituelles des différences. Cet article, de fait, analyse les versets de la Genèse qui ont été si souvent invoqués pour légitimer la compréhension chrétienne de la différence homme/femme et de la place de l’être humain dans le monde. La lecture traditionnelle de ces textes, demande-t-il, n’a-t-elle pas fait abstraction de leur caractère « mythique » ? L’auteur se propose de les relire en prenant en compte leur forme narrative, de manière à vérifier ce qu’ils disent des différences et à faire paraître leurs nuances et tensions – non seulement d’ailleurs leurs tensions internes mais aussi les tensions qui apparaissent entre ces textes et d’autres textes du corpus biblique. La première différence ici analysée est celle de l’humain par rapport à la nature. Le récit biblique entend moins définir l’être humain qu’évoquer à son propos une sorte de « programme » : s’il y a une spécificité de cet être, elle est liée à un devenir, lui-même en rapport avec une tâche à accomplir. L’accent ne porte pas sur un statut supérieur de cette créature, mais sur l’invitation qui lui est adressée de mettre en œuvre sans violence une domination sur l’animalité (y compris sur l’animalité présente dans l’humanité elle-même). Même si la tradition chrétienne a privilégié les récits de Gn 1-2 par rapport à d’autres textes bibliques et a fondé sur eux la spécificité de l’humain, on doit reconnaître que la perspective de ces récits, bien qu’anthropocentrique, n’a pas pour objet de définir l’essence de l’humain. Quant à la seconde différence, celle de l’homme et de la femme, ce sont évidemment les textes de Gn 1, 26-27 et de Gn 2, 18-24 qui sont ici analysés – le second ayant été très tôt interprété, dès les origines de la tradition chrétienne, comme fondant à la fois la supériorité de l’homme sur la femme et l’indissolubilité du mariage. Mais le texte de Gn 2 devait-il être nécessairement lu de cette manière ? André Wénin remarque d’abord que, dans le texte hébreu du moins, l’être humain ( ha’adam) façonné par Adonaï n’est pas nécessairement un homme de sexe masculin et doit plutôt être entendu comme l’être humain en général ; de plus, contrairement à la lecture traditionnelle pour laquelle Adonaï aurait ôté une « côte » à un homme mâle déjà constitué, il faut plutôt comprendre que le texte évoque la séparation d’un être humain générique en deux « côtés » ; le texte ne dit pas non plus que l’homme serait avant la femme, ni que celle-ci serait en position de simple « auxiliaire » par rapport à l’homme : chacun est en réalité un « secours » vis-à-vis de l’autre. Certes, par la suite, la naissance de la femme suscite l’émerveillement de l’homme ; mais précisément, selon la lecture proposée par André Wénin, une telle réaction est inappropriée : l’émerveillement de l’homme s’accompagne d’une méprise, car l’homme parle de la femme au lieu de lui parler, il la rapproche certes de lui (« os de mes os », « chair de ma chair ») mais il le fait « en se plaçant au centre » ; elle n’est plus en vis-à-vis de lui, elle est une partie de lui – là où le narrateur n’avait nullement qualifié la différence entre elle et lui, les présentant simplement comme étant chacun une partie de l’humain, l’un et l’autre différents, d’une différence dont l’origine même leur échappe. André Wénin ajoute enfin que – nouvelle surprise – le texte de Gn 2 ne parle pas du mariage, pas même dans le fameux verset « un homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils deviendront une chair unique » : cette parole, qui est une intervention du narrateur, signifierait plutôt que l’homme et la femme deviennent la personne dans son aspect fragile (telle est la connotation du terme basar), « dans le cadre d’une relation où ce n’est pas l’homme qui s’attache sa femme […] mais où c’est à elle qu’il s’attache » (p. 416) ; cela implique pour le narrateur qu’il se différencie de son père et de sa mère, et il est par là signifié que « la différence entre homme et femme n’assume un contenu concret qu’en lien avec une autre relation impliquant d’autres formes de différences : celle des générations » (ibid.) – ce que les récits ultérieurs de la Genèse confirmeront abondamment. André Wénin conclut que, pour la différence entre l’humanité et la nature comme pour la différence entre l’homme et la femme, les soi-disant « évidences » de la tradition chrétienne reposent sur des interprétations qui n’honorent qu’une partie des écrits bibliques ici considérés. On s’est appuyé sur ces écrits pour justifier de telles différences en les présentant comme des différences fondatrices, mais, ce faisant, on a méconnu la complexité des récits de la Genèse, moyennant une lecture qui isolait certains éléments de ces récits au lieu d’honorer vraiment leur forme narrative. D’une part, l’enjeu de Gn 1 et 2 n’est pas de savoir « ce qu’est l’humain », mais « quel chemin il va prendre » ; « la perspective n’est pas ontologique, mais éthique » (p. 419). D’autre part, outre que Gn 2 ne parle pas du mariage, son enjeu n’est pas de savoir ce qu’est « l’homme » et ce qu’est « la femme », mais de faire paraître leur fonction commune qui est d’être l’un pour l’autre un « secours comme son vis-à-vis ». Que cette seconde différence ne doive pas, elle non plus, être simplement traitée comme une « différence fondatrice », c’est ce que suggèrent au demeurant certains textes eschatologiques du Nouveau Testament – telle la parole de Jésus sur l’homme et la femme devenus « fils de la résurrection » (Lc 20, 36) et celle de Paul pour qui « il n’y a plus mâle et femelle » (Ga 3, 26-28). Réfléchissant sur cet article, nous relèverons d’emblée un point important : André Wénin entend rendre compte des « nuances » et des « tensions » que révèle le récit biblique. « Nuances » et « tensions » : ces mots écartent d’emblée l’idée selon laquelle ce récit biblique dirait purement et simplement le contraire de ce qu’on lui a fait dire par la suite. De fait, même si le texte entend moins définir l’être humain qu’évoquer sa vocation à dominer en douceur sur l’animalité (car telle est la pointe de l’analyse proposée par André Wénin dans les premières pages), ce texte reconnaît néanmoins la singularité de cet être humain ou sa spécificité ; de même, si le récit de Gn 2 n’autorise pas une lecture qui fonderait l’antériorité ou la supériorité de l’homme de sexe masculin sur la femme, et si par ailleurs il ne parle pas du mariage (tels sont, là encore, les accents majeurs de l’analyse ici proposée), ce récit n’en pose pas moins fortement la différence de l’homme et de la femme (d’autant plus fortement, d’ailleurs, que la femme ne doit pas être comprise comme créée à partir d’un homme de sexe masculin déjà là, mais qu’il y a plutôt séparation d’un être humain en deux « côtés », et que l’homme et la femme doivent être, chacun l’un pour l’autre, « un secours comme son vis-à-vis »). Ainsi, André Wénin modifie certes la compréhension souvent reçue de la différence entre l’humain et la nature, comme celle de la différence entre l’homme et la femme – mais il s’agit précisément de « nuance ». Or, dans le contexte qui est le nôtre (à la fois marqué par des théories du rapport à la nature qui mettent en cause la singularité de l’humain et par des théories du genre qui, sous leur forme extrême, mettent en cause la différence sexuelle), n’est-il pas prioritaire de rappeler que le texte biblique tient bien la singularité de l’être humain par rapport à la nature et la réalité de la différence homme/femme ? Cette remarque étant faite, l’analyse de Gn 1 et 2 est de grand intérêt : elle évite de faire dire aux textes ce qu’ils ne disent pas, elle en manifeste des significations auxquelles trop souvent on ne prête pas attention – ainsi l’orientation de l’être humain vers un monde où il puisse exercer une domination non violente sur l’animalité (orientation qu’un certain anthropocentrisme a trop souvent perdue de vue) ; ou encore, en Gn 2, la reconnaissance d’Adam comme d’un être humain en général (plutôt que d’un homme de sexe masculin qui serait d’emblée antérieur et supérieur à la femme)… Sur le fond de ces analyses si éclairantes, une question pourrait être néanmoins posée et donner lieu à débat : quel statut reconnaître à la réception ultérieure du récit des origines ? Dans le cas de la différence entre l’humain et la nature, la question peut être assez simplement résolue, car les développements d’André Wénin sur le Ps 104 et sur Jb 28 montrent que ceux-ci confirment et même accentuent la lecture ici proposée de Gn 1-2. La question est par contre plus difficile dans le cas de la différence entre l’homme et la femme car certains passages du Nouveau Testament (chez Paul comme dans les évangiles) engagent une lecture de Gn 2 assez différente de celle à laquelle conduit l’analyse narrative du même texte – telle qu’André Wénin la propose dans son article. Disant cela, nous ne pensons pas d’abord au thème de la soumission de la femme à l’homme chez Paul (thème qui assurément ne respecte pas le vrai sens de Gn 2, mais dont on pourrait dire qu’il est surtout tributaire du contexte culturel à l’époque de Paul) ; nous pensons plutôt au texte d’Eph 5, 22-23 et aux paroles de Jésus en Mt 19, 4-6, car ces paroles se réfèrent expressément à Gn 2, 24 et l’interprètent bien comme parlant du mariage. La démarche d’André Wénin vise d’abord à montrer qu’on a fait dire à ce verset de Gn 2, 24 ce qu’il ne dit pas ; elle vise aussi à montrer que, là même où il n’y a pas contradiction entre le texte de Gn 1-2 et les lectures ultérieures qui en ont été faites, ces lectures ne restituent pas toute la complexité de ce texte qui a aussi d’autres significations ou même d’autres accents que ceux qu’on leur a reconnus par la suite. Une telle démarche, assurément très précieuse, ne devrait-elle pas être complétée par une autre démarche qui prendrait davantage en compte le phénomène de la réception dans le Nouveau Testament et dans la littérature du christianisme ancien ? On ne méconnaîtrait pas que cette tradition ultérieure a fait des choix parmi les lectures possibles de Gn 1 et 2, on admettrait même qu’elle a pu forcer sur tel ou tel point le sens de tel verset en lui faisant dire ce qu’il ne disait pas, mais on rendrait compte de ce qui, malgré ces tensions ou ces contradictions avec le récit des origines, a précisément conduit la tradition ultérieure – et notamment la tradition chrétienne – à insister sur la différence fondatrice de l’homme et de la femme ainsi que sur la signification du mariage tel qu’en parlent Jésus, Paul, et tant de Pères de l’Église après eux. https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2014-2-page-205.htm Peut-on établir une distinction entre le narrateur (l'auteur) et l'homme Adam que l'auteur fait parler ??? |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Ven 26 Juil 2024, 12:00 | |
