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| croire en Dieu c'est avoir une espérance ? | |
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+6le chapelier toqué seb Patoune Sherlock Narkissos free 10 participants | |
Auteur | Message |
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le chapelier toqué
Nombre de messages : 2607 Age : 77 Date d'inscription : 31/08/2010
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 04 Juin 2015, 16:07 | |
| Je suis désolé Narkissos mais je ne parviens pas à retrouver la référence. Il me semble, mais je dis bien il me semble avoir lu cette citation en référence à ce philosophe grec dans la revue Evangile et liberté.
Ce que je me rappelle bien c'est d'avoir recherché ensuite dans Google les détails concernant ce philosophe que je n'avais pas entendu parler.
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| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 04 Juin 2015, 17:24 | |
| "Ne s'accorde-t-on pas à reconnaître chez le passionné quelque refus de la condition humaine et de sa limitation, quelque désir de s'assimiler à l'infini et de se croire Dieu ? Tout ambitieux se perd par la démesure, et ne saurait borner ses désirs ; jamais le cupide n'est satisfait de ce qu'il possède, et Don Juan peut allonger toujours la liste de ses conquêtes sans parvenir à croire qu'il a trouvé l'amour. Renoncer à l'infini est pour l'homme difficile, et constitue pourtant la condition première d'une action conforme à notre pouvoir : l'accomplissement de notre tâche quotidienne et temporelle suppose l'abandon de l'éternité et, par là, il faut en convenir, une certaine acceptation du néant. Car il n'est de vie possible que si, une fois pour toutes, nous avons accepté la mort : il suffit de consulter notre conscience pour comprendre que, dans les conditions où nous sommes, une vie infinie ne serait plus une vie : sans désespoir et sans espoir, sans impatience ni crainte, elle ne saurait engendrer une action. Nous aurions, comme on dit, l'éternité devant nous, et l'on ne peut agir qu'en laissant derrière soi l'éternel, en se tournant vers le temps, en comprenant qu'il passe, et qu'il faut se hâter." Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, Plus généralement, le temps est le support implicite de toute pensée de la genèse et de l'origine, de l'histoire et de la destinée. I1 est cette pure inquiétude dont toutes les vies humaines sont imprégnées. C'est pourquoi toute évocation du temps est chargée d'angoisses, de spleens, de fantasmes, d'espérances. Il n'y a qu'à examiner notre volonté, obstinée mais utopique, de retrouver le paradis perdu, de faire renaître le phénix, de revenir en arrière (le mot nostalgie vient du grec nostos, qui signifie « retour ») ; il n'y a qu'à sentir notre désir farouche de nous réincarner, de tendre à l'immortalité ; il n'y a qu'à voir notre fol mais persistant espoir d'inventer la machine à remonter le temps, ou de découvrir le mouvement perpétuel. Tous ces désirs, qui sont peut-être les plus fonciers de notre être, ne sont-ils pas engendrés par le sentiment d'impuissance que nous éprouvons face à l'irréversibilité du temps ? La flèche du temps n'est-elle pas l'image mobile de l'immobile épée de Damoclès ? Il existe des manières efficaces d'échapper à cette angoisse. Nous pouvons par exemple pencher pour la stratégie de l'évitement et de l'esquive, comme nous y invite à sa manière Baudelaire, quelque part dans ses Petits Poèmes en prose : « Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut nous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Les plus sobres d'entre nous essaieront plutôt (ou aussi) de transcender cette angoisse en se fabriquant un bouclier contre la flèche pointue du temps. Ils feront des enfants ou des livres, créeront une œuvre immortelle, laisseront leur nom dans l'histoire, acquerront considération, notoriété et gloire, s'anesthésieront d'occupations multiples, recourront à la chirurgie esthétique, posséderont des choses qui ne s'usent pas (de la pierre ou des pierres). Ainsi croyons-nous oublier, dans l'illusion de durer, de faire face à notre destin de mortel. Mais la mort, en fin de compte, ne se laisse jamais berner. Avec elle, nul biais ne dure et aucun leurre n'aboutit jamais. L'esprit de clan ou d'équipe fournit une autre voie échappatoire provisoire. Le fait d'appartenir à une communauté, à une Eglise, à une nation donne en effet le sentiment d'être un élément passager d'un grand corps immortel. Le groupe survivant à la mort de chacun de ceux qui le composent, aucun de ses membres ne meurt tout à fait quand il meurt. Les membres sont autant de maillons temporaires pour une chaîne qui n'a pas d'âge. Toute communauté ancienne et stable offre ainsi l'immortalité par délégation, l'éternité à temps partiel en quelque sorte. Les rites, les pratiques, les commémorations, les anniversaires sont autant de tentatives qui vont dans ce sens : elles installent des cycles et des répétitions au sein du temps linéaire et fuyant. Mais de toutes les parades au temps destructeur, l'amour, ou plutôt l'Amour, reste la plus belle, la plus joyeuse et la plus tonique, même si elle n'est peut-être pas moins illusoire que les autres."Étienne Klein, Le temps |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 04 Juin 2015, 18:33 | |
| @ lct: pas de problème ! C'est le genre de chose qu'on entend dire (ou qu'éventuellement on lit) et qu'on répète volontiers, parce qu'elle mériterait d'être vraie (une citation d'Aristippe aurait en effet plus de sens ici qu'une citation d'Isaïe) ! ;) @ free: dans la série des "il faut", je replace (encore !) un de mes préférés: "il faut de tout pour faire un monde -- et pour le défaire !" (Lacenaire-Herrand in Prévert-Carné, Les enfants du paradis). A supposer qu'il "faille" jamais quoi que ce soit, ne "faudrait"-il pas aussi que tout (le reste) soit joué (vécu, ressenti, exprimé) -- en l'espèce, toutes les variétés et toutes les nuances d'espérance et de désespérance, et singulièrement, s'il y en a, celles qui manquent, qui font fau(l)te ou défau(l)t en un (mi-)lieu ou à un moment donné, ou bien parce qu'elles n'y auraient pas encore été jouées, ou parce qu'elles ne le seraient plus depuis si longtemps qu'on les y aurait oubliées ? C'est peut-être la supériorité du théâtre, tragique ou comique -- et, par là, de la "littérature" -- sur la philosophie, même quand celle-ci se veut théâtrale (comme dans les dialogues de Platon): la diversité des voix, des rôles, des discours, des actions, des opinions, des sentiments, des émotions, n'y est pas réductible à une seule "raison" commune, encore moins à la raison d'un seul qui aurait raison contre les autres, et qui en toute logique aurait aussi bien raison sans eux. Même quand une "conclusion" ou une "morale" paraît imposer en fin de compte une telle "raison", parce qu'elle a le "dernier mot", elle se trouve subvertie par ce qu'elle écarte et qui s'est cependant dit et inscrit comme elle, hors d'elle, sur la même scène ou dans le même livre. La seule nécessité, le seul impératif du théâtre et de la littérature, ce serait: il faut que tout se dise, et que tout se joue -- tout: non pas une totalité absolue et close qu'on (ne) pourrait jamais épuiser, mais autant qu'il s'en pourra et voudra dire et penser à partir d'une situation donnée. C'est aussi pourquoi une "Bible" qui donne la parole -- pour s'en tenir au thème de ce fil -- aux désespérances (Job, Qohéleth, les Lamentations, certains psaumes) comme aux espérances en tout genre (d'autres psaumes, les Prophètes, l'apocalyptique, Paul et le NT en général -- à l'exception peut-être des textes johanniques qui réussissent à tenir une sorte d' équilibre ironique des deux) sera toujours infiniment plus intéressante que sa réduction à un "catéchisme" ou à un "message" quelconque, monophonique et univoque. |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 17 Jan 2018, 13:11 | |
| " Si notre Dieu que nous servons peut nous délivrer, il nous délivrera de la fournaise ardente et de ta main, ô roi. Sinon, sache quand même, ô roi, que nous ne servirons pas tes dieux et que nous n'adorerons pas la statue d'or que tu as dressée." Dn 3,17-18 Shadrak, Méshak et Abed-Nego quirefusent de se prosterner devant la statue, même sous la pression de Nabuchodonosor, manifestent une certaine incertitude quant à l'issue de leur fidélité, ils ne sont pas sûr que Dieu puisse ou veuille les sauver et ils n'attendent pas une récompense particulière, ils offre à Dieu une fidélité inconditionnelle jusqu’à la mort, s'il le faut. En résumé, ces martyrs, disent qu' il est possible que Dieu ne soit pas capable de les sauver, mais cela ne serait pas suffisant pour saper leur fidélité. Leur attachement à Dieu est totalement gratuit. En ce qui concerne les "miracles", la dissonance la plus évidente entre ces récits d'"épreuves" et la dernière section "apocalyptique" du livre de Daniel, c'est que ces histoires (individuelles) finissent "miraculeusement" bien, sans que l'Histoire (tout court) finisse. Là où il y a martyre (comme c'est le cas sous Antiochos), par contre, il n'y a justement pas de miracle: rien ne vient sauver les suppliciés ni châtier leurs bourreaux in extremis; le jugement est désormais suspendu à la "fin du monde" et à la "résurrection"; c'est un super-miracle global, au terme de l'Histoire, qui viendrait compenser l'absence de miracles effectifs dans l'Histoire. Et pourtant cette perspective se nourrit de récits de miracles qui lui sont littéralement contraires -- pourvu qu'ils soient situés dans un lointain passé et non dans ce présent où il n'y a précisément pas de miracle (ce qui de surcroît s'explique: il n'y a plus de miracle parce que c'est le "temps de la fin", celui du super-miracle). En fait, malgré leur contradiction objective, les deux notions (miracle et martyre) communiquent tout naturellement au plan subjectif: telle Jeanne d'Arc passant de l'idée d'être sauvée de la mort à celle d'être sauvée par la mort. -- Le miracle, d'ailleurs, est-il jamais autre chose que la compensation, réelle ou narrative, de ce qui est ressenti, dans la réalité ordinaire, comme un "manque" ? https://etrechretien.1fr1.net/t1049p50-les-miracles-de-l-ancien-testament