| Nous parlions récemment avec le chapelier toqué ( ici, 14-18.6 et 18.7.2024) de la différence subtile entre l'auteur et le narrateur chez Proust. Mais toute écriture produit une infinité de différence(s), en cascade et en abyme, de l'auteur présumé à l'énième lecteur qui, même à les imaginer chacun unique, sont aussi multiples, complexes, polyphoniques, l'un que l'autre. Tout le monde fait parler tout le monde: dans cet article, le re(-)censeur dogmaticien et un tantinet dogmatique (Fédou) fait parler quatre auteurs différents, dont l'exégète ou diexégète (praticien d'analyse narrative) Wénin qui fait parler la Genèse, où plusieurs auteurs, rédacteurs, compilateurs, éditeurs fondus en un narrateur anonyme et omniscient font parler Dieu- 'elohim, Yahvé- 'elohim, l'homme, le serpent, la femme, au discours direct ou indirect... on peut dire que c'est toujours le même (qui donc ?) qui parle, mais en ventriloque, par des masques, des rôles, des positions qui différencient continuellement *sa* parole d'elle-même, selon des stratégies actives ou passives, conscientes ou inconscientes. Dramaturgie, théâtre du texte et de l'énonciation, dont le lecteur-auditeur-spectateur fait partie intégrante au-delà de toute intention, prévision ou calcul. A l'autre bout, si l'on peut dire, on ne lira pas de la même manière de tels textes en français par exemple, au XXIe siècle, quand on est catholique, protestant, juif, musulman ou athée, spécialiste de telle ou telle spécialité ou lecteur ordinaire s'il y avait jamais rien de tel, homme, femme, vieillard ou enfant, comptable, artiste, gendarme ou voleur, de droite ou de gauche, progressiste, conservateur, réactionnaire, révolutionnaire, etc. La différence, la différ ance, la singularité, l'exception est la règle même de l'écriture et de la lecture. L'"intruse" dans cette affaire (au sens de "cherchez l'intrus") ce serait plutôt l'"égalité", dont on se demanderait bien ce qu'elle vient faire dans la Genèse s'il n'était pas évident qu'elle y est introduite par l'inquiétude, l'obsession, la hantise apologétique des commentateurs religieux et surtout catholiques d'aujourd'hui, tentant envers et contre tout de défendre une tradition archi-inégalitaire face à un dogme contemporain de l'égalité qu'ils ne sont même plus en situation de questionner. La seule "égalité" que l'on puisse deviner dans le récit de l'Eden, ce serait peut-être celle de l'"homme" (avec ou sans la "femme") au(x) dieu(x) dans la parole du serpent puis de Yahvé-dieu(x) soi-même: mais en hébreu et même en grec ce n'est qu'un "comme" ( k-, hôs), "comme des dieux", "comme l'un d'entre nous", sans la spécificité quantitative de l'égalité (comme dans Philippiens 2,6, isa theô, égal à Dieu ou à un dieu). Au passage, le caractère générique de l' 'adam-anthrôpos (comme de l'"homme" = "humain" en français) est à nuancer: une fois le façonnement de la femme effectué dans le récit de l'Eden (je ne me hâterais pas de réduire la "côte" au "côté", je n'y reviens pas), on lit "l'homme ( 'adam-anthrôpos) et sa femme" (3,8.20s), ce qui suggère à tout le moins que l'"homme générique" penche toujours du côté du mâle (comme dans beaucoup de langues d'ailleurs: quand on dit "un homme" en français, même en sachant très bien qu'en principe "l'homme embrasse la femme", comme disait Jacqueline de Romilly, on ne pense pas d'abord à une femme)... Sur l'égalité homme-femme, chacun peut trouver dans le texte de la Genèse ce qu'il veut y trouver: les lectures impliquant une "supériorité" de l'homme sur la femme existent depuis toujours, y compris dans le NT, mais les contre-lectures aussi, comme chez les "gnostiques" qui font de la femme (et du serpent) le vecteur de la connaissance (sagesse) transmise à l'homme au nez et à la barbe du créateur inintelligent et jaloux (avec des échos immémoriaux, comme dans l'épopée de Gilgamesh où c'est aussi une femme, aubergiste ou prostituée, qui initie Enkidu à la connaissance, à l'humanité, à la civilisation); dans le texte même de la Genèse, on relèvera que le rôle d'"aide-secours" ( `zr) attribué à la femme n'est en rien subalterne, puisque c'est aussi un qualificatif du dieu, mais cette supériorité en sens inverse ne fait pas une égalité; à la rigueur on pourra tirer le "vis-à-vis", ou "face-à-face", ngd, dans ce sens; on soulignera enfin que la "soumission / domination" est un effet de la malédiction. Mais tout ça ne tranchera pas la question pour une théologie chrétienne "orthodoxe" qui ne s'est vraiment jamais décidée sur le rapport du "christianisme" ou de l'"évangile" à un prétendu "ordre créationnel" (aboli, dépassé, surmonté ou au contraire restauré, rétabli)... Plus généralement, la notion quantitative d'"égalité" me paraît très problématique: l'axiologie morale des "valeurs" (supérieure, inférieure, égale) indexée sur l'économique (commercial, mercantile, financier: ce qui vaut plus ou moins) et sur le physique (plus ou moins lourd, gros, grand, etc.): et la modernité partage ici une ambiguïté avec toutes les "hiérarchies sacrées" (pléonasme, hiéros = sacré ou saint), y compris celles du christianisme: qu'on se souvienne de l'ambiguïté des débats trinitaires, où l'"égalité" ou l'"inégalité" des personnes ou hypostases devenait la grande affaire; certes le johannisme en jouait déjà (Jean 5,18), mais au même titre que l'unité compatible avec une dépendance absolue (je ne fais rien de moi-même) et même l'inégalité (le Père est plus grand que moi). |
| | | free
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 31 Juil 2024, 10:45 | |
| Réflexions sur l'égalité Philibert Secretan
Comparés l'un à l'autre, deux objets peuvent donc être dits « égaux », c'est-à-dire... Ici le grammairien s'arrête. Faut-il dire : « identiques, semblables, paires, congruents » ? Il semble que l'égalité soit une idée générale dont l'identité, la similitude, la parité, la congruence seraient des quasi-synonymes ou des cas et des aspects particuliers. Or, cette première difficulté s'accroît et se précise dès que l'égalité est sensée qualifier les hommes, et qu'elle vient à servir de référence à l'organisation de la société. Mais sachant qu'on peut prendre les hommes, réputés égaux, en tant qu'individus ou comme membres du genre humain, il faut admettre que l'expérience dément immédiatement l'égalité des individus, puisqu'il n'y a jamais deux êtres identiques, et que si l'on fait référence à l'espèce ou au genre, l'égalité ne signifie pas autre chose que ce que Monsieur de la Palice savait pertinemment : à savoir que tous les hommes sont des hommes. Entre l'infirmité empirique et l'impuissance heuristique, l'égalité ne semble pas avoir beaucoup de chance de s'imposer comme un concept utile.
Anthropologiquement sans objet, aurait-il pourtant un sens juridique valide ? A cerner les choses avec une meilleure volonté, il faut admettre qu'entre la non-identité des individus (sans encore parler de la singularité absolue des personnes) et l'universalité « abstraite » du genre, s'étend le champ de la socialite. Il se pourrait que, sans signifier nécessairement ni l'identité des individus, ni simplement la communion dans un même genre, l'égalité apparaisse comme une revendication dont évidemment la légitimité fait problème, mais qu'il n'est plus possible de simplement rejeter sous prétexte qu'elle est sans fondement empirique ou qu'il s'agit d'une évidence dont on ne peut rien déduire. En d'autres termes, ni l'égalité de nature, que démentent les différences individuelles, ni l'égalité de la nature humaine universelle, ne semblent fournir un fondement à une théorie de l'égalité politique, juridique ou sociale, à moins — et le cas est d'une gravité extrême — qu'il faille insister passionnément sur cette identité et cette égalité de nature de tous les hommes en tant qu'hommes, dès lors que cette vérité d'évidence est attaquée au nom de l'absolue supériorité générique (dans la pratique cela s'appelle la supériorité « raciale ») de certains groupes sur d'autres. Alors la commune humanité, défigurée par la faille qui s'ouvre entre sur-hommes et soushommes, peut donner une première justification militante à l'idée d'égalité.
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La figure du « semblable » conjugue heureusement l'égalité et la différence, comme la figure du « prochain » fait le lien entre la proximité de l'autre homme et une distance d'altérité qui lui donne sur moi des droits de transcendance (Lévinas). Si l'égalité univoque nous enferme dans ce que j'appellerai tout à l'heure l'immanence sociale et si la différence se perd dans les équivoques de l'anarchie, le « semblable » est une figure d'analogie. Et si l'étranger cesse d'être un étranger en devenant un Citoyen « comme les autres », le Citoyen n'a pas à occulter la part qui fait de chacun de nous un individu, ou mieux une personne, « pas comme les autres ».
3. L'Égalité comme chiffre d'immanence
Dans le troisième volet de ces réflexions sur l'Égalité, il est fait largement état de l'ouvrage, quelque peu provocateur, de Nicolas Berdiaev : « De l'Inégalité » 5). Cet ouvrage, que l'on pourrait situer entre Dostoïevski et Soljenitsine, est d'une tonalité fort russe et proprement spirituelle. C'est une riposte chrétienne à l'idéologie communiste — mais pas spécifiquement stalinienne — , délibérément placée sous le signe de l'Égalité ou de l'égalitarisme.
De son aveu même, proche de Nietzsche malgré tout ce qui l'en sépare, Berdiaev place sous le terme d'égalité ce qui est contraire à l'esprit chrétien ; que ce soit le socialisme révolutionnaire, l'anarchie ou la démocratie. « La création, écrit-il, ne souffre pas l'égalité, elle exige l'inégalité, l'élévation ». Et il interpelle les révolutionnaires russes, dont le communisme est un héritage direct des Égaux de 1793, avec ces mots-massue :
« C'est à tort que vous croyez que les époques révolutionnaires sont des époques créatrices dans la vie de l'humanité. Vous êtes totalement privés de l'esprit créateur, vous êtes déshérités ; et vous haïssez et détruisez la création. Car celle-ci est en vérité aristocratique, elle est l'œuvre des meilleurs » 6.
Et encore : « Depuis longtemps vous avez miné le principe hiérarchique de la vie. Il s'est produit dans la révolution russe un renversement de toute hiérarchie des valeurs (...), un écroulement des structures hiérarchiques. Mais la destruction de toute hiérarchie est aussi celle de la personne, car celle-ci est liée à celui-là. Seule la hiérarchie permet des individualités de qualités diverses. Et vous, vous les avez ramenées à l'égalité du néant » 7.
Enfin, Berdiaev lance cet avertissement prophétique à terme, et à la réalisation duquel nous semblons bien assister :
« Voici l'heure où s'écroulent toutes vos utopies d'un paradis terrestre, impersonnelles, mornes et creuses, vos mirages d'une égalité et d'un bonheur extrêmes dans le non-être. Le moment est venu d'un solide pessimisme social plus complexe, plus fin et plus noble que l'optimisme des socialistes fantastiques et bornés »8.
Ces quelques passages du traité « De l'Inégalité » suffisent à montrer comment Berdiaev, dans une vision très tranchée range du côté de l'Égalité les notions suivantes : rêve et optimiste utopique ; impersonnalité et satisfaction stérile ; mort et néant. Alors que du côté de l'Inégalité se lèvent : la réalité et le pessimisme solide, c'est-à-dire la lucidité ; la personne et la puissance créatrice ; l'être et la vie. Il faut évidemment recevoir ce message dans sa teneur spirituelle et non comme un programme idéologique. Traiter Berdiaev de « réactionnaire » n'a guère de sens. Ce qu'il importe de voir, c'est que la création n'est pas issue du rêve mais d'un sens plus profond de la réalité, ressaisie dans ses racines vivantes ; que donc la création est nécessairement contraire à ce qui, dans la jouissance des biens, se ramène à ce qu'il y a de plus commun aux hommes et dans l'homme. Il faut ici entendre le double sens du mot « commun » : ce qui est ordinaire, trivial, avilissant, et ce qui est le fait de tous. Est-ce à dire que la création, tout à l'heure associée à l'élévation, situe quelques génies exceptionnels en marge de la vie commune ? Certes, il y a des génies et des saints hors du commun ; mais c'est précisément à eux qu'un peuple doit ses véritables richesses, car c'est de son esprit que les « génies » tirent ce qu'ils ennoblissent en créant.
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1992_num_35_1_1531 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 31 Juil 2024, 11:56 | |
| Si différents qu'ils soient, Babeuf et Berdiaev méritent d'être lus (fût-ce via Buonarotti pour le premier), en tenant compte de leur contexte historique (révolutions française et russe, à plus d'un siècle d'écart) qui pour tous deux fut décisif. Quant à Agénor de Gasparin, cité à la fin de l'article, il me rappelle des souvenirs plus anecdotiques, puisqu'il était l'un des fondateurs des Eglises évangéliques libres, par lesquelles je suis brièvement passé à la sortie du jéhovisme... A mon sens la liberté est une notion tout aussi formelle, et négative, que l'égalité (la fraternité c'est une autre affaire, Derrida en a beaucoup parlé, sur un mode assez critique, dans ses derniers textes: naturalisme, vitalisme, clanisme, sexisme de l'alliance des "frères" pour ou contre le père, cf. Freud, inséparable de la famille, de la génération, de la patrie et du patriarcat, que ne suffit pas à neutraliser une "sororité"). En tout cas les deux sont susceptibles des mêmes dérives -- du cri de Madame Roland, "Liberté, que de crimes on commet en ton nom", à celui de ¡ Vivan las cadenas !, "vive(nt) les chaînes", réagissant aux guerres napoléoniennes, que Buñuel reprend au début du Fantôme de la liberté, avec les fameux tableaux de Goya. Secretan (1992) illustre bien lui-même les contradictions politiques des "vertus" révolutionnaires, républicaines ou simplement "modernes" dans leur ensemble, dès lors qu'elles se veulent "universelles" -- et le fait d'y ajouter du "sacré" ou du "spirituel", sous une forme théiste, religieuse ou civile, n'y arrange rien, bien au contraire. Les "colonisations" en tout genre (dont les conquêtes napoléoniennes n'ont été qu'un épisode) ont toujours eu de bonnes raisons prétendument universelles, de l'évangile à la civilisation, à la technique, à la santé, au développement, à l'humanitaire, pour détruire jusqu'à l'éradication toutes les autres "cultures", sous prétexte de libération de tel ou tel asservissement ou servitude ("égalité" et "liberté" sont ici complices); les causes "sociétales", féminisme, LGBT++, complètent aujourd'hui le travail, avec les meilleures intentions... La question de l'" art" tel que nous (Occidentaux-modernes-urbains-mondialisés) le comprenons est symptomatique, en tension structurelle avec l'"égalité", aussi bien dans l'égalitarisme rural, villageois et pré-industriel de Babeuf, proche de la démocratie genevoise et bucolique de Rousseau, ennemi des villes et de leur culture, qui cantonnerait ou ramènerait l'art à l'artisanat et au folklore; et dans l'anti-égalitarisme revendiqué de Nietzsche ou de Berdiaev, dont la hantise esthétique et culturelle du nivellement de masse s'est en quelque sorte incarnée dans le "réalisme socialiste" et ses imitations capitalistes, de l'URSS à toutes les banlieues du monde. Mais tout ça pourrait aussi bien se lire dans la généalogie de Caïn: violence, rapport de force, ville, politique, technique, armes, outils, instruments de musique, cela sort de la même "lignée", cela fait système et monde, on n'a pas l'un sans l'autre: encore de la "fraternité" ambivalente. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 07 Aoû 2024, 11:01 | |
| Une théologie de la différence sexuelle
8 D’autre part, Gérard Siegwalt insiste largement sur le fait que cette relationnalité intra-humaine ouvre sur la relationnalité inter-humaine, en l’occurrence sur la relationnalité homme-femme. « En précisant l’affirmation selon laquelle “Dieu créa l’être humain à son image” par la mention : “il le créa mâle et femelle” (Gn 1,27), [le texte biblique] inclut expressément dans la ressemblance (spirituelle) avec Dieu l’être bi-sexuel et donc l’altérité de l’être humain par rapport à lui-même » (p. 131). Cette phrase est importante, Gérard Siegwalt y affirme essentiellement deux choses, qu’il pose ensemble mais qu’il m’apparaît possible de distinguer. En premier lieu, Gérard Siegwalt tire de Gn 1,27 l’affirmation de la bi-sexualité de l’être humain ; il utilise le terme de bi-sexualité dans un sens un peu inhabituel, n’entendant pas par là un comportement sexuel, l’attirance pour les personnes des deux sexes, ou une prédisposition bio-psychologique que Freud, on le sait, pose au fondement inconscient de tout être humain[10]. La bi-sexualité telle que l’entend Gérard Siegwalt constitue plutôt la césure humaine en deux sexes, l’un masculin, l’autre féminin. En second lieu, Siegwalt rapporte cette bi-sexualité à une certaine posture, celle de « l’altérité de l’être humain par rapport à lui-même ». Ainsi, pour lui, se trouve pensé ensemble le deux du sexe, c’est-à-dire la constitution duelle de la sexualité, et le rapport à l’altérité constitutif de l’humain.
L’être humain rencontre dans « l’autre semblable » (la femelle pour le mâle, le mâle pour la femelle) une altérité au plan de l’humanité qui ne renvoie pas à la même altérité dans la divinité elle-même (la sexualité, comme la dualité, est liée à la créaturalité) mais qu’il ne peut assumer comme altérité et donc sans réduction de l’autre semblable à soi-même (sans fusionnalité, dirait la psychanalyse, ou encore sans confusion) qu’en y respectant un mystère, à savoir son propre mystère d’être irréductible à soi (mâle ou femelle) ou, autrement dit, d’être en excès de soi (le mâle en excès de la femelle, et réciproquement) et, partant, d’être qui, n’étant pas « par soi » (l’aséité est la qualité de Dieu, non de la créature), est, dans sa polarité d’être duel (mâle et femelle), par un Autre que soi et correspond à cet Autre par le fait de sa « béance » : béance soit de mâle ou de femme soit, en tant que mâle et femelle, de créature indélébilement qualifiée comme telle. C’est l’être humain, mâle et femme, qui est à l’image de Dieu, lorsque cette dualité est vue comme posée (ou donnée) et comme renvoyant, au-delà d’elle, dans le mystère qu’elle est dans son advenir (dans son devenir), à la question non seulement : comment vivre cette dualité ?, mais : qui suis-je, comme mâle ou comme femelle, dans cette dualité et dans sa dimension dernière qui me lie, mâle ou femelle, par-delà cette dualité à Celui qui en est le principe et la fin (p. 131) ?
9 Gérard Siegwalt relie ainsi de manière directe et très forte l’affirmation de l’humain comme d’un être altéré, constitué par une béance qui est ouverture à l’autre, et l’affirmation de la différence sexuelle comme affirmation du caractère duel de l’être sexué : mâle d’un côté, femelle de l’autre.
10 À cette affirmation de la différence sexuelle — même si Siegwalt ne la nomme pas ainsi —, et de la dualité de la sexualité humaine, s’ajoute l’affirmation de la différence générationnelle[11]. Non seulement l’un ne se ferme-t-il pas sur lui-même, a besoin de l’autre, mais le deux du couple ne forme pas non plus une totalité close : « […] la relationnalité inter-humaine ainsi entendue comme relationnalité mâle-femelle n’est pas fermée sur elle-même mais est ouverte sur la continuité des générations, car elle en est non le fondement — c’est Dieu — mais la source humaine » (p. 131). À suivre le récit de la Genèse, il y a donc « une bénédiction de Dieu pour le couple qui s’atteste dans sa fécondité : “Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre” (Gn 1,28 et suiv.) » (p. 131). La bénédiction de la fécondité ne distingue pas l’être humain de l’animal, dont la fécondité est également l’objet d’une bénédiction (Gn 1,22). Quelle est alors la spécificité de la fécondité humaine par rapport à la fécondité animale, s’il y a spécificité ? Pour Siegwalt, il y a bien une spécificité de la fécondité humaine : « […] c’est que la fécondité humaine est liée à la qualité d’image de Dieu de l’être humain et est par conséquent responsable » (p. 132).