Dernière édition par free le Mar 27 Juin 2023, 16:27, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 17 Jan 2018, 16:56 | |
| Pas grand-chose à ajouter, sinon (!) qu'on ne mesurera jamais assez l'abîme de ce "sinon" (hen lâ' en araméen, exactement "si non": s'il ne le fait pas, s'il ne le peut pas ?). Par ce seul mot (même s'il y en a deux) on bascule de la logique du "miracle" à celle du "martyre", mais on peut aussi bien basculer de la logique de la "puissance" (force, pouvoir, capacité, possibilité, etc.) à celle de la "gratuité". La logique apocalyptique de la "fin du monde" et du "super-miracle" en cache une autre, de sens contraire, plus profonde et plus durable, et qui lui survivra effectivement: même sans "Dieu" on restera fidèle à "Dieu". Par ce "sinon", un double abîme en cascade s'ouvre au détour d'un récit qui ne présupposait en soi aucun basculement, puisqu'il y a miracle et que tout finit bien. |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Lun 29 Mai 2023, 14:00 | |
| Me revient de très loin une expression "biblique" dont l'ambiguïté, dans sa traduction "littérale", m'avait marqué (peut-être parce qu'elle me rappelait une chanson comique très populaire dans mon enfance): "prisonniers de l'espérance" (et non: "du boulot"), (deutéro-)Zacharie 9,12. Deux mots en hébreu ( 'syry h-tqwh; le premier est déjà au v. précédent), que leur contexte passablement obscur et probablement très abîmé n'éclaire guère (la Septante lit "prisonniers du rassemblement", desmioi tès sunagôgès, d"où "synagogue"). Son sens est habituellement compris en bonne part, "prisonniers qui espèrent", mais son ambivalence formelle, qui sonne assez "poétique" quand elle est calquée en français, rejoindrait celle du mythe de Pandore: l'espérance qui reste aux humains même dans les pires circonstances, est-ce un bien ou le mal suprême, ce qui plus que tout autre chose les tient captifs, prisonniers, asservis leur vie durant jusqu'au dernier souffle inclus ? Ce que dit l'épître aux Hébreux (2,15) de la peur de la mort vaudrait tout autant pour l'espérance coextensive à l'existence (tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir), qui attend toujours quelque chose d'une " suite" ou d'une " fin". Comme il m'est arrivé de le suggérer, l'inscription que Dante place à l'entrée de son enfer ( lasciate ogni speranza, voi ch'entrate: laissez toute espérance, vous qui entrez) viderait au moins en partie celui-ci de son caractère infernal, à défaut de le transformer en paradis... J'aurais pu mettre ça dans "Un jour, un verset", mais plutôt qu'un commentaire de texte cette formule, délibérément isolée et prise dans le sens le moins vraisemblable de son ambiguïté (néanmoins réelle), se raccrocherait aisément au type de réflexion déjà engagée depuis longtemps dans ce fil: la "foi en Dieu", la "foi" ou "Dieu", ce peut sans doute être une "espérance", (comme) d'une "suite" ou d'une "fin" (heureuse) conçues comme futures, mais ce pourrait être aussi tout autre chose. D'autant que ce qu'on espère appartient souvent au passé, comme un "retour" du ou au passé -- y compris dans ce contexte-ci, pour peu qu'il se laisse deviner: "retournez ( šwb) à la forteresse", selon le texte massorétique -- mais la Septante diverge ici aussi, lisant apparemment une autre racine voisine en hébreu pour traduire "restez (assis) dans la forteresse"; la "forteresse" ("retraite" ?) sur laquelle les deux textes paraissent s'accorder étant elle-même très incertaine (cf. BHS ad loc. entre autres conjectures). On pourrait encore rapprocher cela du Psaume 90, sur le rapport paradoxal au "temps" d'un "dieu" aussi nommé "demeure" ou "forteresse". Et du fameux fragment (18 ) d'Héraclite (d'après Clément d'Alexandrie, Stromates) que nous avons souvent cité, mais pas dans ce fil-ci: ἐὰν μὴ ἔλπηται, ἀνέλπιστον οὐκ ἐξευρήσει, ἀνεξερεύνητον ἐὸν καὶ ἄπορον: si l'on n'espère, on ne trouvera pas l'inespéré, introuvable et inaccessible ( aporon, d'où "aporie"). L'inespéré pour les dés-espérés qui, comme chez Brel, seraient justement "ceux qui ont espéré" ? |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 31 Mai 2023, 14:32 | |
| La philosophie de l’espérance à l’épreuve de l’effectivité
2 Je partirai d’une double référence en associant délibérément, et sans aucune précaution, le Talmud et Héraclite. Le Talmud d’abord : « Le Messie fils de David ne viendra qu’au moment où on aura désespéré de sa venue1. » Et Héraclite, le fameux Fragment 18 : « S’il n’espère pas l’inespérable, il ne le découvrira pas, étant inexplorable et sans voie d’accès » (traduction Conche) ou, dans la traduction Dumont : « Si tu n’espères pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. Il est dur à trouver et inaccessible » (ean mè elpètai, anelpiston ouk exeurèsei)2. Sagesse apparemment peu grecque, et peu « philosophique », que celle du Fragment 18, mais Héraclite, on le sait, représente un carrefour où tout est encore possible, y compris l’impossibilité de la philosophie stricto sensu.
3 Que nous disent ensemble ces deux maximes ? Que l’espoir, pour être entendu avec quelque rigueur, ne se peut qu’à condition d’espérer l’inespérable ou l’inespéré. Autrement, il n’a guère de sens, pas plus que le pardon du pardonnable selon Derrida par exemple. Comme dit encore Atalide, dans le Bajazet de Racine (acte I, scène iv), pour signifier à la fois qu’elle est perdue, au sens classique, et que c’est à ce bord de l’abîme qu’une espérance peut venir : « Mon unique espérance est dans mon désespoir. » Ce qui est à chaque fois pointé dans ces références éparses auxquelles il faudrait évidemment ajouter l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains : espérer « contre toute espérance » (Rm 4, 18), et ce que manque la tradition stoïcienne-spinozienne, sur laquelle je vais revenir, c’est l’incommensurabilité foncière de l’espérance et de ses représentations objectivées. Cet écart et cette disproportion forment de fait la condition de possibilité de l’espérance, ils interdisent de considérer l’espoir comme espoir d’une « chose », d’un objet prédonné, c’est-à-dire d’un « en-soi », comme fait Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, en en réduisant d’emblée l’envergure.
6 Le désespoir ou l’inespéré ou l’inespérable, anelpiston, signifie en revanche et avant tout le passage du temps où se défait la visée d’un attendu substantiel, où se distend l’intentionnalité persévérante, où se fissurent le conatus autant que le bien toujours déjà-là, où quelque chose de Spinoza et quelque chose de Hegel viennent donc à échouer.
7 Ce passage du temps, soit cette temporalisation du temps, me semble former le tissu le plus continu de l’espoir, mouvant peut-être, mais très résistant. Je voudrais essayer d’en décliner les attendus sous trois aspects : la nostalgie du bien ; le tragique de la finitude ; la quête du bonheur. Tous trois s’appuient sur le préalable selon lequel l’espoir n’espère que l’inespéré ou, pour dire autrement, sur fond d’un désespoir enduré jusqu’à l’épuisement6, lequel pourrait bien s’égaler à un « surabonder dans l’espérance » dont Paul attribue la capacité à « l’esprit saint » (Rm 4, 18). Se marque ici une différence très importante de l’espoir tel que nous entendons le thématiser avec l’espoir raisonné du progressiste, l’espoir sécularisé en confiance en l’avenir. Ernst Bloch distingue très clairement entre Zuversicht, qui nomme cette espérance confiante dans les « lendemains qui chantent », et Hoffnung, cette espérance dont il s’agirait de déceler concrètement le principe actif. Je remarque que ce type d’espoir-confiance, la Zuversicht, porte une Sicht, comme dans l’Ansicht de Hegel, c’est-à-dire une vue, la vue et la visée d’une fin, toutes choses qui n’ont rien à voir avec l’espérer l’inespérable, avec un espoir qui ne voit pas ce qu’il espère et qui espère quand même, « contre toute espérance » et contre toute vision, contre toute spéculation, selon une cécité qui tient à la temporalité elle-même, à son existentialité et à son historialité propres. S’il faut donner acte à Nietzsche de ce que l’espérance est « le pire des maux », parce qu’elle prolonge le tourment des hommes par la consolation dispensée par la « boîte à bonheur », il faut ajouter que c’est la Zuversicht seule, celle du dernier homme, qui relève de cette salutaire mise en pièces. Espérer l’inespéré excède en revanche toute consolation et se porte bien au-delà du « bonheur » de mouches des consolés.