11 Le mot clef ici est responsable : « Dans le cas de l’être humain [et à la différence de ce qui se passe dans le règne végétal et dans le règne animal], le choix du partenaire relève de la responsabilité ; il est appelé à être choix et donc décision responsable. C’est seulement ainsi, en tant que responsable […], que la sexualité est […] humaine » (p. 132). S’il y a responsabilité, donc réponse, s’il y a question ouverte, il y a indétermination, espace de liberté. La sexualité ne relève pas de l’ordre de la programmation : elle n’est pas le déploiement rigoureux et sans faille d’une donnée livrée d’avance. S’il y a responsabilité, responsabilité humaine, c’est qu’il y a décision responsable : une telle décision, si elle est une vraie décision, ne peut être simplement l’acquiescement à ce qui s’impose. Elle est choix d’un possible parmi d’autres possibles. Chez Siegwalt, ce champ d’indétermination apparaît parfois très large : presque infini. À d’autres occasions, on a plutôt l’impression que l’indétermination est relative, et que la décision responsable doit se faire dans la prise en compte de grandes données universelles, indépassables, comme la dualité masculin-féminin — même si, il faut le préciser, on pourrait aussi interpréter cette dualité comme étant intérieure à chaque être humain. Ainsi, il dira, s’agissant du mandat humain de la « domination de la terre », que ce « mandat est donné à l’être humain mâle et femelle, ni au seul mâle ni à la seule femelle. La culture à laquelle l’être humain est appelé implique l’élément masculin et l’élément féminin au même titre, compte tenu de la spécificité de chacun des deux ». C’est pourquoi, poursuit-il, « une culture unilatéralement masculine ou unilatéralement féminine, une culture qui ne respecte par conséquent pas la relationnalité inter-humaine — et aussi la relationnalité inter-générations — ne respecte pas non plus la relationnalité constitutive de la nature » (p. 133).
https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/2010-v66-n2-ltp3955/044845ar/ |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 07 Aoû 2024, 12:15 | |
| Texte précieux à de nombreux titres: d'abord sa date (2010) permet de mesurer l'évolution des "consensus" et des "évidences" (plus personne n'oserait aujourd'hui confondre travesti et transgenre, comme le fait benoîtement l'auteur au début), évolution très rapide ces temps-ci en matière "sociétale" ou "symbolique" -- ça ne mange pas de pain, ou si peu, par rapport au coût prohibitif d'une remise en question de structures politiques, économiques et sociales; et ça conquiert vite une quasi-unanimité en ridiculisant toute réserve ou réticence comme rétrograde, bête et/ou méchante. Ensuite, Siegwalt et Nault sont des auteurs intelligents et originaux dans des genres très différents (d'une part théologien systématique luthérien aussi persévérant et perspicace qu'anachronique et obscur, j'en ai déjà parlé; d'autre part philosophe à mi-chemin entre catholicisme et déconstruction, Derrida-Nancy; il est d'autant plus appréciable qu'il y ait entre eux un vrai dialogue, puisque le premier répond au second) -- ni l'un ni l'autre vraiment "biblistes" d'ailleurs, ça se voit: par exemple à l'introduction tranquille dans la lecture des textes de notions modernes comme celles de liberté et de responsabilité chez le premier, à l'usage imprudent de Chouraqui ou de Balmary, très populaires parmi les catholiques francophones du dernier quart du XXe siècle, chez le second.
J'achoppe toujours, dans la quasi-totalité de ces discours, du plus féministe, LGBTQI++, constructiviste ou déconstructiviste, au plus conservateur ou réactionnaire (patriarcal, sexiste, machiste, phallocrate, etc.), sur un point commun qu'on pourrait dire "humaniste" ou "spéciste": la séparation absolue, radicale, de l'"homme" et de l'"animal", tenue pour acquise par presque tout le monde (Derrida est un des rares à y échapper), comprise non comme une différence parmi d'autres, relative, de manière, de modalité, de degré, de quantité ou de qualité, mais bien comme absolue et radicale, de nature ou d'essence: comme si entre la "sexualité" animale, mammifère, vivipare, des souris aux chimpanzés d'une part, et celle de l'homme-femme d'autre part, il n'y avait aucun rapport. Et cela affecte tout, la notion même de "corps" distinct d'autre chose (âme, esprit, sujet, personne), de "culture" opposée à la "nature", d'"intelligible" au "sensible", de l'"éthique" à l'"éthologie", de la "conscience" dite morale à la "conscience" de l'animal. Force est de reconnaître qu'à cet égard les textes "bibliques" n'en font pas tant, bien qu'ils soient évidemment affectés par les mêmes préjugés qui sont aussi vieux que l'humanité: de la "sexualité animale" à la "sexualité humaine" il y a aussi continuité, différemment marquée dans les deux récits de "création" de la Genèse (p. ex.), ou aussi bien dans la poésie érotique comme celle du Cantique des cantiques qui réfère constamment la description de l'amour à des images animales, végétales, minérales...
Le propre de la différence, si elle en avait un, ce serait d'être toujours relative; ou aussi bien toujours absolue, chaque fois absolue, tout autre est tout autre; ce qui reviendrait au même, si quoi que ce soit revenait jamais au même.
L'égalité, on le voit bien, a un sens quantitatif, qui s'applique aisément à l'économique et au financier (salaires, revenus, prix, impôts), par extension à l'abstraction du "pouvoir" (hiérarchie, etc.); mais hors de là, même dans le domaine quantitatif physique (masse, volume, force), la transposition s'avère délicate: les J.O. et le sport en général, pour le peu que j'en entends malgré moi, illustrent admirablement le phénomène, où l'on continue de séparer hommes et femmes et où ce sont les soupçons de "trans-" qui posent problème.
L'"humain", l'individu, le sujet, la personne, le citoyen moderne, déclaré en principe égal à tous les autres par la nullité ou l'indétermination a priori de la page blanche, et par là même libre et responsable, ne peut en effet qu'être infiniment embarrassé par son sexe qui lui advient comme une détermination arbitraire et subie, qu'il n'a en aucun cas librement choisi, pas plus que son lieu et sa date de naissance, sa famille, son milieu, sa nationalité, son ethnie, la couleur de sa peau, l'état de son corps ou de sa gueule... Et distinguer entre la condition subie et un devenir présumé libre, dans la lignée du stoïcisme (ta eph'eme / ta ouk eph'eme, ce qui dépend ou ne dépend pas de moi) s'avère archi-douteux: la moindre décision supposée "libre", mûrement réfléchie ou jouée à pile ou face, devient une fatalité dès l'instant qu'elle est prise, irréversiblement, au même titre qu'un événement qui ne dépendrait nullement de "moi".
Sur la question des genres, la modernité a toujours hésité: elle a visé l'homme "neutre" et "générique" (celui qui "embrasse la femme"), tout en le désignant et en le pensant prioritairement au masculin (on en relevait plus haut les traces dès la Genèse): de sorte que l'"égalité", pour le féminisme, s'est plutôt pensée comme un "devenir homme" (ça rappellera le dernier logion de Thomas, "transgenre" à sa manière) que comme un devenir autre ou neutre (dans la ligne cette fois du ni-ni de Galates), sans subordination -- mais toujours en relation, différentielle, d'où la difficulté d'une "égalité" qui perd pied, se trouve là hors de son aire de signification et d'opération (out of its depth), dès lors que dans cette différence elle ne rencontre rien à mesurer que du hors-sujet (en plus d'un sens).
Dernière édition par Narkissos le Mer 07 Aoû 2024, 13:32, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 07 Aoû 2024, 13:11 | |
| - Citation :
- J'achoppe toujours, dans la quasi-totalité de ces discours, du plus féministe, LGBTQI++, constructiviste ou déconstructiviste au plus conservateur ou réactionnaire (patriarcal, sexiste, machiste, phallocrate, etc.), sur un point commun qu'on pourrait dire "humaniste" ou "spéciste": la séparation absolue, radicale, de l'"homme" et de l'"animal", tenue pour acquise par presque tout le monde (Derrida est un des rares à y échapper), comprise non comme une différence parmi d'autres, de manière, de modalité, de degré, de quantité et de qualité, mais bien comme absolue et radicale: comme si entre la "sexualité" animale, mammifère, vivipare, des souris aux chimpanzés d'une part, et celle de l'homme-femme d'autre part, il n'y avait aucun rapport.
[Derrida, l'animot "animal"] 1. Il n'y a pas plus de "propre" de l'animal que de "propre" de l'homme. Pour Jacques Derrida, la distinction entre "humain", "animal" et "végétal" est problématique. Il utilise ces mots par commodité, parce qu'il font partie de la langue, mais ne tient pas à légitimer des distinctions binaires, indivisibles ou linéaires qu'il qualifie de métaphysiques ou dogmatiques. Il n'y a pas plus de "propre" du végétal ou de l'animal qu'il n'y a de propre de l'homme. S'ils se différencient, ce n'est pas parce que l'un [l'humain] serait capable d'un rapport à soi (la conscience, la liberté, la pensée, la responsabilité, le langage) ou d'un rapport à "ma mort", à la mort comme telle, et pas les autres, c'est par les différanciations [avec un "a"] d'un rapport à soi qui est aussi, pour tout vivant, non-coïncidence avec soi. Certes, entre "humain" et "animal", la rupture est abyssale. Irréductible à des critères simples, la frontière n'est ni une, ni indivisible. Elle est mouvante, dynamique. Ce n'est pas une limite linéaire, mais une limitrophie complexe et plurielle. Tout ce qu'on interprète comme différences entre l'animal et l'humain, tous les mots qu'on emploie, reviennent à des problèmes de traduction. Ainsi la responsabilité (attribuée à l'homme), la réaction automatique (attribuée à l'animal), la capacité à effacer ses traces ou à feindre de feindre (qu'un auteur comme Lacan réserve à l'homme), ne sont que des interprétations, des tentatives de traduction dans nos langues de ces idiomes étrangers, inaccessibles, que nous nommons "animaux". Il y a pourtant, dans cette analyse derridienne, une exception : les larmes. Pour penser, il aura fallu, d'abord, que l'humain implore. Cette hypothèse de la vue, ce suspens du regard, c'est ce qui le différencie, comme animal, des autres animaux. L'essence de l'oeil humain est dissociée de sa fonction organique - d'une façon singulière, unique. 2. Dénégation d'un moment singulier, unique. Parler de l'Animal en général, c'est proférer une bêtise. Chaque animal est un vivant unique, irremplaçable, qui s'adresse à moi, m'invite à me voir vu par lui. Dans son regard sans fond, je fais l'expérience d'une nudité d'avant la honte, d'un autre temps, un temps d'avant la dette et la culpabilité, d'avant les mots, d'avant même le temps. On peut voir dans le regard ininterprétable d'une simple bête, une chatte (une seule), cette ultime frontière où peuvent défaillir les limites de l'humain. Mais la tradition occidentale ne veut pas voir ce regard. Craignant l'apocalypse qu'il pourrait déclencher, elle le méconnait, le dénie. Sur le fond de cette dénégation séculaire s'institue une configuration à la fois stable et indéfiniment extensible : le propre de l'homme [ou soi-disant tel]. On trouve, dans les mythologies comme dans la bible, des allusions à ce moment singulier. Dans la Genèse, c'est celui où l'homme, à peine créé, nomme les animaux. La nomination, déjà est le sacrifice d'un vivant à Dieu. Dans la double faute qui s'ensuit, l'animal apparaît : d'abord le serpent, puis les premiers-nés du bétail d'Abel que Dieu exige en sacrifice. Par son refus de la chair sacrificielle, Caïn est conduit à la honte puis au meurtre. Chaque fois, c'est un défaut originaire qu'il faut cacher : une prolifération vivante associée au mixte, au féminin, au chimérique, aux hybrides homme-animal comme le Centaure ou le loup-garou. 3. L'animot, qui s'affecte lui-même. Il faut donc renoncer à ce singulier général, l'Animal. Pour le remplacer, Jacques Derrida propose un autre mot : animot, un mot-chimère, un mot qui contredit les règles de la langue française, un mot hybride qui accueille l'irréductible multiplicité des vivants. La notion courante d'"animal" semblent écarter la possibilité que les animaux soient pris, comme les humains, dans la supplémentarité (le jeu différentiel dont on dit qu'il est le propre de l'homme), mais rien n'exclut cette possibilité. Tout ce qu'on peut dire, c'est que le discours logique, rationnel, ne permet pas d'y accéder. Ce qui opère chez l'animal comme pensée, impossible à connaître, ne revient pas au logos, mais à quelque chose qui, pour nous, serait de l'ordre de la pensée poétique. Chaque fois qu'un homme dit "Je suis", il efface la trace ou la signature de l'animal en lui. C'est ce qu'ont fait tous les philosophes depuis Aristote. Ils ont dit "nous sommes des humains", et laissé l'animal sans le droit de répondre. Si l'on pose la question autrement en attendant une réponse de l'animal, alors le "je suis" vient après l'héritage, la distinction se brouille. {*Dans le film de Lucrecia Martel, La ciénaga (2001), un enfant est perturbé par l'aboiement d'un animal qu'il n'arrive pas à situer. À cause du mur qui sépare sa maison de celle des voisins, il ne peut pas le voir, et n'a donc jamais la certitude de ce qu'il est. Influencé par un récit où l'on a confondu un chien avec un rat d'Afrique (en espagnol perro-rato), il finit par se croire menacé par cette sorte de chimère dotée d'une double rangée de dents qui dévore les chats. En tentant d'escalader le mur pour savoir, il se tue. Son erreur qui est aussi la source de son angoisse, c'est qu'au lieu de juger ou de nommer l'animal comme n'importe quel humain, il attend sa réponse. Pour qu'on en arrive là, il aura fallu que tout son environnement soit déjà animalisé, à l'exemple de la famille bourgeoise avec laquelle il a séjourné pendant les vacances}. Voici l'animot dit Derrida en parlant de lui-même. Il lui faut ce néologisme pour se débarrasser de la notion indifférenciée d'animal et se poser comme un vivant, capable de s'affecter soi-même, comme n'importe quel vivant. Tout vivant s'affecte de traces de soi, même sans dire je. Tout vivant est capable de signer, à sa façon, une autobiographie, de s'autobiograparapher, dit-il. Même les philosophes et les écrivains y arrivent. Pour le prouver, il fait la liste de son bestiaire personnel, une série de figures hétérogènes, une "zoobibliographie" avec laquelle il ne s'agit pas de tenir un discours sur l'homme mais de frayer des ouvertures du vivant (y compris concernant la différence sexuelle). https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1304160828.html |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mer 07 Aoû 2024, 13:51 | |
| (J'ai rajouté trois petits paragraphes à mon post précédent -- des choses qui m'étaient venues à l'esprit entre-temps -- avant de lire le tien.) Sur l'"animal" ou l'"animot", voir aussi ce fil-ci (le petit livre précité de Derrida y est évoqué le 25.10.2017). Je ne sais pas si les larmes sont une "exception", plus ou moins que le rire où Rabelais voyait le "propre de l'homme", ou le sourire ou quoi que ce soit d'"humain": "l'homme" fait autre chose de ses yeux, de sa bouche, de son nez, de ses oreilles, de ses mains et de ses pieds, de ses sens et de son sexe (ça me rappelle un mot de Gracq qui s'émerveillait de ce que l'homme a fait de sa sexualité, par exemple de la littérature; mais aussi bien de la tekhnè en tout genre, de l'artisanat à l'art ou à l'industrie, de la philosophie à la technoscience); mais chaque "animal", individu, groupe et espèce, castor, cigogne ou fourmi, en fait autre chose aussi; et dans l'"humanité" chaque civilisation, chaque culture, chaque langue, chaque époque, chaque milieu, chaque famille, chaque individu en relation et hors relation avec d'autres humains ou non, d'un instant à l'autre, en fait également (!) autre chose. Sur la mer continue ou lisse des différences où tout est singulier et pourtant inséparable du reste qui ne l'est pas moins (singulier et inséparable), on ne saurait tracer que des lignes de démarcation artificielles, grossières, mouvantes et provisoires, infiniment discutables. Et la notion d'égalité, comme celle de supériorité ou d'infériorité, de valeur, de jugement ou d'axiologie, paraît à la fois tautologique et absurde. On peut juger les chats supérieurs aux souris, les renards aux lapins, les lions aux gazelles, du point de vue de la "chaîne alimentaire" -- mais aussi, à ce tarif, les hyènes, les vautours ou les asticots supérieurs aux lions... Entre eux pourtant il y a toujours l'"égalité", si l'on veut, de tout ce qui a vécu et survécu depuis des dizaines de milliers d'années, les uns avec, contre et par les autres -- tant que ça dure. Du reste aux yeux d'une "histoire naturelle" qui ne connaît pas d'"eschatologie" ni de "téléologie", les morts et les espèces éteintes ne sont nullement inférieurs aux survivants provisoires. |
| | | free
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 10:55 | |
| De la différence, remarques sur l’existence1 Yannick Courtel
13 Restons-en, pour commencer, aux désignations. Force est de constater qu’elles peuvent manquer, sans nuire pour autant au travail de l’outil qu’elles auraient pu nommer. Par exemple, le terme de « différence » est absent, en tant que tel, du Poème de Parménide déjà cité, mais cela ne signifie pas qu’aucune différence n’y soit à l’œuvre. Plus surprenant encore : le même terme n’intervient pas non plus au premier plan d’un livre que l’on présente pourtant comme le livre de la différence ontologique, Être et temps de Heidegger, livre dont l’auteur accomplit une percée à partir de ce qui est, l’étant, en direction de l’Être, mais sans posséder le lexique de cette opération. Là où le terme de différence est présent, là où il est non seulement à l’œuvre mais de surcroît nommé, comme dans les Fragments d’Héraclite d’Éphèse, le contemporain de Parménide auquel on a l’habitude de l’opposer, les enseignements sont riches. À plusieurs reprises, Héraclite nomme le diapheron. C’est le cas dans le fragment suivant : « Ce qui s’oppose s’accorde ; de ce qui diffère (diapherontôn) résulte la plus belle harmonie ; tout devient par discorde5 ». D’une façon générale, le verbe diapherô, d’où vient le latin differo, à l’origine du mot « différence », en français, et des termes anglais et allemand correspondants, ce verbe donc indique l’idée de séparation ou de dispersion (« en séparant », « en déchirant ») par l’intermédiaire de la préposition dia. Cette dernière provient d’une racine indo-européenne exprimant la dualité (dis en grec, duo en latin). La locution « à travers » exprime cette signification-là. La même préposition dia indique, par ailleurs, l’idée de prolongement, de durée (« le long de », « jusqu’à », « durant, pendant »), et, par extension, celle d’agent, d’instrument, d’intermédiaire, bien rendue en français par « au moyen ». Quant au verbe phérô, il signifie, en grec comme en latin, porter. Diapherô veut donc dire « porter d’un côté et de l’autre » ou bien « différer », au sens d’être différent, voire, « importer » (diapherei : « il importe »), mais aussi « porter jusqu’au bout » et même « supporter ». Le latin differo conserve ce sens et en accentue l’aspect temporel. Il signifie en effet, « remettre à plus tard », « différer ». Le fragment 51 d’Héraclite fait jouer plusieurs de ces sens : « Ils ne comprennent pas comment ce qui diffère (diapheromenon) s’accorde avec soi (homolegei) ; ajustement de sens contraire (palintropos harmonie), comme de l’arc ou de la lyre ». « Le différent, commente F. Dastur, est ce qui s’écarte ou diffère de soi, ce qui devient en quelque sorte ’double’ » ; ceux qui n’écoutent pas le logos « ne sont pas capables d’homologie, de dire un accord, et ne saisissent donc pas l’unité de ce qui diffère de soi ; ils comprennent au contraire les différents comme n’étant pas de même origine6 ». Héraclite est donc à la fois hanté par l’Un (l’hen) et par ce qui diffère, c’est-à-dire par « l’unité [qui] se compose en s’opposant elle-même à elle-même tout comme l’accord de l’arc ou celui de la lyre7 ». Dans le discours héraclitéen de la différence s’annonce « la contemporanéité de l’unité et de la division, l’avènement simultané de l’identité et de la différence, visible dans l’éclair », la foudre qui « gouverne tout » (fragment 64)8. Rapportée à son origine verbale, la différence signifie donc une séparation et un lien.