La nostalgie du bien
Le tragique de la finitude
La quête du bonheur
https://journals.openedition.org/rsr/7503
Dernière édition par free le Mer 31 Mai 2023, 16:23, édité 1 fois |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 31 Mai 2023, 16:07 | |
| Merci pour ce texte excellent, qui mérite une lecture patiente, ou espérante... Il rejoindrait aussi ce fil récent.Une chose qui m'y paraît impensée, ou insuffisamment pensée -- mais peut-être n'est-elle pas vraiment pensable, car elle questionnerait le jeu même d'une pensée fondée sur le langage et la représentation -- c'est que le "sujet" de l'"espérance" ou de l'"espérer" (comme d'ailleurs de n'importe quel verbe d'action, de passion ou d'état) est aussi essentiellement temporel que la notion (substantif ou verbe) à laquelle il se rapporte. C'est celui qui, selon la formule le plus souvent prêtée (encore) à Héraclite, ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, parce qu'il est et n'est pas le même, semblable au fleuve sous ce rapport. Pour le dire plus simplement, voire trivialement: le poids de l'espérance, du désir et de la crainte, de la "quête du bonheur" ou du souci d'éviter le malheur, n'est pas le même chez un enfant ou un vieillard; pas non plus, mais en proportion à peu près inverse, celui de la "nostalgie" ou du "tragique de la finitude"; et -- mutatis quantis mutandis -- cela vaudrait peut-être aussi pour les "âges" des collectivités ou des communautés, des peuples, des nations, des cultures, des langues, des civilisations, des religions, rapportés à leurs histoires réelles et/ou imaginaires. Tout simplement selon la quantité relative d'"avenir" et de "passé" que l'on a ou croit avoir, laquelle dépend aussi de ses relations, avec de plus vieux ou de plus jeunes que soi, des morts ou des vivants, ceux qui ne sont pas encore nés et peut-être ne naîtront jamais, ou ce qui n'aura jamais "existé": histoire et mémoire d'une part, anticipation ou imagination d'autre part... Je repense toujours, à ce sujet, aux interpellations de la Première de Jean, qui différencie les "enfants", les "jeunes gens" et les "pères" (2,12ss): une "espérance" (non plus) ne peut pas avoir le même sens (y compris "directionnel" dans sa métonymie spatio-temporelle, "vers" l'avenir ou le passé) en même temps et pour tout le monde, parce que le "temps" même ne présente pas à tous et toujours le même " aspect". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 01 Juin 2023, 10:37 | |
| 42 Je voudrais tenter pour finir, sans me prononcer sur ces postures, de me déporter et d’aborder un système schématique où les structures notionnelles sont différentes, en raison des objets de l’espérer et de leur double positionnement dans le temps, un donné et le devenir d’un donné. Je voudrais donc mentionner que, en christianisme, l’espérance, « Elpis » n’est pas un mot du corpus évangélique ; et qu’en revanche l’acte — le verbe qui va donc demander un sujet et des prédicats — « Elpizein » — l’est (Mt 12.21 ; Luc 6.34 ; 23.8 ; 24.21). Je retiens juste pour notre réflexion ce que je crois être l’occurrence la plus significative : en Jn 5.45 Jésus dit : « Ne pensez pas que je vous accuserai devant mon Père. C’est Moïse qui vous accusera, lui en qui vous avez espéré. »
43 Que voyons-nous dans cette écriture ? On voit en réalité que l’accusation — certes différée — porte étrangement sur l’antériorité de l’objet d’espérance, et que c’est donc la non-espérance dans l’antériorité de l’objet que fut Moïse qui est à l’origine de ce scandale, mais qui sera celui de la fin, comme si l’eschatologique se rejouait devant le protologique, le Christ expliquant lui-même cette situation de médiation qui est la sienne, et plaidant sans doute pour une compréhension d’une structure temporelle évoquée sous l’apparence d’une donation antérieure des figures allant se révélant et se manifestant.
44 Puisque j’évoque ici ce que je pense être un système théorétique et cognitif très spécifique, à savoir le corps des Ecritures du second Testament, je ne crois pas nécessaire de rappeler qu’il y a là une triade « Elpis », « Pistis » et « Agape » (I Cor 13, 13) — même si nous allons en voir les terribles conséquences ; je ne rappelle pas non plus que le « µένειν (menein) » est le verbe qui les caractérise. Bien sûr, la citation fondatrice est sans doute celle de la I Tm 1,1, où Paul associe, dans une salutation oratoire, Jésus et l’espérance, en ayant cependant fait précéder le syntagme de l’affirmation que Dieu est sauveur. On comprend alors qu’en Rom 8,24, après avoir évoqué les gémissements, l’adoption et la délivrance du corps, Paul affirme :
En effet, nous avons été sauvés en espérance. Mais l’espérance constatée/vue (« blepein », voir) n’est pas l’espérance ; ce que l’on constate/voit, comment l’espérer encore ? Si ce que nous ne constatons/voyons pas nous l’espérons, c’est que nous l’attendons (« apekdexestai ») avec patience (« upomonè »).
45 Mais Paul indique aussi à Tite (2.13) qu’en raison de l’épiphanie de la grâce de la sotériologie universelle, il faut vivre — avec justice, piété et prudence — dans le maintenant (« nun »), « en attendant (« prosedokao ») la bienheureuse espérance (« makarian elpida ») et l’épiphanie de la gloire (« doxa ») du grand dieu. » (déclaration similaire en Col. 1,27).
46 Il est donc typique que, dans ce cas de corpus, comme par exemple en Phil I, 20, Paul entend faire se conjoindre l’« apokaradoxia », comme attente, et l’espérance comme « elpis ». On comprend sans doute pourquoi Michel Henry, sur un plan d’immanence, commentant le « gémissement de la création », cette expression de l’affect typiquement liée à l’espérance chez Paul, rappelle certes que « la création est différente de la génération », celle-ci touchant les « ego vivants en tant que Fils ». Ainsi, pour M. Henry, « la création est suspendue à l’homme et attend de lui son salut, en tant que l’homme est Fils et que dans la révélation de sa condition lui advient son salut, et ainsi celui du monde en lui, pour autant que le monde lui-même a son essence dans la sensibilité, i. e. la vie. » Notez donc qu’il nuance le schéma : c’est l’être filial qui confère le salut, mais à la création ; le salut de l’homme étant sa filiation, ce qui explique sans doute que M. Henry fait se conjoindre le messianique et l’apocalyptique. Dans cette mesure, pour Henry, « la vraie réduction transcendantale vient de la définition de l’homme comme Fils, c’est-à-dire à partir de la Vie (transcendantale) », si bien que la compréhension de l’homme « en tant que Fils de Dieu » bouleverse tous les acquis et les efforts de la philosophie occidentale, qui reste pour lui une « pensée de l’homme mondain sur lui-même ».
47 Mais, évoquant ces Écritures, ne suis-je pas en train de les désacraliser, ou de me lover en une posture ir-rationnelle ? Je tiens, en réalité, à la non-univocité de la raison qui est capable de l’affirmation et de la négation de Dieu ; si je « tiens » à cela, je peux aussi parfaitement accepter la posture du « Et si deus non daretur », sous sa modalité négative comme aussi, mais sous sa modalité positive (qui était d’ailleurs celle de J. Ladrière) celle du « si Dieu existe ». Je peux aussi parfaitement entendre que l’athéisme est une solution, soit dans sa forme grecque : il existe et j’en suis privé ; soit dans sa forme radicale, où le privatif se fait le négatif. Je peux aussi entendre que la raison humaine, dans sa splendeur la plus absolue, aurait inventé, voire créé les dieux, même s’il fallait alors suivre les exigences des Lumières, et tenir que, dans et singulièrement en raison de sa structure hénologique et eschatologique, la raison crée le monothéisme. Enfin, je suis également prêt à recevoir les leçons des mystiques naturalistes, ou des mystiques dites « sauvages », celles de ceux qui, se baignant en Méditerranée, ont l’impression de se glisser dans le Grand Tout ; ou celle de ceux qui, prenant un arbre dans leurs bras, disent entrer en communion avec la terre ou la nature.
https://books.openedition.org/pucl/2241?lang=fr |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 01 Juin 2023, 13:39 | |
| Encore un article extrêmement riche, qui demanderait une lecture très attentive (je me répète, mais c'est à cause de la qualité de tes apports), et sans doute des explications supplémentaires de ce qui peut paraître obscur à un lecteur peu familier des textes philosophiques -- donc, d'abord, des questions. Dans cette limite, l'exposé me semble cependant aussi clair que possible et pour ma part il m'apprend beaucoup, notamment sur la pensée de J. Ladrière que je ne connaissais pas du tout; elle me rappelle un peu Whitehead et la théologie du "process" (J. Cobb etc.), en moins naïf que celle-ci et en plus accessible que celui-là. Elle touche en tout cas aux problèmes ou aux apories les plus "essentiels" de toute "pensée", c'est pourquoi je me permets d'y insister.
Sur la partie que tu cites et qui est la plus "biblique", mais pas forcément la plus importante, quelques remarques:
- Jean 5,45 est l'unique occurrence d'elpizô (= espérer) dans le quatrième évangile, et elle est en mauvaise part: vous avez espéré (parfait, qu'on pourrait surtraduire: vous avez mis votre espérance, une fois pour toutes) en Moïse, et c'est lui qui vous condamne. Le substantif elpis (espoir ou espérance, peu importe) n'apparaît que dans la Première épître (dite) de Jean, 3,3, dans un contexte qui mérite lui aussi d'être relu (ce qui est espéré ou attendu n'est que la manifestation d'un "présent", au double sens français de "maintenant" et de "don") -- le verbe revient par ailleurs dans des contextes épistolaires plus anodins, 2 Jean 12; 3 Jean 14.
- Le paradoxe temporel constitutif du "christianisme" -- non pas d'un "christianisme originel" qui n'a jamais existé en tant que tel, qui n'a jamais été "le" christianisme, une (seule) "chose", tout au plus une nébuleuse de mouvements disparates qui ne peuvent être appelés "proto-christianismes" que rétrospectivement, du point de vue d'un "christianisme" ultérieur qui, lui, s'identifie et se reconnaît comme tel, soit à peu près "la grande Eglise" de la fin du Ier siècle et du IIe -- ce serait justement d'avoir son espérance dans son passé (au moins mythique et légendaire, sinon "historique"): celui qui vient est déjà venu, et pourtant il vient toujours. Dans le NT ce paradoxe joue déjà un peu partout, mais il ne s'exprime sans doute nulle part aussi bien que dans les textes "johanniques".