14 La richesse de l’enseignement ne saurait occulter l’idée que le terme de différence se charge d’un sens spatial, c’est ainsi que la différence revêt chez Platon, par exemple, l’allure d’une coupure (khôrismos), mais aussi, porté par le préfixe du verbe diapherô, d’un sens temporel dont la continuité est assurée par la racine du même verbe. Aucun de ces deux sens ne va sans l’autre, sauf à transformer la différence en distinction subsistante entre deux choses qui sont déjà données au regard d’un observateur impartial, ou, au contraire, à la concevoir comme le processus interne d’une unité qui se différencie et dont les phases correspondent à autant d’étapes dans la constitution d’un être particulier. Aucune de ces deux déterminations n’est fausse en soi car la différence est aussi différence entre et différence de, mais elle est avant tout, c’est-à-dire antérieurement à ce clivage, différence pure, sans nulle préposition ajoutée. Nous entendons la comprendre à ce niveau.
https://journals.openedition.org/rsr/541 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 11:53 | |
| C'est tout de même fort, en 2007 et en français, de traiter un tel thème sans mentionner ni Deleuze ni Derrida (entre autres), qui ont précisément été les principaux penseurs, dans des sens très... différents, de ce que Courtel affecte d'inventer -- la différence entendue non comme différence entre ceci et cela (choses, idées, concepts définis et identiques à eux-mêmes) mais traversant tout "être", étant, événement, action, passion, idée, instinct, force, forme, structure, humain ou non, vivant ou non, et affectant jusqu'à les ruiner l'"identité", le "soi", le "propre" de tout ce qui se nomme... Sono diverso, comme dit joliment l'italien à des oreilles françaises; I'm not, répliquerait le réfractaire à la prédication de Brian. Une telle "différence", fatalement, ruinerait aussi la notion de "finitude" et son opposition à l'"infini". On peut en blâmer la théologie (l'auteur est apparemment prof de philo à la faculté de théologie de Strasbourg), mais à bien courte vue: les dieux grecs ou polythéistes en général ne sont précisément pas "infinis"; capables de changement, de mouvement, de devenir et de relation, ils n'en sont pas moins "finis" et "définis" dans leur "identité" ou leur "ipséité" que les "individus" humains ou animaux... C'est bien le monothéisme qui confond (dangereusement) la notion de "dieu" avec celle d'infini, tendant par là même, irrésistiblement, à la fois vers le panthéisme et l'athéisme (malgré la contradiction superficielle de ces concepts): qu'on repense à la scène de Zarathoustra où les dieux meurent de rire en entendant l'un d'eux se déclarer le seul -- la divinité, c'est qu'il y ait des dieux et non un seul. J'ai tout de même apprécié le paragraphe 13 que tu cites: en matière de différence, tout est déjà chez Héraclite, même si la différence ne se limite pas à l'opposition diamétrale, qui en est un cas exceptionnel si on la pense géométriquement, comme de l'infinité des angles d'un cercle ou a fortiori d'une sphère; différence binaire des contraires, du oui et du non dont on fait la logique, la dialectique, la morale ou l'informatique, mais qui appauvrit dramatiquement le jeu infini et continu ou lisse des différences, des couleurs, des sons, des sensations et des formes, sensibles et intelligibles. Aussi le paragraphe 22 sur la notion de présence, dont nous avons beaucoup parlé ailleurs... sous d'autres angles. Pas de "présence" ni de "présent", en effet, sans différence: non seulement de soi à l'autre mais de soi à soi et de l'autre à l'autre, et de la distance, du proche et du lointain, de l'approche et de l'éloignement; et rien de tout cela sans espace ni sans temps... (par coïncidence, je retrouve en ce moment ces thèmes en relisant Parages, un livre de Derrida consacré en grande partie à Blanchot, notamment à L'attente l'oubli dont nous parlions il y a peu). |
| | | le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 12:48 | |
| Dans de nombreux pays, notamment en Europe, il est possible de poursuivre des études universitaires sans se ruiner ou devoir faire le tour de sa famille pour subvenir à ses besoins. On pourrait être tenté de conclure que l'égalité existe face à la nécessité de s'instruire. Néanmoins il faut tenir compte de certaines difficultés que peuvent rencontrer l'étudiant/l'étudiante.
Ne serait-ce que sur le plan du logement; la faculté recherchée est-elle près de son lieu de vie (chez les parents)? Un enfant vivant à Tahiti devra venir en métropole pour poursuivre son parcours académique. Cet éloignement va-t-il apporté une expérience totalement nouvelle à laquelle le futur étudiant/la future étudiante va devoir faire face. Cette expérience va-t-elle permettre de mieux rebondir par la suite de ses études? Celui/celle qui n'a que quelques trajets de métro pour se rendre à la fac ne sort pas de son confort de vie, n'est-ce pas un manque d'apprentissage de la vie qui va l'attendre à la fin de son cursus?
De nombreuses étudiantes/ de nombreux étudiants doivent travailler en dehors des cours pour subvenir à leurs besoins, d'autres peuvent compter sur le soutien familial. Cela n'est-il pas le contraire de l'égalité, ne marque-t-il pas une différence ? Chacun/chacune va tirer profit de sa situation sans que l'on puisse parler pour autant d'inégalité. Celui/celle qui travaille pendant le temps de ses études va être plus à même de se fondre diplôme en poche dans le monde du travail. De l'autre côté pouvoir rester dans sa zone de confort familial va permettre de mieux aborder le monde universitaire sans perdre tous ses repaires dans le même temps. |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 13:17 | |
| La différence, c'est le changement, le mouvement, l'événement, le devenir, en puissance et en acte comme dirait Aristote ( dunamis / energeia), de sorte que ce qui est jugé comme un mal absolu ou relatif, un dommage, un tort, un inconvénient, peut toujours se changer en avantage, une infériorité en supériorité, un abaissement en élévation, etc. (de la Genèse aux évangiles c'est toujours la même histoire, le moteur même de l'histoire historique ou fictive, le cadet supplantant l'aîné, Joseph et ses frères, David et Goliath, les premiers derniers, qui perd gagne). Comme on le disait plus haut, l'intruse en la matière c'est bien l'égalité idéale, le nivellement absolu et définitif qui ne se pense que sur un mode eschatologique, comme fin de toute histoire, de tout événement, du temps même. Aussi vraisemblable qu'en météorologie la dernière tempête avant un calme plat définitif. Par contre, la tendance utopique et asymptote à l'égalité ou à la justice qui tend, en cours d'histoire, à même l'histoire, à équilibrer provisoirement les déséquilibres à mesure qu'ils se creusent, à faire descendre ce qui est en haut et élever ce qui est en bas (façon cantique d'Hannah, Magnificat ou nemesis), quitte à reproduire en les renversant des déséquilibres symétriques, cette tendance-là fait bien partie intégrante du mouvement perpétuel, pourvu qu'on en fasse pas un but ultime et qu'on y subordonne pas l'idée d'un "progrès" linéaire, l'histoire lue comme progrès continu ou discontinu vers un toujours mieux compris comme toujours moins de différence: ça, c'est ce que l'Occident a dans la tête depuis plus de deux siècles et dont il a le plus grand mal à se défaire.
Dernière édition par Narkissos le Mar 13 Aoû 2024, 13:44, édité 1 fois |
| | | free
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 13:43 | |
| Nietzsche et le Droit : plaidoyer pour un oublié Serge Jahier
La première est bien que Nietzsche dit quelque chose sur le Droit. En effet, ce qui est frappant, quand nous nous aventurons dans le Gai Savoir, quand nous accompagnons Zarathoustra dans sa quête ou que nous sondons la Généalogie de la morale, c’est que le philosophe parle du Droit et qu’il en parle de manière non négligeable. Les passages portant sur ses conceptions du Droit et de la Justice sont assez réguliers et il serait plutôt hasardeux de considérer que Nietzsche n’est pas intéressé par le thème. Ceci-dit, la quantité ne fait ni la qualité ni la pertinence. Aristote n’a eu besoin que d’une partie de quelques pages dans l’Éthique à Nicomaque pour innerver le Droit de manière éternelle…
La deuxième remarque est que Nietzsche a quelque chose à dire sur le Droit. Certes, alors posons-nous la question : que dit Nietzsche ? Nietzsche, comme à son habitude, est un peu comme du « poil-à-gratter intellectuel ». Sa posture vitaliste (qui place la vie comme augmentation constante de puissance) et ses fameux retournements de valeurs nous font voir le Droit au travers d’un nouveau prisme. Quelques exemples peuvent être intéressants à citer que ce soit dans les matières publiques ou privées.
Nietzsche considère que l’égalité est une aberration. Cela paraît étrange pour nous qui sommes nourris aux droits fondamentaux dès notre plus jeune âge juridique. Pour le philosophe du surhomme, l’égalitarisme n’est qu’un nivellement par le bas et une croyance qui permet au médiocre frustré de ramener le plus fort à son niveau ou pire, de faire en sorte que ce dernier culpabilise à cause de sa supériorité. Nietzsche critique bien-sûr la thèse contractualiste de Rousseau qui n’est pour lui qu’un mensonge. L’égalité est néfaste car elle n’existe ni dans la nature ni dans l’histoire. En faisant croire à l’homme qu’il peut trouver son pareil, elle ne l’élève pas mais elle le rend fongible. Elle émousse le tranchant de sa volonté car pour Nietzsche « il n’existe pas de ligne droite dans la nature ».
Continuons notre périple dans ces sentiers battus en sondant les origines de la Justice. Nietzsche nous explique dans sa Généalogie de la morale qu’à l’origine, l’homme était libre parce qu’il pouvait oublier. Un homme qui n’oublierait rien n’aurait jamais fini d’en découdre avec lui-même. Or, si l’homme est responsable civilement et pénalement de ses actes, c’est bien parce qu’il doit quelque chose à la société… Il doit se comporter correctement. Pour Nietzsche, l’homme n’a pas pu apprendre à être civilisé par l’intellect qui n’aurait rien pu faire contre cette faculté instinctive de l’oubli. Par conséquent, la Justice a civilisé l’animal humain par le sang, en gravant en lui, avec violence, nos vertus les plus élevées. En d’autres termes, ce qui est aujourd’hui normal, ne l’est devenu que parce que la Justice a été, pendant très longtemps, cruelle, gravant ainsi une sorte de deuxième instinct pouvant rivaliser avec la capacité naturelle de l’oubli. Nos plus belles valeurs, celles dont nous sommes si fiers, celles qui nous distinguent d’un état primitif ou sauvage, ces valeurs-là sont nées dans l’horreur et le sang par le dressage de l’animal humain qui ne pouvait s’élever qu’à ce prix-là.
https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-portalis-2014-1-page-109.htm#:~:text=L'%C3%A9galit%C3%A9%20est%20n%C3%A9faste%20car,ligne%20droite%20dans%20la%20nature%20%C2%BB.