Or cela rejoindrait bien ce que je suggérais précédemment, un retournement de l'"espérance", lui-même à entendre en plus d'un sens. Car d'une part -- il faut lire aussi la fin de l'article -- le "propre" de l'espérance, n'importe laquelle, est de viser dans sa "réalisation" sa propre annulation: on n'espère jamais rien d'autre que la fin de l'espérance, du moins de n'avoir plus à espérer ce qu'on espère maintenant. Et on n'aura jamais espéré que ce dont on avait une certaine intuition, notion ou expérience, fût-ce sans le savoir, soit le "retour" ce qui avait été donné, et perdu, autrement dit: du "passé". Les ressorts de l'anamnèse platonicienne ou de l'éternel retour nietzschéen, si différents qu'en soient les concepts, ne me semblent pas foncièrement autres. |
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Ven 02 Juin 2023, 11:00 | |
| Penser l’espérance. Le poids des mots
La foi et l’espérance comme régime de vie
53 « Rappelez-vous les premiers jours, où après avoir été illuminés, vous avez soutenu un grand assaut de souffrances, tantôt exposés publiquement, tantôt vous rendant solidaires de ceux qui le sont... Vous avez accepté avec joie la spoliation des vos biens, sachant que vous aviez un bien meilleur et stable » (ch. 10, 32 sv.).
54 « Vous avez reçu un bien meilleur et stable » : uparxin : ce que quelqu’un possède, richesse, bien, substantia. Le mot uparxin évoque des biens familiers, non pas la richesse au sens français, mais bona au sens latin.
55 Le mot peut surprendre, mais il fait comprendre que l’existence chrétienne est une existence fondée, un peu comme l’est une république, ou une maison de commerce. La foi est l’expérience d’un bien reçu. Je prends distance ici des accents unilatéraux déposés dans notre intelligence de la foi par Pascal (le pari) ou par Kierkegaard (le doute dans la foi), accentuations provoquées par la mise en question de la foi au XVIIe siècle (les libertins) ou au XIXe siècle (l’idéalisme allemand). Dans la culture actuelle, la foi de Pascal et la foi de Kierkegaard demeurent les références majeures pour les incroyants comme pour les croyants, même quand on y adhère pas. Face à ces accentuations subjectives ou personnalistes de la foi, liées aux circonstances modernes, le texte d’Hébreux nous oriente vers l’expérience d’un bien possédé, comme si quelque chose avait été déposé en nous, provoquant un contentement, une joie : « Après avoir goûté la belle parole de Dieu et les forces du monde à venir » est-il dit un peu plus haut, en 6, 5.
56 La foi consiste en un avant-goût, (praegustatum, praelibatio, selon le vocabulaire affectionné de Thomas d’Aquin) qui comporte une jouissance ou une pré-jouissance (fruitio), et suppose le désir. Elle est aussi une expérience sociale commune (l’auteur de la lettre aux Hébreux s’adresse à plusieurs interlocuteurs). L’expérience des forces du monde à venir, ou des biens du monde à venir, comme l’était celle des dunamei, des miracles dans les évangiles, ne peut sans dommage être privée de fruitio et de joie, termes devenus difficiles à dire dans notre culture. Le christianisme contemporain n’est pas nécessairement ni caricaturalement voué à l’angoisse, au trouble.
III. Retour à l’anthropologie : langage de l’espoir et civilisation
86Penser l’espérance. Je cherche à le faire dans le cadre de l’expérience des premiers chrétiens. Je commente les Ecritures, sans exclure de m’inspirer d’un grand penseur, car les théologiens ont pensé l’espérance en liaison avec une anthropologie. Augustin et Thomas fondent leurs expositions de la foi, de l’espérance et de la charité sur une anthropologie du désir et leurs analyses font jouer, entrelacent le désir humain avec le rôle des forces théologales implantées en nous. Malgré les différences entre ces deux penseurs, il est frappant que l’un et l’autre proposent une représentation du désir humain et de ses polarités. Le désir se transforme par la foi et l’espérance sans se dénaturer. La pensée chrétienne comporte un second moment, anthropologique. La vérité du désir humain doit être établie et prise en compte sous peine de fausser tout l’édifice religieux. Ces penseurs produisent une contribution à l’anthropologie. Les hommes, dit-on, n’osent plus espérer. Pour espérer, selon Thomas et Augustin, il faut désirer (le désir est sain) et on n’espère que des choses difficiles à obtenir. A l’espérance Thomas articule le don et la vertu de force, aujourd’hui singulièrement méconnue (la liaison est déjà aristotélicienne, mais non honteuse pour autant !).
87Pour Hannah Arendt la foi et l’espérance, méconnues par les Grecs, comptent parmi les conditions de l’action. De ce que nous disons de l’espérance, une anthropologie, une philosophie peuvent se nourrir en des domaines autres que celui de la religion. Ce qui a été pris au vocabulaire des hommes est rendu au langage commun. Il convient de savoir tirer les implications politiques et culturelles de données qui ont été promues, mais qui ne sont pas apparues dans le champ religieux. Des politiques diront en quoi ces vues permettent des vues à long terme, des éducations d’enfant par exemple. Pistis, elpis, agapé, mots de peu dans le vocabulaire grec classique, sont promus par l’expérience chrétienne et rendus au monde commun.
https://books.openedition.org/pusl/17463?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Ven 02 Juin 2023, 12:21 | |
| Texte intéressant, autant à cause qu'en dépit de sa date: 1994, dans les turbulences consécutives au démantèlement du bloc soviétique, la théologie n'était plus "à la remorque des idéologies" mais de la débâcle des idéologies -- première référence à Fukuyama, la "fin de l'histoire", tout un programme. Trente ans plus tard, nous avons aussi survécu à cette "fin"-là et nous n'en sommes pas plus avancés, sinon par une certaine distance à l'égard de ce moment paradoxal, variété superficielle et éphémère d'un enthousiasme du désespoir qui laissait tout espérer, surtout à une idéologie néo-libérale qui pouvait passer pour une absence d'idéologie ou le contraire d'une idéologie, comme si cela avait le moindre sens... En Hébreux 10,34 les "biens" (ceux qui ont été spoliés et celui qui demeure) traduisent deux termes apparentés, huparkhonta et huparxis, respectivement participe substantivé neutre pluriel et substantif féminin singulier du même verbe huparkhô, lui-même apparenté à arkhè, commencement-commandement, mais dont l'usage courant est extrêmement général et vague: tout ce qui est là, disponible, utilisable, à portée de main (ça rappellera Heidegger), "donné" si l'on veut mais sans référence à un "don" quelconque, d'où biens, possessions, propriété, fonds, capital, ressources, etc. On pourrait forcer la différence entre les deux termes (que distinguent déjà le nombre, pluriel puis singulier, et le genre, neutre puis féminin) en insistant sur une possible nuance active du second (les choses possédées vs. l'"être", être-disponible etc., sous-jacent à la possession, à l'usage, à la jouissance, etc.), mais ce n'est à mon avis ni judicieux ni utile. De toute façon, dans la perspective (médio-)platonicienne de l'épître aux Hébreux le seul "bien" qui vaille est l'éternel, à la fois présent ("aujourd'hui"), passé (puisqu'on se le rappelle, encore un thème platonicien, l'anamnèse) et futur (à venir, comme horizon ultime et définitif) -- ce dernier aspect de l'éternel laissant une place à l'"espérance" (cf. 3,6; 6,11.18s; 7,19; 10,23; 11,1; je ne m'étends pas davantage là-dessus parce que nous avons déjà consacré de longues discussions à l'épître aux Hébreux). Sur les "vertus théologales" et 1 Corinthiens 13, voir aussi ici. Quant à la valorisation du "désir", naturellement sous-jacent à la "foi", à l'"espérance" et à l'"amour", mais aussi connexe d'une foule d'autres thèmes philosophiques et psychologiques classiques (passion, crainte, volonté, décision, et plus fondamentalement temporalité), la théologie moderne me semble toujours "à la remorque", mais d'une lignée plus longue ou d'un réseau plus vaste (Lacan, Freud, Nietzsche, Spinoza, etc.). Puisque j'ai un oeil sur Platon en ce moment j'en profite pour rappeler que chez lui il y a une distinction entre thumos et epithumia (ce dernier terme étant aussi important dans le NT, où il est traduit tantôt par "désir", tantôt par "convoitise" dans les bibles traditionnelles, selon qu'il paraît bon ou mauvais; à mon avis il vaut mieux le traduire uniformément par "désir", cf. exemplairement Romains 7 qui dit quelque chose de bien pus significatif dans la rhétorique de l'épître avec "désir" qu'avec "convoitise"): désir "fort" et "faible", pour le dire vite, liés respectivement aux vertus contradictoires que sont l' andreia (courage "viril", de anèr, andros = "homme, mâle", au risque de "passions" violentes et destructrices comme la colère) et la sophrôsunè (tempérance, prudence, modération, jamais bien loin de la faiblesse ou de la lâcheté). L'intellect ( noûs) ou instance supérieure et dirigeante de l'âme ( psukhè, qui comprendrait les trois, mais ça peut varier d'un texte à l'autre) étant supposé équilibrer ces deux types de "désir" antagonistes et arbitrer entre eux (c'est la "justice" de la République, dans l'"âme" individuelle comme dans la "cité" idéale) -- comme un roi, un juge, un pilote de navire, un conducteur de char, un médecin dans l'usage du pharmakon, remède-poison, un tisseur ou un bâtisseur, un musicien: ce ne sont pas les métaphores platoniciennes qui manquent, toujours "techniques" au sens du "savoir-faire" des "arts et métiers", d'une tekhnè qui consiste invariablement à combiner des "contraires", selon toute sorte d'oppositions ou d'antagonismes (soit ce qui reste d'Héraclite chez Platon)... Au passage on retrouve déjà là les images pauliniennes du "corps" différencié et solidaire, que l'on rattache habituellement à la tradition romaine (Menenius Agrippa) mais qui sont aussi bien dans La République ( politeia) de Platon. La "psychologie biblique" est généralement moins nette dans sa distinction des "parties" ou "instances", bien que les usages de l'" âme" et du " coeur" se recoupent largement d'une langue et d'un corpus à l'autre. Pour revenir à mon idée de "retournement" (de l'espérance ou de la crainte tournés vers l'avenir en contemplation du passé, que celle-ci prenne la forme de la nostalgie, du soulagement, du contentement, de la satisfaction ou du dégoût, du regret, du remords, du repentir, autant de variantes du mémoriel ou de l'historial), je dirais (cela devrait beaucoup à Derrida, entre autres) que le "désir" trouve son revers dans la "trace". Je récite ces vers de Machado qui m'ont accompagné depuis l'adolescence, grâce à Paco Ibañez et à un excellent prof d'espagnol: - Citation :
- Caminante, son tus huellas
el camino y nada más; Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Al andar se hace el camino, y al volver la vista atrás se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar. Caminante no hay camino sino estelas en la mar. Soit: "Toi qui chemines, le chemin ce sont tes traces et rien d'autre; Toi qui chemines, il n'y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant, et c'est en se retournant qu'on voit le sentier qu'on ne foulera plus jamais. Toi qui chemines, il n'y a pas de chemin, que des sillages sur la mer." Mais le jeu du désir et de la trace est plus complexe, car toujours le désir aura suivi des traces antérieures tout en les transformant, pour que les suivent et les transforment à leur tour d'autres désirs, ou d'autres avatars du même désir: à ce jeu-là tout "sujet" se perd, et se retrouve. |
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 07 Juin 2023, 13:01 | |
| Entre inquiétude et espérance
Le sentiment tragique de la vie n’est pourtant pas qu’une porte ouverte au désespoir sans recours. On ne peut, en effet, passer sous silence cette énergie qui traverse toute vie d’homme et que l’on a nommé tantôt espoir, tantôt espérance. La sagesse ordinaire ne cesse de répéter à chacun que c’est l’espoir qui fait vivre : c’est lui qui maintient l’intensité de la vie en ouverture sur des possibles différents. Le temps présent peut être douloureux, mais l’espoir maintient, pour celui qui souffre, la possibilité d’autres jours, ou un temps à venir, différent et, peut-être, meilleur. Parler d’espoir ou d’espérance, c’est parler le langage d’une existence qui ne se résigne pas à n’être que ce qu’elle est dans ce moment de sa vie.
Quelle preuve donner pour garantir que cet espoir n’est pas pure et simple illusion de la créature souffrante ? Platon affirme que la croyance en l’immortalité de l’âme est un risque à courir. Il s’agit d’une croyance sans preuve, mais un tel risque est beau car il est celui de l’espérance. Pascal invite, lui aussi, au pari de la foi en l’existence de Dieu. Le risque ou le pari sont les enjeux d’une existence qui ne renonce pas à son espérance d’un sens de la vie, envers et contre tout. Sans preuve, donc. Mais, tout ce qui se vit dans l’existence ne peut se prouver.
Ce qui donne à la vie son assurance, au fil du quotidien, échappe à la preuve. Qu’en seraient-il autrement de la confiance qui ouvre un espace de paix entre l’homme et son semblable, et de l’amour qui rend possible une rencontre effective entre deux êtres ? Quelle preuve donner de la confiance que l’amitié ou l’amour accordent en délivrant chacun de la douleur de sa solitude ? Aucune, sinon cette confiance même.
L’esprit tragique est toujours inassuré. Pourtant, il ne renonce pas à cheminer dans la vie, alors même qu’il a, comme le psalmiste, le sentiment de traverser un ravin d’ombre et de mort. Ou bien, selon le mot de Hölderlin à propos de Sophocle, contraint à « l’entendement de l’homme dans sa marche sous l’impensable ». L’esprit tragique est cela même, cette tension à la limite du supportable, entre inquiétude et espérance. C’est la condition d’une existence dans son cheminement ordinaire, soumise à l’épreuve de l’énigme de la condition humaine et prenant la mesure de la gravité du vivre humain.
https://www.cairn.info/revue-etudes-2009-12-page-651.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 07 Juin 2023, 15:01 | |
| Soit dit en passant, le jeu de mots (paronomase) d'Eschyle ( Agamemnon) qui sert d'exergue à cet article, longue suite de citations pas toujours référencées, est exactement celui qu'on retrouve dans l'épître aux Hébreux, 5,8: emathen aph'ôn epathen, il a appris par ce qu'il a souffert: comme dirait Heidegger, c'est la langue qui parle plu(s)tôt qu'un quelconque "auteur". Le "tragique" grec (dont il ne faut pas oublier le revers ou le double "comique", qui le suit comme l'ombre de son ombre) expose de façon inédite, sur la scène du "théâtre" (spectacle, représentation, contemplation, theôria), le thème du "destin" ou de la "fatalité", du point de vue du "héros" ou du protagoniste et des autres (le choeur, les spectateurs); pourtant ce thème vient de plus loin, en Grèce (mythologie, épopée, poésie, Homère, Hésiode, etc.) comme ailleurs (littérature du Proche Orient ancien, Gilgamesh et bien d'autres). Et plus le "destin" se vide de sa substance, de la philosophie ancienne à la modernité rationnelle et scientifique en passant par le christianisme, le judaïsme ou l'islam, plus sa nécessité "subjective" se confirme: ce "destin" qui ne joue plus aucun rôle crédible dans une explication "objective" de quoi que ce soit est à peu près la seule notion qui corresponde à un "point de vue" situé, subjectif par définition, que celui-ci soit individuel ou collectif. Ce qui m'arrive, ce qui nous arrive, quand même c'est le résultat évident de nos actes, de nos décisions, de ceux d'autrui ou d'un concours circonstances, cela ne se laisse finalement penser et assumer que comme un "destin" (qu'on peut appeler chance ou malchance, bénédiction ou malédiction, providence, vocation, volonté divine ou hasard etc., sans que ça y change grand-chose): "illusion perspectiviste" comme dirait Nietzsche, "incontournable" néanmoins pour tout "sujet". Cf. Diderot, Jacques le fataliste et son maître, et ici. Mais je n'ai pas du tout l'impression que pour la philosophie antique, si diverse soit-elle dans l'interprétation du "destin" (de la rationalité du logos stoïcien à l'irrationalité atomiste ou épicurienne p. ex.), l'"espérance" soit opposable à celui-ci, comme arme offensive ou défensive, remède ou antidote. L'espérance, comblée ou déçue, joue assurément un rôle dans la réalisation du bonheur comme du malheur, mais au bout du compte elle est toujours rattrapée par une "réalité" qui ne peut se lire rétrospectivement que comme "destin" (etc.): ce qui arrive arrive, et autres tautologies. Encore les " aspects" du temps, "inaccompli / accompli", que les langues dites "sémitiques" expriment peut-être mieux, tout en les conceptualisant moins bien que lesdites "indo-européennes". Dans l'"inaccompli" tout joue son rôle, foi, espérance, amour, désir, crainte, et se volatilise dans l'"accompli" où tout est joué -- comme avant, pendant et après le match. |
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 08 Juin 2023, 11:05 | |
| L'illusion : aliénation ou chemin vers l'espérance ?
L’illusion créative
A l’épreuve de la réalité, dans le temps peut se développer la créativité primaire de l’enfant. Celle-ci se constitue peu à peu à l’aide des enveloppes protectrices offertes par l’entourage : jeux, chansons, histoires, contes, accession à l’art, ouverture à la parole de l’autre et de soi-même. « L’enfant vit dans deux mondes, celui que nous partageons avec lui et son propre monde imaginaire ». Confronté au problème de la relation entre ce qui est objectivement perçu et ce qui est subjectivement vécu, l’enfant ne peut résoudre sainement ce problème qu’en pénétrant dans l’aire intermédiaire c’est-à-dire « une aire allouée à l’enfant qui se situe entre la créativité primaire et la perception objective basée sur l’épreuve de la réalité ».
C’est l’aire du jeu où tout n’est qu’illusion et tout est si vrai !
Jean traîne un morceau de bois au bout d’une ficelle, « c’est mon canard » affirme-t-il. Et voilà qu’un adulte de son entourage ose lui rappeler qu’il s’agit d’un morceau de bois. « Je le sais bien dit Jean en colère, mais je ne veux pas qu’on me le dise ! »
Jean n’est pas un halluciné, c’est un enfant qui vit son illusion, un enfant qui joue et qui croit en son jeu. Rappelons l’étymologie évoquée du mot illusion : le latin illusio venant de ludere c’est-à-dire jouer. Ce n’est pas « pour de vrai » mais ce n’est pas du faux ! N’est ce pas là aussi le paradoxe du comédien ?
Aline est une jeune trisomique qui supporte difficilement toute séparation. Pendant que je la reçois elle a tout de même accepté que sa mère puisse aller faire une course.
Elle fabrique des petites boules de pâte à modeler qu’elle envoie vers moi. Je les renvoie vers elle. Au bout d’un certain temps de ce « fort da » mis en scène, Aline passe à la parole et dit : « Maman est partie » en lançant une boule et je peux répondre : « elle va revenir ». Aline rit, puis abandonne ce jeu et passe à autre chose investissant d’autre matériel, d’autres jeux. Elle a fait sa part à l’illusion, accepté la réalité de la séparation et commencé à investir l’espace de créativité que lui offre ce temps avec sa thérapeute.
Dans le fort da, l’illusion soutient l’espérance du retour de l’objet.
L’élargissement de l’aire intermédiaire d’expérience en continuité avec l’objet transitionnel et le jeu de l’enfant, introduit la culture, le plaisir des arts, la joie devant la beauté d’un paysage, tout ce qui faisait dire à Chanteclerc dans la pièce d’Edmond Rostand « O ! soleil ! toi sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont ! » Une grande place est alors laissée au rêve : « Heureux ceux qui ont leurs pieds fermement sur la terre et qui conservent cependant la capacité de jouir de sensations intenses, même si ce n’est que dans les rêves, des rêves dont on se souvient ».