Nietzsche & la justice Portrait du philosophe en Anti-Calliclès Gérard Bensussan
8 Ainsi, pour Nietzsche, la justice, si elle n’équivaut jamais à une revendication d’égalité, ce qu’elle est d’un point de vue démocratique qui n’est évidemment pas celui de l’auteur du Zarathoustra, la justice, donc, n’est pas davantage une revendication visant à faire reconnaître une pseudo-supériorité naturelle et à la faire valoir de façon brutale. La justice n’est tout bonnement jamais de l’ordre de la revendication. J’irai jusqu’à dire qu’elle procède tout au contraire d’un refus radical et scrupuleux du précepte selon lequel il faudrait se garder de « mutiler ses passions » et ses intérêts – toute la vie de Nietzsche, et la vie selon Nietzsche, l’atteste6. Je me contente ici de rappeler de façon ramassée quelques formulations majeures du Zarathoustra : j’aime celui qui ne (se) conserve pas, qui « donne sans cesse et ne garde pas pour lui-même »7, qui n’a pas dans l’esprit de « s’acquitter d’une dette » puisqu’il tient plus que ce qu’il promet, et même qui a « honte » si le sort lui est favorable au détriment d’un autre – cette honte dont Calliclès est évidemment et absolument dépourvu au point de s’en vanter (482a), ce qui témoigne de façon éclatante de sa « vulgarité », laquelle est toujours exhibée dès lors que « la honte fait défaut »8. La vraie vertu, c’est « la vertu qui donne », die schenkende Tugend – dans l’expansion, la pure dépense, et cela jusqu’à l’excès9.
9 Il y a deux versants de la justice qu’il faut tout à la fois distinguer et sans doute aussi tenir ensemble comme deux « genres » – d’où les deux significations, les deux interprétations et les deux usages de la justice, à la fois différents et sans solution de continuité. La justice n’est évidemment pas, aux yeux de Nietzsche, distributive, répartitive, ajustée à l’égalité ou à l’équité. À la limite, les deux termes de justice d’une part et d’égalité de l’autre peuvent être considérés comme antagoniques : « la justice me dit qu’il n’y a pas d’égalité »10. Cette égalité ne serait rien d’autre qu’une grégarité massive puisqu’elle s’enracine dans une uniformité où tous veulent la même chose11. Sur ce point précis, l’égalité et son équivalence avec la grégarité, et non pas sur le point de la justice, Calliclès tient des propos très proches d’une certaine entente nietzschéenne : ces « faibles et le grand nombre auxquels est due l’institution des lois », « comme ils sont inférieurs, il leur suffit d’avoir l’égalité » (483b-c). La justice, pour Nietzsche, n’est certainement pas l’égalité, et elle ne se réduit nullement à un thème de philosophie politique – ce qui présente de grandes difficultés, il faut en convenir. Elle n’en constitue pas moins, et même d’autant plus, un terme-clé de la « métaphysique » de Nietzsche, comme a bien su le voir Heidegger. Mais à une condition : il est impérieux de la délester du poids de ressentiment qui l’accompagne immémorialement, depuis que la révolte des esclaves l’a instituée comme l’un de ses piliers. Il y a donc bien justice et justice. La vraie justice, l’autre justice, se tient dans la gratuité du don, dans la dépense et la prodigalité, et dans le refus de la « plate satisfaction » et de la parcimonie12. Voilà pourquoi elle peut être une qualité de la pensée et une vertu du philosophe à venir, dont la probité actualise la puissance individuelle. Cette vraie justice n’a évidemment rien à voir avec la pitié, l’apitoiement et la compassion, et Nietzsche est plus proche de Kant que de Schopenhauer ici. Mais elle n’est pas étrangère à « l’amour des hommes », en tout cas à un amour des hommes, celui qu’avance puis reprend de façon quelque peu énigmatique Zarathoustra dans son dialogue avec l’ermite misanthrope : « Ich liebe die Menschen. […] Was sprach ich von Liebe! »13. Cette même ambivalence se retrouve à propos de Jésus – mort pour avoir « aimé les hommes »14
https://journals.openedition.org/cps/353 |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 13 Aoû 2024, 15:39 | |
| Excellent article de Bensussan (2016, deuxième lien) qui, malgré l'écart initial, reste très "deleuzien" sur le fond... Le théologien ne pourra pas s'empêcher de reconnaître dans la pensée nietzschéenne la résurgence du ressort luthérien fondamental, si déniée qu'elle soit par Nietzsche lui-même (fils de pasteur luthérien comme on sait): la justice, la vraie, la grande, ce serait celle qui justifie. Vue sous cet angle, la "volonté de puissance" ressemble bien plus à la " grâce" paulinienne, augustinienne et luthérienne: non pas conservation de soi, surtout pas, mais pure dépense, générosité, prodigalité, gaspillage, don, abandon et/ou perte de "soi" sans retour, principe anti-économique, anti-réflexif, anti-spéculatif par excellence. Auto-immunitaire, suicidaire, la vie la mort même, ou "Dieu" dès lors que celui-ci ne fait pas l'économie de sa propre mort, de la mort de son propre (comme dit presque malgré lui le Paul des Actes, 20,28; là encore, motif luthérien avant d'être nietzschéen). Dionysos ou le Crucifié, ce n'est pas fromage ou dessert... En tout cas c'est très juste de remarquer que la "volonté de puissance" ne revendique et ne réclame rien, pas plus des privilèges élitaires qu'une justice égalitaire, pour la bonne raison qu'elle n'a rien ni personne au-dessus d'elle à qui demander ou réclamer quoi que ce soit: son "droit", elle le prend, elle le fait, y compris quand elle se persuade du contraire. Même quand elle est volonté faible, lâche, soumise, esclave, servile, réactive, aliénée, divisée, retorse, perverse, elle reste à cet égard souveraine, elle ne fait jamais que ce qu'elle veut. Pour revenir à Luther, cela me rappelle les deux fameuses sentences du Traité de la liberté du chrétien (cf. p. ex. ici) que j'avais vues astucieusement disposées sur un panneau tournant sur lui-même dans l'église de Wittenberg: pour être serviteur ou chevalier servant ( Knecht), il faut aussi être seigneur ( Herr -- comme Dieu, rien de moins) -- et inversement. Tout ça paraît quasiment inaudible à l'heure du ressentiment, de la victimisation et de la judiciarisation généralisés, où chacun ne cherche plus guère qu'une occasion de se déclarer victime de quelqu'un ou de quelque chose pour en demander réparation auprès d'une instance supérieure ou du public virtuellement infini des médias et des réseaux sociaux -- toutes choses qui n'en seraient pas moins l'expression, défigurée jusqu'au grotesque, de la même "volonté de puissance". Nietzsche lui-même avait bien prévenu que son "dernier homme" pouvait durer longtemps, il n'en reste pas moins dernier, au moins en ce sens qu'après lui il faudrait, à défaut de surhomme, de trans- ou d'ultra-humain, un tout autre type d'"homme" que celui-là. |
| | | free
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| Sujet: Re: Différences et égalité Lun 02 Sep 2024, 14:41 | |
| [Derrida, la femme, la différence sexuelle]
1. Au commencement.
Nous sommes appelés à exister par le regard et par la voix d'un autre, un vivant sexué qui nous apostrophe et nous convoque en nous disant : Je te laisse être qui tu es, toi qui es affecté par la différence sexuelle. Avant toute autre détermination et identification, un "Viens" appelle secrètement, depuis le sans-nom, à cette différence qui sera lue comme sexuelle. Invités à répondre à ce Qui es-tu?, nous entendons : Qui est-tu, homme ou femme? Ceux qui décident de ce que je suis, y compris de mon sexe, ne sont jamais asexués. Ma différence sexuelle, lue et lisante, se décide à travers une expérience où je m'adresse à un autre lui-même sexué, un "elle" ou un "il" qui s'adresse à moi. Ce sont ces autres vivants qui décident de ce que je suis, y compris de mon sexe. Toute parole raconte et traduit cette différence, en déchiffre les traces, en fait des fables et des discours. Nous vivons en l'interprétant par nos stratégies d'adresse, d'énonciation et de désir.
Mais pour élucider cette différence, à la fois infiniment familière et problématique, c'est une autre affaire. Ce n'est pas de l'opposition des genres qu'il faut partir, mais d'une différence plus originelle, d'une auto-affection qui, avant même la différence des sexes, nous entraîne dans la dissémination. Nous y sommes jetés, nous l'expérimentons comme dispersion, déliaison, pliure du rapport à soi. Avant qu'il y ait du sexe, il y a de la dissémination. Jacques Derrida résiste au phallocentrisme qui invite à rabattre toutes les différences sur l'opposition privilégiée de la différence des sexes. La biologie moderne montre que, avant cette différence, les bactéries se divisent, les virus recueillent à l'extérieur d'eux-mêmes des transferts de matériel génétique. Il y a de la recombinaison, du brassage avant la différence sexuelle. L'opposition des sexes n'a pas de finalité ni de nécessité, c'est un événement qui est arrivé dans l'histoire de l'évolution (et aurait pu ne pas arriver). Pas plus que d'autres oppositions contingentes, on ne peut le justifier par des concepts. Son irruption est inconcevable.
Mais pour élucider cette différence, à la fois infiniment familière et problématique, c'est une autre affaire. Ce n'est pas de l'opposition des genres qu'il faut partir, mais d'une différence plus originelle, d'une auto-affection qui, avant même la différence des sexes, nous entraîne dans la dissémination. Nous y sommes jetés, nous l'expérimentons comme dispersion, déliaison, pliure du rapport à soi. Avant qu'il y ait du sexe, il y a de la dissémination. Jacques Derrida résiste au phallocentrisme qui invite à rabattre toutes les différences sur l'opposition privilégiée de la différence des sexes. La biologie moderne montre que, avant cette différence, les bactéries se divisent, les virus recueillent à l'extérieur d'eux-mêmes des transferts de matériel génétique. Il y a de la recombinaison, du brassage avant la différence sexuelle. L'opposition des sexes n'a pas de finalité ni de nécessité, c'est un événement qui est arrivé dans l'histoire de l'évolution (et aurait pu ne pas arriver). Pas plus que d'autres oppositions contingentes, on ne peut le justifier par des concepts. Son irruption est inconcevable.