Ce texte ne rejoint-il pas l’intuition des philosophes de l’antiquité ? On peut songer aux mythes qui, pour Platon, assurent le relais au-delà de ce qui est rationnellement démontré.
L’illusion se nomme dans l’île utopie dans les « Iles vent debout » de la chanson enfantine ou dans le « Jardin extraordinaire » de Charles Trénet, pays imaginaires où l’on vit heureux, espaces où pourrait s’inventer l’humanité dans le champ du possible ?
« Etant préparés à renoncer à une bonne part de nos désirs infantiles nous pouvons supporter que certaines de nos espérances se révèlent des illusions » écrit Freud dans L’avenir d’une illusion.
Et si une partie de l’illusion soutenait nos espérances ?
La fonction de l’illusion peut-elle contribuer dans le champ des relations humaines et notamment dans le champ éducatif à motiver à penser des futurs possibles, des visions ouvertes, à inventer des rapports humains ?
L’utopie par excellence serait-ce « l’unité de l’humanité qui se rencontre elle-même et qui arrête de se faire la guerre » ? (P. Lévy )
Mais alors, dépassant les frontières du présent, l’illusion ne serait-elle pas toute proche de l’espérance, quel que soit le nom par lequel on la nomme, qui donne sens à la vie ? Cette petite fille Espérance qui fait que « ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux ? »
https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2006-1-page-135.htm |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 08 Juin 2023, 12:56 | |
| Joli texte (la psychanalyste Madeleine Natanson était l'épouse de Jacques Natanson, dont nous venons de voir un article dans un autre fil, 5.6.2023). Toute la difficulté est peut-être de maintenir le ludique dans l'illusion, et inversement, le jeu du sérieux ou le sérieux du jeu (ça rappellera peut-être ceci; ou le "tout est vrai !" du merveilleux Femmes, femmes de Vecchiali), avec une certaine "conscience", aporétique toutefois pour autant qu'il y va de l'"inconscient"; un "équilibre" si l'on veut, mais pas forcément modéré, ni moyen ni médian ni centriste, requérant au contraire tous les excès, les défauts et les extrêmes, toute l'amplitude des différences, de temps et de lieux, de personnes et de moments, de caractères et d'humeurs, ce qui d'ailleurs ne fait jamais un "tout" car le jeu tant qu'il (se) joue reste ouvert -- "inaccompli". Pour chacun (soi-disant individu si divis soit-il) cela peut impliquer maints changements de cap, louvoyages ou zigzags, conversions ou repentances dans la perspective ou rétrospective (également illusoires) d'une "vie" pensée comme trajectoire ou tracé (le "chemin" de Machado); mais surtout ça ne se joue pas tout seul, même pour le plus solitaire qui n'en serait pas moins solidaire (cf. le "Jonas" de Camus): on aura toujours besoin de plus illusionné et de plus désillusionné, de plus espérant et de plus désespéré, de plus fou et de plus raisonnable que "soi". Une psychanalyse qui prendrait la mesure de son "sujet" pourrait-elle prétendre "guérir" quoi ou qui que ce soit, sinon précisément en espérance et/ou en illusion ? |
| | | free
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 14 Juin 2023, 16:35 | |
| "Or l'espérance ne rend pas honteux, puisque l'amour de Dieu a été répandu dans notre cœur par l'Esprit saint qui nous a été donné" (Rm 5,5 - NBS)
"et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm 5,5 - TOB)
L'espérance ne déçoit pas car le croyant fait l'expérience de l'amour de Dieu ? |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mer 14 Juin 2023, 20:00 | |
| Le verbe composé kat-aiskhunô signifie bien "faire honte" (à qqn), comme le simple aiskhunô signifie "avoir honte", mais l'usage est marqué par la Septante,, notamment des psaumes (21/2,6; 24/5,2s; 118/9,116), où la honte exprime le sentiment de celui qui se sentirait abandonné par son dieu, surtout devant ses ennemis... Les traducteurs sont tentés de faire l'économie de l'hébraïsme (ou du septuagintisme, ou septantisme) en choisissant un verbe plus "naturel" en français avec l'"espérance", comme "décevoir" (le choix de "tromper" me semble un effet de surtraduction interne au français, car dans la langue classique "décevoir", comme encore l'anglais deceive, signifiait ce que nous appelons aujourd'hui "tromper"). Mais ça me semble un mauvais calcul, car la "honte" est bien dans le grec et son association à l'"espérance" tout aussi surprenante pour un hellénophone que pour un francophone -- outre qu'elle me paraît intéressante, car on peut vraiment éprouver de la honte à voir son espérance déçue, soit parce qu'on a eu tort d'espérer ou qu'on a mal placé son espérance en premier lieu, soit parce qu'on s'en est avéré indigne. En tout cas je militerais pour une traduction assez "littérale" comme celle de la NBS. Il est d'autre part à noter que dans le texte la négation (dénégation, réfutation, conjuration, refus, rejet, démenti) de toute honte résultant (au futur même hypothétique ou virtuel) d'une espérance "déçue" se fonde dans le présent et le passé: " car, parce que ( hoti) l'amour du dieu a été versé ou répandu (encore le verbe de l'"effusion", ek-kheô, dont nous avons parlé récemment à propos de la Pentecôte et de Babel, ici au "parfait" passif de l'action accomplie dont les résultats demeurent) dans nos coeurs par l'esprit qui nous a été donné (aoriste passif, passé ponctuel)". On retrouvera cette logique sous diverses formes (p. ex. les "prémices de l'esprit", 8,23, ou les "arrhes de l'esprit", 2 Corinthiens 1,22) dans le corpus paulinien au sens large: l'espérance du futur eschatologique est garantie par une expérience présente liée à un événement passé (mort et résurrection du Christ re-présentées dans le baptême comme initiation ou sacrement, autrement dit le "mystère" qui est aussi bien "mythe" que "rite") -- soit une forme de "sécurité" qui déplaît fortement aux antipaulinismes (de Matthieu ou de Jacques p. ex.). Cependant ici l'"espérance" n'est pas un point de départ, elle arrive au contraire au terme d'une série d'"expériences concrètes" qui s'ajoutent à la "foi" et à la "grâce" (v. 2): détresses ou "tribulations" ( thlipsis), patience, endurance ou persévérance ( hupomonè), approbation, qualité éprouvée et approuvée ( dokimè), v. 3s, toutes ces "expériences" se "produisent" les unes les autres ( kat-ergazetai, v. 2, cf. ergon "travail" ou "oeuvre") pour arriver à l'"espérance" qui "ne fait pas honte" (l'épître de Jacques semble d'ailleurs s'inspirer directement de cette série, 1,2ss, c'est l'un des rares éléments de l'épître aux Romains qu'elle ne "critique" pas). Dans l'épître aux Romains, on peut comparer 9,33 et 10,11, où le même verbe kat-aiskhunô est associé à la "foi" sur le même mode de dénégation (quiconque croit en lui n'aura pas honte). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 15 Juin 2023, 11:32 | |
| L’espérance nue : espérer contre toute espérance (Un article long et complexe).
Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré, qui est introuvable et inaccessible. Héraclite, Fragment 18 in Clément d’Alexandrie, Stromates, II, 24, 5 (Trad. P. Tannery)
L’espérance est la vertu des forts. C’est-à-dire de l’homme faible qui, sachant et éprouvant au plus haut point sa faiblesse, ose encore pourtant ne pas s’y résigner. Parce qu’on ne peut pactiser avec la finitude lorsqu’elle atteint son degré authentique — le véritable, c’est-à-dire l’extrême. Le propre de l’espérance est en effet de se manifester — ne serait-ce que sous la forme, inchoative ou virtuelle, d’un espérer souhaité ! — lorsque apparaît dans toute sa force implacable l’impuissance radicale de l’homme à repousser les limites de l’existence : L’espérance est la dernière vertu, celle de la faiblesse à son extrême, de la faiblesse pleinement manifestée dans la vérité de son exposition extrême, c’est-à-dire dans l’exposition au danger suprême, expérience directe de notre essentielle pauvreté.
Aussi l’espérer, lorsque c’est de l’espérance qu’il s’agit, ne peut-il véritablement apparaître, et ainsi se donner phénoménologiquement, que dans la mesure où s’est opérée sur l’espérer ordinaire une réduction particulière — réduction radicale et généralisée. Cette réduction-là n’est pas seulement la réduction phénoménologique, telle que l’a définie Husserl — même si elle l’inclut. Comme la réduction phénoménologique, certes, elle opère la mise en suspens de la réalité du monde, et celle de l’existence empirique de la personne ; mais c’est en dépassant cette réduction, et de loin, en radicalité ; car l’intentionnalité de l’espérance ne peut apparaître en propre que dans une réduction existentiale, qui met en suspens jusqu’aux structures existentiales1 mêmes sur lesquelles prend appui notre espérer ordinaire.
https://books.openedition.org/pucl/2252?lang=fr |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 15 Juin 2023, 12:57 | |
| Lecture stimulante -- ça vaut la peine de s'accrocher, d'autant que l'auteur illustre souvent ses formulations les plus "techniques" (inspirées principalement du Heidegger de Sein und Zeit, "Être et temps", 1927; autrement dit le "premier" Heidegger, tel qu'il se démarque de la phénoménologie de Husserl par une "ontologie fondamentale", sans préjudice de son "évolution" ultérieure qui revient sur beaucoup de ces concepts, et dont la prise en compte eût considérablement compliqué ou nuancé le propos) par des exemples relativement simples...
Je ne reviens pas trop sur le sempiternel problème méthodologique de la distinction arbitraire des synonymes, même si ce sont toujours des quasi-synonymes. On peut évidemment distinguer, voire opposer, "espoir" et "espérance", à condition de ne pas perdre de vue que chacun peut le faire, ou non, comme il l'entend. Qu'on choisisse ou non de jouer sur les substantifs, cela ne change rien au paradoxe fondamental qui s'exprime aussi bien chez Paul que chez Héraclite ou Hésiode (pour le mythe de Pandore): autant qu'on ait dés-espéré, on n'en a jamais fini d'espérer. La chose s'entend néanmoins dans des tonalités très différentes selon qu'on s'en émerveille ou qu'on s'en désole (en forçant à peine le paradoxe: rien de plus ni de moins désespérant que l'espérance, si l'on n'arrive même pas à en désespérer).
Je trouve plus décevant que tout ça aboutisse à une apologie du christianisme dans sa forme la plus "classique", "métaphysique" ou "onto-théologique", par l'idée d'une transcendance de l'"être" sur le "temps"... ce qui est espéré contre toute espérance, désiré au-delà du désir, peut être aussi bien dit "au-delà de l'être" ou de l'"essence" (epekeina tès ousias, Platon pour le "Bien", Plotin pour l'"Un") qu'"au-delà du temps" (soit l'"éternité" classique, qui spatialise le temps pour imaginer un "hors-temps"). On pourrait même renverser la formule et dire que d'une certaine façon le "temps" transcende l'"être" (c'est à mon sens une traduction possible, autant de l'Ereignis-"événement-avenance-etc." du "second" Heidegger que de la différance de Derrida comme "espacement" archi-originaire, ou khôra). Cela rejoindrait aussi ce que je tentais de suggérer en parlant de "retournement" de l'espérance: l'"être du temps", le "temps au-delà ou en-deçà de l'être", cela peut aussi signifier que le "passé" n'est pas rien, ou que son "rien" même n'est pas rien, qu'il "est" à sa manière, aussi voire plus sûrement que le "présent" et l'"avenir" (ce qui peut renvoyer aussi bien à Proust qu'à la "profonde, profonde éternité" de Nietzsche qu'exprime autrement l'"éternel retour", celle qu'encore plus profondément que le malheur toute joie désire). |
| | | free
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 11 Jan 2024, 12:58 | |
| LA PERLE DE GRAND PRIX, LE TRÉSOR CACHÉ MATTHIEU, CH.13, V.44 À 46 ET 52
À la question : “qu’est le Royaume des Cieux ? Que signifie, que désigne cette expression étrange ?”, un théologien consciencieux ne pourra répondre autrement qu’en écrivant un gros livre d’au moins six cents pages, bourré de notes érudites, plein de mots hébreux, grecs et latins, qu’il faudra lire lentement, avec beaucoup d’attention pour le bien comprendre. Jésus, lui, n’a besoin que de quarante secondes, le temps de raconter une anecdote. Il est vrai qu’il en raconte plusieurs, puisque le chapitre treize de l’Evangile selon Matthieu en contient à lui seul sept, mais les dire toutes ne demande guère que trois à quatre minutes. Parmi ces paraboles, pour reprendre le terme consacré, celles de la perler de grand prix et du trésor caché les plus brèves que nous connaissions : un ou deux versets chacune, trois lignes dans nos éditions du Nouveau Testament. Impossible de faire plus court, de quoi satisfaire ces gens toujours pressés que sont les producteurs d'émission.
Brèves, mais riches de sens. J’y discerne et découvre trois messages. Le premier m’invite à l’espérance contre le découragement et la lassitude qui risquent de m’envahir. Le second m’appelle à l’effort contre la facilité et la paresse qui me guettent. Le troisième m’éveille à la joie en dissipant les tristesses, les amertumes et les désenchantements qui me menacent.
L’ESPÉRANCE
En général, les histoires de trésor caché relèvent de la littérature dite “d’évasion”, parce qu’elle nous détourne de ce que vivons habituellement. Elles racontent des expéditions aventureuses qui vont chercher très loin, au delà des mers, sous d’autres cieux, des richesses fabuleuses. Elles nous font prendre conscience, par contraste de la pauvreté, de l’ennui de nos existences. Dans nos paraboles, rien de tel. Le paysan trouve le trésor en cultivant sa terre, comme il le faisait chaque jour. Le marchand découvre la perle de grand prix en se livrant à son négoce habituel. La fortune arrive tandis qu’ils vaquent à leurs occupations quotidiennes.
À chacun de nous, ces paraboles disent avec beaucoup de force : dans ton monde, dans ta vie, dans ton champ ou dans ton négoce, là où tu habites et où tu travailles se trouvent des trésors enfouis et des perles de grand prix. Non pas ailleurs, autre part, au loin, mais ici même. Garde donc courage quoi qu’il arrive. Ne te laisse en aucun cas submerger par la résignation et l’abattement. Ne crois pas que l’existence n’ait rien d’autre à t’apporter que de l’ennui, de la misère et des détresses. Il y a toujours quelque chose de merveilleux en elle, même quand elle paraît lourde, pénible, difficile, même quand elle est souffrante. Ne pense pas que tu sois condamné à la routine, à la banalité, à l’éternelle répétition des mêmes gestes et des mêmes situations. N’imagine pas que tu te heurteras sans cesse aux mêmes problèmes, toujours aussi insolubles, et que tu buteras sur les mêmes obstacles sans jamais arriver à les franchir. Au sein de l’ordinaire, se cache de l’extraordinaire qui peut jaillir à chaque moment.
Ne te figure pas, non plus, que tu as fait le tour de ceux que tu rencontres et fréquentes, de ton conjoint, de tes enfants, de tes voisins, de tes collègues ou de tes collaborateurs, et que tu n’as plus rien à découvrir en eux, qu’ils sont et resteront conformes à l’image que tu t’en fais. Ils portent en eux, tu portes en toi de l’inattendu, un trésor caché, qui permet de renouveler les relations d’ouvrir des horizons jusque là inaperçus.
L’espérance affronte toujours deux adversaires : d’abord, l’habitude qui nous fait oublier le prix des objets et qui nous masque la valeur des gens qui nous sont familiers; ensuite, la lassitude qui nous fait juger qu’il n’y a rien à faire, que tout restera pareil jusqu’à la fin. L’habitude et la lassitude ont tort. La vérité, la réalité, c’est qu’existent tout près de nous, à notre portée, des trésors cachés et des perles de grand prix. La foi évangélique fait naître et vivre en nous cette conviction. Le chrétien sait qu’il y a partout et toujours beaucoup à espérer. Il ne désespère de rien ni de personne. Il s’attend constamment à être surpris en bien (les suisses disent : être déçus en bien quand les choses sont meilleures que ce à quoi ils s’attendaient). Il ne s’agit pas pour lui de rêver d’un autre monde mais de voir et de vivre différemment le monde où il se trouve. Dans notre champ, il y a un trésor.
https://andregounelle.fr/bible/la-perle-de-grand-prix-le-tresor-cache-matthieu-13.php |
| | | Narkissos
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| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Jeu 11 Jan 2024, 15:05 | |
| Joli sermon de Gounelle, que ne gâche pas mais relèverait plutôt le lapsus ( linguae aut calami) "celui qui a perdu sa vie la perdra"... Soit dit en passant, on retombe sur un paradoxe commun a beaucoup de paraboles (au sens le plus large: comparaisons, allégories, fables ou contes édifiants, etc.): l'histoire racontée ne suppose aucune "espérance", puisque la découverte de la perle ou du trésor est une surprise inattendue; mais son énonciation, le fait de la raconter, peut en susciter -- du même genre d'ailleurs que celle du loto, que Gounelle lui oppose ensuite, quand il parle d'effort. Ainsi dans la parabole, également matthéenne, des moutons et des chèvres ou du jugement dernier (Matthieu 25): l'ignorance et la surprise des uns et des autres sont déjouées pour les auditeurs ou lecteurs par le récit lui-même ( a fortiori si on le prend pour une prédiction, puisque celle-ci leur apprend d'avance ce qu'ils ne seront pas censés savoir le moment venu). On pourrait par ailleurs trouver une certaine antinomie entre la notion de travail et d'effort banal que Gounelle met en valeur et l'acte de tout vendre ou de tout lâcher, qui implique au contraire la cessation des activités ordinaires. Tu me diras que je chipote, mais à mon avis les paraboles évangéliques résistent à la moralisation autant qu'à la récupération doctrinale (même quand celles-ci font partie du texte, mais ici ce n'est guère le cas). A mon sens ces paraboles s'entendent plus finement dans une perspective "sapientiale" ou "gnostique", surtout autour du thème "caché / révélé", même si ce n'est déjà plus exactement celle de Matthieu (cf. les développements sur le "trésor dans le ciel"), mais on en a certainement déjà parlé ailleurs... Cf. Thomas 76 et 109, et les développements sur la perle dans l'évangile selon Philippe ou les Actes de Pierre; on peut suivre aussi les liens, encore plus nombreux, pour le "trésor". |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mar 23 Jan 2024, 11:30 | |