5. Différence sexuelle et altérité.
Posant la question de l'altérité féminine, Jacques Derrida part d'une analyse de la position d'Emmanuel Lévinas. Dans sa philosophie, y compris pour son analyse du tout autre, Lévinas assume la marque du masculin. (Comme Freud, il reconnaît implicitement si ce n'est explicitement qu'il écrit au masculin). Il définit l'altérité féminine comme préséance de l'accueil dans l'intériorité de la maison. C'est une position ambiguë. D'un côté, cet accueil est subordonné à la régulation économique de la différence des sexes (la femme dans sa "propre" maison). Mais d'un autre côté, l'accueil absolument originel, dans un lieu non appropriable, est une ouverture de l'éthique. Le lieu économique est aussi anéconomique, il est commandé par un surcroît d'altérité non dite dicté, en secret, par la féminin. Ce surcroît féminin habite aussi, selon Derrida qui le contresigne, l'illéité lévinassienne, qu'il signe du nom de Dieu (E.L. ou Elle).
La différence sexuelle engage dans un rapport à l'autre. Il faut avoir foi en cet autre qui déborde toute expérience, cet autre invisible, dont le secret n'est jamais levé. Il y a de la séparation dans le mot "sexe" (section), et dans la différence sexuelle. Mais une séparation peut différencier sans dissocier, diviser sans trancher. Dans cet entre-deux, la disjonction ne s'oppose pas à la réparation - mais sans garantie d'unité.
Rompre avec toute généalogie ou genre établi, c'est impossible, mais c'est ce qui arrive, par exemple, dans la littérature, lorsque des greffes, des hybridations, des migrations, détachent l'oeuvre des séries connues et des séquences homogènes et mettent en oeuvre une toute puissance autre, issue d'un secret qui reste intact. On peut alors parler de génie. Pour Derrida, le génie déborde, dans la même opération (ou le même événement), les genres littéraires et les genres sexuels.
https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-0509210818.html#:~:text=Si%20la%20femme%20s'%C3%A9carte,v%C3%A9rit%C3%A9%20qu'en%20la%20castration. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Différences et égalité Lun 02 Sep 2024, 16:04 | |
| Les textes de Derrida avaient largement anticipé l'hypertexte, et s'y prêtent volontiers; mais je ne suis pas sûr qu'ils gagnent à être mélangés avec des textes d'autres auteurs (p. ex. Delain) sur (les textes de) Derrida, voire sur tout autre chose... Le rapport du "génie" au "genre" chez Derrida me semble beaucoup plus complexe, variable, subtil, retors, voire inextricablement confus -- confusion étymologique du genos grec, du genus et du genius latins avec le djinn arabe, et de ceux-ci avec l'"esprit", rouah-pneuma-spiritus-Geist-ghost-guest-host-hospes, hospitalité et hostilité, fantôme, fantasme, spectre, hantise, obsession et tout ce qui s'ensuit... Le "genre" et l'"engendrement" c'est aussi la race et le sexe, comme Geschlecht en allemand... En hébreu et en grec "bibliques" on y trouverait encore la semence et la dissémination, zr`-sperma-semen, y compris de la femme ou du serpent dès la Genèse (3,15) -- termes souvent traduits par "postérité" ou "descendance", comme pour Abraham ou Sara. La médiatisation de toute cette problématique, revenue d'Amérique sous forme de "théorie du genre", associée à des slogans réflexes comme woke ou cancel culture, plutôt moins dans la propagande féministe et LGBTQI++ que chez ses adversaires conservateurs ou réactionnaires, les uns et les autres ayant généralement en commun de n'avoir jamais lu une ligne de Derrida, qui lui-même n'a guère en commun avec ce bavardage que le mot de "déconstruction", tout cela ne facilite pas la lecture, mais la rend d'autant plus nécessaire. La "différence sexuelle" ne serait qu'un exemple de différence, une différence parmi d'autres, si cet exemple ne se retournait en différence exemplaire, qui en plus du "genre" impose le "nombre", deux, pas plus ni moins, indice emblématique de la différence des "sexes" comme du nombre des "partenaires" (dualité principielle des oppositions, des antagonismes, comme des émanations par paires, couples ou syzygies dans les textes gnostiques, retour du deux en un dans le plérôme)... Or la différence ne s'arrête pas à deux et n'y commence pas non plus (comme la vérité selon Jaspers): dans et avant toute unité, tout être ou étant, dès lors qu'il y a aussi et simultanément du "temps" et de l'"espace(ment)" il y a aussi de la différence, partitive, indénombrable, inséparablement quantitative et qualitative, en-deçà comme au-delà, à l'intérieur et à l'extérieur du prétendu "individu", de sa soi-disant propriété, de son ipséité ou de son identité à lui-même, comme d'une totalité quelconque, toujours seconde et fictive. |
| | | free
Nombre de messages : 10102 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 03 Sep 2024, 14:57 | |
| « Il n’y a pas l’homme et la femme » (Ga 3,28), utopie ou défi ? Denis Fricker
c) Homme et femme (arsèn kai thèlu)
21 En Ga 3,28, le couple homme-femme se différencie des deux autres binômes par une formulation légèrement différente. On passe, en effet de « il n’y a ni… ni… » par deux fois à « il n’y a pas … et … ». L’ensemble des commentateurs16 explique cet accroc stylistique par l’influence de Gn 1,27 LXX où apparaît également l’expression arsèn kai thèlu17. Ce lien au texte de la création suscite deux remarques.
22 Dans le contexte de Gn 1,27 l’évocation de la différence des sexes se rattache à l’ordre de procréer, de se multiplier. Il est alors intéressant de relever qu’elle ne se rencontre qu’une fois ailleurs dans l’épître, pour évoquer le mariage dans la citation d’Is 54,1 (en Ga 4,27) où « la stérile et la délaissée » auront « une descendance plus nombreuse que celle qui a un mari ». Dans le contexte de Ga 4,27, cette citation permet de montrer que la descendance par l’adoption et la promesse surpasse la descendance biologique. Cette affirmation est en phase avec la négation de la distinction des sexes en 3,28. Cette primauté d’une filiation spirituelle sur la descendance biologique est, par ailleurs, largement exploitée dans l’épître. Les croyants sont, entre autres, « fils de Dieu » (3,26), « héritiers de la promesse » (3,23), « descendance d’Abraham » (3,7.29), « enfants de la femme libre » (4,25-27) et même « enfants » de Paul (4,19).
23 L’autre aspect suggéré par l’évocation de Gn 1,27 est lié à la condition de créature qui, dans l’ensemble de l’épître, est relativisée. Ainsi Paul ne met pas sur le même plan une révélation accordée par Dieu et les décisions liées à une autorité humaine (1,1 ; 1,10 ; 1,11-12 ; 2,6), car il défend son statut d’apôtre « non par les hommes, ni par un homme, mais par Jésus-Christ » (1,1). En opposition à cette condition de créature, on trouve la valorisation de l’Esprit (par opposition à la chair en 3,2-3) et de la « créature nouvelle » (6,15).
24 Si l’expression « il n’y a pas l’homme et la femme » n’a que peu de contact explicite avec l’ensemble de la lettre, elle s’inscrit cependant dans une conception générale qui relativise la condition de créa- ture et l’importance de la descendance biologique, face au salut par la foi et à la filiation par la promesse.
25 Le bilan de ce sondage des échos de Ga 3,28 dans l’ensemble de l’épître montre, à l’évidence, que le couple juif-Grec est l’affirmation la plus adaptée à la question centrale de Ga : faut-il passer par l’observance stricte de la loi et la circoncision pour bénéficier du salut ? Déclarer qu’il n’y plus ni juifs ni Grecs, c’est donner une réponse sans équivoque à l’ interrogation des Galates : il n’y a pas besoin de devenir un prosélyte juif pour accéder au salut.
26 Le couple esclave-libre tel qu’il est présenté en Ga 3,28 n’apporte rien de plus sur le plan strict de l’argumentation. Cette distinction sociale sert essentiellement de métaphore en Ga pour opposer la liberté du croyant en Christ à l’esclavage de la Loi.
27 Le couple homme-femme s’inscrit de manière un peu plus marquée dans l’ensemble de l’argumentation de Paul, car déclarer la différence sexuelle comme dépassée conforte la disqualification de la descendance biologique comme facteur d’élection. La référence à Gn 1,27 donne du relief à l’expression nouvelle créature18 et confirme la vision de l’histoire du salut de Paul qui aboutit en une nouvelle création en Christ. En ce qui concerne la question de la nécessité de circoncire tous les croyants, il faut relever que l’abolition de la différence sexuelle enlève tout sens à un rituel qui marquerait le corps de seulement une moitié des membres de la communauté.
https://journals.openedition.org/rsr/482?lang=en#tocto3n3 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12460 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: Différences et égalité Mar 03 Sep 2024, 15:49 | |
| Sur cet article, voir ici (début du fil, 16.9.2019).Les remarques de Fricker, sur le rapport de cette "in-différence des sexes" à la circoncision d'une part, à la procréation d'autre part, aux distinctions-oppositions "ethniques", linguistiques et culturelles (juif-grec) et "sociales" (esclave-libre) enfin, me semblent tout à fait pertinentes. Cf. aussi la note 17 qui souligne que le vocabulaire, hérité de la Genèse (LXX), ruine d'avance toute distinction anachronique entre le "biologique" ("sexe" animal ou végétal selon les catégories modernes) et le "social" ou le "socio-grammatical" ("genre"): "mâle et femelle", cela ne distingue précisément pas l'"humain" de l'"animal" et relativise par là même la spécificité d'une sexualité "humaine", voire "divine" via l'" image de Dieu". Ce qui serait à penser, "indifféremment" plutôt que "positivement", mais c'est difficile pour un terme dont l'usage est aussi lourdement péjoratif et négatif, ce serait justement l'"indifférence" du "neutre", ne-uter, ne-utrum, ni l'un ni l'autre, double négation qui ne se renverse pas en affirmation mais se prolonge au contraire à l'infini (ni... ni... ni...), façon litanie: indifférence paradoxalement nécessaire pour penser la différence, toutes les différences, sans les rapporter à une échelle de valeurs (axiologie) ni les réprimer. L'intruse ici comme toujours étant l'"égalité", qui suppose précisément une telle "échelle de valeurs", aussi nécessaire pour dire "égal" que "supérieur" ou "inférieur". On en reviendrait à l' abîme du non-jugement... |
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