| La récompense, un thème majeur dans le discours pastoral de Jean Chrysostome 1. La volonté de prendre en compte les motivations humaines Pour inciter à la vertu, Jean Chrysostome n’hésite pas à mettre en avant la perspective d’un gain à attendre en compensation des efforts à accomplir pour l’atteindre. Non seulement la perspective de la récompense est fréquemment invoquée, mais en outre, lorsqu’elle l’est, ce n’est pas comme un élément subsidiaire, mais comme un élément important, voire, ce qui n’est pas sans pouvoir étonner, premier, comme c’est le cas dans cette formulation à propos du « commande- ment de l’aumône » où Chrysostome, au lieu de dire simplement « qu’il convient de pratiquer l’aumône et que, si on le fait, on se porte secours à soi-même », inverse les facteurs en disant qu’ « il convient (…) de se porter secours à soi-même en pratiquant l’aumône ». Chrysostome explicite lui-même en ces termes la légitimité d’une prise en compte de telles motivations : Si nous avions un jugement droit, c’est uniquement pour la bonté même de l’acte et par compassion à l’égard de nos compagnons de race qu’il faudrait la pratiquer, et non à cause du salaire promis par le Maître. Mais puisque nous ne pouvons rien imaginer d’élevé, pratiquons-la aussi pour cette raison (…). II. L’enseignement de Jean Chrysostome sur la récompense 1. La nature du lien entre la récompense et ce qui la motive Le discours chrysostomien nous offre un champ sémantique étendu et riche sur la nature du lien entre la récompense et ce qui la motive. Pour marquer l’idée que quelque chose est donné ou appliqué à l’homme en relation avec un acte méritoire ou au contraire répréhensible qu’il a pu commettre, les termes employés varient, avec une bonne part de synonymie mais aussi de diversité de connotations. Les principaux termes présents dans notre corpus sont les suivants : 16 amoibè18, dont le sens premier est celui de « don en retour ». Il fait ainsi apparaître, dans la notion de récompense, la présence d’une double dimension, celle de don et celle de retour. 17 misthos20, qui signifie tout simplement salaire. La connotation, qui est sobre, est celle d’une rétribution qui est due en contrepartie d’un travail. C’est le terme à peu près toujours employé dans l’Évangile lorsqu’est évoquée l’idée de récompense. 18 antidosis19, dont le sens premier, celui d’« acte de donner en retour », est à peu près le même que celui du terme précédent. Le même commentaire peut être formulé le concernant. 19 athlon21 (epathlon22), a comme sens premier le prix d’un combat. Il manifeste que l’acte vertueux comporte une dimension de lutte, et relie la récompense à la tradition des honneurs et des couronnes décernés aux vainqueurs du stade, lui associant aussi une dimension de gloire (sur laquelle on reviendra lorsque l’on examinera plus loin le contenu ou la forme des récompenses). 22 pragmateia25, dont la signification première est celle du soin et de l’application que l’on met dans le traitement d’une affaire, prend ici, en relation avec l’idée de récompense, un sens particulier qui est celui de négoce ou de tractation à caractère commercial. Est là soulignée la dimension d’échange, avec une insistance qui peut être notée, comme faisant ressentir que les termes de l’échange ont été pesés et discutés au plus près. 23 daneion26, qui signifie prêt. C’est là une autre manière de traduire l’idée d’échange, en mettant cette fois en relief la dimension temporelle du différé entre le moment de l’octroi du prêt et celui de son remboursement, et sans craindre d’introduire une connotation à la fois financière, puisque le différé du remboursement pouvait être assorti du paiement d’un intérêt, et juridique, une relation contractuelle étant établie entre le prêteur qui acquiert un droit à remboursement et l’emprunteur qui contracte une obligation à rembourser. 28D’autre part, ce premier niveau d’analyse offre en même temps une référence à partir de laquelle il est possible de faire apparaître d’autant mieux une supériorité radicale de la récompense divine par rapport à ces formes de retour que les conventions humaines sont capables, seulement, d’offrir. Cette supériorité, Chrysostome la pré- sente à partir de l’image du prêt, de différentes manières. Il observe notamment qu’au fait que le débiteur soit Dieu lui-même s’attache une complète certitude de remboursement car venant de lui, « il n’y a pas de danger de subir aucune ingratitude ni aucun dommage », alors qu’il ne pourrait en être de même humainement. 32En second lieu, on pourrait voir un encouragement donné à une vision égoïste des choses, dans des formules telles que celle, précédemment citée, selon laquelle « il convient (…) de se porter secours à soi-même en pratiquant l’aumône », comme si le but à poursuivre à travers cette dernière était finalement le service, par la voie de la récompense, de son intérêt propre. Mais cela n’est nullement exclusif, bien au contraire, d’un autre aspect du message que le discours de notre orateur exprime avec tout autant de force, celui-là résolument altruiste et communautaire. 33Il ne faut d’abord pas oublier que dans le cas de l’aumône, l’acte générateur de la récompense est tourné vers l’autre, le pauvre à qui est faite l’aumône. Chrysostome introduit d’ailleurs, à cet égard, un développement original sur les idées de prêt et de récompense associées à l’aumône, en faisant observer que ce n’est pas seulement une relation entre celui qui fait l’aumône et Dieu qui est en jeu, ni seulement non plus une relation entre celui qui fait l’aumône et celui qui, sur la terre, la reçoit, mais une relation triangulaire bien particulière : Celui qui a pitié d’un pauvre prête à Dieu (Pr 19,17). Vois cette forme de prêt étrange et paradoxale. Autre est celui qui reçoit, autre celui qui se rend redevable du prêt. https://journals.openedition.org/rsr/488 Jean Chrysostome avait-il lu Romains 4 |
| | | Narkissos
Nombre de messages : 12456 Age : 65 Date d'inscription : 22/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mar 23 Jan 2024, 12:48 | |
| Ta question est non seulement pertinente, mais importante: "Paul", le "Paul" central pour Luther et la Réforme du XVIe siècle, celui des épîtres aux Romains et aux Galates, a été globalement peu lu et commenté après la crise marcionite -- si ce n'est précisément contre Marcion, et pour neutraliser ou canaliser la lecture des textes pauliniens dans un sens orthodoxe et catholique (c'est la fonction principale des Pastorales, et un aspect essentiel des Actes: "Paul" flanqué de deux gardes, comme le remarquait malicieusement un théologien). Il y a des exceptions remarquables, comme saint Augustin, mais le texte paulinien reste dans l'édifice catholique comme une bombe à retardement, qu'on ne manipule qu'avec précaution parce qu'on en pressent le caractère explosif... Chrysostome en revanche s'inscrit parfaitement dans la logique de Matthieu, les citations en témoignent et aussi l'esprit des commentaires: c'est une forme de modestie que d'admettre qu'on désire une récompense, qu'on ne crache pas dessus, qu'on ne s'estime pas au-dessus de ces basses considérations, même si on n'en est pas particulièrement fier; le paulinisme de la grâce absolue passe au contraire pour follement prétentieux (toute la thématique de la " fierté" dont on a beaucoup parlé, encore récemment, est paradoxalement liée à cette question -- "fier et fou", ça me rappelle soudain une chanson de W. Sheller). Outre la considération pastorale et pragmatique que tout simplement ça ne marche pas, en tout cas pas sur la masse et dans la durée. Du point de vue "éthique", quoi qu'on entende par là, la "grâce" ne rend pas les gens en général et encore moins les sociétés meilleurs, et ce genre de préoccupation ramène forcément aux vieilles ficelles, à la carotte et au bâton. Il faut toutefois noter qu'avant l'épître aux Romains (4,4) "Paul" parle encore de "récompense-salaire" ( misthos) dans un sens "positif", 1 Corinthiens 3,8.14; 9,17s; après ça ne reviendra que dans les Pastorales, 1 Timothée 5,18. Mais ça reste sans comparaison avec Matthieu (5,12.46; 6,1ss.16; 10,41s; 20,8; cf. déjà Marc 9,41; d'autant qu'aux occurrences du mot misthos il faudrait ajouter les innombrables métaphores et paraboles de la "récompense", trésor, perle, banquet, trônes etc.). |
| | | free
Nombre de messages : 10098 Age : 63 Date d'inscription : 21/03/2008
| Sujet: Re: croire en Dieu c'est avoir une espérance ? Mar 23 Jan 2024, 13:19 | |
| Job ou la vertu mal récompensée Isabelle Cohen
Toute la grandeur du don est dans sa gratuité, son anonymat, sans aucun espoir de récompense. Un don n’est pas un investissement
C’est Osée VII : 14 qui pose symboliquement le mieux le problème : « Le cœur de l’homme est moins dans la prière que dans les récoltes ». Si Job doit être soumis aux pires souffrances pour prouver que l’homme est capable d’une droiture désintéressée, cela montre le caractère fondamental de l’anthropodicée, entreprise de défense de la justice de l’homme. A cet égard, les grandes écoles juives de pensée sont unanimes, qu’il s’agisse d’Antigone de qui, dans la première moitié du IIIe siècle avant l’ère chrétienne, invite à ce que les hommes ne soient pas « comme des serviteurs attendant une récompense » ou encore Michaël de Slotshov, au XIXesiècle, interprétant les propos de Moïse, en Deut. V : 5, « Je me tiens entre Dieu et vous » de la façon suivante : « Le « Je » se tient entre Dieu et l’homme ».
Toute la tradition juive est traversée par l’idée selon laquelle le vrai bonheur est intrinsèque à l’acte vertueux, car l’effet profond d’un acte est sans lien avec le profit manifeste qu’il procurerait. Le bonheur profond éprouvé par celui qui, à l’image de Dieu, devient un auteur – au sens latin – de la vie, c’est-à-dire capable de l’augmenter, est l’expression d’un niveau de conscience marqué par l’unité de l’être, autrement dit par l’absence de manque, que l’on retrouve dans la notion de shalom et, par conséquent, capable d’unité avec le monde, c’est-à-dire avec le projet divin. Il ne peut donc y avoir de justice sans désintéressement. Le profit manifeste ne vient que de surcroît.
Une étude approfondie du Livre de Job laisse à penser que l’espoir d’une rétribution ne constitue sans doute pas le fondement de la justice de Job, mais, compte tenu de la prégnance de la doctrine de la rétribution, son corollaire. Job considère donc les malheurs qui le frappent comme le signe d’un procès que Dieu lui ferait injustement et la rupture de la relation harmonieuse qu’ils entretenaient, ainsi que l’effondrement de sa vision du monde constituent les sources les plus profondes de sa souffrance. La mort de ses enfants aussi, bien sûr, particulièrement celle de ses filles, même s’il n’en dit rien explicitement.
https://www.cairn.info/revue-la-chaine-d-union-2013-4-page-28.htm |
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